Genèses 2015/1 n° 98

Couverture de GEN_098

Article de revue

Chris Marker, le sceau du secret

Enquêter sur un refus d’entretien

Pages 131 à 147

Notes

  • [1]
    SLON : Service de lancement des œuvres nouvelles, « éléphant » en russe.
  • [2]
    ISKRA : Image, son, kinescope et réalisations audiovisuelles, « étincelle » en russe.
  • [3]
    Lorsque la revue Écran crée, à l’instigation du journaliste et critique Guy Hennebelle, une rubrique dédiée au cinéma militant, la place prééminente de SLON au sein de ce courant y est d’emblée rappelée : « Cette rubrique est également justifiée par le fait que depuis 1968 les films réalisés avec de petits moyens dans les médias ci-dessus définis sont de plus en plus nombreux. Que l’on songe par exemple que le groupe SLON (à ce jour le plus stable et le plus prolifique) totalise plusieurs dizaines d’heures de films montés et sonorisés » (Écran, 22 février 1974).
  • [4]
    J’ai cependant appris par la suite qu’il avait accepté, quelque temps plus tard, un entretien avec l’étudiante d’un de mes collègue pour évoquer l’éducation populaire.
  • [5]
    Le texte conseillé retrace les modalités de la rencontre entre Chris Marker et un centre culturel ouvrier de Besançon, le Centre culturel populaire Palente Orchamps (CCPPO), sur lequel le documentariste s’est appuyé pour tourner À bientôt j’espère en 1967. Il y rend hommage à son chef opérateur Mario Marret, instrumental dans la formation des groupes d’ouvriers à la réalisation cinématographique dans la continuité de cette expérience (Marker 2006).
  • [6]
    Courriel de Chris Marker, 11 juin 2007.
  • [7]
    Muriel Darmon rappelle ainsi que « les erreurs ou les blocages ne sont plus des accidents à éliminer mais des matériaux à prendre en compte, [matériaux] dont l’étude ne se réduit pas à une introspection inutile de l’enquêteur ou à une dénonciation purement vengeresse, mais permet d’utiliser une réflexivité tournée vers le terrain comme un outil décisif pour faire de la sociologie » (Darmon 2005, p. 99 et 113). Dans le cas de l’anorexie étudiée par Muriel Darmon, refus ou acceptations permettent d’appréhender l’espace des discours médicaux. Pour Frédérique Matonti, un refus d’entretien permet d’objectiver une des conditions d’entrée sur son terrain lors d’une enquête sur les anciens rédacteurs de la revue la Nouvelle Critique : le fait qu’elle soit normalienne et agrégée, comme la plupart de ses enquêtés (Matonti 1996). Pour Malika Gouirir qui revient enquêter sur le quartier de son enfance, les refus d’entretien témoignent d’une position ambivalente d’ancienne membre de la communauté sur laquelle pèse le soupçon d’être « vendue », dont le « choix » matrimonial exogame d’un non-musulman était l’indicateur d’une trahison (Gouirir 1998). Lorsque les époux Pinçon ont travaillé sur les nouveaux entrepreneurs, ils ont été confrontés à des refus d’entretien dans un cas sur deux, qui s’expliquaient par leur refus de voir interprétée leur réussite professionnelle en termes de trajectoire familiale et de reproduction sociale, et non pas, comme ils le faisaient habituellement, en termes d’exception au prisme de leur personnalité singulière (Pinçon et Pinçon-Charlot 1999). De même, les refus d’entretien éclairaient la difficulté de Julie Landour à enquêter au sein de l’entreprise dont elle était salariée, sa démission constituant le « déclic » de sa campagne d’entretien (Landour 2013).
  • [8]
    L’aide d’Inger Servolin, gérante et animatrice de SLON puis d’ISKRA depuis 1967, qui m’a ouvert son carnet d’adresses, a été cruciale. Je la remercie particulièrement, ainsi que l’équipe d’ISKRA qui a mis à ma disposition les copies de la plupart des films de son catalogue. Cet article doit beaucoup aux relectures attentives de Frédérique Matonti, Sébastien Layerle, Mathieu Hauchecorne, Jean-Christophe Blum et Frédéric Viguier, ainsi que des membres du comité de lecture de Genèses. Je les en remercie vivement. Toute erreur ou approximation me sont naturellement imputables.
  • [9]
    Le film a été adapté par Terry Gilliam avec L’armée des douze singes en 1995.
  • [10]
    Le manifeste « Pour un cinéma militant », paru à l’été 1968 dans la revue des États Généraux du cinéma (il s’agit des assemblées générales des professionnels du cinéma, réunies à quatre reprises en mai et juin) précisait que le militantisme devait prévaloir sur la notion d’auteur : « C’est pourquoi nous défendons : l’utilisation des films comme arme de lutte politique […] et sur lesquels tous les militants concernés exercent un contrôle politique aussi bien dans la réalisation que dans la diffusion » (États généraux du cinéma 1969). Jean-Luc Godard constitue l’exemple le plus connu d’un tel revirement puisqu’à partir de Mai 68, il s’associe avec Jean-Pierre Gorin, un jeune étudiant pour fonder le groupe Dziga Vertov et réaliser des films militants pendant quatre ans (Faroult 2002 ; De Baecque 2010).
  • [11]
    Chris Marker a d’ailleurs fait de même, comme dans cet entretien à Libération en 2003 où il réagissait à la dénomination de « cinéaste engagé » : « Bonne occasion de décoller une étiquette qui m’encombre. Pour beaucoup de gens, “engagé” veut dire “politique”, et la politique, art du compromis […] m’ennuie profondément. Ce qui me passionne, c’est l’Histoire, et la politique m’intéresse seulement dans la mesure où elle est la coupe de l’Histoire dans le présent » (Samuel Douhaire et Annick Rivoire, « Rare Marker », Libération, 5 mars 2003).
  • [12]
    Entretien avec Yves Billon, 20 juin 2009.
  • [13]
    Ce courant reposait sur un dispositif associant deux inventions récentes, à savoir une caméra légère et silencieuse, mise au point par André Coutant pour les laboratoires Éclair, et un magnétophone portable, le Nagra. À l’occasion du tournage de Chroniques d’un été, en 1960, Jean Rouch, qui emploie le terme de « cinéma-vérité », utilise un prototype de cette caméra et Michel Brault apporte du Canada ce magnétophone que quelques cinéastes américains avaient récemment commencé à utiliser (Rouch 1962). Yann Le Masson, l’un des principaux cinéastes militants de la période, rappelle qu’« on a d’ailleurs nommé avant et après 1968 le documentaire : cinéma-vérité. […] Le cinéma militant fonctionne lui aussi de cette manière, cherche à convaincre de la vérité contenue dans les luttes menées et dans les documents filmés. […] Mais le cinéma militant, violent ou pas, est, je pense, obligatoirement documentaire » (Le Masson 2004, p. 30).
  • [14]
    Entretien avec Jean-Pierre Daniel, 10 mai 2007.
  • [15]
    Entretien avec Éric Pittard, 1er mars 2007.
  • [16]
    Je reprends ici le modèle développé par Gisèle Sapiro pour le champ littéraire. Chris Marker a ainsi occupé tout au long de sa carrière de cinéaste documentariste une position comparable à celle des « intellectuels généralistes dominants » et « universalistes » dans le champ littéraire, tout en restant proche des cinéastes comparables aux « intellectuels généralistes dominés », organisés collectivement en « avant-garde ».
  • [17]
    On peut en fait lire une occurrence antérieure de l’expression sous la plume de Chris Marker quand il l’utilise en décembre 1964, mais à rebours, dans une lettre adressée aux animateurs d’un centre culturel de Besançon qui cherchent une copie de Les statues meurent aussi pour la montrer aux ouvriers : « J’ajoute personnellement que de toute façon, le film est plutôt maintenant un document historique qu’un film militant. […] Donc l’intérêt de le montrer aujourd’hui me paraît assez restreint » (cité par Foltz 2001).
  • [18]
    Dans le texte auquel il m’a renvoyé, Chris Marker raconte comment le CCPPO de Besançon, avec qui il est en relation épistolaire depuis quelques années, est à l’origine de l’idée du film en l’invitant à venir avec des films et à « voir ce qui se passait ». C’est la décision de s’y rendre, prise lors d’un « fameux café », qui est au centre du texte, mais Chris Marker ne dit rien ou presque de ce qui suit : « Nous tentâmes, et ce fut le premier pas vers À bientôt j’espère, les groupes Medvedkine, tout ce qui accompagnerait, orienterait, singulariserait l’aventure SLON, plus tard ISKRA » (Marker 2006).
  • [19]
    Entretiens avec Jacques Loiseleux, 27 mai, 3 juin 2007.
