Notes
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[1]
Minoritaire fait moins référence à des individus qu’à des processus : de minoration (Guillaumin 2002 ; Ndiaye 2008). Post-colonial ne marque pas mon inscription dans les postcolonial studies mais désigne un contexte historique (L’Estoile 2008).
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[2]
La structure et les acteurs sont anonymés.
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[3]
Les guillemets signalent les propos des acteurs.
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[4]
Figure centrale de l’ethnopsychiatrie en France, Tobie Nathan a été élève de Georges Devereux et a notamment fondé le centre du même nom, structure d’aide psychologique aux migrants au sein de l’Université Paris 8.
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[5]
Stéphanie Larchanché (2010 : 4) désigne ainsi « les structures s’adressant aux immigrés en offrant des soins de santé mentale prenant en compte les représentations culturelles de la souffrance ».
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[6]
Politique est alors à entendre dans un sens générique pour étudier les rapports de pouvoir au sein d’un dispositif institutionnalisé prenant en charge des populations définies comme spécifiques : les familles migrantes.
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[7]
Renvoyant à la perspective des interactions en face-à-face (Goffman 1973, 1975), la notion de mise en scène sera étayée empiriquement au fil du texte. Quant au terme origines, il renvoie ici à tout ce à quoi les acteurs font référence lorsqu’ils l’emploient : des « cultures », des « traditions », des « valeurs », des « identités », mais aussi des lieux et des collectifs y étant associés.
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[8]
Les deux plus jeunes sont en primaire et au collège. Quant aux trois aînés, l’un est sans diplôme ni emploi, l’une suit une formation professionnalisante dans le secteur médico-social, et la dernière, Djébou, qui connaît un parcours scolaire fragmenté, est inscrite dans une classe de préparation au Brevet d’études professionnelles.
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[9]
Âgé d’une soixantaine d’années, Abdoulaye Haïdara a grandi en Guinée avant d’arriver en France où il a obtenu un DESS de psychologie clinique et un doctorat d’ethnologie. Médiateur culturel et ethnoclinicien dans diverses structures, il a ensuite fondé le centre Manden Kalikan, parallèlement aux consultations individuelles qu’il exerce en libéral. Quant à Seydou Doucouré, une cinquantaine d’années, originaire de Mauritanie, il est très investi dans le milieu associatif et la médiation interculturelle pour diverses structures, notamment des collectivités territoriales.
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[10]
Rédigés par les stagiaires, ces comptes-rendus aident la secrétaire du centre à établir le rapport final remis à l’institution mandataire. M’attribuer cette tâche permettait de réaliser des « descriptions denses » (Geertz 1998) et de limiter mes prises de parole quand je ne me sentais ni légitime ni compétente pour formuler mon opinion.
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[11]
Signifiant : « Si tu as un enfant, ta réputation sera entachée. »
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[12]
À ces mots, Seydou Doucouré fait habituellement mine de s’insurger, rappelle que ses ancêtres ont fondé son village natal et qu’il est donc « noble ».
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[13]
Les normaux n’étant pas ici les majoritaires de la société française mais les ethnocliniciens.
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[14]
Le thérapeute me dit un jour : « Il ne faut pas parler de sujet pour ces enfants [de migrants]. La notion de sujet n’existe pas en Afrique. […] Si tu dis à un enfant africain qu’il s’appartient, il décompense. L’enfant appartient à sa famille et à sa culture ».
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[15]
En cela, la performativité des consultations est indéniablement liée aux trajectoires des participants qui s’engagent de manière variable selon leur biographie. On comprend alors les limites de mon statut de stagiaire : associée au centre, je n’ai pu mener d’entretien ethnographique en dehors.
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[16]
Les « Français » sont renvoyés à leur méconnaissance de la « culture africaine », les stagiaires à leur inexpérimentation thérapeutique, le médiateur à son statut de second.
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[17]
Au sens de « mise en avant prioritaire de référents ethniques » (Jounin 2004 : 103).
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[18]
En témoigne un entretien avec la juge où elle mobilise des références culturalistes présentées comme évidentes. Elle ignore également l’histoire et les controverses de l’ethnopsychiatrie.
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[19]
Situation amplifiant les incompréhensions entre les parents et les représentants institutionnels. L’éducatrice de Djébou a d’ailleurs sollicité le centre suite à ses déboires avec une interprète qui refusait de traduire ses propos et prenait partie pour les époux.
1Dans ce numéro analysant des réunions variées en contextes minoritaires post-coloniaux [1], cet article se focalise sur une consultation familiale dans un centre ethnoclinique parisien, Manden Kalikan [2]. Mandaté ici sur ordonnance judiciaire par une juge des enfants d’un tribunal de Grande instance (TGI), ce centre regroupe des thérapeutes – migrants originaires d’Afrique de l’Ouest – et des « médiateurs culturels » [3] parlant la langue des parents et supposés détenir un savoir propre à leur région natale ou leur groupe ethnolinguistique. Aux méthodes proches du controversé Tobie Nathan (Fassin 1999, 2000 ; Nathan 2000), les ethnocliniciens œuvrent à la résolution de problèmes jugés spécifiques aux familles migrantes, lesquels seraient liés au « décalage culturel avec la France », et que les acteurs socio-éducatifs et judiciaires peineraient à comprendre – « mariages arrangés » ou encore envois contraints « au pays ». Créé à la fin des années 1990 par un psychologue ayant travaillé avec Tobie Nathan [4], le centre est constitué en association de loi 1901 et travaille principalement avec des tribunaux pour enfants, des établissements de l’Aide sociale à l’enfance, de la Protection maternelle et infantile, et de la Protection judiciaire de la jeunesse, lesquels le rémunère en fonction de ses prestations : environ 230 euros pour les « consultations de médiation familiale et culturelle », payés par le Trésor public. Salariés, les thérapeutes possèdent généralement deux diplômes – de master et/ou de doctorat – en psychologie clinique et en ethnologie. Quant aux médiateurs, ils n’ont pas nécessairement de diplôme correspondant à leur fonction. Le centre accueille, par ailleurs, des étudiants en psychologie réalisant un stage dans le cadre de leur diplôme. Intégrée comme « stagiaire sociologue co-thérapeute », j’ai mené une enquête ethnographique de neuf mois, participant à une cinquantaine de consultations avec vingt-six familles.
2Dans une autre publication, j’ai montré que la méthode ethnoclinique est traversée par un paradoxe : en tentant de renverser les processus de stigmatisation dont les familles font l’expérience, les ethnocliniciens reproduisent certains des fondements culturalistes sur lesquels ces processus reposent (Belkacem 2013). Je souhaite enrichir cette analyse en soulignant l’intérêt d’étudier les consultations dans leur forme réunion pour penser la « santé mentale spécialisée » [5] au prisme d’une anthropologie du politique « vu d’en bas » (Abélès 1990) et d’une « ethnographie des modes de gouvernement » (L’Estoile 2015). Car si les consultations ne peuvent être classées dans la catégorie réunion à proprement parler, elles sont néanmoins régies par un cadre spatio-temporel et des règles formalisées aménageant la confrontation entre des acteurs hétérogènes – parents migrants, enfants élevés en France, représentants institutionnels, équipe thérapeutique [6].
3Analyser ainsi les consultations ne permet pas seulement d’observer les interactions qui s’y jouent, mais aussi de comprendre ce que font ces réunions, c’est-à-dire en quoi, de quoi et pourquoi elles peuvent être qualifiées de performatives (Austin 1991). Je montrerai en effet que les séances donnent lieu à des mises en scène conduisant à la construction d’« origines » comme des références premières et évidentes [7] ; et que cette performativité des consultations tient à l’articulation de plusieurs « conditions de félicité » (ibid.).
