Genèses 2016/2 n° 103

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Article de revue

Généalogie de la vérité : un détour par l’Angleterre du xviie siècle

Pages 160 à 167

Notes

  • [1]
    Robert K. Merton et Arnold Thackray, « On Discipline Building : The Paradoxes of George Sarton », Isis, vol. 63, no 4, 1972, p. 472-495.
  • [2]
    Terry Shinn, Pascal Ragouet, Controverses sur la science. Pour une sociologie transversaliste de l’activité scientifique, Paris, Raisons d’Agir, « Cours et travaux », 2005.
  • [3]
    La référence canonique au programme fort est l’ouvrage de David Bloor, Knowledge and Social Imagery, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1976.
  • [4]
    Steven Shapin et Simon Schaffer, Leviathan and the Air-Pump. Hobbes, Boyle, and the Experimental Life, Princeton, Princeton University Press, 1985. Pour une version en français, Léviathan et la pompe à air. Hobbes et Boyle entre science et politique, trad. par Sylvie Barjansky et Thierry Piélat, Paris, La Découverte, coll. « Anthropologie des sciences et des techniques », 1993.
  • [5]
    Steven Shapin, « Hyperprofessionalism and the Crisis of Readership in the History of Science », Isis, vol. 96, no 2, 2005, p. 238-243.
  • [6]
    Steven Shapin, Never Pure : Historical Studies of Science as If It Was Produced by People with Bodies, Situated in Time, Space, Culture, and Society, and Struggling for Credibility and Authority, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2010, p. 1-14.
  • [7]
    On pense, en particulier, à la dispute entre Shapin et l’historien des sciences Mordechai Feingold, lequel reprocha à Shapin l’approche « ahistorique » de sa Social History of Truth et les « factual misrepresentation » contenues dans le récit. Ces échanges furent d’autant plus acrimonieux qu’il était question des conditions de possibilité et de validité d’une explication de l’historicité et de l’enracinement culturel des valeurs épistémiques de la science moderne, et partant des STS et de l’histoire des sciences. Voir Mordechai Feingold, « When Facts Matter », Isis, vol. 87, no 1, 1996, p. 131-139 ; « Letters to the editor », Isis, vol. 87, no 4, 1996, p. 681-687 ; Anita Guerrini, « The Truth about Truth », Early Science and Medicine, vol. 3, no 1, 1998, p. 66-74.
  • [8]
    Steven Shapin, The scientific life : A moral history of a late modern vocation, Chicago, The University of Chicago Press, 2008.
  • [9]
    Steven Shapin et Simon Schaffer, Leviathan and the Air-Pump : Hobbes, Boyle, and the Experimental Life, Princeton, Princeton University Press, 2011 [1985].
  • [10]
    Ludwig Wittgenstein, On Certainty (Uber Gewissheit), édité par Gertrude Anscombe et Georg von Wright, trad. par Denis Paul et G. Anscombe, Oxford, Basil Blackwell, 1969-1975.
  • [11]
    Yves Gingras, « What Did Mathematics Do to Physics », History of Science, vol. 39, no 4, 2001, p. 383-416.
  • [12]
    Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, précédé de L’Abbé Suger de Saint-Denis [trad. Pierre Bourdieu], Paris, Éd. de Minuit, 1967.
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À propos de…

