Notes
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[1]
Je tiens à remercier Brigitte Le Grignou et Éric Agrikoliansky pour avoir dirigé le travail de thèse à l’origine de cet article, ainsi que Benjamin Lemoine pour sa relecture, Raphaël Sobero-Fuentes pour les éléments de traduction de l’espagnol au français, Matthieu Bertrand-Desbrunais pour le silhouettage, Anne-Élise Vélu pour m’avoir prêté sa voiture, et Mathilde Godard, pour m’avoir accompagné sur le terrain « comme pour une innocente promenade ». Je salue également Hélène, Carine, Françoise et Vincent, de l’association Aux captifs, la libération.
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[2]
En 2012, le droit d’entrée et la cotisation annuelle sont de respectivement 6 700 euros et 1 400 euros. Deux parrains sont nécessaires pour être coopté. Pierre Assouline, Jean-Paul Belmondo, Vincent Bolloré, Didier Pineau-Valencienne, Dominique de Villepin, Yannick Noah, sont les membres les plus célèbres du club.
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[3]
Sept mille membres du LPR sont mobilisés depuis 2010 au sein de l’association « SOS Croix Catelan » contre l’aménagement des vestiaires et de la cafétéria de leur club. L’indignation que suscite, chez les membres de cette association, la disparition programmée des casiers pullmans individuels, n’a pas manqué de donner lieu à des commentaires sarcastiques dans la presse. Voir Pascal Krémer, « La bourgeoisie défend son pré-carré », Le Monde Magazine, n° 41, 26 juin 2010, p. 32-25, et Géraldine Catalano, « Un dimanche au Racing », L’Express, n° 3160, 25 janvier 2012, p. 86-89.
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[4]
Nous traduisons forebearance par le terme de longanimité car il exprime, en plus de la patience, la puissance et la bonne volonté de celui qui endure une offense qu’il pourrait punir.
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[5]
Nul besoin, pour décrocher ce type d’interviews, de passer par de longues et souvent vaines négociations. Il nous suffisait de faire le guet suffisamment longtemps devant les entrées des concessions et de se montrer pugnace lors du premier contact. À l’instar du pickpocket ou du mendiant, le sociologue qui souhaite interagir avec des membres des classes supérieures doit profiter de l’instant où ceux-ci se déplacent d’un lieu d’entre-soi à un autre. Nous rejoignons ici Arnold van Gennep lorsqu’il compare la société à une maison, avec des chambres reliées par un corridor, et affirme que c’est le passage par ce dernier qui est dangereux (van Gennep 1981 : 41-42).
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[6]
Arrêté municipal n° 2012 P 0042 du 1er mars 2012 réglementant la circulation dans les bois de Boulogne et de Vincennes.
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[7]
La PPL n° 2713 du 15 novembre 2000, tendant à sanctionner les diverses formes de racolage sur la voie publique, et la PPL n° 3130 du 12 juin 2001, tendant à réprimer le racolage passif aux alentours des lieux de culte, des établissements scolaires ou fréquentés régulièrement par des mineurs.
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[8]
Les réunions publiques à la mairie du seizième arrondissement qui portent sur la protection des domiciles privés, notamment vis-à-vis des cambriolages, connaissent un grand succès (Conseil d’arrondissement, 30 septembre 2013 et Commission de sécurité, 16 octobre 2013). Celles dont l’ordre du jour est dédié aux espaces publics, notamment les « nuisances » consécutives aux formes d’occupation populaire de la rue – mendicité, vente à la sauvette sur l’esplanade du Trocadéro –, attirent au contraire essentiellement les commerçants et les militants de l’UMP (Conseil d’arrondissement, 27 mai 2013)
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[9]
Le maire du 16e arrondissement n’évoque longuement la lutte contre le racolage que durant les périodes où celle-ci fait l’objet d’un travail proprement politique. Cf. Lettre de sécurité du 17 mars 2012 et du 21 juillet 2012, suite à l’arrêté du 1er mars 2012, et du 28 avril 2013, à l’occasion de la proposition de loi de Esther Benbassa abrogeant le délit de « racolage passif ».
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[10]
Lettre du 24 juillet 2012 adressée par le Préfet de police de Paris à Me Marcie-Hullin, avocate du Collectif 16.
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[11]
Si nous n’avons pas pu les consulter, ces demandes étaient, semble-t-il, trop marquées par le registre de la proximité et du singulier pour être jugées recevables par l’ingénieur en charge du Bois, qui décrit leur contenu d’un moqueur « Et moi mon gamin/ Et moi ma mémé/mon pépé/mes marmots, je ne peux plus l’emmener au Bois » (Carnet de bord, 12 novembre 2012).
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[12]
Les concessions du Bois ne souhaitent pas non plus attirer l’attention sur la présence prostitutionnelle. Contactées en début d’enquête, la direction du Racing et du restaurant Le Pré Catelan n’ont pas souhaité nous rencontrer. De même, la direction des Bois et Forêts s’est révélée inquiète lorsque nous avons émis le souhait de suivre ses cantonniers pendant une semaine. Les agents de nettoyage, nous prévenait-t-on, étaient échaudés par les documentaires télévisés qui charrient une image peu reluisante de leur métier et du Bois. Pourquoi, nous proposait-on, ne pas plutôt « parler du Bois de Boulogne comme du poumon vert de Paris » afin que « le parisien ait un peu la reconnaissance du boulot qui est fait et sache où passent ses impôts » ? (Carnet de bord, 12 novembre 2012). Quand à l’Association de Sauvegarde du Bois de Boulogne, « elle ne se consacre, selon les mots de son président, qu’à la protection du Bois en tant qu’espace vert classé, et n’a pas vocation à s’occuper des prostituées » (entretien du 5 avril 2012).
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[13]
Elijah Anderson définit l’étiquette de rue (street etiquette) comme l’ensemble des règles qu’un individu utilise systématiquement pour négocier son passage lors qu’il croise un autre individu. Ce répertoire comportemental rudimentaire se fonde sur les caractéristiques les plus superficielles des individus croisés. Il contribue moins à réellement protéger le piéton qu’à le rendre plus à l’aise dans la rue. Ce type d’étiquette est typique des situations dans lesquelles la juridiction des agents de contrôle social n’a plus cours et que la responsabilité personnelle est censée prendre le relais (cf. Anderson 1992 : 209-210).
-
[14]
Un bon coin est une place qui permet aux prostituées de voir et d’être vues. Voir pour prévenir le danger, être vues pour attirer le client et être secourues s’il s’avère hostile. Or, dans le Bois de Boulogne, voir et être vue la nuit suppose d’être dans une portion éclairée par les lampadaires municipaux, et par conséquent à proximité des concessions telles que le LPR.
-
[15]
Observation du 1er juin 2013 aux « Rencontres nationales des travailleuses du sexe ».
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[16]
Carnet de bord, 14 novembre 2012. Cet arrangement ne tient cependant pas en période de répression policière, phases durant lesquelles les prostituées ont tendance à volontairement souiller leur coin à titre de représailles (Carnet de bord, 22 mars 2012).
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[17]
Archive Inathèque, n° 4185070.001, Reportage Enquête exclusive, 2 mai 2010.
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[18]
Les prostituées des bois de Boulogne et de Vincennes sont en conflit sur cette méthode. Les secondes reprochent aux premières de « cafter à la police » (Carnet de bord, 1er juin 2013).
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[19]
Observation du 22 mars 2012, conseil de sécurité et de prévention de la délinquance, commissariat central du 16e arrondissement.