4Une précision s’impose. À la manière d’André Mary (1998), ma démarche relève de la description interprétative, où la description ethnographique relève déjà de l’interprétation. Si la consultation est restituée dans son intégralité avant d’en proposer des pistes de lecture, ce n’est donc pas pour opposer description et analyse mais pour répondre au pari à l’origine de ce numéro : interroger le caractère heuristique de la méthode de Max Gluckman pour analyser des situations sociales (Tholoniat et al. 2008). Dans cette perspective, on verra que l’étude de cette séance précise est insuffisante pour comprendre le caractère performatif des consultations.
Une consultation avec la famille Sakho (Paris, décembre 2007)
5Anciens villageois de la région de Kayes (Mali) parlant soninké, les époux Sakho – lui était paysan puis ouvrier, elle est femme de ménage – vivent en région parisienne depuis le début des années 1980 et ont trois filles et deux fils nés en France [8]. Lors d’un séjour estival au Mali en 2007, Ramatoulaye, l’aînée des sœurs, vingt ans, épouse « un cousin ». Le printemps précédant les noces, Djébou, dix-sept ans, et Mamani, quinze ans, signalent à une infirmière scolaire que leurs parents s’apprêtent également à les marier au Mali, contre leur gré. Djébou se dit en outre victime des maltraitances de Moustapha, l’aîné de la fratrie. Placées en famille d’accueil, les deux sœurs sont suivies par Sylvie Hernandez, éducatrice à l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Alors que Mamani retourne rapidement vivre chez ses parents, Djébou s’y refuse. Instruisant le dossier, Maryse Thomas, juge des enfants, prononce en septembre 2007 ce jugement en assistance éducative :
Mandaté sur ordonnance judiciaire, le centre Manden Kalikan entre en contact avec les époux Sakho. Mon arrivée étant postérieure, je ne participe pas à la première consultation, et rencontre la famille en décembre lors d’une audience au TGI. La deuxième consultation a lieu dix jours plus tard. Quand Djébou arrive, seule, nous allons dans la salle de consultations (voir le schéma ci-après). Abdoulaye Haïdara, « thérapeute principal », et Seydou Doucouré, « médiateur culturel », s’assoient [9]. À leur gauche se tient Marie Dubois, « stagiaire co-thérapeute », une trentaine d’années, intégrée durant quelques mois pour valider son master en psychologie. Je me suis assise à côté des trois sœurs. Une chaise vide me sépare du thérapeute. La tête baissée, Djébou joue avec son téléphone. À droite de Ramatoulaye se tient sa mère, Aminata Traoré, puis son époux, Sidy Sakho. En début de séance, une autre chaise est vide, ensuite occupée par Sylvie Hernandez, éducatrice à l’ASE et « référente institutionnelle » de la famille en consultation.« Djébou n’est pas encore prête à réintégrer le domicile familial, même si ses parents ont pu entendre qu’elle devait être respectée dans ses choix [au sujet d’un éventuel mariage forcé] et qu’il n’appartenait pas à ses frères d’intervenir dans son éducation, notamment en faisant usage de la violence. Djébou […] semble davantage en difficulté que ses frères et sœurs pour s’adapter à la différence de culture entre sa famille et l’extérieur. […] [Il] convient de […] poursuivre le travail entamé avec elle sur sa place et sa difficulté à vivre la différence de cultures. […] La dimension culturelle étant importante dans la problématique familiale, il convient de diligenter une mesure de consultation ethnoculturelle afin d’accompagner le travail éducatif. »
6Le thérapeute demande aux sœurs si elles savent « pourquoi le père garde le bonnet ». Celles-ci restent silencieuses. « C’est par respect pour l’autre », explique Abdoulaye Haïdara qui s’exclame : « Elles connaissent pas la culture africaine ! ». Ramatoulaye, l’aînée, rétorque : « Moi je la connais mais pour les femmes ». Le thérapeute : « Tout ça pour dire que vous êtes dans une maison d’Africains ici ». Sidy Sakho sourie. Le thérapeute annonce que la consultation peut débuter. D’un geste, je signale à Marie Dubois que je rédige le compte-rendu [10]. Abdoulaye Haïdara se présente comme « le responsable de la maison » et demande « pourquoi il n’y a pas de référent institutionnel ». Personne ne répondant, il charge Marie Dubois de faire appeler Sylvie Hernandez et reprend : « Les enfants comme vous, vous êtes nés ici, c’est pas la même culture que vos parents. Vos parents, quand ils vous élèvent, ils veulent vous mettre leur culture comme au village. Vous, c’est compliqué parce que vous êtes entre les deux cultures. Donc nous, on explique aux Français comme Madame Hernandez comment ça se passe chez nous. Et en plus, on aide les parents et les familles ».
7Le thérapeute présente Seydou Doucouré, le « médiateur » : « Lui, c’est mon captif, c’est mon esclave, il est de Bompou en Mauritanie ». Ce dernier rit et fait une moue réprobatrice en regardant Sidy Sakho qui s’amuse de la plaisanterie. Le thérapeute invite ce dernier à se présenter. Le père précise qu’il parle mal français et qu’il est Soninké. Le thérapeute l’interrompt : « Sakho c’est Peul, mais les gens vous volent et après ils disent que vous êtes Soninkés, ça s’appelle la reconversion ethnique : il y a beaucoup de gens qui changent, il arrive dans un village et on lui donne une femme pour qu’il devienne Soninké ». Sidy Sakho concède. Invitée à se présenter, Mamani mentionne son prénom. Le thérapeute lui demande si elle parle soninké. La jeune femme acquiesçant, il plaisante : « Je suis contre les Soninkés mais je les félicite parce que ce sont les seuls Africains qui apprennent la langue à leurs enfants. Les autres disent toujours : “Mais c’est des Français maintenant !” ». Ramatoulaye approuve. Vient le tour de Marie Dubois qui se présente comme « stagiaire psychologue », puis de la mère : « Aminata Traoré ». Enthousiaste, le thérapeute rappelle qu’un général de Sunjata Keita portait ce patronyme. Il demande aux sœurs si elles connaissent ce personnage et sa charte du Manden, dont le centre a pris le nom. Ramatoulaye hésite : « Oui je crois ». Le thérapeute : « On a des conférences pour donner l’histoire des origines à des gens comme vous ». L’aînée : « Ah, c’est bien ! ». Le thérapeute poursuit : « Sunjata était un grand empereur au douzième siècle. Il gouvernait tout en étant très généreux et social ». Voulant prendre la parole, le médiateur en est empêché : « Non je termine, toi tu es mon esclave ». Le thérapeute précise : « Traoré était général de Sunjata Keita ». Invitée à se présenter, Djébou dit son prénom. Mon tour venant, je me présente comme « stagiaire sociologue ». Le thérapeute résume : « On n’est pas employés du juge. Cette maison nous appartient. C’est une maison des Africains, de toute l’Afrique. On existe depuis longtemps et les gens qui viennent comprennent notre travail et ne parlent plus ». À Sidy Sakho : « Ici, vous êtes chez vous ». Le médiateur traduit.
8En l’absence du référent institutionnel, Abdoulaye Haïdara charge le médiateur d’introduire la situation. Seydou Doucouré explique qu’il a vu la famille au tribunal dix jours plus tôt, et que la juge a renouvelé le placement de Djébou en famille d’accueil. Il ajoute que Djébou craint son frère, et rappelle les propos de la juge aux parents : « Djébou est votre fille et vous ne pouvez pas renoncer ». Il conclue en proposant que le travail consiste à « voir comment faire pour que Djébou ne craigne plus ses parents et que ses parents soient satisfaits ».