Une histoire sociale de la vérité. Science et mondanité dans l’Angleterre du xviie siècle, Steven Shapin, trad. fr. par Samuel Coavoux et Alcime Steiger, Paris, La Découverte, coll. « Laboratoire des sciences sociales », 2014, 547 p.
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1La science est-elle une activité sociale comme les autres ? Cette question hante les Science and Technology Studies (STS) depuis plus de quarante ans. La réponse apportée importe souvent moins que la position épistémologique qui la sous-tend. Dans l’affirmative, on postulera un constructivisme débridé, que capte à l’extrême le « anything goes » d’un Paul Feyerabend ; dans la négative, on subodorera un positivisme étriqué, répliquant ainsi le crédo d’une certaine histoire de la science amorcée dans les années 1920 aux États-Unis par son « doyen », George Sarton [1]. Si l’angle ouvert par ces deux affirmations balaie un spectre plus large de nuances – lesquelles expriment aussi des positions normatives en matière de politique de la connaissance [2] –, historiens et sociologues des sciences n’échappent guère cependant à l’injonction d’une déclaration d’intention qui les place aussitôt dans un espace des possibles épistémologiques très balisé, pour ne pas dire banalisé. Il faut en effet choisir son camp et justifier de sa légitimité de professionnel (de la profession scientifique), chez soi et devant les quelques rares scientifiques des sciences dites « dures » qui trouvent intérêt à lire – non souvent sans arrière-pensée ni biais de lecture – ce que les STS ont à dire de leur activité. Parce qu’il est question de la vérité scientifique, qu’en conséquence l’affaire est sérieuse pour celles et ceux qui la chérissent, ces interpellations fusent dans un climat d’inquiétude et de tension (voir la « guerre des sciences » ouverte au milieu des années 1990 à la suite du canular d’Alan Sokal).

2Il est heureusement des chercheurs qui ont su, sinon contourner la difficulté, du moins la traduire dans des problématiques plus productives et plus fécondes pour l’analyse socio-historique. Steven Shapin (né en 1943) est incontestablement de ceux-là. Historien des sciences américain rattaché à l’« école d’Édimbourg » des années 1970, la même qui engendra notamment le si disputé « programme fort [3] », Shapin a également enseigné à l’université de San Diego à partir de 1988 puis, après 2004, dans le prestigieux département d’histoire des sciences de Harvard, tout en marquant l’historiographie des sciences et les STS en général de son empreinte originale. L’ouvrage qu’il co-signe avec l’historien Simon Schaffer, en 1985, Leviathan and the Air-Pump[4], a considérablement renouvelé le questionnement sur les sciences modernes : en examinant par le menu comment les perspectives scientifiques de Hobbes et les catégories politiques de Boyle entraient en tension – la science s’insinuant dans le politique et, selon des modalités précises, vice versa –, les auteurs offraient un livre-matrice de problèmes qui prenait à bras le corps la question des spécificités (supposées et réelles) des pratiques savantes et leur insertion dans l’espace social de l’Angleterre du xviie siècle, à un moment bien particulier de leur histoire.

3Mais ce n’est pas tout. Shapin a très souvent pris l’habitude de troubler ostensiblement sa position dans l’ordre des disciplines académiques. Historien attitré au Science Studies Unit d’Édimbourg (qui comptait principalement des sociologues et des philosophes de la connaissance scientifique), il opère aussi, quand bon lui semble, sous la bannière plus interlope de la « sociologie historique des sciences » ou, comme c’est le cas dans Une histoire sociale de la vérité, bricole une contre-intuitive mais suggestive « ethnologie historique » des pratiques savantes. Il se joue des assignations de l’enquête historique en passant d’une période à une autre ; il approfondit des années durant l’étude d’un thème ou d’un objet mais, récusant l’« hyperprofessionnalisme » de la profession d’historien des sciences [5], sait se rendre mobile et curieux ; enfin, il alterne entre le général et le particulier, la médiation sur les fondements normatifs de la production sociale de la connaissance certifiée et l’exploration de configurations socio-intellectuelles observables. C’est pourquoi il est de bonne méthode de s’inspirer de la pratique de l’enquête de Shapin.