  • [20]
    La Sofracima a distribué trois films de Chris Marker : Le Joli Mai en 1963, Le Mystère Koumiko en 1965, et Loin du Vietnam en 1967.
  • [21]
    Entretien avec Inger Servolin, 28 juin 2007.
  • [22]
    Entretiens avec Jacques Loiseleux, 27 mai, 3 juin 2007.
  • [23]
    « Film à thème politique ou social destiné à susciter la discussion et l’action, le “ciné-tract” est un assemblage de photographies et d’intertitres généralement filmés sans le son sur une bobine de pellicule de 16 mm, négatif ou inversible (trente mètres, trois minutes). Le montage étant réalisé à la prise de vues, aucune retouche n’est a priori possible. À sa sortie de laboratoire, la bande est prête à être projetée » (Layerle 2008).
  • [24]
    Il s’agit d’On vous parle du Brésil : torture (1969) n° 3 ; On vous parle du Brésil : Carlos Marighela (1970) n° 4 ; On vous parle de Paris : les mots ont un sens (1970) n° 5 ; On vous parle de Prague : le 2e procès d’Arthur London (1971) n° 6 ; On vous parle du Chili : ce que disait Allende (1973) n° 10 (Bonin 2008). Chris Marker a aussi aidé Guy Devart à monter On vous parle de Flins (1970) n° 2. Le numéro un, On vous parle d’Amérique Latine : le message du Che (1968), a été réalisé par Paul Bourron, opérateur de Jean-Luc Godard, qui a ensuite signé l’image d’On vous parle… n° 3.
  • [25]
    Des cinéastes militants ont d’ailleurs imité ce style. Jean-François Comte, qui a utilisé photos fixes et cartons dans L’ordre règne à Simcaville qu’il a coréalisé avec Catherine Moulin en 1968, le reconnaît : « Ça se faisait pas mal. Si je ne me trompe, c’était un petit peu Chris Marker, c’était un peu La Jetée. […] Ça faisait cultivé ». Entretien avec Jean-François Comte, 24 mai 2007.
  • [26]
    Entretien avec Pierre Camus, 27 juin 2007.
  • [27]
    Entretien avec Jean-Pierre Daniel, 10 mai 2007.
  • [28]
    Dans une revue recensant les principaux groupes de cinéma militant de la décennie, l’orientation d’ISKRA est alors décrite comme « anticapitaliste », « anti-impérialiste », et spécialisée dans la « lutte contre le monopole de l’information » (Hennebelle 1976).
  • [29]
    Entretien avec Guy Devart, 2 mars 2007.
  • [30]
    C’est « l’une des figures les plus secrètes du cinéma mondial », indique sa nécrologie du Monde en 2012 (Sotinel 2012).
  • [31]
    Chris Marker a promu en France Alexandre Medvedkine, cinéaste soviétique qui avait filmé ses compatriotes pendant presque un an en 1932 en circulant en train (le ciné-train), et avait réalisé Le Bonheur en 1934 – un homme perclus de dettes et proche du suicide reprend goût à la vie dans un kolkhoze. Il l’a rencontré au festival de Leipzig en 1967 et les deux cinéastes se sont alors rapprochés : en 1971, Chris Marker a lu un scénario non tourné de Medvedkine, Cette sacrée force et a eu accès à ses mémoires (Philip 1971). Il a mis Le Bonheur au catalogue d’ISKRA, et a réalisé en 1971 à SLON Le train en marche, un court-métrage d’une demie heure fondé sur une interview de Medvedkine, en guise d’introduction pour Le Bonheur au cinéma. En 1993, Chris Marker a réalisé Le tombeau d’Alexandre, en hommage à Medvedkine décédé quatre ans plus tôt. Il y fait le portrait d’un homme proche des idéaux communistes, mais qui avait gardé dans ses films indépendance et ironie.
  • [32]
    Entretien avec Jacques Loiseleux, 27 mai, 3 juin 2007.
  • [33]
    Voir son film SLON Tango (1993), de cinq minutes, sur un éléphant dans un zoo.
  • [34]
    Chris Marker fait toujours de même trente ans plus tard en entretien : « C’est toute l’histoire des groupes Medvedkine, ces jeunes ouvriers qui dans l’après-68 entreprenaient de faire des petits sujets sur leur propre vie, et que nous tentions d’aider sur le plan technique, avec les moyens de l’époque […] [Ils] avaient reçu leur leçon de modestie (et d’histoire) en se mettant sous le patronage d’Alexandre Ivanovitch Medvedkine et de son ciné-train » (Douhaite et Rivoire 2003).
  • [35]
    En fait “krasna” <stalker@[…]> ».
  • [36]
    Entretien avec Pierre Lhomme, 8 juin 2007.
  • [37]
    Revenant sur le concept de charisme weberien, Jean-Baptiste Decherf définit ainsi la notion de communauté charismatique : elle est organisée autour d’un chef auquel est reconnu des « qualités extraordinaires », fondée sur des liens personnels et émotionnels et qui, « bien qu’elle soit éloignée du monde, n’est pas une communauté d’ermites qui s’en seraient définitivement retirés. Elle demeure au contraire tournée vers lui, car porteuse de normes subversives qu’elle veut voir triompher » (Decherf 2010).
  • [38]
    Dès ses premiers textes, Chris Marker a triché sur sa biographie, comme dans son roman de 1950 Le Cœur net où il se présentait ainsi : « Né le 22 juillet 1921 à l’Île-aux-Moines. Français, d’origine russo-américaine, ce qui ne lui simplifie pas la vie par le temps qui court » (Lecointe 2012).
  • [39]
    Entretien avec Pierre Camus, 27 juin 2007.
  • [40]
    Par exemple, il apparaît sur une photo de La sixième face du Pentagone, et se mentionne (« me ») avec humour au générique en indiquant « MANIFESTANTS-US MARSHALS-YOU-ME » – les « US marshals » étant les deux soldats qui l’encadrent (Habib 2008).
  • [41]
    Entretiens avec Jacques Loiseleux, 27 mai, 3 juin 2007.
  • [42]
    Les groupes ARC (pour Atelier de recherche cinématographique) et Cinélutte, dont les films ont été réédités récemment par les éditions Montparnasse, comptaient beaucoup de cinéastes diplômés de ces grandes écoles, de même que le collectif du Grain de sable. La plupart se reconvertiront après le cinéma militant dans le documentaire (Lecler 2010).
  • [43]
    Entretien avec Michel Andrieu, 8 mai 2007.
  • [44]
    Entretien avec Jean-Pierre Daniel, 10 mai 2007.
  • [45]
    Entretien avec Patricio Guzman, 7 mai 2007.
  • [46]
    « Il a répondu avec un télégramme : “Je ferai ce que je peux”. Rien, aucune autre explication. Et vingt jours après est arrivée à l’aéroport de Santiago une grande boîte avec tous les matériaux. On était tout étonnés. Et à la fin de ce tournage, c’est le coup d’État […]. En 1973, je suis réceptionné par Chris [à Paris]. C’est comique, parce qu’il est arrivé à l’aéroport avec une voiture neuve. On va à Paris dans une maison très élégante avec une de ses amies. On a un repas magnifique, formidable. Mais peu à peu on descend… ce n’est pas la maison de Chris, ce n’est pas la voiture de Chris… à la fin on a terminé avec la valise dans le métro pour chercher quelqu’un pour m’héberger. On a visité beaucoup de gens à l’époque ». Entretien avec Patricio Guzman, 7 mai 2007. Grâce à Chris Marker, Patricio Guzman est finalement hébergé et soutenu par l’ICAIC, l’institut de cinéma cubain.
  • [47]
    Entretien avec Sarah Maldoror, 3 mai 2007. C’est l’existence d’une telle communauté charismatique qui seule permet d’expliquer, inversement, la réaction très violente d’un des cinéastes du collectif au moment où Chris Marker a commencé à s’en détacher à la fin des années 1970 : « Je ne pouvais pas le saquer ce mec. J’aimais bien ce qu’il faisait, je trouvais ça très intéressant, mais quel personnage imbuvable. Moi c’est pour ça que je ne pouvais pas m’engager complètement dans ISKRA, parce que quand il débarquait là-dedans, c’était une horreur. C’est les gros intellos français qui ont l’impression de détenir des vérités, […] les donneurs de leçon : je regarde, je juge, et je ramène ma fraise. […] Je n’ai jamais pu supporter ça, alors je vais dans un groupe militant pour éviter ça, je me retrouve avec Chris Marker. Heureusement qu’il n’était plus là, moi je ne serais pas resté ». Entretien avec un ancien membre du collectif, 25 juin 2007.
  • [48]
    Entretiens avec Jacques Loiseleux, 27 mai, 3 juin 2007.
  • [49]
    D’après les souvenirs d’une animatrice de SLON et ISKRA dans ces années, Chris Marker a d’ailleurs formulé ce projet très tôt, tout en continuant à attirer et aider les cinéastes militants au sein du collectif : « Vers la fin 1972, il a commencé à parler du projet du Fond de l’air est rouge. Il pensait faire un film politique à partir des chutes, des images rejetées, des fonds de poubelle. Il a commencé à trier dans nos chutes et dans celles des autres. Très vite, ce projet a pris de l’ampleur » (CNC 2012).