9Le thérapeute invite ensuite Sidy Sakho à parler. Celui-ci veut que Djébou rentre à la maison. « Il a posé ses limites, il est clair avec cela », rapporte le médiateur. Le thérapeute demande au père ce qu’il pense de la situation. Celui-ci répète qu’il souhaite simplement le retour de Djébou et qu’il a dorénavant interdit à son fils de la frapper. Le thérapeute demande alors à Djébou si elle a été placée parce qu’elle avait peur de son frère. « Ça et le mariage », répond-elle. Le thérapeute l’invite à poursuivre. Après un long silence, elle ajoute avec réticence : « Mon frère me tapait… Je rentrais tard… Je sortais trop… Quand ça lui plaisait pas quand je m’habillais comme les autres filles, avec un bermuda ou une jupe, il me tapait ». Ramatoulaye résume : « Elle rentrait tard, elle en faisait qu’à sa tête, elle sortait quand elle voulait, mes parents lui parlaient mais elle écoutait pas ». Le thérapeute demande à l’aînée si elle est mariée. Celle-ci acquiesce. « Tu as des enfants ? », « Non », « C’est avec quelqu’un de la famille ? », « Ouais », dit Ramatoulaye qui poursuit : « Et Djébou était d’accord depuis 2005 pour le mariage avec Yaya [son prétendant], donc on peut pas du tout dire que c’est un mariage forcé. En 2007, j’allais partir pour faire le mariage religieux et on a dit à Djébou qu’elle pouvait venir. Et on a peut-être parlé comme ça de mariage, mais comme ça. Moi j’étais pas mariée encore donc y avait pas de raison qu’on la marie avant moi ! ».
10Le thérapeute se tourne vers Djébou : « Tu as renoncé au mariage ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ? ». Elle répond : « Il s’est rien passé, on lui a rien dit encore mais je veux pas de lui ». Le médiateur précise que les parents acceptent à présent de rompre la promesse de mariage mais « n’ont pas encore appelé au pays ». Le thérapeute déduit : « Ah, tes parents veulent que ce soit toi qui rompes puisque c’est toi qui ne veux plus. Tu as le courage de dire quelque chose ? ». Djébou nie d’un signe de tête. « Ah tu l’aimes encore ? », plaisante le thérapeute. « Non ». Abdoulaye Haïdara explique : « Les parents ont donné leur accord, ils sont engagés. Peut-être qu’il y a eu des petits cadeaux déjà. Donc si eux disent non au garçon, ils ont peur d’être des gens sans parole. Mais si toi tu dis que tu ne veux plus, ça va. [Bref silence] Il y a eu un autre garçon qui a pris la tête de Djébou ? ». Ramatoulaye répond immédiatement : « Bien sûr, donc elle a voulu jeter l’autre alors qu’avant elle avait dit aux parents que l’autre au Mali lui plaisait, donc lui il espère toujours ». « C’est ça ? », demande le thérapeute. Djébou nie. « Mais il y a un peu de ça ? ». Djébou garde la tête baissée. Abdoulaye Haïdara lui dit : « Tes parents admettent que tu aies ton choix mais ils veulent pas être mal à l’aise ». Le médiateur intervient : « Djébou a eu un petit ami mais les choses se sont très mal passées ». Travaillant « au noir » et n’ayant « pas de papiers », il lui avait confié un chèque pour qu’elle verse l’argent sur son compte et lui remette la somme en espèces. Au moment de l’opération, Djébou avait dû se faire accompagner de son père qui, méfiant, avait compris qu’il s’agissait d’un chèque volé. Le thérapeute demande si le problème a été résolu. Le père acquiesçant, le thérapeute se rappelle que Djébou devait rencontrer son ancien petit ami pour s’expliquer et ajoute : « Tu as du mal à régler tes comptes avec les gars. Il faut leur mettre les points sur les “i”. Si tu te laisses faire tu vas être la fille facile, on va faire ce qu’on veut de toi ». Approuvant, Ramatoulaye commente : « Elle est naïve ». Sidy Sakho dit à sa fille : « Si tu te transformes en famille, les gens vont t’époussiérer [11] ».
11Après un bref silence, le thérapeute demande si le prétendant de Djébou appelle toujours à la maison. Ramatoulaye : « Ouais, il parle un peu avec tout le monde ». « C’est la même famille », précise la mère. Le thérapeute demande à Ramatoulaye : « Est-ce que toi tu peux lui dire : “Yaya, je crois qu’avec Djébou c’est fini parce qu’elle veut plus” ? ». Interloquée, l’aînée hésite : « Ouais… Mais pourquoi elle m’a pas demandé alors ? ». « Elle y pense pas mais nous on sait tout ce qui se passe en Afrique », répond le thérapeute. Ramatoulaye approuve : « Ça c’est bien ! ». Le thérapeute poursuit : « Les grandes sœurs, les tantes, elles prennent ce rôle en Afrique. C’est pour ça que tu es venue aujourd’hui ». Ramatoulaye rétorque fermement : « Moi je suis venue pour m’exprimer ! ». Le thérapeute reprend : « Le père est mal placé pour ça, la mère aussi, et Djébou est embêtée, elle a honte, mais elle s’est aperçue en fréquentant ce garçon qu’elle n’aimait pas le premier. C’est ça Djébou ? ». La jeune femme lève la tête : « Comment ? ». Le thérapeute répète. Elle répond nonchalamment : « Ouais c’est vrai ». Abdoulaye Haïdara poursuit : « En Afrique, ce sont les sœurs et les tantes qui jouent ce rôle. Donc Ramatoulaye va lui dire parce que le pauvre ne sait pas, il pense qu’il a une femme et les parents se sont engagés ».
12Le médiateur ayant traduit ces propos, le thérapeute invite Aminata Traoré à prendre la parole : « J’ai compris ce que vous avez dit ». Elle parle longuement en soninké, Ramatoulaye approuvant ses propos. Le médiateur rapporte : « Madame a remarqué que Djébou voulait faire le banditisme. De plus quand il y a mariage, on ne peut pas marier la petite sœur avant la grande. Mais la mère avait vu le comportement anormal de Djébou. Elle s’est inquiétée et a voulu l’emmener au pays. Djébou a alors alerté la juge, en disant qu’il s’agissait d’un mariage forcé ». Le médiateur poursuit : « Madame craint beaucoup pour sa fille qui est toujours dans la rue. Son grand frère n’est pas content. Il lui dit de faire attention à la racaille qui est dehors. Ça ne va pas, le grand frère est en colère, Madame ne veut pas taper Djébou mais elle a peur pour elle. En plus, pour une fille, connaître plein de garçons n’est pas digne. Djébou sort, elle rentre tard, elle n’a pas de cadre ».
13Le médiateur est interrompu par l’arrivée de Sylvie Hernandez, éducatrice à l’ASE, qui explique, mécontente, que personne ne l’avait prévenue de la séance. Le médiateur reprend la traduction des propos d’Aminata Traoré : « Le grand frère de Djébou dit que les jeunes qui sont dans la rue ne sont pas fréquentables, mais Djébou parle toujours de son mariage alors qu’il est contraire à la culture de marier la petite sœur avant la grande ». La mère évoque ensuite l’histoire de l’argent volé de l’ancien petit ami de Djébou. Le thérapeute s’adresse à Sylvie Hernandez : « Vous deviez travailler avec Djébou et ce garçon ». L’éducatrice : « Djébou n’est pas venue au rendez-vous. Tout est compliqué. Son placement est entériné mais j’ai pas encore eu de réponse, la juge a décidé les choses sans me prévenir ».