4Une histoire sociale de la vérité est de ces livres inclassables que l’on se plaît à relire. Vingt ans après sa parution initiale en anglais, désormais classique, le livre continue de détonner et d’intriguer dans le corpus historiographique. Car il met en œuvre avec éclat la stratégie élaborée par Shapin qui consiste à « baisser le ton », c’est-à-dire à re/déplacer et à dédramatiser les Grands Problèmes de l’histoire des sciences (la Vérité, l’Objectivité, la Preuve, l’Expérience, l’essor de la Science moderne, etc.) pour les ausculter avec un regard frais [6]. Cela n’est pas évident ni commode, étant donné les crispations épistémologiques que ne manque jamais de provoquer le travail d’historicisation des catégories de l’entendement savant. Il est certes dommage que cette impeccable traduction n’ait été précédée d’une préface de l’auteur ou, à défaut, d’un texte de mise en situation de cette histoire sociale de la vérité. Il eût été en effet utile de faire le point, non seulement sur les débats assez vifs que l’ouvrage suscita au mitan des années 1990 parmi les spécialistes et au-delà [7], mais aussi sur les recherches ultérieures de Shapin, en particulier ses analyses des fondations morales de l’entreprise scientifique au xxe siècle [8]. À défaut, on pourra toujours lire la préface à la réédition récente, en anglais, de Leviathan and the Air-Pump, dans laquelle Shapin et Schaffer livrent d’utiles clarifications post festum des effets pas anticipés ni toujours désirés de l’ouvrage [9].

La crédibilité du gentilhomme

5C’est dans une tangence avec l’historiographie mainstream que s’inscrit cette Histoire sociale de la vérité. L’enjeu est de reposer la question des spécificités (éventuelles) de l’activité savante en interrogeant ce qui est au cœur même de la modernité scientifique, la vérité. C’est, on le comprendra dès l’avant-propos, en rapport avec cette valeur épistémique centrale structurant la production des énoncés et l’administration de la preuve que s’organise l’essentiel des pratiques de connaissance. Mais pas n’importe où ni n’importe comment. Steven Shapin soutient que le dire vrai en science résulte, dans l’Angleterre du xviie siècle, d’une transposition des qualités exigées du gentilhomme vers le monde des savants. La thèse est audacieuse, la démonstration ne l’est pas moins. Elle repose sur un recoupement de nombreux types d’archives (des comptes rendus scientifiques aux manuels de civilités) et sur l’affirmation, dans un premier chapitre particulièrement dense, d’un cadre méthodologique nourri de sociologie et de philosophie – au point que, anticipant la réception qui pourrait en être faite chez les historiens que la chose indiffère, l’auteur en vient à leur suggérer de l’ignorer sans culpabilité.

6L’entrecroisement situé des notions de confiance, de vérité et de morale s’avère contraignant : en un sens, la vérité nourrit la confiance qui, elle, maintient un certain état moral acceptable pour tout le monde ; de l’autre, l’ordre éthique prescrit que la vérité advienne selon des règles connues de tous pour que les liens de confiance se maintiennent. Engagé dans un inventaire des théories sociales de la confiance et de l’accord sur ce qu’est le monde, Shapin souligne que, d’Émile Durkheim à Mary Douglas, de Georg Simmel à Anthony Giddens, l’économie morale du crédit est considérée comme le fondement des rapports sociaux. Mais pour autant la confiance côtoie le doute : l’empire du scepticisme s’étend loin si l’on ne prend pas garde à juguler les questions dévorantes qu’il induit, notamment sur le statut et la valeur de la vérité. Se référant au Ludwig Wittgenstein de De la certitude[10] comme à la tradition phénoménologique, Shapin envisage en outre les clôtures pratiques que tout un chacun s’accorde à poser dans le cours des expériences quotidiennes intramondaines.

7En ce préambule, la méthode Shapin est toute entière à l’œuvre : puisant dans la philosophie contemporaine comme dans la sociologie du début du xxe siècle, l’auteur arrange les concepts pour constituer un cadre d’analyse qui sied à son terrain historique. Peu impressionné par les catégories si robustes du sens commun (la confiance, la morale, etc.), il en fait une sèche anatomie pour en mieux historiciser le noyau sémantique. Enfin, assumant une certaine dramaturgie dans la narration, il plante le décor, introduit les personnages et tresse la trame de son propos, au besoin en multipliant les renvois entre chapitres. Nous sommes là au cœur d’une œuvre qui affirme la puissance heuristique de son raisonnement dans des chapitres progressant pas à pas. Le lecteur est tenu en haleine (et parfois par la main) et les éventuelles incompréhensions ou résistances sont désamorcées dans de malicieuses mises au point.