1Les rapports entre production artistique et contestation ont fait l’objet d’un grand nombre de travaux en sciences sociales depuis une quinzaine d’années (Eyerman et Jamison 1998 ; Lambert et Matonti 2001 ; Reed 2005 ; Balasinski et Mathieu 2006 ; Dufournet et al. 2007 ; Neveux et Biet 2007 ; Roussel 2011 ; Neveux et Lachaud 2009 ; Broqua in Balasinski et Mathieu 2006). Le cas du cinéma militant en France entre la fin des années 1960 et le début des années 1980 fournit en la matière un matériau privilégié. Il permet en particulier d’analyser comment le militantisme, pour les cinéastes militants, a été concrètement négocié par rapport à leur trajectoire artistique. Ce caractère indissociable de l’engagement et de la création permet de questionner la contradiction entre l’exigence d’une expression individuelle propre au champ artistique et la dimension collective de la contestation propre aux mouvements sociaux.

2Au cours de mon enquête sur un collectif spécifique de cinéma militant, SLON [1], fondé en 1967 puis renommé ISKRA [2] en 1974 (Darley 1983), l’un des plus actifs de la période en terme de production et de diffusion de films militants [3], j’ai rapidement compris qu’un acteur y avait été central : Chris Marker. Cinéaste engagé, c’est lui qui a créé SLON en 1967. J’ai donc sollicité un entretien avec lui, en m’appuyant sur la recommandation de certains de ses proches déjà rencontrés, afin d’évoquer avec lui cette période. J’ai reçu immédiatement un courriel de sa part déclinant ma demande [4] :

3

« Bonjour. Pour une fois, tout le monde a dit sur moi quelque chose d’exact : je n’ai absolument pas de temps libre. Croyez bien que je ne sous-estime pas le capital de sympathie dont témoignent tant de demandes de rencontre (une bonne douzaine par semaine, plus les DVDs qu’on m’envoie, ou les scénarios, quand ce n’est pas une thèse de 500 pages sur laquelle il est urgent d’avoir mon avis…) et c’est certainement un encouragement à travailler – mais justement je n’ai pas encore trouvé le moyen d’accomplir le travail qui me vaut cette sympathie, sans prendre le temps qu’il exige, et qui exclut tout ce qui n’est pas lui. Cercle vicieux. Cela dit, si vous croyez que moi j’ai compris tout ce qui s’est passé à ISKRA, c’est que vous me surestimez grandement, et je n’aurais donc pu que vous décevoir. Je vous renvoie au texte sur Mario Marret qui figure dans le DVD des Groupes Medvedkine : il me semble qu’il dit l’essentiel [5]. Sinon méfiez-vous de ce que vous lirez ici ou là : les auteurs les mieux intentionnés sont souvent à côté de la plaque. » [6]

4Depuis son décès en 2012, ce refus de Chris Marker s’est transformé en silence irréversible. Mais ce refus me semble dépasser ces arguments par lesquels il le justifiait, c’est-à-dire le rejet des sollicitations externes (« absolument pas de temps libre »), la mise à distance du monde universitaire (la « thèse de 500 pages »), et l’incompétence par rapport au sujet de recherche (« vous me surestimez grandement », « je n’aurais pu que vous décevoir »). Je voudrais au contraire montrer dans cet article qu’on peut interpréter un tel refus de manière plus sociologique, en analysant notamment la position singulière qu’a occupée Chris Marker au sein du champ cinématographique pendant cette décennie. De nombreux chercheurs ont déjà témoigné de l’intérêt qu’il y a à analyser des refus d’entretien, qui peuvent éclairer aussi bien les conditions de réalisation d’une enquête que l’espace des positions et des prises de position des enquêtés [7]. Ici, le refus concerne un acteur crucial de l’enquête. Il pourrait sembler très dommageable. Il s’est pourtant révélé très riche de sens, ouvrant la voie à deux hypothèses qui recouvrent deux enjeux essentiels de la compréhension du cinéma militant. La première est celle du refus d’être associé aux films militants de la période post-1968 désormais esthétiquement discrédités. La deuxième hypothèse, celle d’un charisme lié à Chris Marker est révélatrice des modes de structuration du milieux de la production cinématographique militante et du positionnement particulier de Chris Marker. Cette analyse s’appuie sur une série d’entretiens avec les cinéastes militants apparaissant au catalogue de SLON/ISKRA entre 1967, date de la création du collectif, et le début des années 1980 (trente pour quatre-vingt cinéastes identifiés) [8].

Chris Marker avant le cinéma militant

« The best known author of unknown movies », comme il se qualifie dans son film de 2008, L’Ouvroir, Christian Bouche-Villeneuve est né en 1921 à Neuilly-sur-Seine où il a grandi et étudié au lycée Pasteur. Son père était inspecteur au Crédit Lyonnais. Après avoir commencé une licence de philosophie interrompue par le début de la guerre, il a rejoint son père à Vichy où il a fondé une revue littéraire d’obédience pétainiste sous le pseudonyme de Marc Dornier (Marty 2012), avant de rejoindre fin 1941 la Résistance par la Suisse puis d’intégrer l’armée américaine.
À la Libération, il était proche, par ses amis de la Résistance, des mouvements chrétiens sociaux de gauche. Il a navigué entre la revue Esprit dans laquelle il a beaucoup écrit à partir de 1946 sous le nom de Chris Mayor puis de Chris Marker, les éditions du Seuil où il a été directeur de la collection « Petite planète » (Serry 2002, 2012), les mouvements d’éducation populaire par le biais du réseau d’associations Peuple et culture, où il a fait la connaissance d’André Bazin, le fondateur des Cahiers du cinéma, et d’Alain Resnais, avec lequel il a réalisé en 1953 un court-métrage anticolonialiste sur « l’art nègre », Les Statues meurent aussi, longtemps censuré, l’UNESCO pour le compte de laquelle il a commencé à tourner des films, ou le Théâtre national populaire (TNP) où il a rencontré Agnès Varda (Lecointe 2012).
Jusque-là, Chris Marker était surtout intéressé par la littérature. Il a publié un roman au Seuil en 1950 et une étude sur Jean Giraudoux en 1952. Il a écrit des poèmes. C’est au début des années 1950 qu’il devient cinéaste, en tournant des documentaires de commande pour l’UNESCO à l’étranger : Olympia 52 (1952) sur les jeux olympiques d’Helsinki, Dimanche à Pékin (1956), Lettre de Sibérie (1958), considéré comme son premier « film-essai », Coréennes (1959) tourné en Corée du Nord, Description d’un combat (1960) en Israël, et Cuba si ! (1961), qui contient deux entretiens avec Fidel Castro.
Ces voyages témoignent des sympathies de Chris Marker pour les régimes socialistes. Il faut aussi noter qu’il est resté toute sa vie proche d’intellectuels et artistes engagés comme Yves Montand et Simone Signoret, Costa-Gavras, François Maspero, Delphine Seyrig. Lorsqu’il part en Chine, c’est avec l’association des amitiés franco-chinoises proche du Parti communiste français (PCF), et en Russie, c’est à l’instigation d’Alain Pierrard, un militant communiste devenu député, et de l’association « France-URSS » (Thibaudat 2013). Cette proximité n’implique cependant aucune obédience de sa part. Chris Marker aurait ainsi démissionné de la direction de la revue Peuple et culture pour protester contre la critique de la représentante du PCF chargée du contrôle de la revue après qu’il y a publié un extrait de L’Espoir d’André Malraux (Lambert 2008). Intellectuellement, c’est sans doute plus à un tiers-mondisme embryonnaire qu’au communisme qu’il faut le rattacher.
Chris Marker a aussi réalisé en 1963 Le Joli Mai, un documentaire sur les Parisiens à la fin de la guerre d’Algérie. Il est désormais très connu pour La Jetée en 1962, un film de science-fiction devenu culte, tourné en même temps que le précédent, et réalisé presque intégralement à partir de photos fixes [9]. Il a enfin réalisé Le Mystère Koumiko (1965) pendant les jeux olympiques de Tokyo, et Si j’avais quatre dromadaires (1966) qui synthétise ses quinze années de voyage.

Le refus du stigmate : « Il n’est pas porteur d’une volonté d’un cinéma tract »

5Une première hypothèse pour expliquer le refus de Chris Marker est que la pratique du cinéma militant a été en contradiction avec le principe d’autonomie du champ artistique (Bourdieu 1992). Dans les entretiens avec des cinéastes militants demeurés cinéastes (Lecler 2010), ce militantisme passé est souvent décrit a posteriori comme une forme de « stigmate professionnel » (Coutant 2001). Un réalisateur comme François Chardeaux, auteur d’un film militant en Mai 68, en déniait d’ailleurs dès 1978 la dimension militante :

6

« On pourrait dire que ce film est considéré comme un documentaire sur Renault en 68, et non pas comme un film militant. C’est-à-dire qu’on ne voit pas dans ce film un document qui essaie de faire passer des luttes ouvrières avec le discours dialectique adéquat et ad hoc. Je considère que c’est peut-être ce qui fait la qualité de mon film parce que ceux qui ont fait passer ces discours dialectiques ont malheureusement rendu ces films très souvent ennuyeux. Les exceptions sont rares. On peut citer Chris Marker, Joris Ivens, ceux qui ont fait des films sur Lip ou le Larzac. Ce sont les rares films militants passionnants que je connaisse. »
(Chardeaux 1978)

7Louis Malle, qui a réalisé Humain trop humain, un film sur la chaîne d’une usine en 1973 (Hatzfeld et al. 2007) dissocie clairement sa démarche de celle des cinéastes militants dans une interview à la revue Écran en 1973 :

8

« Nous avons effectivement pataugé, cherchant une approche qui ne correspondait pas à ce qui se fait habituellement dans le cadre d’une usine, où l’on tourne soit des films militants, ce qui consiste le plus souvent à montrer des grèves, soit des films techniques où l’on s’attache plutôt à l’objet, au résultat du travail plutôt qu’à l’homme. Alors que nous, nous voulions montrer les gens en train de travailler et faire sentir le rythme du travail à la chaine. »

9Le cinéma militant s’est en effet construit, dans le contexte de la critique soixante-huitarde de l’autorité (Gobille 2008), sur un rejet idéologique de la notion d’auteur, celle qu’avait défendue la génération précédente des cinéastes de la Nouvelle Vague (Esquénazi 2002) : les films militants devaient être anonymes ou collectifs, leur auteur devait s’effacer derrière une cause, un message, un débat (Hennebelle 1975 ; Gauthier et al. 2004 ; Layerle 2008 ; Granjon 2007) [10]. Le refus de Chris Marker, qui rejetait d’ailleurs l’étiquette de cinéaste « politique » [11], peut donc s’analyser au prisme de ce stigmate associé au cinéma militant. Cette période est d’ailleurs souvent occultée dans sa trajectoire, que ce soit par les spécialistes de cinéma (Alter 2006), ou même par les anciens cinéastes militants, tel Yves Billon, qui animait Les films du village, un autre collectif de cinéma militant de cette période : « Chris Marker n’a jamais vraiment été à ISKRA. Il était à ISKRA comme ça, il ne s’en est jamais occupé. Il est totalement indépendant, Marker. On ne peut jamais rencontrer Marker à ISKRA » [12].

