« Lorsqu’un groupe prend possession d’un territoire, il le transforme à son image – l’espace ratifie les rapports sociaux – et en même temps il est contraint par la matérialité même de sa création, à laquelle il finit par obéir. »
1La question de l’espace constitue une entrée heuristique lorsque l’on s’intéresse aux groupes sociaux dominants. Parmi les processus qui permettent à une domination économique, culturelle, politique, de s’exercer, ceux qui se jouent autour du territoire, de l’espace concret, apparaissent, à certains égards, centraux. C’est sur ces dynamiques et sur la trame spatiale des rapports de domination que le présent dossier propose de porter le regard, en s’intéressant à l’ensemble des pratiques qui instaurent, entretiennent, légitiment une forme d’emprise sur et par l’espace.
2Les travaux d’histoire sociale se sont intéressés, à différents titres, à ce qu’on pourrait appeler la construction spatiale du social. Repérant les rapports dialectiques entre temps et espace, les recherches en histoire urbaine envisagent ainsi plusieurs échelles, spatiales et temporelles, à l’aune desquelles peuvent se saisir les processus sociaux qui construisent la ville (Perrot 1975 ; Lepetit 1994 ; Backouche 2000), à la fois « espace et société » (Lepetit 1999 [1993]). Elles s’emploient à investiguer sur le temps long les dynamiques démographiques, foncières, immobilières, les logiques d’appropriation de l’espace ainsi que celles de sa valorisation.
3Investies par la sociologie urbaine (Grafmeyer et Authier 2008) et par la sociologie des élites et de la bourgeoisie (Pinçon et Pinçon-Charlot 2000), les recherches sur la spatialité des pratiques de pouvoir et de domination ouvrent différentes perspectives pour envisager les formes contemporaines de ces logiques.
4L’espace peut tout d’abord être étudié en tant que ressource matérielle et symbolique et objet de luttes – territoire que l’on s’approprie, occupe, protège de l’intrusion ou que l’on partage. Relevant de cette inspiration, des travaux de sociologie économique abordent la participation des ressources spatiales à la structuration des échanges marchands (Zalio 2004) ; des recherches proposent également de penser les pratiques spatialisées qui parviennent à produire une « façade » (Goffman 1987) convaincante. Toutes sortes d’institutions économiques, régulièrement investies dans un travail pour maîtriser l’image renvoyée par les lieux aux visiteurs et autorités de contrôle (Muller 2002), sont susceptibles d’être concernées.
5Envisager les formes spatialisées de la domination renvoie également à l’observation de la ségrégation spatiale, en particulier urbaine, qui manifeste de façon visible les inégalités sociales (Backouche, Ripoll, Tissot et Veschambre 2011). C’est d’abord sur le résultat de ces processus que les recherches se penchent, montrant que, dans les grandes villes occidentales, la ségrégation la plus forte est prioritairement le fait des classes supérieures (Préteceille 2006). Certains travaux vont par ailleurs porter sur les usages sociaux de cette ségrégation, avec l’entretien de l’entre-soi qu’elle permet (Pinçon et Pinçon-Charlot 2007 ; Cousin et Chauvin 2012). Ils éclairent les stratégies actives, militantes parfois, dont l’espace fait l’objet de la part de fractions sociales dominantes, dans le but d’asseoir leur prééminence sur des territoires spécifiques. Toutefois, la façon dont se déploient concrètement ces stratégies spatiales, est comparativement moins étudiée que ses résultats, au risque d’occulter les « rapports dialectiques complexes entre les groupes sociaux et l’espace » (Lepetit 1994 : 294).
6Les articles rassemblés dans ce dossier proposent d’approfondir l’emprise exercée par des groupes dominants, en retenant la double acception de cette notion : à la fois prise de possession concrète d’un territoire et ascendant moral et social. À partir d’une réflexion sur les formes spatialisées des rapports de domination, il s’agit de s’intéresser aux dynamiques complexes qu’elles mettent en jeu (Lepoutre 2010), produisant éventuellement des cas de ségrégation imparfaite (Simon 1997) voire des échecs.
7Les contributions alimentent de façon complémentaire la réflexion. À partir de plusieurs perspectives théoriques (sociologie des élites, science politique, sociologie économique, histoire et géographie sociales), elles articulent des matériaux issus de l’ethnographie, d’entretiens, d’analyses documentaires et archivistiques. Tout en portant sur des populations qui représentent les fractions sociales dominantes, elles en saisissent les conduites et stratégies à partir d’objets différenciés. Kevin Geay s’intéresse aux interactions et au partage de l’espace public entre les résidents du 16e arrondissement et les prostituées du Bois de Boulogne. L’article d’Héloïse Fradkine porte sur l’investissement local de deux maîtres d’équipage, qui vise à asseoir leur pratique de la chasse à courre. Isabel Boni-Le Goff étudie pour sa part les politiques d’aménagement des bureaux des firmes de conseil et la contribution de ces politiques au jeu concurrentiel et à la construction de la subordination salariale. Confrontant des projets de rénovation urbaine destinés aux élites, à différents moments du développement de Bruxelles, entre 1770 et 1970, Tatiana Debroux, Jean-Michel Decroly, Chloé Deligne, Christian Dessouroux, Christophe Loir et Mathieu Van Criekingen observent les acteurs et les composantes des stratégies qui participent à redéfinir spatialement et socialement la structure urbaine.