8La thèse générale émerge dans les premiers chapitres sous la forme d’une lecture attentive des manuels de civilités. S’il faut montrer comment un certain nombre de valeurs propres aux gentilshommes de la première modernité essaime dans la sphère savante, l’immersion dans les mœurs de l’aristocratie anglaise devient indispensable. Nous voici dès lors plongés dans un espace social où les hommes et les vertus sont hiérarchisés. Le gentilhomme est homme de vérité, il ne peut mentir, son rang et son honneur le lui interdisent. La noblesse et le sang se signalent comme des repères évidents d’une hérédité morale obligeant à certains comportements et, simultanément, offrant les ressources d’une autonomie précieuse pour se détourner du mensonge. Les valeurs chevaleresques se heurtent, parfois, à l’éthique religieuse – et tout particulièrement protestante : l’autoévaluation de ses actes devient une exigence qui ne permet plus l’expression sans limite de l’individualisme. Ce réseau d’impératifs éthiques forme un substrat solide à l’aune duquel les gentilshommes circulent ; la constitution d’un idéal comportemental ainsi que l’essor des guides de bonne conduite attestent précisément que cette manière d’être au monde ne cesse d’être cadrée par un puissant système de contraintes éthiques et épistémiques. L’accusation de mensonge, dans cet ensemble de coordonnées morales, est par exemple la pire injure qui puisse être faite à un gentilhomme. Elle suppose une réparation sous la forme d’un duel – quand bien même sa pratique est combattue par les autorités qui y voient une dilapidation des ressources nobiliaires. Ce rejet absolu du mensonge place la vérité au centre de l’éthique propre au gentilhomme : ce dernier était digne de confiance car tout dans son comportement le rattache à la véracité. Cependant, à instituer des règles trop rigides, les individus risquent d’être pris dans des situations intenables puisque, leur parole ne pouvant être assurée partout et en tout temps, ils doivent composer avec un ordre probabiliste de leurs propres énoncés. C’est ainsi que le mensonge est reconfiguré par une stricte typologie, qui, du secret à la simulation en passant par la dissimulation, égrène les attitudes possibles. Car c’est bien d’une pragmatique de la vérité que les gentilshommes doivent se doter par l’expérience : selon les circonstances, les lieux, les personnes croisées, certaines omissions et certains arrangements avec la réalité sont tolérés, notamment en matière diplomatique où les enjeux sont d’importance. Et la conversation mondaine de se déployer en une grammaire subtile qui fait du comportement policé, de l’absence d’obstination ou du flou relatif des propos, les ingrédients de base recherchés d’une parole qui ne heurte ni ne blesse les honneurs de chacun.

Robert Boyle, parangon du savant-gentilhomme ?

9Shapin fixe son argumentation sur un homme, Robert Boyle, dont il suit les méandres biographiques pour mieux repérer la transposition des valeurs morales aristocratique dans le champ de la science moderne naissante. Le tour de force de l’historien réside dans l’inventaire le plus exhaustif possible des éléments culturels avec lesquels Boyle bricole pour constituer la figure emblématique du philosophe expérimental. Pour qu’un savant anglais du xviie siècle puisse, sans crainte d’être contredit, avancer ses analyses, présenter ses travaux, dresser le rapport de ses expériences, ou exposer ses observations, il faut que sa manière d’être (au monde) soit, de manière générale et le plus unanimement possible, reconnue comme fiable. Si Boyle est désigné comme un scientifique disant la vérité, c’est d’abord parce qu’il met en œuvre des procédures de recherche considérées comme valables par les autres savants, mais c’est aussi parce qu’il rassemble et conjugue des éléments biographiques attestant de son crédit. De santé fragile, débarrassé des tourments de la chair, Boyle est l’archétype du savant chrétien puisant ses vertus aux sources d’un providentialisme protestant. Ses retraites méditatives comme sa chasteté sont la marque d’une intégrité absolue, d’une pure et désintéressée libido sciendi. L’autonomie du savant, et donc sa capacité à dire et à incarner le vrai, sont garanties par son comportement quotidien. En tant qu’auteur, Boyle semblait afficher un certain mépris pour la quête des honneurs, mais pestait néanmoins contre les concurrents qui s’appropriaient ses travaux sans le citer. Que le savant anglais se retire partiellement du monde ne signifiait pas pour autant qu’il méconnaissait les obligations de présentation publique auxquelles son rang de gentilhomme l’astreignait par principe. Mais Boyle savait surtout combiner un ensemble de vertus chrétiennes, aristocratiques et savantes pour les unir en un biographème dont il s’efforçait de maintenir la cohérence.