10En fait, Chris Marker a bien été un acteur essentiel du cinéma militant, et ce à plusieurs titres. Il a d’abord constitué une référence pour nombre de cinéastes militants qui ont repris les techniques d’un cinéma dont il a été l’un des pionniers en France, le « cinéma direct » [13]. Il a pratiqué ce type de cinéma pendant toutes les années 1960, de Cuba Si ! (1961) à La bataille des dix millions (1970), et surtout avec Le Joli mai, en 1962. Or, dans le petit groupe des treize cofondateurs de SLON fondée autour de Chris Marker en 1967, on trouve les techniciens de ces films : l’ingénieur du son Antoine Bonfanti, le chef opérateur Pierre Lhomme. Les cinéastes militants en ont repris, sans toujours en être conscient, les techniques. Jean-Pierre Daniel, ancien élève de l’Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC, l’ancêtre de la Fémis), explique que « c’est ce qui se jouait derrière Marker, les grands opérateurs, la naissance des premières caméras autonomes, insonores comme la Coutant. […] Ce mouvement est très profond sur l’outil cinématographique […] Le cinéma militant ne sait pas de quoi il s’agit et n’en a rien eu à foutre » [14].

11Éric Pittard, également diplômé de l’IDHEC et membre du collectif de cinéma militant Cinélutte, explique que les cinéastes militants ont appris de ces techniciens « ce rapport un peu poétique à l’écoute ou au regard […] Et puis on est dans un pays dans les années 1973-1976, où il y avait beaucoup de bordel, des grèves, des machins comme ça » [15].

12Dans le champ cinématographique français, Chris Marker s’est constamment tenu proche du « pôle avant-gardiste » (Sapiro 2009) [16]. Le producteur de ses premiers films, Anatole Dauman, a soutenu dans les années 1950 et 1960 Alain Resnais (Nuit et Brouillard, Hiroshima mon amour), Robert Bresson (Au hasard Balthazar), Jean-Luc Godard, William Klein, Jean Rouch et Edgar Morin (Chronique d’un été), Mario Ruspoli. Or, la fin des années 1960 et les années 1970 sont caractérisées par une « surpolitisation » du monde intellectuel (Matonti 2005), comme le montre l’exemple de l’avant-garde littéraire (Gobille 2005), ou celui des situationnistes qui se détachent peu à peu des enjeux artistiques pour se concentrer exclusivement sur les questions politiques (Brun 2014). C’est dans ce contexte que le pôle avant-gardiste du cinéma a été en partie investi par les cinéastes militants – de jeunes étudiants dans leur grande majorité, militants de l’extrême-gauche, faiblement dotés en ressources matérielles et symboliques, dans le meilleur des cas diplômés des grandes écoles de cinéma (Lecler 2012). Ces jeunes cinéastes, qui pouvaient par ailleurs travailler comme assistants dans le cinéma ou à la télévision, se sont alors tournés vers le cinéma direct pour réaliser la plupart de ces « films militants » – dont la définition est théorisée en 1968 lors des États Généraux du Cinéma de Mai (Layerle 2008) [17].

13Surtout, Chris Marker a été au cœur de l’élaboration en 1967 de deux films fondateurs du cinéma militant. Loin du Vietnam est une charge contre la guerre réalisée par plusieurs cinéastes connus (A. Resnais, J.-L. Godard, A. Varda, C. Lelouch, J. Ivens, W. Klein) et une centaine de professionnels du cinéma (Veray 2004), « un nombre considérable d’inconnus, quelquefois techniciens de cinéma, quelquefois rien du tout, qu’attirait l’idée de faire œuvre militante tout en exerçant concrètement un métier de l’image » (Marker 2006). À propos de la réalisation collective de Loin du Vietnam, Chris Marker affirme d’ailleurs que « derrière le propos explicite de dénoncer une guerre il n’était pas difficile de lire la recherche d’une façon nouvelle de travailler et d’être ensemble » (Marker 2008). À bientôt j’espère, de Chris Marker et Mario Marret, porte, lui, sur la grève très dure qui a lieu à la Rhodiaceta, l’usine de Rhône-Poulenc à Besançon, en février et mars 1967 [18]. Le film est diffusé à la télévision en mars 1968, malgré l’interdiction par la direction de l’ORTF, dans l’émission CAMERA 3. Selon Jacques Loiseleux, chef opérateur proche de Chris Marker et membre de SLON, jamais les ouvriers n’ont été montrés sous un tel jour : « Et ça a fait un bruit, quand les mecs de la Rhodiaceta ont vu ça à la télé, ça a été un choc quand même, ça n’existait pas à l’époque, il faut imaginer que la télé était vraiment cloisonnée, tout dans la direction du pouvoir, alors que là il y avait vraiment une réflexion » [19]. À bientôt j’espère est le premier des nombreux films sur les ouvriers et les grèves qui se sont multipliés après 1968, tourné dans « une ambiance de parfaite égalité entre filmeurs et filmés » (Marker 2006). Chris Marker a fait d’ailleurs de cette année 1967 une année « pivot » (Marker 2008), pendant laquelle il a tourné aussi La sixième face du Pentagone sur une manifestation américaine à Washington contre la guerre. Tant par la forme (le cinéma direct), le contenu (grèves, manifestations), les conditions de réalisation (le collectif), les films de Chris Marker ont donc été précurseurs du cinéma militant.

14C’est aussi Chris Marker qui a créé SLON dans la foulée de Loin du Vietnam dont la diffusion a déçu ses attentes. Inger Servolin, qu’il a chargée de la gestion du collectif, est très claire sur ce point : « Marker en premier s’était rendu compte que ça ne suffisait pas de produire non officiellement sous le chapeau d’une boîte [20], il fallait contrôler de A à Z la production, donc il fallait avoir une structure de production propre. Loin du Vietnam, il voulait s’en servir. C’est bien de faire un film, mais après s’il termine dans un tiroir ou n’importe où, non ! ».

15Contrairement à ce que ce dernier laisse entendre dans son mail de refus, elle rappelle que « ça part toujours de Marker, c’est vraiment lui qui est le centre de ce groupe. Et il avait des tas de relations en dehors : Pierre Lhomme, Jean-Luc Godard, Joris Ivens, René Vautier, Alain Resnais » [21]. Jacques Loiseleux confirme :

16

« En fait l’élément fédérateur c’était vraiment Chris et son groupe de filles genre Valérie Mayoux ou Jacqueline Meppiel, Inger Servolin, […] à qui il avait délégué des rôles bien particuliers. En fait, on revenait toujours au centre, à notre point de départ. » [22]

17Le cinéma militant n’a d’ailleurs pas tant détonné dans la trajectoire artistique de Chris Marker. Avant SLON et Loin du Vietnam, il avait déjà été animateur de collectifs en tant que directeur de revues ou éditeur au Seuil. Les thèmes internationaux de SLON et ISKRA répondent aux films à l’étranger de Chris Marker réalisés pour l’UNESCO dans les années 1950. Les continuités sont aussi formelles. Ses films étaient qualifiés de « films-essais » dans les années 1960, parce qu’ils se caractérisaient par leur grande inventivité formelle, notamment au niveau du montage, mais aussi par le goût du commentaire en voix-off. Dans les « ciné-tracts » militants anonymes, qu’il coréalise en 1968 avec Jean-Luc Godard [23], à partir de magazines et de photos, on retrouve, dans les images fixes en noir et blanc et la voix-off, le style de Chris Marker qui caractérisait La Jetée en 1964 et Si j’avais quatre dromadaires en 1966 (Paci 2008). Dans La sixième face du Pentagone, on retrouve le même montage caractéristique avec photos fixes commentées par une voix-off lyrique, accélérations et zooms sur les visages de manifestants, associations symboliques – les panoramiques sur les avions qui passent dans le ciel de Washington rappellent ceux qui partent au Vietnam. La série des On vous parle de…, anonymes, mais dont Chris Marker a réalisé cinq épisodes sur sept [24], témoigne du style de montage similaire : photos fixes, zooms, voix-off [25]. Chris Marker y filme d’ailleurs ses proches : l’éditeur François Maspero dans le numéro cinq, son amie d’enfance Simone Signoret et son époux Yves Montand sur le tournage de L’aveu de Costa-Gavras dans le numéro six.

18Mais l’hypothèse du stigmate n’est sans doute pas suffisante pour analyser le refus d’entretien. Si Chris Marker a été proche du cinéma militant, il n’en a pas moins refusé le dogmatisme, au nom de l’autonomie artistique. C’est d’ailleurs un point d’achoppement avec ses amis, comme le cinéaste communiste Mario Marret dont il a critiqué les films (dans le texte auquel il m’a renvoyé dans son courriel) :

19

« La tonalité de ces films passionnants par ce qu’ils montraient de la lutte était celle d’un tract de la CGT, langue de bois du commentaire incluse. Là-dessus, il était très ferme : “c’est leur film, pas le mien, je dois rendre compte, c’est tout, je n’ai pas à parler à leur place”. Cette façon bien soviétique de “mettre le pied sur la gorge de sa propre chanson” n’était que le signe le plus lisible de tout ce qui nous séparait. »
(Marker 2006)

20SLON en tant que groupe revendiquait une même indépendance : « Nous sommes persuadés qu’en nous montrant dogmatiques, nous nous couperions d’une très grande partie du public, ce qui serait tout à fait contradictoire avec le but du cinéma militant qui vise à une mobilisation maximum » (Hennebelle et Martin 1970). Comme le souligne Arnaud Lambert, spécialiste de l’œuvre de Chris Marker : « Au final, le positionnement de SLON reflète largement la perception markerienne de l’engagement : esprit libertaire et radicalité, curiosité en éveil et spontanéité créative, méfiance à l’égard des groupuscules doctrinaires comme à l’encontre des pouvoirs, progressisme “global”, pragmatisme » (Lambert 2008). Lorsque Chris Marker réalise en 1973 L’Ambassade, un film militant contre le coup d’État au Chili, il ne se départit pas d’un certain humour. Ce qui se présente comme un documentaire sur des réfugiés politiques à l’ambassade de France au Chili est en fait une fiction, tournée, explique son assistant de l’époque, avec « le gratin de l’intelligentsia parisienne, gauche et extrême-gauche dans un très grand appartement du seizième », et à la fin « la caméra se lève, et on voit très bien le panorama de Paris avec la tour Eiffel au milieu… » [26].