1Au cœur du Bois de Boulogne, le site du Pré-Catelan – constitué du jardin et du restaurant gastronomique éponymes, mais aussi du domaine sportif de la Croix Catelan et des chemins alentours – est le lieu de loisir privilégié de la bourgeoisie de l’Ouest parisien [1]. C’est aussi un espace élevé au rang de topos par les sociologues des beaux quartiers lorsqu’il s’agit d’alimenter le diagnostic d’une « sécession urbaine » (Donzelot 1999). L’exemple de la concession de la Croix Catelan, qui abrite le Lagardère Paris Racing (LPR – anciennement Racing Club de France), a en particulier été mobilisé comme preuve de la capacité des plus aisés à ériger en France une « ville duale » (Caldeira 2000). D’abord, parce que le « Racing » promeut depuis 1882 une pratique élitiste et ostentatoire du sport, à rebours de sa massification (Guillaume 2006 : 513-516 ; De Saint Martin 1989 : 30). Ensuite, parce que sa couteuse procédure d’admission [2] « assure, écrivent Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (2010 : 27), le plaisir d’être en compagnie de ses semblables, de partager le quotidien et l’exceptionnel, à l’abri des remises en cause que peuvent générer les promiscuités gênantes ». Enfin, parce que ses membres ont su défendre l’intégrité de leur concession contre le processus qui, depuis le Second Empire, tend à « rendre le Bois aux parisiens » (Derex 1997) et, plus récemment, contre le projet de modernisation esquissé par le groupe Lagardère [3].
2L’image d’une bourgeoisie à même de contrôler son environnement s’estompe cependant si l’on considère, non pas l’intérieur des concessions fermées du Pré-Catelan, mais leurs alentours immédiats. C’est alors moins l’entre-soi bourgeois qui nous frappe que la présence – jamais mentionnée dans la sociologie des beaux quartiers – de prostituées, de voyeurs et de détrousseurs. Venir au Pré-Catelan depuis l’Allée de la Reine Marguerite, comme le font ses usagers, conduit nécessairement à passer devant une dizaine de prostituées, le double si l’on vient aux horaires de bureaux (voir carte ci-après). Il suffit par ailleurs de baisser le regard pour trouver des traces de l’activité prostitutionnelle, tant les chemins du Pré-Catelan sont jonchés de préservatifs usagés. Par conséquent, le rite de passage que constitue le franchissement des seuils du LPR ou du restaurant Lenôtre est aussi synonyme de désagrément. Avant de jouir des bienfaits de l’entre-soi, les ayants droit du Pré-Catelan sont mis en présence d’une population déviante et perçoivent « qu’il y a une fausse note dans la situation » (Goffman 1953 : 35).
Plan : Le site du Pré-Catelan
Plan : Le site du Pré-Catelan
3Or, plutôt que de se mobiliser, les ayants droit du Pré-Catelan répondent, toujours pour parler comme Erving Goffman, « avec tolérance et longanimité (forebearance [4]) » (ibid. 1953 : 40) à l’offense que constitue la présence prostitutionnelle aux portes de leur lieu de loisir. Cette longanimité constitue une énigme parce qu’elle ne coïncide pas avec l’hypothèse de systématisme et d’efficacité dans la recherche de l’entre-soi chez les classes supérieures.
4Les travaux sur les beaux quartiers témoignent à ce titre d’un attachement à l’idée selon laquelle les dominants participent toujours à l’excellence de leur style de vie. Cette construction légitimiste conduit à rejeter un peu vite comme non significatifs les écarts à la norme, à donner carte blanche à ce que Paul Veyne (1996) appelle la « cohérentisation ». Cette dernière se traduit dans la littérature qui nous concerne par « la surabondance d’exemples parfaits » (Lahire 1996). Surabondance d’exemples parfaits dans les entretiens d’abord, puisqu’enquêter auprès de châtelains, amis du Louvres, amateurs de chasse à courre ou, plus généralement, « des belles choses », revient à ne retenir que les individus qui s’auto-sélectionnent en tant que représentants zélés des intérêts de leur classe sociale. Surabondance d’exemples parfaits dans les lieux étudiés ensuite, si bien que les voyages en grande bourgeoisie semblent nous être restitués à travers un stéréoscope, cette visionneuse de diapositives offrant des prises de vue touristiques toujours impeccables. De Saint- Barthélemy à Deauville, en passant par Barnsbury, les sociologues des beaux quartiers nous donnent ainsi à voir les lieux de loisirs et de villégiatures les plus homogènes (Butler et Lees 2006 ; Cousin et Chauvin 2012 ; Pinçon et Pinçon-Charlot 1994). Si cette sélection idéal-typique donne une idée claire de ce qui fait la spécificité des espaces de la grande bourgeoisie, elle a cependant un coût en termes de réalisme descriptif. Profondément immergés dans les microcosmes du gotha, là où l’entre-soi « permet d’exprimer les goûts et d’adopter les manières et les comportements les plus profondément intériorisés, ce qui n’est guère possible dans les situations de mixité » (Pinçon et Pinçon-Charlot 2010 : 27-28), les enquêteurs passent sous silence les « interactions dysphoriques » typiques des rencontres interclasses qui se nouent aux marges de leurs terrains. Il en ressort une vision trop systématique des logiques de l’exclusion, et qui laisse de côté les nombreux cas où la coexistence interclasses perdure au sein des beaux quartiers en dépit de l’action des dominants (Lepoutre 2010 ; Elguezabal 2011), voire les cas où, comme au Pré-Catelan, les dominants côtoient des populations déviantes sans s’en émouvoir publiquement.
5On sait cependant que l’absence de prise de position se résume rarement à de l’apathie. La longanimité suppose en effet un véritable travail sur soi (working acceptance), travail auquel l’individu ne concède qu’à condition d’accéder à une « trêve temporaire, un modus vivendi pour continuer les négociations et les affaires vitales » (Goffman 1953 : 40). En l’absence d’un contexte municipal favorable à la politisation du racolage, « travailler » à ignorer les prostituées constitue pour les ayants droit du Pré-Catelan une alternative à la mobilisation. Car ce qui est vital pour ces derniers, c’est moins de parvenir à monopoliser leur lieu de loisir que d’imposer une définition homogène de celui-ci. Suivre cette piste suppose de faire entrer dans notre équation ce qui, dans le comportement des prostituées elles-mêmes, concourt au succès de cette définition.
6Nous verrons ainsi dans une première partie que la mairie du 16e arrondissement est peu disposée à reconnaitre le racolage comme un trait marquant du territoire qu’elle administre. De même, nous montrerons dans une seconde partie que la manière la plus aisée et bienséante de conserver les profits symboliques attachés à l’usage du Pré-Catelan consiste pour ses usagers non pas à se mobiliser contre la prostitution, mais à fermer les yeux sur sa présence allogène. Les efforts déployés en retour par les prostituées pour se faire « toute petites » feront l’objet d’une troisième partie.
L’enquête
Le comportement des ayants droit vis-à-vis des prostituées a été saisi à l’aide de deux entretiens exploratoires menés avec des membres du LPR dans les halls d’hôtel du 16e arrondissement, puis de quarante-neuf entretiens sous la forme de micro-trottoirs avec les usagers du Pré-Catelan. Ces derniers étaient abordés sur le seuil des concessionsi [5]. L’échantillon construit selon cette dernière méthode témoigne que nous avions bien affaire à des individus des catégories supérieures, puisque seulement cinq enquêtés n’étaient ni membre du LPR, ni riverains immédiats du Bois. Ces entretiens ont été complétés par des photographies, vidéos, et notations proxémiques (Hall 1963) prises de septembre 2011 à octobre 2013.