8Trois constats majeurs traversent et relient ces différentes contributions : ils portent sur l’ampleur des investissements spatiaux réalisés par les fractions sociales dominantes ; la part active prise par les interactions et coopérations avec des groupes ou acteurs dominés ; et enfin les enjeux symboliques importants que revêtent les différents efforts spatiaux ou architecturaux réalisés.
9On remarque tout d’abord que la construction d’un espace réservé suppose un important travail et la mobilisation de multiples ressources. On le constate chez les maîtres d’équipage rencontrés par Héloïse Fradkine. Pour ces acteurs, la reprise en main de la chasse s’apparente à la reconquête d’un territoire – dans le contexte d’une dépossession antérieure pour leur parenté. Comme le dit l’un des interviewés : « il y a une espèce de revanche dans ce projet ». Mais cette revanche suppose de s’appuyer sur un « capital d’autochtonie » (Retière 2003) ; elle met en jeu, pour les deux maîtres d’équipage, un investissement important auprès des pouvoirs publics locaux, d’associations et de résidents des territoires concernés. Dans son article, Isabel Boni-Le Goff constate, pour sa part, une véritable politique architecturale qui mobilise l’énergie des partners des deux cabinets présentés. Les promoteurs de certains projets résidentiels étudiés par Tatiana Debroux et al., vont également faire jouer un vaste capital social pour négocier, notamment avec les pouvoirs publics de la ville, l’adoption de règles d’urbanisme en leur faveur. Cette contribution et l’article de Kevin Geay sur le 16e arrondissement parisien apportent ensemble des études de cas situées qui élucident les moteurs de la ségrégation spatiale de deux capitales européennes, forgée sur plusieurs siècles. L’Ouest parisien cossu trouve son pendant à l’est de Bruxelles, et dans les deux villes, la domination ne persiste que grâce à des arrangements qui sont le fruit de négociations permanentes.
10En se centrant sur les processus sociaux qui sont impliqués dans la production d’un espace privé, l’étanchéité apparente de l’entre-soi élitaire se fissure singulièrement. S’il est soumis à un certain contrôle et qu’il apparaît comme un des enjeux des investissements spatiaux et architecturaux, il n’en est pas moins régulièrement remis en cause et objet de tensions. Plusieurs exemples reflètent ces incertitudes, tels que certains projets éphémères évoqués par Tatiana Debroux et al., comme le Centre international Rogier, qui ne réussit pas à s’imposer comme un « ilôt » élitaire, au sein d’un environnement trop populaire.
11Produire un entre-soi suppose paradoxalement de multiples négociations, interactions et coopérations, notamment avec des membres de groupes sociaux subalternes, ce qui permet de constater le fragile équilibre sur lequel les frontières spatiales et sociales reposent. Cette question est même au cœur de l’article de Kevin Geay : dans un contexte où la municipalité du 16e arrondissement réussit à « éviter le “sale boulot” de la lutte contre le racolage », le statu quo qui conduit à un partage des lieux aux abords du Lagardère Racing Club dépend tout autant de la bonne volonté des prostituées qui savent « se faire toutes petites », que des stratégies interactionnelles d’évitement des ayants droit du Pré Catelan. Ce soutien des populations indésirables prend notamment la forme d’un « contrôle social qu’exercent certaines prostituées sur les individus qui empiètent au-delà d’un certain point sur le territoire des riverains et de l’autodiscipline à laquelle elles s’astreignent ». Ce contrôle social est relayé par les cantonniers qui récompensent la coopération et la discipline des occupantes des lieux par des marques de prévention.
12Les maîtres d’équipage étudiés par Héloïse Fradkine s’inscrivent dans une configuration opposée à celle des usagers du Pré Catelan car ils multiplient les interactions et entretiennent une sociabilité avec leurs voisins agriculteurs, ouvriers, artisans et autres membres de groupes sociaux éloignés du leur. Toutefois, la logique qui préside à ces interactions est bien l’obtention d’une coopération et d’un soutien qui ne sont pas acquis à l’avance : pour négocier le droit de chasser sur des terres ou pour bénéficier de l’appui de personnes bénévoles du cru lors des laisser-courre.
13En filigrane de ces contributions apparaît la question du consentement aux rapports de pouvoir et de domination : comment et pourquoi les individus et groupes dominés peuvent-ils consentir aux multiples limitations et contraintes qui accompagnent ces rapports de pouvoir ? À cet égard, l’article de Kevin Geay éclaire utilement le point de vue des personnes indésirables sur les frontières sociales et spatiales. Une des clés pour comprendre les comportements de bon voisinage des prostituées du Bois de Boulogne est de s’intéresser aux enjeux spécifiquement professionnels de ces actrices, qui cherchent à préserver la possibilité d’exercer sur un territoire stabilisé et à tenir à distance certaines concurrences. L’article éclaire ainsi des rapports de domination imbriqués : les prostituées les plus anciennes se trouvant également impliquées dans des pratiques relevant d’une forme d’expropriation à l’égard de certaines professionnelles. Le consentement intéresse également Isabel Boni-Le Goff qui montre comment l’aménagement de l’espace de travail (et de détente) des cabinets de conseil est conçu pour renforcer le fort engagement subjectif des salarié-e-s au travail et produire une forme d’enchantement dans la contrainte.