21À SLON et ISKRA, Chris Marker a d’ailleurs promu des films non militants. Par exemple, Le Moindre geste est une fiction tournée par les éducateurs Fernand Deligny et Josée Manenti dans les années 1960 avec un jeune autiste. Le film fait d’ailleurs la dernière couverture des Cahiers du cinéma avant leur période Mao, il est sélectionné à la semaine de la critique à Cannes. Certes, le thème de la psychiatrie est alors abordé et âprement débattu dans les cercles intellectuels de gauche, mais Le Moindre geste n’en reste pas moins un film contemplatif, muet, en noir et blanc. Or, c’est avec le soutien actif de Chris Marker que le film a été réalisé et achevé. Chris Marker confie lui-même sa proximité à Fernand Deligny et l’aide qu’il lui a apportée pour tourner le film : « On peut dire que si SLON a été créé – légalement – c’est bien pour produire Le Moindre geste, qui me paraissait exemplaire de ce cinéma différent pour lequel nous fourbissions nos outils » (Bastide 2003). Il a aussi aidé Jean-Pierre Daniel, jeune diplômé de l’IDHEC, à monter le film en 1970 :

22

« Il venait me voir pendant le montage, il venait me voir à peu près une fois par semaine comme ça, il venait s’asseoir à côté, il rigolait, il me tapait sur l’épaule, il trouvait que j’étais gonflé, il me disait “vas-y” […] J’ai senti une espèce de liberté, et je ne savais pas ce que c’était : long métrage, pas long métrage, documentaire ? Aucune importance. Film politique ? Aucune importance. Et c’est là où y a eu quelque chose de très fort dans ce qui s’est joué avec SLON. Imagine un peu à ce moment-là ce que c’était. Marker qui venait de faire À bientôt j’espère. Qui était donc allé à Besançon, à Sochaux. […] On sent qu’il n’est pas porteur d’une volonté d’un cinéma tract. Ce n’est pas le cinéma politique qui est sorti de 68 dans la mouvance d’un cinéma très tract, à message politique, disant les idées, en réduisant le cinéma à pas grand-chose. » [27]

23À SLON et ISKRA, Chris Marker a fait primer, contrairement aux autres collectifs, l’autonomie artistique sur la ligne militante. Comme le précise une animatrice du collectif :

24

« Les conflits entre maoïstes, trotskystes… ont fait éclater les États généraux du cinéma. SLON avait la réputation d’être proche de la CGT et du PC, mais en même temps, nous étions leurs brebis galeuses. Les gauchistes nous traitaient de révisos et les révisos de gauchistes [28]. Notre position était inconfortable mais intéressante, stimulante. Cette indépendance vis-à-vis des partis et groupes politiques était une chose assez rare qui a dû nous permettre de continuer tandis que le sectarisme a conduit beaucoup d’autres dans des impasses. »
(CNC 2012)

25Quand Chris Marker a mis les moyens d’ISKRA au service de Guy Devart pour lui permettre de terminer son film militant On vous parle de Flins, il l’a laissé libre de ses choix :

26

« C’était le côté que j’apprécie beaucoup chez Marker, pas du tout dogmatique, grand seigneur, il m’a dit : “mais ça c’est ton histoire”. Quand je n’ai pas été d’accord sur le final cut, il m’a dit : “oui, tu finis le film”. » [29]

27Le refus d’entretien par Chris Marker reflète ainsi en partie un refus d’être associé au dogmatisme qui a caractérisé le cinéma militant, alors qu’il en a été un acteur essentiel.

L’hypothèse charismatique : un « nous » markerien

28Ce refus peut aussi s’expliquer aussi par l’obsession du secret [30], qui a caractérisé Chris Marker pendant toute sa carrière, et qui a beaucoup marqué aussi sa période militante, comme le montre l’exemple des groupes Medvedkine. Chris Marker a, dès la fin d’À bientôt j’espère, aidé les ouvriers de Besançon qu’il avait filmés à réaliser eux-mêmes des films. Par le biais de SLON, il a piloté leur formation technique, en leur envoyant ses amis et collaborateurs. L’épisode est très documenté et constitue l’une des expériences les plus connues du cinéma militant (Muel 2000 ; Muel et Muel-Dreyfus 2008 ; Berchoud 2002 ; Foltz 2001). C’est aussi lui, rappelle Jacques Loiseleux, qui a suggéré l’appellation de Medvedkine [31] :

29

« Tout d’un coup Chris a dit : “on va les appeler les groupes Medvedkine”. Là je me souviens qu’il y a eu un silence, en tout cas de ma part un silence à vue dans la mesure où je n’ai pas osé dire “qui était Medvedkine ?” – je n’avais jamais entendu son nom, j’en ai honte aujourd’hui. » [32]

30En 1971, Chris Marker a aussi réalisé avec Pol Cèbe, le principal animateur de ce groupe, une interview d’Alexandre Medvedkine au dépôt de locomotive de Noisy-le-Sec (Cèbe 1971).

31C’est d’ailleurs lui qui a trouvé le nom de SLON, sigle pour « Société de Lancement des Œuvres Nouvelles », mais aussi première syllabe du chef opérateur de Medvedkine, et titre d’un de ses films, le mot signifiant « éléphant » en russe – sa fascination pour les animaux est bien documentée [33]. Or dès 1971, Chris Marker s’effaçait derrière ces différents collectifs, faisant usage du « nous » ou de la tournure passive :

32

« La coopérative de production SLON, dont je suis membre, a été fondée en 1968 et, à l’usine de la Rhodiaceta à Besançon, un groupe d’ouvriers a pris le nom de Medvedkine. Nous lui avons écrit. Il s’en est réjoui. Nous voulions, et nous espérions, être un jour en mesure de sauver de l’oubli Le Bonheur [Film de Medvedkine de 1935]. »
(Marker 1971) [34]

33De même, ISKRA, qui est, comme SLON, un vocable russe et désigne le tout premier journal fondé par Lénine, L’Étincelle, rappelle surtout le goût des acronymes et anagrammes de Chris Marker, et les sonorités des nombreux pseudonymes dont le réalisateur aime se doter dans la vie et dans les films – de Snark à Krasna sans oublier Chris Marker. Son producteur Anatole Dauman raconte dans un livre de souvenirs qu’il « possède des photographies jaunies peuplées de personnages exotiques où s’étale une famille, prétendument la sienne : les Krasnapolski ». Son chef opérateur Pierre Lhomme rappelle que « Chris, c’est un personnage compliqué des fois. Son mail c’est Sandor Krasna [il s’agit du mail que j’ai utilisé pour le contacter] [35]. Moi il ne m’appelle pas Pierre il m’appelle Piotr. Il y a une espèce de mythologie autour de lui » [36].

34S’effacer derrière le collectif correspond certes à la pratique militante de l’époque de réaliser collectivement et de faire circuler et partager les images sans les signer. Mais en réalité, SLON et ISKRA ont aussi constitué une « communauté charismatique » (Decherf 2010) [37] où Chris Marker a joué un rôle central, apportant un soutien technique, logistique et un crédit symbolique aux cinéastes militants. Une ancienne animatrice de SLON reconnaît que « personne n’avait de capital de départ. Nous étions une bande d’amis et de professionnels autour de Chris qui était l’homme-orchestre et le poète de la bande » (CNC 2012). Ce charisme de Chris Marker s’est beaucoup nourri de son goût légendaire du secret : refus des interviews, absence d’adresse, recours aux pseudonymes, autobiographies imaginaires [38]. Pierre Camus, son assistant et très proche d’ISKRA, raconte comment il a longtemps été un intermédiaire permettant à Chris Marker de rester invisible :

35

« Il n’aime pas rencontrer les gens. Le seul moyen de le joindre, c’était de m’appeler. Chaque matin, je lui faisais le rapport des dix coups de fil que j’avais reçus la veille… L’interface totale. […] Je l’approvisionne. Moto. Je trouve les images dans les caves. Chris n’a pas de domicile, Chris habite dans une boîte postale à l’époque. Je n’ai jamais su où il habitait à l’époque. Par contre, il a des choses partout, chez un tel, une telle. »

36Cette obsession du secret a conduit Chris Marker à renvoyer Pierre Camus un jour où il a trop parlé à un journaliste au festival de Cannes en 1986 :

37

« Je lui dis : “Chris, voilà j’ai fait cette connerie avec ce journaliste”. Il me sort : “ça doit être ton inconscient qui t’a dicté que tu ne voulais plus travailler avec moi”. Et voilà c’était terminé, les derniers mots que j’ai entendus de sa bouche. C’est raide ! » [39]

38Une légende de Chris Marker s’est aussi bâtie sur la quasi-absence de photographies de lui, mises à part celles qu’il consent parfois à dissimuler dans ses films [40].