L’enquête auprès des prostituées du Bois, enfin, s’est faite en deux temps. Devenir bénévole pendant l’année scolaire 2011-2012 dans une association abolitionniste qui parcourt chaque semaine le Pré-Catelan — Aux Captifs, la libération — nous a permis d’observer les individus dominés de « l’espace prostitutionnel » (Mathieu 2000) du Bois, c’est à dire la trentaine de travestis et transsexuelles, récemment arrivés du Honduras et de l’Équateur, qui exercent dans les cabañas installées dans les sous-bois autour du LPR. Nous n’avons rencontré le groupe dominant de l’espace prostitutionnel du Pré-Catelan — composé de « traditionnelles », c’est-à-dire de femmes françaises qui pratiquent dans leur véhicule pour une clientèle d’habitués — que plus tard, en octobre 2012. Proche du Syndicat du travail sexuel (STRASS), ce groupe venait de se constituer en collectif de défense (le Collectif 16) contre les gardes à vue abusives et l’arrêté préfectoral du 1er mars 2012 qui interdit les véhicules utilitaires dans le Bois [6]. Rencontrée par l’entremise de son avocate, la présidente du Collectif 16, que nous appellerons Sandra, est devenue notre informatrice privilégiée.
Quieta non movere : une gestion municipale par le déni
« Cinq membres du LPR ont le 7 novembre 2011 fait le déplacement à la mairie du 16e arrondissement pour assister au CICA dédié aux “déplacements dans le Bois de Boulogne”. Animé par C. Goasguen, le débat s’attarde sur des sujets techniques comme les places de stationnement pour handicapés et les feux de signalisation. La séance est sur le point de se terminer lorsqu’une usagère du LPR s’empare du micro, excédée, afin de “faire remarquer au maire qu’il a encore oublié la prostitution”. Elle ajoute qu’il est « impossible, sur le plan éducatif, d’emmener ses enfants au Bois [de Boulogne] et que, dans ces conditions, les gens du 16e vont être obligés d’aller au Bois de Vincennes”. “Allez-y, vous reviendrez vite”, cingle C. Goasguen, aussitôt critiqué depuis les bancs du public pour son “hypocrisie”, “ses sourires indifférents” et sa “moue ironique particulièrement déplacée”. L’édile aura cependant le dernier mot : “Figurez-vous que si je pouvais me passer d’examiner les réunions sur le Bois de Boulogne parce que la Ville de Paris me colle des difficultés, je le ferais volontiers. Alors essayez de vous adresser aux véritables responsables de cette affaire, et pas à moi. Quand à votre ironie, je vous la renvoie en couleurs. Et sur ces bonnes paroles je lève la séance !”. »
8Que C. Goasguen ait « encore oublié la prostitution » lors d’une réunion consacrée aux déplacements dans le Bois de Boulogne est étonnant, lorsqu’on sait les embouteillages et accidents de la route dus aux automobilistes qui, parce qu’ils ont repéré sur l’Allée de la Reine Marguerite une prostituée qu’ils souhaitent accoster, se garent en double file ou franchissent la ligne blanche. Qu’il ait oublié la prostitution est encore plus curieux eu égard au contexte qui prévaut dans le Bois en novembre 2011, alors que la Préfecture de Paris verbalise de plus en plus les voitures stationnées aux alentours du LPR, qu’elles appartiennent ou non aux prostituées. Que le maire du 16e arrondissement oppose une fin de non-recevoir aux doléances de ses administrés est un second motif d’interrogation. En effet, C. Goasguen n’a-t-il pas été à l’origine de deux propositions de loi visant à durcir la lutte contre le racolage sur la voie publique [7] ? Comment dès lors parvient-il à tenir publiquement cette ligne politique sans se couper du soutien de ses administrés ?
Pourquoi la mairie du 16e arrondissement répugne à lutter contre le racolage
9La prostitution a, durant la période qui suit l’adoption de la Loi pour la sécurité intérieure (LSI) de 2003, désertée les centres-villes pour se réfugier dans des lieux à faible visibilité, comme le Bois de Boulogne. C’est pourquoi il est urgent pour C. Goasguen de ne rien faire qui puisse faire refluer les prostituées vers les écoles et les lieux de culte de son arrondissement. Il trahit cette préoccupation dans son éditorial « Prostitution : fermeté et discernement » du 17 mars 2012, lorsqu’il salue « la détermination » du préfet qui succède à Michel Gaudin dans l’application de l’arrêté du 1er mars 2012, tout en émettant le vœu que « ces nouvelles dispositions ne se traduisent pas par le retour de la prostitution dans Paris intra-muros ».
10Synonyme aux yeux de C. Goasguen de « difficultés qu’on [lui] colle » et de « réunions dont [il] se passerai[t] bien », le maintien de l’ordre public dans le Bois se situe désormais en bas de la hiérarchie des tâches municipales. La place que réserve le maire à ce sujet dans sa Lettre d’information sécurité le montre assez : avec neuf occurrences, la lutte contre la prostitution y est moins traitée que celle contre les cambriolages [8] et l’immigration, abordées respectivement onze et dix-sept fois. Les prises de position du maire témoignent par ailleurs de la redéfinition « par le bas » (Mainsant 2013) dont font l’objet les politiques de la prostitution depuis 2006. De même que les policiers étudiés par Gwénaëlle Mainsant préfèrent enquêter sur les réseaux de proxénètes, dans une logique de renseignement, plutôt que d’intervenir sur les infractions au stationnement et d’outrage public à la pudeur selon une logique d’ordre public, C. Goasguen n’évoque la lutte contre le racolage que brièvement, généralement par un bilan chiffré des interpellations [9], réservant l’essentiel de ses colonnes aux fermetures des « faux salons de massage » et au démantèlement de réseaux mafieux, qu’il présente comme le résultat du « véritable partenariat qui s’est forgé entre les élus de l’arrondissement et les forces de l’ordre pour la circulation rapide de l’information ».
11Ne pas donner satisfaction aux requêtes de ses administrés est donc aussi une manière pour C. Goasguen de ne pas compromettre l’action de la police d’arrondissement. Cette dernière s’efforce en effet de ménager les prostituées « traditionnelles » pour obtenir des informations sur les réseaux de proxénétisme. Or, les prostituées du Bois de Boulogne jouent d’autant plus facilement les « indics » auprès de la police d’arrondissement que celle-ci tolère leur stationnement. La préfecture de police de Paris ne partage néanmoins pas cette préoccupation, aussi se réclame-t-elle parfois des « doléances et récriminations des usagers du Bois [10] » pour remettre en cause le statu quo en matière de stationnement. Ce fut le cas en mars 2012, lorsque le préfet M. Gaudin émit un arrêté préfectoral interdisant les véhicules utilitaires dans le Bois. Le 18 mai 2012, les prostituées bloquaient pendant une heure les entrées nord puis sud du Bois, immobilisant non seulement les voitures de police venues à leur rencontre, mais aussi les automobilistes de l’Allée de Longchamp. Les manifestantes ne se retirèrent qu’une fois qu’un délai de trois mois leur ait été accordé par le commissaire d’arrondissement pour remplacer leurs camionnettes par des voitures et se mettre en règle avec la loi.
12On se gardera donc de surestimer l’énergie politique déployée par le maire du 16e arrondissement pour éloigner la prostitution d’un Bois qu’il a contribué, par son soutien passé à la LSI, à constituer en zone tampon. Comment dès lors la municipalité parvient-elle à faire l’économie du « sale boulot » (Hughes 1996) que constitue la lutte contre le racolage dans un contexte peu propice à sa politisation ?