14Pour finir, si l’espace participe à la production de rapports de domination, c’est également le cas sur le plan symbolique, et l’ensemble des articles accorde à cette dimension une attention spécifique. Ainsi, les chasses qu’Héloïse Fradkine a pu observer, constituent « des démonstrations de puissance sociale […] renvoyant au modèle d’excellence aristocratique chevaleresque ». Dans l’analyse de Tatiana Debroux et al., les différents projets résidentiels bruxellois sont également l’occasion de promouvoir symboliquement les espaces élitaires pour les valeurs urbanistiques nouvelles qu’ils sont censés représenter : « assainissement », « embellissement », « tranquillité », « modernité ». En même temps qu’une ségrégation spatiale concrète, ils produisent des signes distinctifs, qui en retour sont des sources de légitimité, souvent au nom de l’utilité publique. Pour sa part, Isabel Boni-Le Goff observe l’investissement tout autant symbolique que pratique des cabinets de conseil dans leurs locaux. Par un « souci du détail et de la cohérence esthétiques, les aménagements du lieu véhiculent une sorte de signature » et contribuent activement à produire une façade institutionnelle convaincante. Façade qui se réfère aux normes produites par les firmes les plus dominantes de l’espace du conseil, avec lesquelles les cabinets étudiés sont en concurrence, notamment pour recruter un personnel très diplômé. Enfin, Kevin Geay invite également à lire l’important travail d’évitement des résidents du 16e arrondissement comme un effort collectif pour consolider une définition unique, homogène, du cadre spatial et de son incontestable propriété.
Ouvrages cités
- Backouche, Isabelle. 2000. La trace du fleuve : la Seine et Paris. 1750-1850. Paris, Éditions de l’EHESS.
- Backouche, Isabelle, Fabrice Ripoll, Sylvie Tissot et Vincent Veschambre. 2011. La dimension spatiale des inégalités. Rennes, Presses universitaires de Rennes.
- Cousin, Bruno et Sébastien Chauvin. 2012. « L’entre-soi élitaire à Saint-Barthélémy », Ethnologie française, vol. 42, no 2 : 335-345.
- Grafmeyer, Yves et Jean-Yves Authier. 2008. Sociologie urbaine. Paris, Armand Colin.
- Goffman, Erving. 1987. La mise en scène de la vie quotidienne, t. 1, La présentation de soi. Paris, Éditions de Minuit.
- Goffman, Erving. 1974. Les rites d’interaction. Paris, Éditions de Minuit.
- Lepetit, Bernard. 1994. « L’appropriation de l’espace urbain : la formation de la valeur dans la ville moderne (xvie-xixe siècle) », Histoire, économie et société, no 3, Lectures de la ville (xve-xxe siècle) : 551-559.
- Lepetit, Bernard. 1999 [1993]. « Une herméneutique urbaine est-elle possible ? », in Bernard Lepetit et Denise Pumain, Temporalités urbaines. Paris, Anthropos.
- Lepoutre, David. 2010. « Histoire d’un immeuble haussmannien. Catégories d’habitants et rapports d’habitation en milieu bourgeois », Revue Française de sociologie, vol. 51, no 2 : 321-358.
- Muller, Séverin. 2002. « Visites à l’abattoir : la mise en scène du travail », Genèses, 2002/4, no 49 : 89-109.
- Perrot, Jean-Claude. 1975. Genèse d’une ville moderne : Caen au xviiie siècle. Paris et La Haye, Mouton.
- Pinçon, Michel et Monique Pinçon-Charlot. 1989. Dans les beaux quartiers. Paris, Seuil.
- Pinçon, Michel et Monique Pinçon-Charlot. 2000. Sociologie de la bourgeoisie. Paris, La Découverte.
- Pinçon, Michel et Monique Pinçon-Charlot. 2007. Les ghettos du gotha. Quand la bourgeoisie défend ses espaces. Paris, Seuil.
- Préteceille, Edmond. 2006. « La ségrégation sociale a-t-elle augmenté ? La métropole parisienne, entre polarisation et mixité », Sociétés Contemporaines, 2006/2, no 62.
- Retière, Jean-Noël. 2003. « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, no 63 : 121 -145.
- Simon, Patrick. 1997. « Les usages sociaux de la rue dans un quartier cosmopolite », Espaces et Sociétés, no 90/91.
- Zalio, Pierre-Paul. 2004. « Espaces de l’activité économique », Genèses, 2004/3, no 56 : 2-3.
- * Je tiens à remercier Fabienne Pavis pour ses réflexions stimulantes, tout au long de la préparation de ce dossier.