10C’est cet art de la combinatoire identitaire que Shapin tente de définir sous le nom de « décorum épistémologique ». À l’origine de cette conception de la pratique de la philosophie naturelle en pleine composition au début de l’époque moderne, on trouve un dilemme caractéristique : la science expérimentale se donne le droit de passer l’autorité des Anciens à l’épreuve de la pratique et de la preuve, mais elle doit, dans le même temps, tenir compte du fait que ses propres manières d’expliquer le monde font une place non négligeable aux témoignages. Un ensemble de « maximes prudentielles » permet en effet aux savants d’échanger et de contrôler les dires des uns et des autres : la plausibilité, la diversité des sources, la cohérence, l’immédiateté, la fiabilité des sources et la confiance fixent les grandes lignes d’une gestion collective du témoignage. Ces recommandations sont toujours recomposées en pratique et susceptibles d’être colligées pour atteindre le statut suffisant de propos crédible. La devise lockienne d’un équilibre entre les arguments en lice servait de repère pour, très concrètement, progresser dans l’explication du monde.

11Ces maximes de prudence – vigoureusement défendues au xviie siècle – n’en restent pas moins contredites parfois dans les faits. La multitude des témoignages n’était pas la garantie d’un énoncé vrai ; il se pouvait que l’erreur croisse en même temps que les témoins. De même l’approche directe des phénomènes observés pouvait-elle être entachée par l’enthousiasme de l’instant. Et l’on retrouve ici cette plausibilité par degré qui caractérisait l’attitude des gentilshommes devant le dire vrai, mais en le modulant selon les circonstances et les contextes d’énonciation.

12Shapin donne quelques exemples frappant de cette géométrisation de la réponse face aux phénomènes naturels et aux processus testimoniaux qui les rapportent. Lorsque Boyle cherche à comprendre pourquoi la glace flotte, il s’appuie sur les expériences et les observations de voyageurs que, pour certains, il connaît. Il lui faut composer entre la fiabilité estimée des personnes rapportant les faits et la plausibilité de ces faits. Mais selon que les témoins appartiennent à l’aristocratie ou au peuple, la propension à la croyance sera fort variable. Les seconds peuvent être réfutés au prétexte que leur appareillage somato-sensitif est moins efficace perceptuellement que celui des premiers. En revanche, comme dans le cas des comètes observées en Europe en 1664 et 1665, lorsque s’opposent deux savants gentilshommes, Johannes Hevelius et Adrien Auzout, il faut construire des solutions pragmatiques pour concilier les données établies et les enjeux moraux d’un potentiel déshonneur. La dispute est possible jusqu’à un certain point ; la suspension du jugement et l’approbation tacite des observations d’Auzout scellent la fin de la controverse. Personne n’a été (formellement) discrédité et les comptes rendus ne retiennent que l’observation jugée plausible. Et chacun d’être quitte.

13Shapin décrit la façon dont les mathématiques sont également une manière de concevoir, pour Boyle, les formes adaptées et idéales de la civilité savante. L’historien remarque que le savant anglais n’est pas opposé par principe au langage de l’abstraction. Mais il considère que, dans sa pratique de la philosophie expérimentale, les mathématiques sont non seulement inutiles mais qu’elles représentent un élément potentiel de dissensus. Les mathématiques invitent à la précision et à l’exactitude ; or, les résultats obtenus par l’expérience ne touchent jamais de tels sommets. De plus, la formulation de lois naturelles (comme celle qui porte son nom bien qu’il ne l’ait jamais transcrite par le truchement d’outils d’abstraction) lui paraît moins utile que l’émergence d’un accord raisonnable, avec tout ce que cela charrie d’imprécisions et de petites scories. Les mathématiques sont un obstacle à la conversation au sein de la philosophie expérimentale ; leur technicité, leur difficulté sont des motifs d’auto-exclusion de certains membres de la communauté savante et, à ce titre, elles peuvent contrevenir à une certaine forme de civilité inclusive et policée. Notons à cet égard que l’historien et sociologue Yves Gingras a bien montré qu’au xviiie siècle, les mathématiques deviennent un critère objectif et recherché de clôture de la cité savante [11]. En effet, le processus d’autonomisation – qui reste très partiel au début de l’époque moderne – se durcit peu à peu pour faire de la maîtrise de l’abstraction une valeur cardinale de la science.