Comment le maire du 16e arrondissement persuade ses administrés d’ignorer les prostituées
13La politique municipale actuelle consiste à convaincre les usagers du Pré-Catelan qu’il convient d’ignorer les prostituées plutôt que de lutter pied à pied contre elles. Le coup de sang du maire à la fin du CICA ne doit à ce titre pas nous détourner de l’essentiel. Sa réponse signifie qu’il aimerait donner satisfaction à ses électeurs, mais qu’il a les mains liées par des forces politiques qui, à l’instar de la Ville de Paris, le dépassent. C’est donc un travail de face qui est à l’œuvre. Il suffit pour s’en convaincre de suivre C. Goasguen à la fin du CICA, lorsqu’il quitte la scène pour se rendre en coulisse :
Claude Goasguen s’appuie sur le registre de la familiarité et du privé typique du 16e arrondissement pour persuader les plus revendicatifs de s’isoler plutôt que de chercher l’affrontement avec les prostituées. Que des usagers du Pré-Catelan aient écrit en 2011 à la Direction des Bois et Forêts afin qu’elle rouvre le chemin de ceinture du lac à la circulation et permette le contournement des zones de prostitution les plus denses [11], suggèrent que la consigne de C. Goasguen est largement suivie. Le nombre restreint d’usagers du Bois présents au CICA pour se plaindre, mais aussi leurs mots d’ordre, construits sur le mode du dévoilement, montrent enfin en creux à quel point lutter contre la prostitution revêt, pour les usagers du Pré-Catelan, une dimension insolite.« Le maire se dirige tout sourire vers la femme qu’il vient pourtant de sermonner. Il la prend par l’épaule et lui glisse sur le ton de la confidence que “[ses] enfants, il vaut mieux les amener au jardin du Ranelagh”. La femme triomphe et déclare à la cantonade : “Vous avez entendu ? C’est pas moi qui l’ai dit !”. “Madame a toujours raison”, répond le maire avec des airs de séducteur. Il fait alors mine d’étreindre son interlocutrice : “Allez ! Je vous pardonne pour le coup de l’ironie”. “Non mais, n’en profitez pas quand même”, répond-elle. Le maire insiste et parvient à lui faire une bise bruyante qui déclenche les rires des membres du Racing rassemblés autour de lui. »
Comment les usagers du Racing s’efforcent d’ignorer la présence prostitutionnelle
14Interrogés à l’entrée du jardin du Pré-Catelan ou du LPR à propos de « leur ressenti sur la prostitution », seuls deux ayants droit sur quarante-neuf ont refusé d’évoquer les interactions disphoriques qu’ils venaient d’expérimenter. On se gardera néanmoins de surestimer la capacité des riverains à « vider leur sac » et à se laisser aller publiquement à des sentences sociales vis-à-vis des prostituées. Que la plupart d’entre eux déclarent malgré tout ne « pas avoir fait attention plus que cela » à la prostitution a davantage retenu notre attention. Ces déclarations montrent que la stratégie la plus communément utilisée consiste non pas à entrer en concurrence territoriale avec les prostituées, mais à fermer les yeux sur leur présence allogène [12]. L’intérêt des entretiens in situ était de rendre dicibles les efforts déployés pour ce faire, puisque les enquêtés pouvaient nous désigner les personnes – prostituées, enfants, personnes âgées – et éléments – voiture, capuche de manteau, lunettes de soleil, etc. – qui venaient inconsciemment de déterminer leur « étiquette de rue [13] » (Anderson 1992).
15Les comportements ainsi répertoriés se sont révélés analogues à ceux en vigueur dans le camp de naturistes décrit par Martin S. Weinberg (1965). Les ayants droit du Pré-Catelan, parce qu’ils voient des personnes dénudées, ont en commun avec les naturistes de transgresser une des règles qui régissent la pudeur sexuelle, et d’observer en réaction une série de prescriptions en vue de maintenir une définition acceptable de leur activité comme source de bien être mental et physique, et pas sexuel.
Il n’y a pas de rapports sexuels
16La première prescription consiste à toujours se rendre au Bois accompagné. Pour les hommes, il s’agit de ne pas passer pour un client de la prostitution. Comme le montrent ces commérages, ceux qui se promènent en solitaires s’exposent particulièrement aux regards obliques :
« Femme 1 : En tout cas les pères, le mercredi, ils évitent parce que s’ils tombent sur leur femme [Femme 2 se pâme] ou la copine de leur femme [rires] ! Ça fait désordre !
Femme 1 [à F2] : Oui ! Tu verrais mon mari trainer dans les allées là ? [Rires]
Enquêteur : Oui ? Le nez au vent !
Femme 2 : Non mais y’a beaucoup de… Moi je vois les plaques : 91, 77, 93, 92… des gens qui ont des voitures assez correctes, ou alors de fonction. »
« Enquêtée : J’ai une amie, elle me dit : “Tu vois celui là ? Il ne cherche pas son chien”. Je lui dis : “Ah bon ? Tu vois ça à quoi ?”.
Enquêteur : Oui ? Elle a développé un sixième sens ?
Enquêtée : Ça ne doit pas être très difficile […] Vous voyez des messieurs et des gens avec des voitures, même dans la journée, qui visiblement ne cherchent pas une place pour se garer au Racing. Faut le savoir. Parce que y’a des places. Donc au bout d’un moment, à les voir tourner… »
19La nécessité de venir accompagné s’impose également à l’enquêteur. En effet, la désagréable sensation d’être pris pour un client, un voyeur ou un policier, ne nous a pas quittée de toute l’enquête. Ce sentiment était décuplé lors des sessions ethnographiques où nous devions nous entretenir avec les prostituées. L’une d’elle remarqua par exemple que nos allées et venues dans sa voiture, pour laisser la place aux clients qui se présentaient durant l’entretien, ne manquaient pas d’amuser les automobilistes et prostituées stationnés aux alentours, aussi avons-nous tôt fait de venir avec notre conjointe, comme pour une innocente promenade. Les usagers qui ne disposent pas comme nous d’une équipière légitime doivent avoir un alibi pour se rendre seuls au Bois. Même le maire du 16e arrondissement doit justifier ses visites sous peine de s’attirer les moqueries de ses administrés. Il a donc pris l’habitude, pour ne « pas [se] faire encore accuser de passer [sa] vie dans le Bois de Boulogne », de commencer ses analyses par « comme je fais du sport, il m’arrive d’y aller et d’y voir que… ». Les femmes non accompagnées par un homme sont menacées par un autre type d’étiquetage déviant, en témoigne leur réaction lorsque nous les abordions en qualité de sociologue « travaillant sur la prostitution dans le Bois de Boulogne et sur le ressenti des usagers ». Leur premier réflexe consistait souvent à affirmer qu’elles n’étaient pas des prostituées, signe qu’il pouvait selon elles y avoir un malentendu qu’il était urgent de dissiper. Certaines le faisaient sur un mode grave et solennel, d’autres sur un mode humoristique :
« Usagères du parc ou des services ? Parce que, dans le second cas, vous vous trompez de cible. »
« La prostitution ? Oui, on attend toutes les deux le client en donnant la balle [à mon chien] ! »
22La crainte d’être confondue avec une prostituée et abordée en tant que telle détermine également les manières féminines de pratiquer la course à pied dans le Bois. Les femmes courent davantage que les hommes à plusieurs, mais aussi à heures fixes, afin de « savoir que l’on va croiser monsieur Untel ou madame Unetelle ». Elles ne s’aventurent enfin dans les sous-bois qu’à condition que ceux-ci soient jugés sûrs par l’une d’elles :
« L’une d’entre nous est vraiment, je dirais, la cartographie vivante. C’est-à-dire que nous on court – déjà un pied devant l’autre, c’est difficile le matin – et elle, elle montre le chemin : “Alors non. Pas ce chemin. Celui-là oui, c’est bon”. »
24La seconde prescription consiste à observer la maxime « À corps nu, regard voilé ». Lorsqu’on interroge les usagers masculins sur ce qu’ils ont vu durant leur trajet dans le Bois, ils mentionnent les prostituées, mais précisent toutefois avoir « regardé droit devant » ou « n’avoir pas fait attention plus que ça à elles ». Plus exactement, l’observation révèle que l’usager masculin qui passe devant une prostituée s’efforce de fixer son regard dans le lointain. Ne surtout pas attarder son regard sur le corps des prostituées répond à un double impératif. L’enjeu est d’abord de ne donner aucun signe de surengagement (Goffman 1953 : 197), signe qui donnerait nécessairement lieu à une ouverture sexuelle de la part des prostituées. Ne pas s’attarder du regard est aussi une manière de cultiver une « inattention civile au corps dénudé », comportement là encore commun aux naturistes de M. S. Weinberg. Cette précaution vaut surtout pour les hommes. Les femmes se lancent plus volontiers dans une description physique des prostituées, témoignant ainsi qu’elles ont osé un regard plus appuyé :
« Enquêtée : À six heure du soir, y’a des pédés [transsexuelles, nda], vous avez vu ?