14Ayant un impératif, le médiateur quitte la consultation en s’excusant. Le thérapeute reprend. Il « comprend que les difficultés de Djébou par rapport à sa famille tournent autour de Yaya », ce qui l’empêche de « revenir chez elle ». « Les parents sont engagés, au pays il ne sait toujours pas, Djébou est gênée, les parents sont gênés », dit-il avant d’ajouter que Djébou a honte parce qu’elle avait dans un premier temps accepté le mariage. Il conclut : « Je vais laisser le travail comme ça se fait là-bas au pays : à la grande sœur. Au pays quand il y a un problème de mariage, les mères sont accusées. Le mari accuse sa femme de la mauvaise éducation : “T’as vu ce que tu as mis dans la tête de tes filles !”. Donc ce sont les tantes ou les femmes du quartier qui s’occupent de ça ». Chargeant Ramatoulaye d’annoncer la nouvelle à Yaya, il ajoute : « Tu peux dire que c’est un vieux sorcier qui t’a dit de dire ça. Djébou ne pouvait pas le dire à sa sœur parce qu’elle ne voulait pas lui faire faire le sale boulot. Mais c’est pas le sale boulot ! C’est la fonction même de la grande sœur ! ».
15Ramatoulaye répond : « Je veux bien faire ça mais je veux que Djébou fasse un effort parce qu’à l’origine du problème, c’est pas le mariage ». Le thérapeute : « On va régler d’abord ce problème et après on verra le reste ». L’aînée insiste : « L’origine du placement c’est le mariage, mais sinon elle vient manger le midi à la maison donc y a pas de problème ». Plus fermement, Abdoulaye Haïdara dit aux époux : « Faites déjà ça et ça va dégager quelque chose ». Il demande à Ramatoulaye de traduire ses propos. Sidy Sakho répond qu’il « espère que les choses vont aller ». Son épouse acquiesce. Ramatoulaye insiste : « J’avoue j’ai un peu peur que je dise au garçon tout ça et qu’elle veut pas revenir ». « On va déjà faire ça, peut-être que les choses ne vont pas se faire rapidement », répond le thérapeute avant de s’adresser à Djébou : « La juge a dit qu’elle espère que ta vie ne va pas toujours être en placement, donc on va essayer de voir tout ce qui ne va pas en famille, quitte à faire venir ton frère pour que les choses prennent une autre forme. Si après tout ça, tu veux rester à l’extérieur, ce sera à toi de voir, mais nous on va travailler les choses qui te gênent à la maison. Tu vas pouvoir te libérer et dire les choses ». Ramatoulaye traduit. Les époux semblent mécontents. Les larmes aux yeux, Aminata Traoré explique que toute la faute ne vient pas du frère. Le thérapeute répond : « On va parler de tout ça mais d’abord il faut qu’elle puisse dire franchement ce qui la gêne à la maison pour qu’on puisse aider. Ramatoulaye va régler le problème du mariage, et ensuite il faut qu’on discute vraiment ». L’aînée rétorque : « Parfois ce qu’elle veut c’est pas ce que veulent les parents ». Le thérapeute : « Oui je sais, mais on va se voir pour régler ça ». À Djébou : « Tu ne parles pas beaucoup ». Ramatoulaye : « Elle est pas en confiance là ». Abdoulaye Haïdara s’adresse à Sidy Sakho : « Ici c’est ta maison. On va aider tout le monde. Il faut que ça aille ». Ce dernier acquiesçant, le thérapeute dit à Djébou : « En Afrique, demande à tes parents, pour le mariage eux ils peuvent dire “Djébou ne peut pas se marier avec Yaya mais sa sœur est libre”. C’est la tradition, ce ne sont pas deux personnes qui se marient, mais deux familles qui se marient, c’est la tradition au pays ! ».
16Consultant son agenda, il fixe la troisième consultation au mois suivant et dit à Djébou : « Tu es un cœur à prendre mais il ne faut pas le dire à trop de garçons sinon tout le monde va vouloir venir ». Se tournant vers les époux, Sylvie Hernandez dit : « Djébou ne parle pas beaucoup. Elle est peut-être en difficulté à l’école et elle va manger chez vous ». Sans relever, le thérapeute interroge l’éducatrice sur le travail mené avec Mamani, puis clôt la séance, au bout de deux heures. Il assure aux parents que le travail va se poursuivre et rappelle que Ramatoulaye doit mettre fin à la promesse de mariage. Acquiesçant, les époux et leurs filles se lèvent, nous saluent et quittent la salle. L’éducatrice et les stagiaires restent pour « faire le debriefing de la consultation ». Le thérapeute explique notamment pourquoi il ne nous a pas donné la parole : « Je voulais être le seul à dire les choses parce que la situation est compliquée et il fallait régler en priorité le problème du mariage ». Cinq autres consultations ont lieu, dont une avec le frère aîné de Djébou. À leur issue, et malgré l’annulation de la promesse de mariage, la jeune femme ne souhaitait pas retourner vivre en famille.
17La restitution de cette séance peut donner lieu à de multiples interprétations. Je me contenterai de montrer comment, en mettant au jour des interactions asymétriques en contexte migratoire minoritaire post-colonial, elle invite à articuler les notions de performances et de performativité pour s’inscrire dans une perspective constructiviste des « origines ». Les consultations seront d’abord analysées comme le lieu de mises en scène théâtralisées et ritualisées des « origines ». La force des séances résidant dans la construction de ces « origines » en références omniprésentes et évidentes, j’analyserai ensuite les conditions de félicité éclairant cette performativité des consultations.
Une mise en scène des « origines » par les ethnocliniciens
Ritualisation d’un ailleurs africain et théâtralisation des statuts et des rôles
18S’apparentant à des « situations sociales rituelles » (Agier 1996), les consultations comme celle que je viens de détailler induisent « un ordre spécifique de relations » et s’accompagnent d’« inventions propres de règles et de rôles » (ibid.). Ces consultations sont présentées comme une figure transposée en France des réunions organisées depuis des temps immémoriaux « au village sous l’arbre à palabre ». Réunissant une dizaine de personnes, elles se déroulent selon un ordre immuable : après la présentation des participants, le thérapeute principal introduit solennellement la séance et invite le référent institutionnel à résumer le problème. Une discussion collective s’en suit pour l’analyser et le résoudre collectivement. Sauf exception, tous les participants doivent prendre la parole, et les consultations s’achèvent par la formulation d’un consensus et d’une prescription. Le thérapeute peut par exemple demander aux parents d’identifier l’animal totémique de la lignée ou d’accomplir des rituels. Des adolescents « en difficulté » peuvent se voir confier « une protection » sous la forme de pièce de monnaie devant les aider à « s’apaiser ». Ici, il est demandé aux époux de rompre définitivement la promesse de mariage, prémisse nécessaire à une discussion apaisée avec Djébou. Or, ces prescriptions et consensus renvoient toujours à ce qui est qualifié de « traditions africaines ». Ici, du fait des us supposés en vigueur au Mali, et pour ne pas compromettre la mère, la sœur aînée est chargée d’annoncer la nouvelle. Ainsi, le dispositif des consultations, tout comme les façons d’interpréter et de résoudre les conflits, renvoient à un ailleurs africain transposé en France.
19Les mises en scène des ethnocliniciens ne concernent pas seulement le dispositif des consultations, l’interprétation et la résolution des problèmes, mais aussi les statuts des participants, en premier lieu ceux de l’équipe thérapeutique. Le thérapeute se présente comme le responsable de la maison. « Petit-fils de cheikh », « marabout », « vieux sorcier », il apparaît comme le noble, le sage et le savant guérisseur. À ses côtés, le médiateur est désigné sur le ton de la plaisanterie comme « son esclave » [12]. Ce noyau dur de l’équipe, supposé « savoir tout ce qui se passe en Afrique », se met en scène à travers les traits de la tradition, l’authenticité et la respectabilité africaine et villageoise. D’autre part, si les consultations ethnocliniques répondent aux difficultés d’une personne, elles s’adressent en fait à tous les participants, entraînant une mise en scène de chacun. Quand ils ne le font pas d’eux-mêmes, les parents sont invités à préciser leur « appartenance » ethnolinguistique, et leurs enfants renvoyés à leur « double culture ». Les stagiaires, du fait de leur sexe – majoritairement féminin –, leur jeune âge, leur statut d’étudiant et, bien souvent, leur catégorisation comme « Français », sont renvoyés à une asymétrie de savoir thérapeutique et culturel. Une certaine « compétence culturelle » est néanmoins attribuée à ceux « ayant une origine » – j’y reviendrai. Enfin, les travailleurs socio-éducatifs accompagnant les familles sont assignés à un double statut – « Français » et « représentants institutionnels » – justifiant leur difficulté à comprendre et résoudre les problèmes des familles. Fait notable, si l’« origine » de Sylvie Hernandez – fille d’Espagnols née en Algérie – lui avait été demandée durant la première séance, dans le cadre ritualisé et théâtralisé de cette consultation, l’éducatrice, qui représente avant tout « l’institution française », est désignée comme telle et son expérience migratoire gommée.