39Personnalité charismatique, Chris Marker l’a été pour les cinéastes militants, dont il est séparé par une génération – il a vécu la guerre –, constituant pour eux une véritable figure tutélaire. Pour Jacques Loiseleux,

40

« Chris Marker c’est une espèce de gourou qu’on rencontrait sur les terrasses de café, entouré de gens, à Chaillot ou avec des gens comme Jean Rouch, Joris Ivens. […] Moi sans réfléchir je considérais qu’il n’y avait pas de réflexion sans lui. On essayait de communiquer le plus possible nos sensations. Je ne me sentais pas politiquement ou déontologiquement suffisamment mûr. » [41]

41La Jetée ou Joli Mai sont admirés des jeunes cinéastes militants, dont les plus actifs sont tout juste diplômés des grandes écoles de cinéma – l’IDHEC ou Vaugirard [42]. Michel Andrieu, diplômé de l’IDHEC et ancien membre du collectif de cinéma militant l’ARC, l’a croisé en Mai 68, depuis un camion, lors d’un film sur les grèves à Renault :

42

« Je me souviens qu’il était en bas avec son Leica, et il nous a dit “je suis content de vous voir”, quelque chose comme ça, les mots exacts je ne m’en souviens pas, mais c’était marquant, et il nous a dit “maintenant, c’est à vous de reprendre le flambeau”. » [43]

43Ceux qu’il a soutenus à SLON/ISKRA racontent leurs rencontres avec lui sur le mode de l’enchantement, à l’instar de Jean-Pierre Daniel, recommandé à lui par Fernand Deligny :

44

« Par un jeu de piste absolument fabuleux, on avait rendez-vous dans un café avec une fille, qui nous amène dans un café, qui nous file à une autre fille, qui nous emmène dans un autre café, qui nous donne à une troisième fille, on monte dans un petit appartement au dernier étage, rue Mouffetard, une pièce très sombre, il y avait trois ou quatre personnes dans la salle, je ne savais pas qui c’était. Chris vient : “vous avez la bobine ?”. Il prend les bobines, la pièce était très sombre, c’est lui qui a chargé le projecteur, et on a projeté trois heures et demie, devant Chris et quatre personnes, sans un mot. On changeait les bobines, on regardait, on changeait les bobines. Et à la fin il m’a dit : “bien, si vous voulez, demain matin vous avez une salle de montage, allez-y”. » [44]

45Autre rencontre enchantée, celle avec Patricio Guzmán, réalisateur chilien qui venait tout juste de réaliser en 1971 La première année, un documentaire sur Salvador Allende. Chris Marker accompagnait Costa-Gavras au Chili pour des repérages d’un film :

46

« Chris Marker est une espèce de martien, il est entré dans le cinéma, il a vu le film, il a appelé quelqu’un pour solliciter mon adresse, et tout à coup, il cogne à la porte, et c’était Chris Marker. Je suis très étonné parce que je le connaissais avant, j’avais lu beaucoup sur lui, et j’avais admiré beaucoup La Jetée. […] Il m’a dit très simplement une chose : “je voulais faire un film pareil, comme tu l’as fait déjà, je t’achète le film”. » [45]

47Son aide se poursuit sur le projet suivant de Patricio Guzmán, La bataille du Chili, à un moment où celui-ci, en difficulté au Chili, pris de court par le coup d’État de 1973, et dans l’incapacité de monter son film après l’avoir tourné, fait appel à lui : il lui fait parvenir des caisses de matériel, puis l’accueille à Paris [46], et s’implique personnellement dans le film, dont il a modifié le montage :

48

« Il a sollicité ma permission, je lui ai dit : “bien sûr, fais ce que tu veux”. Le film est un peu long, c’est cent trente minutes et il l’a fait, lui, à quatre-vingt. Et il a fait un prologue de dix minutes, une espèce d’explication de ce qu’est le Chili […] et c’est joli parce que c’est des photos fixes, dans le style de Chris Marker, cette musique un peu à la Bruckner, cette musique froide. Les photos sont de lui et de Raymond Depardon. »

49Sarah Maldoror, réalisatrice de documentaires sur l’Afrique, dont Monagambée, son premier film peu aimé par Chris Marker qui l’a vu à ISKRA (« On en reparlera dans dix ans madame »), raconte la façon dont ce dernier la mobilisait du jour au lendemain pour des tournages africains :

50

« La dernière fois que j’ai travaillé avec Chris Marker, il m’appelle et il me demande : “est-ce que tu es comme tous les Français ?”. Je lui dis : “qu’est-ce que ça veut dire tous les Français ?”. Il me répond : “c’est Noël […], qu’est-ce que tu fais ?”. Je réplique : “tu as besoin de moi ? Je suis libre”. Il me dit : “bon d’accord, demain je t’attends, et tu pars au Cap vert, je vais faire un film et quand je reviens, il faut que tout soit prêt”. Le lendemain, j’arrive au bureau, il travaillait avec Florence Malraux, quarante-huit heures après je partais. S’il me téléphonait [aujourd’hui] en me disant : “j’ai besoin de ça”, la minute d’après je suis prête. Personne ne refuse de travailler avec Chris Marker, personne. C’est le plus grand documentariste que je connaisse. » [47]

51Diplômée de l’école de cinéma de Moscou, connue pour ses films des années 1970 sur la guerre en Angola, elle continue de voir dans Chris Marker une référence indépassable.

52Ce charisme, dont ces extraits d’entretien parmi d’autres rendent compte, est finalement entretenu autant par Chris Marker lui-même, à travers un travail constant d’enchantement des rencontres et du monde, que par les cinéastes qu’il a aidés et sollicités et qui participent à leur tour de ce travail. Cette hypothèse charismatique est d’autant plus convaincante lorsqu’on analyse Le fond de l’air est rouge, un long film d’auteur réflexif réalisé en 1976 par Chris Marker sur la décennie de luttes révolutionnaires qui vient de s’écouler. Il y utilise de nombreuses images qu’il n’a pas tournées lui-même, pratique dont il avait déjà pris l’habitude en montant les numéros d’On vous parle de… ou Puisqu’on vous dit que c’est possible sur la grève des Lip en 1973. Le générique de fin de Le Fond de l’air est rouge rend d’ailleurs nommément hommage au grand nombre de personnes et de films auxquels Chris Marker a emprunté ses images (Bonin 2008). Entre 1967 et 1976, Chris Marker a tourné beaucoup moins que dans les années 1960 pour se consacrer au montage. Jacques Loiseleux confirme :

53

« J’ai tourné des documents très disparates qui ont été remis à SLON [en Mai 68]. Tout partait dans le fond commun. […] Chris était dans sa salle de montage et de temps en temps prenait sa sacoche en bandoulière, on avait l’impression qu’il allait à la guerre de 14-18, il marchait dans Paris, je pense qu’il faisait des photos. Mais on ne l’entendait pas, on ne le voyait pas. En revanche, il montait, il montait, il montait. Il mettait dans des boîtes […] ; on donnait, on ne s’occupait pas du problème de l’auteur. […] Le fond de l’air est rouge, ce n’est pas collectif, mais l’image est collective. » [48]

54Il s’agit là d’un nouveau film-bilan, sur le modèle de Si j’avais quatre dromadaires réalisé en 1966 sur ses voyages à travers le monde, à partir des photographies qu’il a accumulées durant ses voyages depuis 1950. Mais cette fois, si le film est bien signé Chris Marker, les images de Le fond de l’air est rouge sont, elles, tournées par d’autres. Valérie Mayoux, monteuse très proche de Chris Marker qu’elle a rencontré lors du tournage de Loin du Vietnam, et devenue co-fondatrice de SLON, se souvient ainsi des locaux de SLON en 1973 rue Albert à Paris :

55

« C’était littéralement une arrière-boutique. Il y avait des étagères où s’entassaient des boîtes de tous les gens qui avaient tourné des choses à un moment ou à un autre depuis 68 et qui n’en avaient jamais rien fait. Des chutes de toutes sortes s’étaient amassées là, pleines d’étiquettes, étiquettes parfois paranoïaques, clandestines, déguisant le contenu de la boîte. J’ai donc commencé à ouvrir des boîtes un peu rouillées (ça relevait parfois de l’ouvre-boîte), à remettre un peu d’ordre dans tout ça… et à découvrir des tas de choses formidables. »
(Khon et Niogret 1997)

56C’est elle qui suggère à Chris Marker de réaliser un film à partir de ces bobines abandonnées [49], ce qu’il fait, fasciné par le défi lancé au monteur qu’il est :

57

« Qu’est-ce qu’elles ont en commun, ces images qui traînent au fond de nos boîtes après chaque film terminé, ces séquences montées qui à un certain moment disparaissent du montage, ces “chutes”, ces “non-utilisés” (NU dans le code des monteurs) ? C’était le premier projet de ce film : interroger en quelque sorte, autour d’un thème qui me préoccupe (l’évolution de la problématique politique dans le monde autour des années 1967-1970) notre refoulé en images. »
(Marker 2008)

58Chris Marker synthétise ainsi cinématographiquement dix ans d’accumulation d’archives du cinéma militant, que le principe de fonctionnement charismatique de SLON/ISKRA a rendu possible. À sa manière, de même que le charisme était co-entretenu par Chris Marker et les autres cinéastes militants du collectif, ce film a constitué une forme de coproduction entre eux, la signature revenant in fine, comme l’imprimatur du collectif pour les films militants, au principal détenteur et prêteur de capital symbolique qu’était Chris Marker. Le fait de s’effacer derrière le collectif militant (« si vous croyez que j’ai compris tout ce qui s’est passé à ISKRA ») a été pour lui la condition de la réalisation, à partir d’images d’autres cinéastes militants, d’un film d’auteur qui signale en même temps sa sortie de la période militante. Pour son film suivant, il repart en 1978 au Japon, financé par son producteur d’avant le cinéma militant, Anatole Dauman (Walfisch 1997).

59*

60Le refus d’entretien par Chris Marker, une fois qu’on l’analyse grâce au matériel de l’enquête sur les cinéastes militants de SLON/ISKRA, peut s’interpréter doublement et révèle la position singulière de Chris Marker dans le champ du cinéma des années 1970. On peut d’abord y voir la mise à distance du cinéma militant qui prônait l’hétéronomie artistique tout en théorisant le rejet de l’auteur, et dont la pratique, pour bien des cinéastes militants reconvertis dans le documentaire, a constitué plus tard une forme de stigmate professionnel. Or, Chris Marker a bien été à la fois précurseur, pionnier, et promoteur du cinéma militant. Ses films militants, loin de constituer une parenthèse, témoignent d’une grande continuité dans sa trajectoire artistique : goût du collectif, du voyage, travail éditorial, mise en réseau, film-bilan, hypertrophie du commentaire et des références, montage virtuose d’archives et de photos fixes, zooms, etc. En même temps, il a constamment défendu, dans ses films et ceux qu’il a aidés à SLON/ISKRA, le principe de l’autonomie artistique, et rejeté tout sectarisme. C’est d’ailleurs en grande partie ce qui a permis à son collectif de devenir rapidement le principal collectif de diffusion de cinéma militant de la période, rendu singulier par son œcuménisme idéologique.