Enquêteur : Oui ?
Enquêtée : Enfin maintenant on ne dit plus pédés, mais des homos, l’engin à l’air. Et j’ai vu. Aha ! Au début je n’en revenais pas. Je me suis dit : “Tiens ? Il a une grande ceinture ?” »
26L’explication la plus probante de ce gender gap réside dans la peur qu’ont les hommes de passer pour des clients ou des voyeurs, alors que les femmes sont moins susceptibles d’être suspectées de voyeurisme. Le regard dans le lointain n’est qu’un exemple de parade. On peut en citer d’autres, comme celles des joggeurs qui, lorsqu’ils passent devant des prostituées, font mine de consulter leur podomètre, accélèrent subitement ou se mettent à faire de grandes enjambés comme à l’échauffement, ou celle, plus complexe, décrite ci-dessous :
« Un couple a garé sa voiture devant le coin d’une prostituée. La femme sort la première de la voiture et se dirige vers le coffre pour décharger une poussette. L’homme sort ensuite et patiente adossé à la portière avant. Une prostituée qui a fini sa passe revient entre temps à son coin et s’installe sur un banc, devant la voiture. L’homme se retrouve nez à nez avec la prostituée. Il s’agite, ne sait où poser son regard. Il claque alors des doigts, lève les yeux au ciel et tend l’index vers l’arrière de sa voiture, comme s’il se souvenait soudain y avoir oublié quelque chose. Il se dirige d’un pas résolu vers le coffre puis reste planté là un temps, ne sachant que faire. Il décide finalement de “soutenir” la portière du coffre, comme si elle allait se refermer toute seule, tandis que sa femme sort la poussette. »
28La troisième prescription concerne les propos à caractères sexuels. Évoquer la prostitution en public est peu convenable, comme le montre l’embarras d’une adhérente du Racing, rencontrée pour un entretien exploratoire dans le hall d’hôtel où elle a ses habitudes.
« Enquêteur : Je fais une ethnographie du Bois de Boulogne, comme je vous l’ai dit sur le mail. Je vous vois tiquer ? Je cherche à rencontrer un peu tous les usagers. Je connais maintenant bien les prostituées…
Enquêtée : Bah je suis contente ! Je suis ravie ! [Elle se retourne sur sa chaise, reviens vers moi] Essayez de ne pas le dire trop fort ici. »
30De même, les enquêtés par micro-trottoir affirment ne jamais évoquer la prostitution une fois entrés dans le carré réservé du restaurant et des installations sportives. Il en va selon eux d’une certaine habitude à la présence prostitutionnelle, mais aussi et surtout du bon goût. C’est ce que résume bien un jeune homme de 18 ans, résidant dans le 16e arrondissement, et interrogé alors qu’il rejoint son vespa à la sortie du LPR : « Non c’est pas du tout un sujet de discussion ici. Ce n’est pas nouveau hein ! Et puis surtout on est au Racing… » (Entretien, 2 juillet 2012).
31Les prérequis qui permettent aux riverains de faire l’économie d’un coup de projecteur sur ce qui constitue un trait dissonant de leur territoire ne sont jamais aussi perceptibles que lorsqu’un des acteurs en présence commet une infraction à l’étiquette comportementale. Les enfants, surtout, menacent, comme dans le conte de Hans C. Andersen, Les habits neufs de l’empereur, de révéler tout haut ce que leurs parents n’osent murmurer de peur de déchoir, à savoir que, décidemment, la personne qu’ils viennent de croiser « n’a pas d’habit du tout ».
Les enfants comme acteurs peu fiables dans la performance collective qui consiste à nier le potentiel sexuel du trajet vers le Pré-Catelan
« J’avais une petite-fille, quand elle avait huit ans, je me promenais là dans la forêt avant d’aller au Racing. Et tout d’un coup elle a été suivie par un exhibitionniste qui a baissé son pantalon. Et elle a rigolé ! Moi j’ai hurlé ! Bon, le mec est parti, les flics sont arrivés, j’étais complètement choquée et elle, elle rigolait. »
33Les enquêtés les plus disposés à dire leur embarras sont ceux qui viennent au Bois avec leurs enfants. Ce sont donc le plus souvent des femmes. Que nous disent ces mécontentes ? Que c’est moins la prostitution en soi qui les dérange que le risque de contamination – « une seringue ou une capote qui traîne » – qu’elle fait courir à leurs enfants. Ces déclarations se doublent toujours de l’idée selon laquelle les prostituées sont dangereuses dans la mesure où elles attireraient malgré elles « des racailles », de « sales personnes », « une certaine population », « de mauvaises fréquentations », « une faune », etc. Bref, des individus masculins mal identifiés et susceptibles de s’en prendre à leurs enfants. Que les femmes aient plus que les hommes à charge de veiller à l’intégrité morale et physique de leurs enfants ne suffit pas à expliquer leur plus grande aversion à la présence prostitutionnelle. Recourir comme elles le font à des croyances relatives à la pollution signale que l’offense perçue est avant tout d’ordre territorial (Sanselme 2004). Que les prostituées soient accusées d’être à leur corps défendant le véhicule du malheur d’autrui va dans le même sens, puisqu’on retrouve ce type d’étiquetage dans d’autres régions où, comme au Pré-Catelan, le système politique ne permet pas de séparer les dominés des dominants (Douglas 2005 : 119).
34Nous voudrions dès lors avancer une hypothèse complémentaire pour expliquer la moindre tolérance des mères de famille : la menace qui plane sur ces dernières vient plus du comportement territorial de leurs enfants que de celui des prostituées. En effet, les enfants agissent comme des marqueurs mobiles du territoire de leurs mères. Qu’ils batifolent en patins, à vélo ou à poney, ils sortent des sentiers balisés et forcent leurs accompagnatrices à les suivre dans des lieux à faible visibilité sociale (Humphreys 2007), c’est-à-dire où la présence vaut consentement à l’interaction sexuelle. Ainsi s’opère un renversement de l’ordre social, qui transforme les ayants droit en étrangers de l’intérieur, soit comme objets de sollicitation, soit comme témoins malgré eux. Des lieux qui, à l’instar des sous-bois, ne faisaient jusqu’ici l’objet d’aucune revendication, deviennent de fait une extension passagère du territoire des usagères, augmentant d’autant la probabilité que la présence prostitutionnelle soit perçue comme une offense et disqualifiée en tant que telle.