20En somme, au cours de ces « cérémonies », les ethnocliniciens usent de « pratiques ostentatoires » ne visant pas seulement la « présentation de l’institution » (Goffman 1973 : 41, 154-155) mais aussi la mise en scène des « identités » et des « origines ». Ces performances convoquent les registres de l’ethnicité – les références aux groupes ethnolinguistiques en témoignent –, de la génération – les difficultés supposées liées au « décalage culturel » entre les parents et les enfants constituent un fondement central du travail –, du genre – les sœurs et les tantes sont chargées des affaires matrimoniales –, et des hiérarchies dites de castes – visibles à travers les plaisanteries du thérapeute sur le médiateur. Au cours de ces « rituels identificatoires » (Yannic 2009 : 137) faisant naître différents collectifs et leurs représentants, des frontières sont dessinées entre des insiders au nous des ethnocliniciens, délimités par des expressions comme « chez nous » ou encore « notre culture », et des outsiders désignés par des termes comme « ici », « la loi française », « les Français ».
Entreprise identitaire, mémorielle et morale en situation de contacts mixtes
21Dans ce cadre, le concept de « contacts mixtes entre normaux et stigmatisés » (Goffman 1975 : 23-25) permet d’analyser le travail ethnoclinique [13]. À une entreprise identitaire – dire aux jeunes « qui ils sont » – et mémorielle (Pollak 1993) – leur enseigner « d’où ils viennent » et quel est « leur héritage » – s’ajoute en effet une entreprise morale (Becker 1985) – les inciter à se conformer à certaines normes. Par exemple, lors d’une consultation avec un jeune homme « en difficulté » portant le prénom d’un marabout de la famille, le thérapeute dit : « Les noms ont une force. Quand on donne un nom à quelqu’un, ça le met dans une position. Il appartient à ce nom. […] Un marabout, c’est quelqu’un qui soigne […] par la parole et les versets du Coran […] [et] par les plantes. C’est aussi quelqu’un qu’on respecte. […] Donc toi, si tu es un marabout, tout le monde te respecte, et toi aussi, tu dois être paisible, tu dois respecter les autres et les apaiser ». Ici, assignations et injonctions s’articulent ainsi : le thérapeute dit aux époux que malgré l’obligation de se conformer aux lois françaises, des solutions satisfaisantes peuvent être trouvées. Il explique à Djébou qu’elle peut refuser les ordres de ses parents mais lui conseille de comprendre pourquoi ces derniers agissent ainsi, sans oublier « ses origines » ni rompre avec sa famille et « sa culture ». La jeune femme est également incitée à cesser ses « passages à l’acte délinquants » et « dire non aux garçons » si elle ne veut pas entacher « sa réputation ». Composé de deux à une dizaine de séances, le travail ethnoclinique relève alors d’un processus incitant des jeunes catégorisés comme déviants à se « remettre dans le droit chemin », ceci vis-à-vis de « leur culture d’origine » comme de la « loi française ».
22Or, si elle repose en partie sur la manière dont les ethnocliniciens se représentent les causes et les solutions aux problèmes des familles migrantes ouest-africaines [14], cette entreprise relève également de performances menées sciemment à des fins thérapeutiques. Les ethnocliniciens sont conscients du caractère construit des références culturelles qu’ils mobilisent – cela est sensible par exemple lorsqu’Abdoulaye Haïdara évoque les pratiques de « reconversion ethnique ». Dès lors, ce qui compte en consultation n’est pas tant que le médiateur soit ou non « esclave », mais plutôt que ces références soient mises en scène ou pas. Cette dimension stratégique des performances fait d’ailleurs l’objet de justifications thérapeutiques. Lors du debriefing, Abdoulaye Haïdara explique qu’en attribuant un rôle privilégié à Ramatoulaye, il espère mettre définitivement fin à la promesse de mariage : « Notre filon, c’est le travail et l’appui de la grande sœur. Entre elle et ses parents, il y a un bon point d’appui pour travailler sur Djébou, même si Ramatoulaye a tendance à lui donner des leçons de morale. Mais je vais pas tout de suite la bousculer. Je la mets d’abord comme médiatrice familiale ». L’entreprise ethnoclinique apparaît ainsi comme une technique associant théâtralisation, ritualisation et symbolisation pour résoudre certains problèmes désignés comme culturels.
Au-delà de la mise en scène : des consultations performatives
23Pour comprendre ce que font ces réunions, il ne s’agit pas de déterminer si les mises en scène thérapeutiques résolvent les conflits et créent un mieux-être des jeunes, mais de comprendre ce qu’elles instituent. La performativité des consultations ne réside pas dans la formation d’une mémoire collective « socialement partagée » (Lavabre 2007 : 143), ou encore dans la conformation des descendants de migrants aux attentes normatives de leurs aînés, mais dans la construction des « origines » comme des références omniprésentes et allant de soi. En proposant des interprétations sur l’« histoire » et l’« appartenance » des familles ouest-africaines, les consultations mettent en effet en scène des « identités », des « traditions », des lieux et des collectifs à géométrie variable, lointains mais transposables en France, érigés en essences, en donnés apparemment objectifs, ne faisant alors que peu l’objet de distanciation. Pour comprendre cette portée performative des consultations, plusieurs conditions de félicité peuvent être identifiées.
De l’imposition à la co-construction des « origines »
24La première réside dans le fait que l’entreprise thérapeutique n’est pas strictement imposée aux participants. Les parents, tout d’abord, participent largement à cette construction des « origines ». Ceci d’autant que – il s’agit là d’une autre condition de félicité centrale – les références proposées par les ethnocliniciens sont suffisamment larges pour être aisément appropriables, et qu’elles puisent dans des répertoires familiers des migrants, dans des éléments partagés de « biographie sociale » (Handelman 1977). Tel est le cas de la parenté à plaisanterie (Canut 2006 ; Smith 2010), de Sunjata Keita ou encore des « coutumes villageoises », dont les références constituent autant de jeux culturalistes ordinaires mobilisés en dehors des consultations par les migrants rencontrés, anciens ruraux socialisés dans des espaces où ces références sont particulièrement prégnantes.
25Cette co-construction des « origines » est aussi le fait des stagiaires dont je faisais partie. Souvent présentée par le thérapeute principal comme une personne « pas tout à fait française » – « elle, c’est Lila Belkacem, elle est aussi un peu algérienne » – je n’ai que rarement refusé cette étiquette qui me faisait bénéficier, symboliquement du moins, d’une position intermédiaire, ni semblable aux familles ni radicalement étrangère. Dans le contexte politique et médiatique particulièrement tendu de la France des années 2000, cette position me permettait, à défaut d’être perçue comme une insider aux migrants ouest-africains de milieux populaires, d’être reconnue comme une possible « initiée » (Goffman 1975 : 41) digne de confiance et capable de comprendre certaines de leurs expériences. J’occupais alors une place privilégiée parmi les stagiaires, distinguée de ceux assignés au statut de « Français » sans expérience migratoire proche ou lointaine et sans « compétences culturelles ». Ce faisant, je participais à la mise en scène des « origines », a minima en ne contredisant pas l’assignation de « Française d’origine algérienne ».