14La civilité mondaine et savante n’est pas constituée par les seuls gentilshommes : les ombres furtives des techniciens invisibles peuplent l’arrière-plan des laboratoires. Shapin explore cette population aux contours incertains qui s’active près des pompes à air, des tubes de chimie ou des télescopes. Quelques rares indications archivistiques permettent de saisir leur importance dans l’économie pratique de la science expérimentale : ils sont les mains – habiles et recherchées – et les yeux des aristocrates-savants. Certains, comme Denis Papin ou Robert Hooke, parviennent à franchir la barrière de l’anonymat pour s’installer dans la zone de la servitude quasi collégiale. Les techniciens invisibles sont d’utiles collaborateurs (des aides laborantins) sur qui l’on peut, sans crainte de froisser leur honneur, reporter les fautes et les mauvaises manipulations. La division du travail épistémique est ainsi faite que le prestige de la vérité ne rejaillit que sur ceux-là mêmes qui sont habilités à la représenter en majesté.

15L’enquête poly-disciplinaire de Shapin n’est pas sans rappeler le travail d’Erwin Panofsky sur les rapports entre architecture gothique et pensée scholastique [12] : la circulation des manières de faire (ou d’être) entre deux espaces socio-intellectuels relativement autonomes suppose des points de passage spécifiques. La socialisation scholastique des architectes gothiques trouve ici son pendant dans le développement des compétences sociales et civiques qu’un Robert Boyle puise à la fois dans l’ethos aristocratique, la culture humaniste et la piété protestante. On ne peut s’empêcher de voir, dans la façon avec laquelle Shapin (se) joue des codes disciplinaires entre l’histoire et la sociologie des sciences, une forme de mise en abyme pratique des préceptes compositionnistes de Boyle. Recourant à l’histoire sociale pour décrire la formation des classes dans l’Angleterre de la première modernité, Shapin recourt aux schèmes sociologiques de la composition des valeurs pour décrire la traversée des mondes savants et mondains (et sur ce point, on est un peu surpris de ne pas trouver une seule référence à l’« homologie structurale » chère à Pierre Bourdieu relisant Panofsky…). En somme, Shapin, que l’on croira sur parole dans son dire vrai sur les pratiques de véridiction qu’il se donne pour objet, réplique ironiquement le mode opératoire de Boyle par son usage de la sociologie là où elle lui semble crédible et l’histoire là où elle paraît la plus commode.

Conclusion

16Une histoire sociale de la vérité s’achève par une courte mais suggestive réflexion sur l’écart, la béance même, entre la philosophie naturelle qui s’épanouissait entre gens de bonne compagnie savante à l’orée de la modernité et les systèmes d’expertise anonymes et impersonnels de la « modernité réflexive » disséquée par Anthony Giddens et Ulrich Beck. Le titre crépusculaire de l’épilogue, « Comment nous vivons », laisse entrevoir le monde dans lequel pensent les lecteurs de l’ouvrage. Un monde où nous n’accordons plus notre confiance dans le savoir à des personnes en chair et en os mais à des institutions scientifiques. À l’expérience du face-à-face entre « gentilshommes libres et sans contraintes » en quête de vérité se substitue vers le milieu du xxe siècle un contre-système excessivement contraignant, celui d’un « Panoptique de la Vérité » dans les limites strictes duquel les activités scientifiques – et les scientifiques – sont l’objet d’une extrême (auto-)surveillance. Et l’histoire si bien documentée des ferments interactionnels de l’expérience de nourrir, in fine et par estrangement, une expérience de pensée inquiétante. Trouvant le bon ton, Shapin tend un miroir déformant à la science contemporaine, la nôtre, laquelle continue localement de reconnaître la force des liens de confiance, la vertu épistémique incarnée et la science en personne, en même temps qu’il rappelle – sans pour autant les dramatiser – les effets déréalisants de l’institution de la science sans personne.