35De plus, celles et ceux qui viennent avec leur enfant font équipage avec un individu peu enclin à respecter les prescriptions qui visent à traiter les inconnus comme des « non-personnes » (Cahill 1987 ; Gartner 1980). Les parents redoutent ainsi le jour où leur progéniture les interrogera sur les raisons de la quasi-nudité des femmes du Pré-Catelan. Les plus chanceux sont ceux dont les enfants construisent d’eux-mêmes des justifications. Ces fictions relèvent tantôt d’un registre poétique (« ce sont les gardiennes des arbres »), tantôt des traits caractéristiques de la socialisation primaire bourgeoise, comme ce garçon qui assimile les prostituées nigériennes de l’Allée de la Reine Marguerite à des « nounous » (entretien du 20 juin 2012). La plupart du temps, cependant, les parents préfèrent ne pas compter sur l’ingéniosité de leurs enfants. La façon la plus sûre de prévenir tout malaise consiste à « passer vite » en voiture devant les zones de prostitution les plus denses. La plus répandue consiste à préparer à l’avance des éléments de langage susceptibles d’abréger toute discussion à connotation sexuelle : « Je lui dirai que ce sont des dames qui attendent le bus et qu’elles ont chaud » (entretien du 13 mai 2012). La plus à-propos consiste à construire une justification tenant compte du contexte écologique du Bois. Ainsi, la présence d’un cirque sur la pelouse de la Muette a permis à une enquêtée de construire un alibi crédible pour expliquer la présence « d’une dame en cuissardes et bas résilles » à sa jeune fille : « Ma chérie, c’est une écuyère. Elle retourne au cirque » (entretien du 19 septembre 2012).
36La probabilité que les enfants mettent ainsi leurs parents dans l’embarras dépend cependant fortement de la présence prostitutionnelle les jours où ils n’ont pas école, comme le mercredi après-midi et le week-end. Or, les environs du Pré-Catelan se dépeuplent ces jours-là. Cette variation est en fait le résultat du rite d’évitement qui consiste pour certaines prostituées à renoncer au travail pendant ce qu’elles appellent « le jour des familles ». On perçoit ici une explication essentielle de la longanimité des ayants droit du territoire étudié. Tout se passe comme si les prostituées jouaient leur jeu en entretenant la fiction selon laquelle le Pré-Catelan est un lieu essentiellement dévolu aux loisirs sportifs et familiaux.
De bonnes voisines
37Une observation régulière et méthodique finit par nuancer le tableau d’un Bois « envahi » par la prostitution. À bien y regarder en effet, on découvre que les ayants droit du Pré-Catelan jouissent du monopole de l’occupation de lieux qui, tels les entrées du Racing, le chemin des lacs, les alentours des buvettes et du Jardin, sont pourtant idéalement situés pour qui veut attirer le client [14]. Les proxénètes sont eux aussi curieusement absents la journée, alors qu’ils sont présents sans interruption ailleurs dans Paris. De même, certains coins très fréquentés par les prostituées demeurent vierges de détritus. Dernière variation, constatée cette fois au fil des mois de l’année 2012, les camionnettes de passes laissent place à des voitures, plus discrètes. Ce sont donc moins les traces de l’activité prostitutionnelle que leurs absences ponctuelles qui font sociologiquement problème. Celles-ci résultent du contrôle social qu’exercent certaines prostituées sur les individus qui empiètent au-delà d’un certain point sur le territoire des riverains, et de l’autodiscipline à laquelle elles s’astreignent afin d’être perçues, pour pasticher la formule de Sylvie Tissot (2011), comme « de bonnes voisines ».
Entretenir une définition publique de la prostituée comme figure dominée
38Le moyen le plus fin mais aussi le plus courant de se faire « toutes petites » consiste pour les prostituées à faciliter l’inattention civile des usagers à leur égard. Cette coopération est rendue possible par l’étiquette de rue subtile déployée lorsqu’un individu passe devant leur coin. « Hommage que le vice rend à la vertu », celle-ci permet, si l’homme refuse l’interaction, de faire comme si aucun signe d’engagement n’avait jamais été donné. Nous en donnons ici une analyse kinésique (Birdwhistell 1981) :
Silhouettes réalisées d’après photographies prises depuis une voiture à vitres teintées, le 16 novembre 2013
Silhouettes réalisées d’après photographies prises depuis une voiture à vitres teintées, le 16 novembre 2013
39La chaine comportementale commence généralement par une torsion du buste en direction du client potentiel (figures 1 à 2), suivie d’une œillade au moment où ce dernier est à angle droit (figure 2). La position proxémique (Hall 1963) est alors typique des interactions où les coprésents se laissent le choix de l’engagement en se ménageant une porte de sortie. La suite dépend de la réponse du coureur. Qu’il réponde à l’œillade et une interaction centrée se mettra en place le temps de la négociation. Qu’il ne donne comme ici aucun signe d’engagement, et la prostituée continuera sa torsion du buste jusqu’à ce que son regard soit aligné avec un point situé non pas sur, mais derrière le coureur (figure 3). Elle ne reviendra à une position plus sociopétale que lorsque ce dernier ne pourra plus la voir (figure 4). On peut citer d’autres manières par lesquelles les prostituées s’efforcent de signifier à la cantonade qu’elles font leur possible pour rester discrètes. Ainsi des parades d’intention déclenchées lorsqu’une famille s’apprête à passer devant un coin : s’enfoncer de quelques pas dans l’ombre des sous-bois, se camoufler derrière un feuillage, tirer vainement sur sa jupe pour ne pas laisser entrevoir son entre-jambe, fermer son gilet, s’efforcer de faire rentrer ses tétons dans son soutien-gorge sous-taillé, etc. Autant d’« euphémismes pratiques » (Bourdieu 1966 : 183) qui ont pour point commun d’être dérisoires. En effet, l’ombre du sous-bois, pas plus que le mince feuillage des bords de route, ne garantissent l’invisibilité. Mais l’important pour les prostituées est de montrer aux usagers qu’elles voudraient bien se faire toute petites, demeurer invisibles, mais que les circonstances les en empêchent. Être vues cachées est une façon de rendre hommage à l’ordre social des ayants droit et de s’assurer de leur longanimité, comme le montre le satisfecit suivant :
« Enquêteur : Est-ce qu’il arrive que les prostituées vous saluent, vous fassent un signe ?
Enquêtée : Non. Moi ça ne m’est jamais arrivé. Ils sont très en retrait, ils ont leur boulot. Je dis ils parce que […] J’ai jamais été vérifier, mais il y a quand même des gabarits assez impressionnants. Mais ils sont vraiment dans leur boulot. C’est comme s’ils avaient une cape d’invisibilité, comme dans Harry Potter. »
41La déférence des prostituées est cependant parfois contredite par le comportement viril et agressif de certaines transsexuelles. Les traditionnelles n’hésitent pas dès lors à se désolidariser de leurs semblables moins favorisées en les désignant comme « sales », « indisciplinées » et « irrespectueuses » vis-à-vis des usagers, pour mieux se définir en retour par sa section la plus nomique : celle qui « sait rester à sa place », parce qu’elle « comprend le riverain et la mère de famille », pour avoir « comme eux un logement et des enfants ».
42Ne pas dévoiler leurs revenus en public est également une manière pour les prostituées de « rester à leur place » en tant que figures dominées. C’est pourquoi les membres du Collectif 16 usent avec prudence de l’argument avancé par le STRASS, et selon lequel les prostituées gagnent suffisamment d’argent et paient suffisamment d’impôts pour ne pas être traitées comme des citoyennes de seconde zone.
« Sandra : Un journaliste il va vous poser la question “combien vous faites par jour ?”. […] Alors ils se font des calculs pharaoniques, c’est-à-dire : “Alors elle prend un client à cinquante euros. Si elle en fait six ou dix dans la journée, ça lui fait tant…”. Ils calculent au mois. Donc faire très attention, quand vous parlez à un journaliste, parce que ça peut être dangereux.
Enquêteur : Dans quelle mesure ?