26Les descendants de migrants participent également à cette construction. Par des signes de tête, des onomatopées et des interventions fréquentes, Ramatoulaye réserve un accueil favorable aux propos des thérapeutes sur « sa culture d’origine » dont elle dit maîtriser les codes. Lors d’une consultation ultérieure, elle se décrit comme « quelqu’un de droit qui respecte la culture africaine, surtout la religion ». Elle se montre critique envers sa cadette et prend toujours parti pour son frère et ses parents. Son appropriation de l’entreprise thérapeutique lui permet certainement de se sentir appuyée et confortée dans ses choix de vie – le mariage au Mali –, lesquels peuvent lui sembler d’autant plus difficiles que Djébou refuse de s’y conformer [15]. Cela ne fait néanmoins pas de Ramatoulaye une « femme soumise ». Elle rétorque par exemple fermement à Abdoulaye Haïdara qu’elle est venue pour s’exprimer et non pour remplir une quelconque mission.
27Quant à Djébou, elle se place dans une posture subversive vis-à-vis des demandes parentales. Elle a « porté plainte », refuse le « mariage arrangé », ne cache pas qu’elle fréquente des hommes non musulmans. Les récits des thérapeutes trouvent peu d’écho auprès d’elle qui paraît nonchalante, ne regarde pas le thérapeute et lui répond avec réticence. Elle reste impassible devant l’histoire de Sunjata Keita et l’évocation des « traditions africaines ». Néanmoins, tout en s’opposant à ses parents et en se montrant indifférente aux performances thérapeutiques la renvoyant à « ses origines », elle porte un pendentif du Mali, affiche sur son téléphone une image de Titi – l’oiseau du dessin animé – agitant un drapeau malien, et se définit comme « malienne » lorsque la question lui est posée.
Une co-construction sous contrainte
28Qu’ils affichent ou non leur conformité aux modèles valorisés par les ethnocliniciens, les participants contribuent donc à la construction des « origines ». Cette affirmation ne doit toutefois masquer ni les effets du dispositif, ni les rapports de pouvoir/savoir structurant les échanges. Les consultations sont inclues dans des médiations institutionnelles – ici, les ethnocliniciens sont mandatés sur ordonnance judiciaire pour accompagner la mesure de placement et le travail éducatif de l’ASE. Les problèmes abordés en séance, s’ils font l’objet d’une discussion collective, sont initialement définis, non pas par les familles, mais par les représentants institutionnels – juges des enfants, travailleurs socio-éducatifs, etc. Le travail ethnoclinique est donc institué par ces derniers, et les familles participent aux consultations sous contrainte légale, dans un dispositif qu’elles n’ont pas créé et dont elles ne maîtrisent pas toujours les codes. Une asymétrie dans les savoir-faire réunion peut alors apparaître : si pour l’équipe thérapeutique et les référents institutionnels, les consultations constituent une forme familière et routinière, elles peuvent représenter pour les familles un objet inconnu et sujet à apprentissage. Il ne s’agit pas de décrire les familles comme des acteurs passifs, ces dernières pouvant faire mine de ne pas comprendre ces cadres leur faisant possiblement violence. Cependant, dans le cas des migrants ouest-africains, cette non-maîtrise potentielle du dispositif est difficile à assumer dans la mesure où les ethnocliniciens le présentent comme la traduction en France de réunions dont ils sont supposés connaître et apprécier les codes : les réunions villageoises sous l’arbre à palabre.
29Dans ce cadre thérapeutique, la disposition des corps reflète un ordre hiérarchique asymétrique où le thérapeute mène la danse. Abdoulaye Haïdara occupe de fait la place centrale, désignée par son fauteuil en cuir se démarquant des autres chaises de la salle. Il inaugure et clôt la séance, distribue la parole et dirige les échanges. Tous les propos lui sont adressés, et à l’exception du médiateur, les participants ne peuvent parler directement à la famille. S’il le souhaite, le thérapeute peut passer sous silence les interprétations proposées par d’autres que lui. Cet ordre hiérarchique a des effets indéniables sur le cours des consultations et sur les prises de parole des acteurs. Comment Sidy Sakho, par exemple, aurait-il pu se définir autrement que comme Soninké alors qu’Abdoulaye Haïdara met en permanence en scène des références fondées principalement sur le registre de l’ethnicité ? Du fait du pouvoir exercé par les ethnocliniciens, les marges de manœuvre des participants apparaissent limitées au sein de certaines manières de se définir.
30Pour comprendre la performativité des consultations, la position sociale des ethnocliniciens importe également (Denis 2006 : 8). Si ces derniers sont, comme les époux Sakho, originaires d’Afrique de l’Ouest, ils évoluent dans des sphères sociales distinctes, ont un niveau d’étude bien plus élevé et n’ont pas fait l’expérience du déclassement. Contrairement à ces urbains de longue date, les époux Sakho, anciens ruraux maîtrisant mal le français, sont en situation de précarité économique et sociale. Cette asymétrie dans les expériences sociales est alors renforcée par le type de pouvoir exercé en consultation par les ethnocliniciens. « Officialisés » (Fassin 1999) par leurs mandataires institutionnels, ils sont institués en « parole autorisée » (Bourdieu 2000) du fait de leur statut de professionnels experts du soin et de la médiation. Or, si toute relation entre des professionnels et des bénéficiaires est marquée par des rapports d’autorité asymétriques, ceux-ci comportent quelques spécificités du fait des compétences reconnues aux ethnocliniciens par les institutions. Une compétence thérapeutique d’abord, liée à leurs diplômes et à leur prise en compte du « décalage culturel » dans les problèmes familiaux. Une compétence culturelle ensuite, liée, d’une part, à leur connaissance affirmée de la « culture africaine » – ceci devant permettre de comprendre les parents et d’apporter un « éclairage culturel » aux représentants institutionnels – et, d’autre part, à leur capacité à concilier leur « double culture » et à faire le pont entre des univers supposés éloignés. Lorsqu’il présente son approche, Abdoulaye Haïdara valorise d’ailleurs cette maîtrise et ce pont entre des mondes éloignés : « J’ai deux portraits au dessus de mon bureau : celui de Freud, et celui de mon grand-père, un grand marabout dans mon pays, en Guinée ». Face aux parents natifs d’Afrique de l’Ouest, cette référence à la généalogie et aux « maîtres lointains », parfois analysée comme un « principe de mystification » (Fassin 1999), vient renforcer le pouvoir exercé par les ethnocliniciens.
31Dans une perspective butlerienne de la performativité (Butler 2004, 2005), on peut alors considérer que la construction des « origines » à laquelle les consultations donnent lieu est efficiente parce qu’elle résulte d’un « rapport de pouvoir en acte », dont la particularité est précisément de se « masquer comme rapport » (Dorlin 2007), ou plutôt d’être masqué, plus ou moins consciemment et efficacement, par les ethnocliniciens. Car si les asymétries de pouvoir au sein de l’équipe thérapeutique et vis-à-vis des représentants institutionnels sont explicitées [16], elles sont bien plus masquées lorsqu’il s’agit des relations entre les ethnocliniciens et les familles. Masquées d’abord par la disposition des corps : en cercle, les participants sont à première vue mis sur un pied d’égalité. Masquées ensuite par l’invitation faite aux parents à se sentir chez eux : « Ici c’est ta maison ». Ces processus sont néanmoins complexes, d’une part, parce que les interprétations des thérapeutes trouvent souvent un écho favorable auprès des parents ; d’autre part, parce que les ethnocliniciens répondent ce faisant à la mission qui leur est confiée par les représentants institutionnels – la protection de l’enfance et la médiation familiale. S’il parvient à mettre fin à la promesse de mariage de Djébou en des termes acceptables pour ses parents, le thérapeute entretient cependant une ambigüité lorsqu’il sous-entend que les mariages en Afrique étant affaire de famille et non d’individu, Mamani pourrait prendre le relai de son aînée.