17C’est dans cet écart immense entre le Pré-aux-clercs des philosophes du xviie siècle s’affrontant jusqu’au premier sang et la Babel numérisée de la science contemporaine que Shapin installe son lecteur. La distance ainsi créée interroge le rapport des savoirs modernes à d’antiques valeurs morales. L’oublier, ce serait se condamner à errer sans carte dans l’inextricable dédale des connaissances en perpétuelle extension.


Date de mise en ligne : 24/06/2016.

https://doi.org/10.3917/gen.103.0160

Notes

  • [1]
    Robert K. Merton et Arnold Thackray, « On Discipline Building : The Paradoxes of George Sarton », Isis, vol. 63, no 4, 1972, p. 472-495.
  • [2]
    Terry Shinn, Pascal Ragouet, Controverses sur la science. Pour une sociologie transversaliste de l’activité scientifique, Paris, Raisons d’Agir, « Cours et travaux », 2005.
  • [3]
    La référence canonique au programme fort est l’ouvrage de David Bloor, Knowledge and Social Imagery, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1976.
  • [4]
    Steven Shapin et Simon Schaffer, Leviathan and the Air-Pump. Hobbes, Boyle, and the Experimental Life, Princeton, Princeton University Press, 1985. Pour une version en français, Léviathan et la pompe à air. Hobbes et Boyle entre science et politique, trad. par Sylvie Barjansky et Thierry Piélat, Paris, La Découverte, coll. « Anthropologie des sciences et des techniques », 1993.
  • [5]
    Steven Shapin, « Hyperprofessionalism and the Crisis of Readership in the History of Science », Isis, vol. 96, no 2, 2005, p. 238-243.
  • [6]
    Steven Shapin, Never Pure : Historical Studies of Science as If It Was Produced by People with Bodies, Situated in Time, Space, Culture, and Society, and Struggling for Credibility and Authority, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2010, p. 1-14.
  • [7]
    On pense, en particulier, à la dispute entre Shapin et l’historien des sciences Mordechai Feingold, lequel reprocha à Shapin l’approche « ahistorique » de sa Social History of Truth et les « factual misrepresentation » contenues dans le récit. Ces échanges furent d’autant plus acrimonieux qu’il était question des conditions de possibilité et de validité d’une explication de l’historicité et de l’enracinement culturel des valeurs épistémiques de la science moderne, et partant des STS et de l’histoire des sciences. Voir Mordechai Feingold, « When Facts Matter », Isis, vol. 87, no 1, 1996, p. 131-139 ; « Letters to the editor », Isis, vol. 87, no 4, 1996, p. 681-687 ; Anita Guerrini, « The Truth about Truth », Early Science and Medicine, vol. 3, no 1, 1998, p. 66-74.
  • [8]
    Steven Shapin, The scientific life : A moral history of a late modern vocation, Chicago, The University of Chicago Press, 2008.
  • [9]
    Steven Shapin et Simon Schaffer, Leviathan and the Air-Pump : Hobbes, Boyle, and the Experimental Life, Princeton, Princeton University Press, 2011 [1985].
  • [10]
    Ludwig Wittgenstein, On Certainty (Uber Gewissheit), édité par Gertrude Anscombe et Georg von Wright, trad. par Denis Paul et G. Anscombe, Oxford, Basil Blackwell, 1969-1975.
  • [11]
    Yves Gingras, « What Did Mathematics Do to Physics », History of Science, vol. 39, no 4, 2001, p. 383-416.
  • [12]
    Erwin Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, précédé de L’Abbé Suger de Saint-Denis [trad. Pierre Bourdieu], Paris, Éd. de Minuit, 1967.
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