61Une seconde explication à ce refus tient au goût de Chris Marker pour le secret, à son travail constant pour enchanter son rapport au monde, constitutifs du principe d’organisation charismatique de SLON/ISKRA. C’est un charisme paradoxal dans le contexte du rejet soixante-huitard de la notion d’auteur par les cinéastes militants, autrement dit du refus de l’exceptionnalité et de la singularité artistique. Pourtant ce collectif, que Chris Marker a fondé et nommé, a fonctionné autour de lui comme une communauté autant qu’une école pour de jeunes cinéastes militants peu dotés et peu reconnus. Dès que Chris Marker en prenait la décision, il leur prêtait un capital de départ matériel et symbolique, mettait les ressources du collectif et les siennes à leur disposition. Mentor-monteur, décrit comme une personnalité presque fabuleuse, Chris Marker pouvait ainsi être au cœur du cinéma militant tout en y restant invisible. Le fond de l’air est rouge témoigne de cette situation ambivalente, puisqu’il y a monté de nombreuses images de cinéastes militants collectées grâce au collectif, mais les a signées de son propre nom tout en assumant la dimension de coproduction. En même temps, invisibiliser son rôle majeur au sein du cinéma militant, pourtant décisif dans sa propre trajectoire artistique, c’est rendre d’autant plus admirable, car inexplicable, Le fond de l’air est rouge, le film d’auteur qui en est issu. En fait, en s’associant à cette avant-garde des années 1970, Chris Marker y a renouvelé son inspiration et a conforté, in fine, sa position d’auteur.

62Ces deux explications du stigmate militant et du principe de fonctionnement charismatique sont bien sûr intimement solidaires. Au fond, ce refus d’entretien de Chris Marker est à interpréter comme un rejet de ce désenchantement auquel toute objectivation, surtout sociologique, conduit forcément (Desrosières 2008). Or, l’enchantement – c’est-à-dire ici l’auteur sans les propriétés sociales, l’engagement sans le militantisme, le collectif sans les rapports de force, le charisme sans les inégalités de ressources, etc. – a justement fait l’objet d’un travail constant de Chris Marker tout au long de sa carrière.