Sandra : Parce que c’est indécent par rapport au salaire de base du citoyen lambda ! La prostituée qui sait travailler, parce que tout le monde n’est pas logé à la même enseigne, elle va faire un salaire de PDG de PME, au minimum. Même dans les temps difficiles. À condition de faire des heures hein ! »
44Le dilemme des traditionnelles du Bois est comparable à celui auquel étaient confrontés les concierges des immeubles de la classe moyenne du Chicago des années 1950 étudiés par Ray Gold. Nous avons dans les deux cas affaire à une situation « dans laquelle un individu gagne assez d’argent pour s’offrir les biens et services généralement associés non pas à ses caractéristiques sociales, mais à celles des membres de classes sociales plus élevées » (Gold 1952 : 486) et s’expose ce faisant à l’amertume de ces dernières. La présidente du Collectif 16, a bien perçu ce risque. Elle s’efforce donc, dans les groupes de paroles du STRASS, de prévenir ses pairs que « si le journaliste est utile en période de grosse pression policière, il faut savoir lui dire juste ce qu’il faut, mais pas trop [15] ».
45Si l’implication des prostituées dans leur rôle de bonne voisines bénéficie in fine aux usagers du Pré-Catelan, elle n’est pas seulement inspirée par le désir de leur plaire. Les prostituées comptent également sur le concours des cantonniers et des policiers municipaux pour assurer leur domination sur les autres groupes déviants du Bois.
Veiller à l’ordre et à la propreté pour s’assurer du concours des services municipaux
46Un examen attentif révèle que les sous-bois les plus propres sont ceux occupés par des prostituées qui nouent des sacs plastique aux troncs d’arbre afin d’y déposer leurs déchets. Celles qui se plient à cette discipline se voient récompensées par les cantonniers. Ils leur donnent de l’eau les jours de chaleur, ferment les yeux lorsqu’elles se changent dans le cabanon du Jardin du Pré-Catelan, et nettoient leur coin avec application [16]. La bienveillance des agents de nettoyage est d’autant plus nécessaire que ceux-ci découragent deux usages du Bois concurrents de la prostitution : l’habitation, d’une part, puisqu’ils ont à charge de démanteler les « campements sauvages » une fois leurs habitants expulsés, et les pratiques sexuelles non conformes à l’ordre prostitutionnel marchand, d’autre part, puisqu’ils sont volontiers hostiles à l’égard des hommes qui pratiquent gratuitement des actes homosexuels dans le Bois.
« J’accompagne Waly le cantonnier derrière Le Relais Bois de Boulogne désaffecté : “Tout ça aussi c’est mon secteur. Ici y’a des mecs qui viennent pour se faire… vous voyez ce que je veux dire ?”. Justement, un jeune homme en costume gris sort d’un bosquet les mains dans les poches. Il passe à notre hauteur et nous salue timidement avant de monter dans sa voiture. “Genre lui là, dit Waly en désignant le jeune homme d’un coup de menton, il a fait style. Mais moi ils ne vont pas me barber comme ça. Moi je les connais. T’as pas vu l’autre mec en jean qui a traversé là ?”. Un deuxième homme vient en effet de sortir lui aussi du bosquet. “Lui, il suce des mecs tous les matins. Si on n’était pas là, celui qui est parti tout de suite avec les mains dans les poches, il l’aurait suivi”. »
48Les traditionnelles coopèrent aussi avec la police, pour assurer cette fois leur domination au sein de l’espace prostitutionnel du Bois. La journée du commissaire d’arrondissement commence ainsi par une tournée [17] durant laquelle il s’assure qu’elles n’ont « rien à signaler », procédure répétée tout au long de la journée par des policiers en vélo. Si ces derniers « viennent aux infos », c’est que, comme le dit Sandra, ses collègues et elle sont « aux premières loges » :
« “Entrez, je vous ai ouvert !”. Bien qu’occupée à lire, Sandra m’a repéré depuis longtemps et sa portière est déjà déverrouillée quand je tape au carreau. Pour cause, l’habitacle fonctionne comme un panoptique. Le siège du mort est tourné vers l’intérieur et un jeu de miroirs permet à Sandra de voir autour d’elle à deux-cents mètres à la ronde. Elle anticipe ainsi l’arrivée de “ses habitués”, ce qui lui donne le temps de se repoudrer et de baisser la vitre pour les saluer. Elle se sert également de son appareil visuel pour repérer les “loubards” et verrouiller l’habitacle en conséquence. Lorsque l’un d’eux s’attarde trop, Sandra dégaine son téléphone et prévient ses pairs et/ou la police par texto. Pendant l’entretien, le regard de mon interlocutrice papillonne machinalement de moi à son dispositif réfléchissant, si bien que je jurerais la voir parler en conduisant. »
50Servir d’indicatrices à la police ne permet pas seulement de s’assurer qu’elle se montrera magnanime. C’est également une manière pour les prostituées d’être craintes des autres groupes en concurrence dans l’espace prostitutionnel local. Les « michetons » et les prostituées qui, une fois trop âgées, essaient de se reconvertir dans le « proxénétisme de soutien » en faisant payer un loyer pour l’occupation de leur ancien coin, ont ainsi appris à craindre les dénonciations anonymes faites au référent de la commission centrale de sécurité, la plupart du temps photographies à l’appui [18]. Recourir à la police permet plus largement au Collectif 16 d’assurer sa domination en mettant hors-jeu les prostituées qui ne souhaitent ou ne peuvent se conformer à son mode de travail. Les représentantes du Collectif 16 incitent ainsi le commissaire d’arrondissement à « se montrer ferme [19] » vis-à-vis de celles qui – soit parce qu’elles « viennent à pied » (les latines), soit parce qu’elles continuent de venir en camionnettes, soit enfin parce qu’elles « n’en n’ont rien à foutre des fêtes catholiques et viennent travailler le dimanche » (les maghrébines) – sont étiquetées comme des « nuisances pour les promeneurs ».
51Le succès de la définition selon laquelle le Pré-Catelan est un territoire d’entre-soi dédié au loisir dépend donc autant du comportement des ayants droit que de l’intérêt des prostituées à ne pas violer ce que Georg Simmel (1999) appellerait la « sphère idéale » qui entourent ceux-ci. Cette coopération en matière de figuration est en outre facilitée par le travail invisible d’acteurs qui, tels les cantonniers ou les policiers, jouent un rôle d’intermédiaire entre les offenseurs et les ayants droit du territoire étudiés.
52*
53La curiosité que constitue la longanimité des usagers du Pré-Catelan vis-à-vis de la prostitution révèle en creux les conditions de possibilité des mobilisations bourgeoises si bien étudiées ailleurs. Elle témoigne du faible tropisme des dominants pour les causes qui, contrairement à la sauvegarde du patrimoine et des belles choses, ne manqueraient pas de mettre un coup de projecteur sur un trait dissonant de leur mode de vie. Il signale de même le moindre intérêt des habitants des beaux quartiers pour la gestion de lieux interstitiels, qu’ils ne font que traverser entre deux espaces clos jalousement protégés. Que les beaux quartiers paraissent être les ghettos qu’ils ne sont pas est enfin révélateur de ce qui fait leur spécificité : la capacité de leurs ayants droit à imposer une définition homogène de leur lieux de vie, en dépit de la présence d’éléments dissonants. Un lieu comme le Pré-Catelan rappelle de surcroit qu’une telle définition peut paradoxalement s’imposer par un travail d’euphémisation et de déni. Les efforts consentis pour donner le ton ne constituent cependant que l’une des parties de la transaction qui transforme un quartier en un « beau quartier ». L’autre composante est que les éléments dissonants participent activement à leur propre invisibilisation, soit parce qu’ils sont convaincus eux-mêmes de leur infériorité, soit parce qu’ils ont intérêt à faire montre de leur déférence.
Ouvrages cités
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- Bourdieu, Pierre. 1996. Raisons pratiques : sur la théorie de l’action. Paris, Seuil.
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- Cahill, Spencer E. 1987. « Children and Civility: Ceremonial Deviance and the Acquisition of Ritual Competence », Social Psychology Quaterly, vol. 50, no 4 : 312-321.