Un cadre contrastant avec la violence symbolique d’institution
32En s’en tenant à cette analyse, comment expliquer l’accueil souvent positif des familles ? Cette question amène à identifier une autre condition de félicité : l’existence de rapports conflictuels entre les migrants et les représentants institutionnels. Ne minimisant pas la violence des situations familiales observées, notamment dans le cadre de mariages dits « forcés » (Santelli et Collet 2008), une telle lecture découle de la contextualisation des consultations au regard d’autres situations. En l’occurrence, la séance du 17 décembre ne peut s’analyser en dehors du processus institutionnel – judiciaire – dans lequel elle s’inscrit, dont une étape essentielle est l’audience au TGI, dix jours plus tôt. À la veille de la majorité de Djébou, Maryse Thomas, juge des enfants, convoque la famille et les représentants du centre ethnoclinique pour dresser un bilan du travail effectué et déterminer si la jeune femme souhaite retourner en famille. Après avoir reçu Djébou seule dans son bureau, elle fait entrer ses parents, Mamani, une traductrice de langue soninkée embauchée par le TGI, le médiateur du centre et moi-même. Elle explique aux époux qu’à la demande de leur fille, elle a décidé de prolonger son placement en famille d’accueil dans le cadre d’une mesure Jeune majeur. Durant une dizaine de minutes, s’en suivent des échanges tendus entre les époux et la juge, à l’issue desquels Maryse Thomas acte sa décision et nous fait sortir.
33La sentence des juges « n’est pas simplement […] une décision légale qui sanctionne ; elle porte avec elle une appréciation de normalité et une prescription technique pour une normalisation possible » (Foucault 1975 : 25-26). S’inscrivant dans un contexte de « judiciarisation du système de protection de l’enfance » (Serre 2001), cette audience au TGI est remarquable. Elle invite d’abord à étudier les relations entre la juge et les parents à partir de la notion de « violence symbolique » (Bourdieu 1998 : 7). Pour ces derniers, une audience au TGI constitue une expérience difficile en soi : ils maîtrisent mal le français et sont indirectement jugés pour des actes signalés comme répréhensibles. Dans ce cadre, les propos de la juge sont à noter : « Vous êtes venus en France pour profiter des facilités qu’on a ici et qu’il n’y a pas forcément là-bas, mais on peut pas tout avoir en même temps. Vous avez amené vos enfants ici, c’est ça qui est difficile ». Cette interprétation témoigne non seulement d’une méconnaissance de l’histoire des migrations de la vallée du fleuve Sénégal en France, mais aussi d’une représentation stéréotypée et homogénéisante de celles-ci. Durant l’audience, mais aussi dans le jugement en assistance éducative restitué en début d’article, ce n’est d’ailleurs pas le pays ou le village d’émigration des parents qui est cité, mais « l’Afrique » dans son ensemble. Ces discours englobants sont doublés de représentations binaires, « culture africaine » et « culture française » faisant l’objet d’oppositions constantes de la part de la juge. Enfin, un traitement genré des violences familiales semble à l’œuvre, illustré dans le jugement en assistance éducative par l’usage du pluriel – « ses frères » – pour parler du seul s’étant montré violent. Relevant à certains égards d’une « racialisation du sexisme » (Hamel 2005) et d’une ethnicisation [17] de la prise en charge des violences familiales, ces processus sont là encore complexes, puisque le traitement institutionnel résulte d’une demande de Djébou, et que Maryse Thomas, dont les discours sont sous-tendus par des jugements culturalistes s’ignorant largement [18], répond à sa mission de protection de l’enfance et tient son rôle de juge.
34Par rapport à ce cadre institutionnel marqué par tant de violence symbolique, le travail ethnoclinique peut apparaître, par contraste, comme plus accueillant et moins stigmatisant. L’espace des consultations, où l’usage de l’humour est fréquent, rompt avec celui des audiences, où les époux sont reçus derrière le bureau imposant de la juge et où les échanges, plus brefs, sont aussi plus formels et distants. En consultation, les propos de la juge sont contrebalancés par ceux du thérapeute : « On n’est pas employés du juge, cette maison nous appartient, c’est une maison des Africains ». Abdoulaye Haïdara s’exprime d’ailleurs ainsi car avant la séance, Seydou Doucouré lui rapporte l’audience et l’insatisfaction, les larmes et les incompréhensions des époux face aux propos et à la décision de la juge. Plus généralement, les ethnocliniciens insistent sur ce point : c’est parce que les institutions seraient « malades » – « l’école française » est par exemple qualifiée de « rouleau compresseur » – et parce que les migrants ne comprendraient pas leur fonctionnement, qu’il serait nécessaire de souligner les maux et les manques de ces institutions et d’offrir un espace d’expression aux familles.
35Cette distinction entre un ailleurs institutionnel étranger voire hostile et un ici ethnoclinique accueillant et compréhensif, n’est pas injustifiée. Pour les migrants en situation de diglossie [19], l’équipe thérapeutique occupe une triple fonction. La fonction de compréhension, tout d’abord, peut être illustrée par un propos de Seydou Doucouré lors d’une séance : « On ne décide pas dans les tribunaux, mais nous, on prend le temps de comprendre ». Concernant la fonction de médiation, il s’agit non seulement de traduire les propos des juges aux parents, mais aussi de les accompagner en dehors des consultations. Durant l’audience au TGI, le médiateur explique aux époux interloqués qu’en recevant Djébou seule dans un premier temps, la juge ne cherche pas à les désavouer publiquement mais obéit à sa mission de protection de l’enfance, consistant à permettre aux mineurs d’exprimer leur libre arbitre. Ce faisant, il atténue les incompréhensions et la violence caractérisant les échanges. Quant à la fonction de valorisation, elle se donne à voir à travers la place attribuée à la langue des parents. En invitant les époux à parler en soninké, les ethnocliniciens créent un lieu de discussion et d’accueil plus ouvert à leurs interprétations. C’est sans doute dans ce seul espace qu’Aminata Traoré peut dire que si elle avait souhaité « emmener au pays » Djébou, ce n’était pas pour la marier mais pour l’empêcher de « faire le banditisme ». Ce type de propos peut difficilement émerger au TGI, Djébou ayant intérêt à apparaître aux yeux de la juge comme une « victime » plutôt qu’une « délinquante », et sa mère ne souhaitant probablement pas être accusée d’avoir voulu envoyer sa fille au Mali sous la contrainte. En somme, le succès des consultations se comprend aussi parce qu’elles constituent des espaces où la parole des migrants est entendue, ne serait-ce que linguistiquement, et où leurs représentations et attentes ne sont pas d’emblée désavouées, contrastant avec le traitement institutionnel des conflits familiaux.
Une combinaison paradoxale d’entreprises distinctes ?
36Une dernière condition de félicité doit être mise au jour. Elle réside dans la combinaison d’entreprises qui, tout en reposant sur des visées apparemment distinctes, s’associent dans un même dispositif et renforcent la construction des « origines » en références incontournables. Pour étayer cette thèse, opérons un détour par un texte de Nacira Guénif-Souilamas (2005) qui analyse la « concurrence pour la conformation sexuée des Français d’ascendance migrante et coloniale » comme une « double assignation paradoxale ». L’auteure montre que les injonctions à la « fidélité coutumière » et à l’ « intégration par émancipation », opposées de par leur contenu, participent en réalité du même processus : partageant « un modus operandi et un objectif de conformation : l’imposition de normes présentées comme intangibles […], [elles] tracent le même sillon tout en semblant aller dans des directions divergentes ». Le point commun entre ces deux injonctions ne s’arrête pas là. Non seulement les entrepreneurs de morale d’ascendance migrante et les entrepreneurs de morale institutionnels « appartiennent au même monde », non seulement ils partagent les mêmes modes d’actions – la formulation d’injonctions – et le même objectif – la conformation –, mais en outre, ils se fondent sur les mêmes « figures naturalisées du féminin et du masculin » et « s’appuient sur les mêmes ressorts biologiques différenciés et essentialisés » (ibid.). Ainsi se combinent, paradoxalement, des entreprises qui, antagoniques de par leurs valeurs et leurs visées, partagent les mêmes vocabulaire et mode opératoire.