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Notes

  • [1]
    SLON : Service de lancement des œuvres nouvelles, « éléphant » en russe.
  • [2]
    ISKRA : Image, son, kinescope et réalisations audiovisuelles, « étincelle » en russe.
  • [3]
    Lorsque la revue Écran crée, à l’instigation du journaliste et critique Guy Hennebelle, une rubrique dédiée au cinéma militant, la place prééminente de SLON au sein de ce courant y est d’emblée rappelée : « Cette rubrique est également justifiée par le fait que depuis 1968 les films réalisés avec de petits moyens dans les médias ci-dessus définis sont de plus en plus nombreux. Que l’on songe par exemple que le groupe SLON (à ce jour le plus stable et le plus prolifique) totalise plusieurs dizaines d’heures de films montés et sonorisés » (Écran, 22 février 1974).
  • [4]
    J’ai cependant appris par la suite qu’il avait accepté, quelque temps plus tard, un entretien avec l’étudiante d’un de mes collègue pour évoquer l’éducation populaire.
  • [5]
    Le texte conseillé retrace les modalités de la rencontre entre Chris Marker et un centre culturel ouvrier de Besançon, le Centre culturel populaire Palente Orchamps (CCPPO), sur lequel le documentariste s’est appuyé pour tourner À bientôt j’espère en 1967. Il y rend hommage à son chef opérateur Mario Marret, instrumental dans la formation des groupes d’ouvriers à la réalisation cinématographique dans la continuité de cette expérience (Marker 2006).
  • [6]
    Courriel de Chris Marker, 11 juin 2007.
  • [7]
    Muriel Darmon rappelle ainsi que « les erreurs ou les blocages ne sont plus des accidents à éliminer mais des matériaux à prendre en compte, [matériaux] dont l’étude ne se réduit pas à une introspection inutile de l’enquêteur ou à une dénonciation purement vengeresse, mais permet d’utiliser une réflexivité tournée vers le terrain comme un outil décisif pour faire de la sociologie » (Darmon 2005, p. 99 et 113). Dans le cas de l’anorexie étudiée par Muriel Darmon, refus ou acceptations permettent d’appréhender l’espace des discours médicaux. Pour Frédérique Matonti, un refus d’entretien permet d’objectiver une des conditions d’entrée sur son terrain lors d’une enquête sur les anciens rédacteurs de la revue la Nouvelle Critique : le fait qu’elle soit normalienne et agrégée, comme la plupart de ses enquêtés (Matonti 1996). Pour Malika Gouirir qui revient enquêter sur le quartier de son enfance, les refus d’entretien témoignent d’une position ambivalente d’ancienne membre de la communauté sur laquelle pèse le soupçon d’être « vendue », dont le « choix » matrimonial exogame d’un non-musulman était l’indicateur d’une trahison (Gouirir 1998). Lorsque les époux Pinçon ont travaillé sur les nouveaux entrepreneurs, ils ont été confrontés à des refus d’entretien dans un cas sur deux, qui s’expliquaient par leur refus de voir interprétée leur réussite professionnelle en termes de trajectoire familiale et de reproduction sociale, et non pas, comme ils le faisaient habituellement, en termes d’exception au prisme de leur personnalité singulière (Pinçon et Pinçon-Charlot 1999). De même, les refus d’entretien éclairaient la difficulté de Julie Landour à enquêter au sein de l’entreprise dont elle était salariée, sa démission constituant le « déclic » de sa campagne d’entretien (Landour 2013).
  • [8]
    L’aide d’Inger Servolin, gérante et animatrice de SLON puis d’ISKRA depuis 1967, qui m’a ouvert son carnet d’adresses, a été cruciale. Je la remercie particulièrement, ainsi que l’équipe d’ISKRA qui a mis à ma disposition les copies de la plupart des films de son catalogue. Cet article doit beaucoup aux relectures attentives de Frédérique Matonti, Sébastien Layerle, Mathieu Hauchecorne, Jean-Christophe Blum et Frédéric Viguier, ainsi que des membres du comité de lecture de Genèses. Je les en remercie vivement. Toute erreur ou approximation me sont naturellement imputables.
  • [9]
    Le film a été adapté par Terry Gilliam avec L’armée des douze singes en 1995.
  • [10]
    Le manifeste « Pour un cinéma militant », paru à l’été 1968 dans la revue des États Généraux du cinéma (il s’agit des assemblées générales des professionnels du cinéma, réunies à quatre reprises en mai et juin) précisait que le militantisme devait prévaloir sur la notion d’auteur : « C’est pourquoi nous défendons : l’utilisation des films comme arme de lutte politique […] et sur lesquels tous les militants concernés exercent un contrôle politique aussi bien dans la réalisation que dans la diffusion » (États généraux du cinéma 1969). Jean-Luc Godard constitue l’exemple le plus connu d’un tel revirement puisqu’à partir de Mai 68, il s’associe avec Jean-Pierre Gorin, un jeune étudiant pour fonder le groupe Dziga Vertov et réaliser des films militants pendant quatre ans (Faroult 2002 ; De Baecque 2010).
  • [11]
    Chris Marker a d’ailleurs fait de même, comme dans cet entretien à Libération en 2003 où il réagissait à la dénomination de « cinéaste engagé » : « Bonne occasion de décoller une étiquette qui m’encombre. Pour beaucoup de gens, “engagé” veut dire “politique”, et la politique, art du compromis […] m’ennuie profondément. Ce qui me passionne, c’est l’Histoire, et la politique m’intéresse seulement dans la mesure où elle est la coupe de l’Histoire dans le présent » (Samuel Douhaire et Annick Rivoire, « Rare Marker », Libération, 5 mars 2003).
  • [12]
    Entretien avec Yves Billon, 20 juin 2009.
  • [13]
    Ce courant reposait sur un dispositif associant deux inventions récentes, à savoir une caméra légère et silencieuse, mise au point par André Coutant pour les laboratoires Éclair, et un magnétophone portable, le Nagra. À l’occasion du tournage de Chroniques d’un été, en 1960, Jean Rouch, qui emploie le terme de « cinéma-vérité », utilise un prototype de cette caméra et Michel Brault apporte du Canada ce magnétophone que quelques cinéastes américains avaient récemment commencé à utiliser (Rouch 1962). Yann Le Masson, l’un des principaux cinéastes militants de la période, rappelle qu’« on a d’ailleurs nommé avant et après 1968 le documentaire : cinéma-vérité. […] Le cinéma militant fonctionne lui aussi de cette manière, cherche à convaincre de la vérité contenue dans les luttes menées et dans les documents filmés. […] Mais le cinéma militant, violent ou pas, est, je pense, obligatoirement documentaire » (Le Masson 2004, p. 30).
  • [14]
    Entretien avec Jean-Pierre Daniel, 10 mai 2007.
  • [15]
    Entretien avec Éric Pittard, 1er mars 2007.
  • [16]
    Je reprends ici le modèle développé par Gisèle Sapiro pour le champ littéraire. Chris Marker a ainsi occupé tout au long de sa carrière de cinéaste documentariste une position comparable à celle des « intellectuels généralistes dominants » et « universalistes » dans le champ littéraire, tout en restant proche des cinéastes comparables aux « intellectuels généralistes dominés », organisés collectivement en « avant-garde ».
  • [17]
    On peut en fait lire une occurrence antérieure de l’expression sous la plume de Chris Marker quand il l’utilise en décembre 1964, mais à rebours, dans une lettre adressée aux animateurs d’un centre culturel de Besançon qui cherchent une copie de Les statues meurent aussi pour la montrer aux ouvriers : « J’ajoute personnellement que de toute façon, le film est plutôt maintenant un document historique qu’un film militant. […] Donc l’intérêt de le montrer aujourd’hui me paraît assez restreint » (cité par Foltz 2001).
  • [18]
    Dans le texte auquel il m’a renvoyé, Chris Marker raconte comment le CCPPO de Besançon, avec qui il est en relation épistolaire depuis quelques années, est à l’origine de l’idée du film en l’invitant à venir avec des films et à « voir ce qui se passait ». C’est la décision de s’y rendre, prise lors d’un « fameux café », qui est au centre du texte, mais Chris Marker ne dit rien ou presque de ce qui suit : « Nous tentâmes, et ce fut le premier pas vers À bientôt j’espère, les groupes Medvedkine, tout ce qui accompagnerait, orienterait, singulariserait l’aventure SLON, plus tard ISKRA » (Marker 2006).
  • [19]
    Entretiens avec Jacques Loiseleux, 27 mai, 3 juin 2007.
  • [20]
    La Sofracima a distribué trois films de Chris Marker : Le Joli Mai en 1963, Le Mystère Koumiko en 1965, et Loin du Vietnam en 1967.
  • [21]
    Entretien avec Inger Servolin, 28 juin 2007.
  • [22]
    Entretiens avec Jacques Loiseleux, 27 mai, 3 juin 2007.
  • [23]
    « Film à thème politique ou social destiné à susciter la discussion et l’action, le “ciné-tract” est un assemblage de photographies et d’intertitres généralement filmés sans le son sur une bobine de pellicule de 16 mm, négatif ou inversible (trente mètres, trois minutes). Le montage étant réalisé à la prise de vues, aucune retouche n’est a priori possible. À sa sortie de laboratoire, la bande est prête à être projetée » (Layerle 2008).
  • [24]
    Il s’agit d’On vous parle du Brésil : torture (1969) n° 3 ; On vous parle du Brésil : Carlos Marighela (1970) n° 4 ; On vous parle de Paris : les mots ont un sens (1970) n° 5 ; On vous parle de Prague : le 2e procès d’Arthur London (1971) n° 6 ; On vous parle du Chili : ce que disait Allende (1973) n° 10 (Bonin 2008). Chris Marker a aussi aidé Guy Devart à monter On vous parle de Flins (1970) n° 2. Le numéro un, On vous parle d’Amérique Latine : le message du Che (1968), a été réalisé par Paul Bourron, opérateur de Jean-Luc Godard, qui a ensuite signé l’image d’On vous parle… n° 3.
  • [25]
    Des cinéastes militants ont d’ailleurs imité ce style. Jean-François Comte, qui a utilisé photos fixes et cartons dans L’ordre règne à Simcaville qu’il a coréalisé avec Catherine Moulin en 1968, le reconnaît : « Ça se faisait pas mal. Si je ne me trompe, c’était un petit peu Chris Marker, c’était un peu La Jetée. […] Ça faisait cultivé ». Entretien avec Jean-François Comte, 24 mai 2007.
  • [26]
    Entretien avec Pierre Camus, 27 juin 2007.
  • [27]
    Entretien avec Jean-Pierre Daniel, 10 mai 2007.
  • [28]
    Dans une revue recensant les principaux groupes de cinéma militant de la décennie, l’orientation d’ISKRA est alors décrite comme « anticapitaliste », « anti-impérialiste », et spécialisée dans la « lutte contre le monopole de l’information » (Hennebelle 1976).
  • [29]
    Entretien avec Guy Devart, 2 mars 2007.
  • [30]
    C’est « l’une des figures les plus secrètes du cinéma mondial », indique sa nécrologie du Monde en 2012 (Sotinel 2012).
  • [31]
    Chris Marker a promu en France Alexandre Medvedkine, cinéaste soviétique qui avait filmé ses compatriotes pendant presque un an en 1932 en circulant en train (le ciné-train), et avait réalisé Le Bonheur en 1934 – un homme perclus de dettes et proche du suicide reprend goût à la vie dans un kolkhoze. Il l’a rencontré au festival de Leipzig en 1967 et les deux cinéastes se sont alors rapprochés : en 1971, Chris Marker a lu un scénario non tourné de Medvedkine, Cette sacrée force et a eu accès à ses mémoires (Philip 1971). Il a mis Le Bonheur au catalogue d’ISKRA, et a réalisé en 1971 à SLON Le train en marche, un court-métrage d’une demie heure fondé sur une interview de Medvedkine, en guise d’introduction pour Le Bonheur au cinéma. En 1993, Chris Marker a réalisé Le tombeau d’Alexandre, en hommage à Medvedkine décédé quatre ans plus tôt. Il y fait le portrait d’un homme proche des idéaux communistes, mais qui avait gardé dans ses films indépendance et ironie.
  • [32]
    Entretien avec Jacques Loiseleux, 27 mai, 3 juin 2007.
  • [33]
    Voir son film SLON Tango (1993), de cinq minutes, sur un éléphant dans un zoo.
  • [34]
    Chris Marker fait toujours de même trente ans plus tard en entretien : « C’est toute l’histoire des groupes Medvedkine, ces jeunes ouvriers qui dans l’après-68 entreprenaient de faire des petits sujets sur leur propre vie, et que nous tentions d’aider sur le plan technique, avec les moyens de l’époque […] [Ils] avaient reçu leur leçon de modestie (et d’histoire) en se mettant sous le patronage d’Alexandre Ivanovitch Medvedkine et de son ciné-train » (Douhaite et Rivoire 2003).
  • [35]
    En fait “krasna” <stalker@[…]> ».
  • [36]
    Entretien avec Pierre Lhomme, 8 juin 2007.
  • [37]
    Revenant sur le concept de charisme weberien, Jean-Baptiste Decherf définit ainsi la notion de communauté charismatique : elle est organisée autour d’un chef auquel est reconnu des « qualités extraordinaires », fondée sur des liens personnels et émotionnels et qui, « bien qu’elle soit éloignée du monde, n’est pas une communauté d’ermites qui s’en seraient définitivement retirés. Elle demeure au contraire tournée vers lui, car porteuse de normes subversives qu’elle veut voir triompher » (Decherf 2010).
  • [38]
    Dès ses premiers textes, Chris Marker a triché sur sa biographie, comme dans son roman de 1950 Le Cœur net où il se présentait ainsi : « Né le 22 juillet 1921 à l’Île-aux-Moines. Français, d’origine russo-américaine, ce qui ne lui simplifie pas la vie par le temps qui court » (Lecointe 2012).
  • [39]
    Entretien avec Pierre Camus, 27 juin 2007.
  • [40]
    Par exemple, il apparaît sur une photo de La sixième face du Pentagone, et se mentionne (« me ») avec humour au générique en indiquant « MANIFESTANTS-US MARSHALS-YOU-ME » – les « US marshals » étant les deux soldats qui l’encadrent (Habib 2008).
  • [41]
    Entretiens avec Jacques Loiseleux, 27 mai, 3 juin 2007.
  • [42]
    Les groupes ARC (pour Atelier de recherche cinématographique) et Cinélutte, dont les films ont été réédités récemment par les éditions Montparnasse, comptaient beaucoup de cinéastes diplômés de ces grandes écoles, de même que le collectif du Grain de sable. La plupart se reconvertiront après le cinéma militant dans le documentaire (Lecler 2010).
  • [43]
    Entretien avec Michel Andrieu, 8 mai 2007.
  • [44]
    Entretien avec Jean-Pierre Daniel, 10 mai 2007.
  • [45]
    Entretien avec Patricio Guzman, 7 mai 2007.
  • [46]
    « Il a répondu avec un télégramme : “Je ferai ce que je peux”. Rien, aucune autre explication. Et vingt jours après est arrivée à l’aéroport de Santiago une grande boîte avec tous les matériaux. On était tout étonnés. Et à la fin de ce tournage, c’est le coup d’État […]. En 1973, je suis réceptionné par Chris [à Paris]. C’est comique, parce qu’il est arrivé à l’aéroport avec une voiture neuve. On va à Paris dans une maison très élégante avec une de ses amies. On a un repas magnifique, formidable. Mais peu à peu on descend… ce n’est pas la maison de Chris, ce n’est pas la voiture de Chris… à la fin on a terminé avec la valise dans le métro pour chercher quelqu’un pour m’héberger. On a visité beaucoup de gens à l’époque ». Entretien avec Patricio Guzman, 7 mai 2007. Grâce à Chris Marker, Patricio Guzman est finalement hébergé et soutenu par l’ICAIC, l’institut de cinéma cubain.
  • [47]
    Entretien avec Sarah Maldoror, 3 mai 2007. C’est l’existence d’une telle communauté charismatique qui seule permet d’expliquer, inversement, la réaction très violente d’un des cinéastes du collectif au moment où Chris Marker a commencé à s’en détacher à la fin des années 1970 : « Je ne pouvais pas le saquer ce mec. J’aimais bien ce qu’il faisait, je trouvais ça très intéressant, mais quel personnage imbuvable. Moi c’est pour ça que je ne pouvais pas m’engager complètement dans ISKRA, parce que quand il débarquait là-dedans, c’était une horreur. C’est les gros intellos français qui ont l’impression de détenir des vérités, […] les donneurs de leçon : je regarde, je juge, et je ramène ma fraise. […] Je n’ai jamais pu supporter ça, alors je vais dans un groupe militant pour éviter ça, je me retrouve avec Chris Marker. Heureusement qu’il n’était plus là, moi je ne serais pas resté ». Entretien avec un ancien membre du collectif, 25 juin 2007.
  • [48]
    Entretiens avec Jacques Loiseleux, 27 mai, 3 juin 2007.
  • [49]
    D’après les souvenirs d’une animatrice de SLON et ISKRA dans ces années, Chris Marker a d’ailleurs formulé ce projet très tôt, tout en continuant à attirer et aider les cinéastes militants au sein du collectif : « Vers la fin 1972, il a commencé à parler du projet du Fond de l’air est rouge. Il pensait faire un film politique à partir des chutes, des images rejetées, des fonds de poubelle. Il a commencé à trier dans nos chutes et dans celles des autres. Très vite, ce projet a pris de l’ampleur » (CNC 2012).
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