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- Weinberg, Martin S. 1965. « Sexual Modesty, Social Meanings, and the Nudist Camp », Social Problems, vol. 12, no 3 : 311-318.
Notes
-
[1]
Je tiens à remercier Brigitte Le Grignou et Éric Agrikoliansky pour avoir dirigé le travail de thèse à l’origine de cet article, ainsi que Benjamin Lemoine pour sa relecture, Raphaël Sobero-Fuentes pour les éléments de traduction de l’espagnol au français, Matthieu Bertrand-Desbrunais pour le silhouettage, Anne-Élise Vélu pour m’avoir prêté sa voiture, et Mathilde Godard, pour m’avoir accompagné sur le terrain « comme pour une innocente promenade ». Je salue également Hélène, Carine, Françoise et Vincent, de l’association Aux captifs, la libération.
-
[2]
En 2012, le droit d’entrée et la cotisation annuelle sont de respectivement 6 700 euros et 1 400 euros. Deux parrains sont nécessaires pour être coopté. Pierre Assouline, Jean-Paul Belmondo, Vincent Bolloré, Didier Pineau-Valencienne, Dominique de Villepin, Yannick Noah, sont les membres les plus célèbres du club.
-
[3]
Sept mille membres du LPR sont mobilisés depuis 2010 au sein de l’association « SOS Croix Catelan » contre l’aménagement des vestiaires et de la cafétéria de leur club. L’indignation que suscite, chez les membres de cette association, la disparition programmée des casiers pullmans individuels, n’a pas manqué de donner lieu à des commentaires sarcastiques dans la presse. Voir Pascal Krémer, « La bourgeoisie défend son pré-carré », Le Monde Magazine, n° 41, 26 juin 2010, p. 32-25, et Géraldine Catalano, « Un dimanche au Racing », L’Express, n° 3160, 25 janvier 2012, p. 86-89.
-
[4]
Nous traduisons forebearance par le terme de longanimité car il exprime, en plus de la patience, la puissance et la bonne volonté de celui qui endure une offense qu’il pourrait punir.
-
[5]
Nul besoin, pour décrocher ce type d’interviews, de passer par de longues et souvent vaines négociations. Il nous suffisait de faire le guet suffisamment longtemps devant les entrées des concessions et de se montrer pugnace lors du premier contact. À l’instar du pickpocket ou du mendiant, le sociologue qui souhaite interagir avec des membres des classes supérieures doit profiter de l’instant où ceux-ci se déplacent d’un lieu d’entre-soi à un autre. Nous rejoignons ici Arnold van Gennep lorsqu’il compare la société à une maison, avec des chambres reliées par un corridor, et affirme que c’est le passage par ce dernier qui est dangereux (van Gennep 1981 : 41-42).
-
[6]
Arrêté municipal n° 2012 P 0042 du 1er mars 2012 réglementant la circulation dans les bois de Boulogne et de Vincennes.
-
[7]
La PPL n° 2713 du 15 novembre 2000, tendant à sanctionner les diverses formes de racolage sur la voie publique, et la PPL n° 3130 du 12 juin 2001, tendant à réprimer le racolage passif aux alentours des lieux de culte, des établissements scolaires ou fréquentés régulièrement par des mineurs.
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[8]
Les réunions publiques à la mairie du seizième arrondissement qui portent sur la protection des domiciles privés, notamment vis-à-vis des cambriolages, connaissent un grand succès (Conseil d’arrondissement, 30 septembre 2013 et Commission de sécurité, 16 octobre 2013). Celles dont l’ordre du jour est dédié aux espaces publics, notamment les « nuisances » consécutives aux formes d’occupation populaire de la rue – mendicité, vente à la sauvette sur l’esplanade du Trocadéro –, attirent au contraire essentiellement les commerçants et les militants de l’UMP (Conseil d’arrondissement, 27 mai 2013)
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[9]
Le maire du 16e arrondissement n’évoque longuement la lutte contre le racolage que durant les périodes où celle-ci fait l’objet d’un travail proprement politique. Cf. Lettre de sécurité du 17 mars 2012 et du 21 juillet 2012, suite à l’arrêté du 1er mars 2012, et du 28 avril 2013, à l’occasion de la proposition de loi de Esther Benbassa abrogeant le délit de « racolage passif ».
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[10]
Lettre du 24 juillet 2012 adressée par le Préfet de police de Paris à Me Marcie-Hullin, avocate du Collectif 16.
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[11]
Si nous n’avons pas pu les consulter, ces demandes étaient, semble-t-il, trop marquées par le registre de la proximité et du singulier pour être jugées recevables par l’ingénieur en charge du Bois, qui décrit leur contenu d’un moqueur « Et moi mon gamin/ Et moi ma mémé/mon pépé/mes marmots, je ne peux plus l’emmener au Bois » (Carnet de bord, 12 novembre 2012).
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[12]
Les concessions du Bois ne souhaitent pas non plus attirer l’attention sur la présence prostitutionnelle. Contactées en début d’enquête, la direction du Racing et du restaurant Le Pré Catelan n’ont pas souhaité nous rencontrer. De même, la direction des Bois et Forêts s’est révélée inquiète lorsque nous avons émis le souhait de suivre ses cantonniers pendant une semaine. Les agents de nettoyage, nous prévenait-t-on, étaient échaudés par les documentaires télévisés qui charrient une image peu reluisante de leur métier et du Bois. Pourquoi, nous proposait-on, ne pas plutôt « parler du Bois de Boulogne comme du poumon vert de Paris » afin que « le parisien ait un peu la reconnaissance du boulot qui est fait et sache où passent ses impôts » ? (Carnet de bord, 12 novembre 2012). Quand à l’Association de Sauvegarde du Bois de Boulogne, « elle ne se consacre, selon les mots de son président, qu’à la protection du Bois en tant qu’espace vert classé, et n’a pas vocation à s’occuper des prostituées » (entretien du 5 avril 2012).
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[13]
Elijah Anderson définit l’étiquette de rue (street etiquette) comme l’ensemble des règles qu’un individu utilise systématiquement pour négocier son passage lors qu’il croise un autre individu. Ce répertoire comportemental rudimentaire se fonde sur les caractéristiques les plus superficielles des individus croisés. Il contribue moins à réellement protéger le piéton qu’à le rendre plus à l’aise dans la rue. Ce type d’étiquette est typique des situations dans lesquelles la juridiction des agents de contrôle social n’a plus cours et que la responsabilité personnelle est censée prendre le relais (cf. Anderson 1992 : 209-210).
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[14]
Un bon coin est une place qui permet aux prostituées de voir et d’être vues. Voir pour prévenir le danger, être vues pour attirer le client et être secourues s’il s’avère hostile. Or, dans le Bois de Boulogne, voir et être vue la nuit suppose d’être dans une portion éclairée par les lampadaires municipaux, et par conséquent à proximité des concessions telles que le LPR.
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[15]
Observation du 1er juin 2013 aux « Rencontres nationales des travailleuses du sexe ».
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[16]
Carnet de bord, 14 novembre 2012. Cet arrangement ne tient cependant pas en période de répression policière, phases durant lesquelles les prostituées ont tendance à volontairement souiller leur coin à titre de représailles (Carnet de bord, 22 mars 2012).
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[17]
Archive Inathèque, n° 4185070.001, Reportage Enquête exclusive, 2 mai 2010.
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[18]
Les prostituées des bois de Boulogne et de Vincennes sont en conflit sur cette méthode. Les secondes reprochent aux premières de « cafter à la police » (Carnet de bord, 1er juin 2013).
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[19]
Observation du 22 mars 2012, conseil de sécurité et de prévention de la délinquance, commissariat central du 16e arrondissement.