37Cette analyse éclaire deux phénomènes observés empiriquement. Premièrement, les ethnocliniciens et les représentants institutionnels fondent leurs pratiques sur des représentations parfois distinctes voire divergentes de la « culture d’origine » des migrants. Présentée par certains représentants institutionnels comme un problème, un obstacle, la source de comportements pathologiques, elle est au contraire décrite par les ethnocliniciens comme une richesse et une fierté. Deuxièmement, représentants institutionnels et ethnocliniciens mobilisent des références et un vocabulaire communs, lesquels dessinent des figures culturalisées et essentialisées du féminin et du masculin, mais aussi des « origines ». Les représentations du « pays d’origine », des « racines », de la « culture », des « passages à l’acte délinquants », des « pères absents », des « frères violents » ou encore des « filles en quête d’émancipation », apparaissent alors comme des références évidentes et indiscutables, car mobilisées par l’ensemble de ces acteurs, et circulant également à l’écrit. La comparaison entre les ordonnances judiciaires, les rapports rédigés par les travailleurs socio-éducatifs et ceux remis par les ethnocliniciens à leurs mandataires, l’illustre.
38Cependant, la comparaison avec l’analyse de Nacira Guénif-Souilamas s’arrête là, car les visées des ethnocliniciens et des représentants institutionnels sont loin d’être antagoniques. Elles se fondent au contraire sur des représentations proches de la « double culture » et du « décalage culturel ». Dans les situations observées, les jeunes ne sont en effet pas placés face à l’alternative de « se conformer à la modernité française en se détachant de leurs origines » ou bien de « se rattacher à leur culture d’origine pour ne pas rompre avec leurs racines ». La juge et le thérapeute affirment tous deux la nécessité pour Djébou de concilier sa « double culture » et de composer avec le « décalage culturel ». Partageant un même objectif – lui permettre de satisfaire ses aspirations sans entraîner de rupture familiale définitive –, ils justifient leur travail par des représentations également communes : l’idée d’une « culture d’origine », d’une « double culture » et d’un « décalage culturel » comme des données allant de soi ; le postulat selon lequel c’est de la « rencontre de ces deux cultures » que sont issues un certain nombre de problèmes ; et l’hypothèse que les difficultés peuvent être résolues en « gérant ce décalage culturel » et en « conciliant sa double culture ». Ainsi, non seulement les thérapeutes et leurs partenaires institutionnels mobilisent des grammaires, des valeurs et des figures proches, mais en outre, leurs visées ne s’opposent pas fondamentalement.
39À certains égards, le travail ethnoclinique peut alors être analysé comme une « technologie politique » (Foucault 1990, 1994) de prise en charge sous-traitée d’une certaine question immigrée : celle de difficultés adolescentes, de souffrances psychiques et de conflits familiaux dont les causes et les remèdes sont envisagés à partir du registre du « décalage culturel ». Interrogée à ce sujet, une responsable de la Direction de l’action sociale, de l’enfance et de la santé qualifie d’ailleurs les associations de médiations interculturelles comme le centre Manden Kalikan de « prestataires extérieurs privilégiés qui interviennent sur mandat de l’ASE ». Ce fait central ne contredit pas seulement la thèse d’Hughes Lagrange (2010) d’un « déni des cultures » par les institutions françaises. Il éclaire aussi un paradoxe important : tout en cherchant à se distinguer des institutions qui les rémunèrent, les ethnocliniciens font partie du même système. Ce faisant, ils contribuent non seulement à reproduire et réguler « un ordre social stigmatisant » (Larchanché 2010 : 12), mais aussi à construire les « origines » en références premières, évidentes et incontournables. Dans une approche butlerienne de la performativité, la répétition de ces mises en scène constitue en effet une condition de félicité centrale, les migrants et leurs descendants se voyant renvoyés, à différents moments, dans différents espaces et par différents acteurs, à des représentations naturalisées des « origines ». Reste à déterminer si l’analyse butlerienne, pour qui le genre est le produit de forces politiques y ayant stratégiquement intérêt, est ici valide. Sans en être convaincue, les acteurs rencontrés ont néanmoins intérêt à formuler les interprétations qu’ils proposent. Pour les ethnocliniciens, la validation de leur approche par les institutions leur permet de renforcer leur légitimité dans le champ de la santé mentale spécialisée et offre un débouché professionnel durable. Pour les représentants institutionnels, la légitimation des interprétations culturelles des problèmes familiaux vient occulter deux phénomènes qui les contraindraient à interroger la responsabilité des institutions françaises. Le premier a trait aux causes sociales et économiques de ces problèmes, et aux discriminations à l’œuvre dans la société française. Le second concerne le traitement institutionnel de ces difficultés et la violence symbolique des interactions ayant lieu à cette occasion.
40*
41Les ethnocliniciens proposent une mise en scène des « origines » durant laquelle des interprétations culturelles et culturalistes sont formulées. Ces performances peuvent être qualifiées de performatives parce qu’elles sont érigées en références omniprésentes, allant de soi et donc difficilement discutables. La consultation n’est donc pas efficace uniquement d’un point de vue thérapeutique – le mariage de Djébou est annulé sans entraîner de rupture familiale. Elle l’est aussi parce qu’elle institue en références premières des « origines », des « identités », des « cultures », des lieux et des collectifs y étant associés. Pour comprendre cette performativité des consultations, l’articulation de plusieurs conditions de félicité a été mise au jour. La force de ces mises en scène tient au fait qu’elles ne sont pas strictement imposées mais plutôt co-construites par les participants. Cette construction se déroule dans un cadre contraint qui structure les interactions et accentue les asymétries de pouvoir/savoir. Si ce rapport de force est généralement accepté par les familles, c’est parce que les consultations contrastent avec les espaces de rencontre entre les migrants et les représentants institutionnels, marqués par des incompréhensions fortes et une violence symbolique. Dans cet espace de requalification que sont les consultations, les références proposées par les ethnocliniciens ne sont pas une pure invention mais plutôt une re-construction, une sélection de références qui, les plus larges et consensuelles possibles, correspondent à certains pans de l’expérience biographique et sociale des familles. Enfin, la répétition et la combinaison de ces mises en scène, dans différents lieux, à différents moments et par des acteurs appartenant à des mondes hétérogènes mais faisant système, contribuent à asseoir cette construction des « origines ».
42Ainsi, à partir de données ethnographiques, ce propos aura éclairé l’impensé politique du traitement psychopathologique et culturel des difficultés rencontrées par certaines familles en région parisienne. En cela, le contexte migratoire minoritaire post-colonial est important : d’abord, il est question de descendants de migrants résidant dans l’ancienne métropole de leurs parents. Ensuite, l’approche ethnoclinique est l’héritière souvent ignorée d’une ethnopsychiatrie coloniale qui a, en son temps, participé à l’administration des colonisés en les culturalisant/racialisant (Fanon 1968). Enfin, le dispositif ethnoclinique, s’il valorise la « culture d’origine » supposée des migrants, cantonne à certains égards l’altérité dans un espace restreint : non plus le chez-soi intime, difficilement contrôlable par les institutions, mais les consultations, peut-être perçues par les représentants institutionnels comme une extension du domaine privé, ou plutôt comme un espace communautaire autorisé car maîtrisable et compatible avec la loi française. Autant de phénomènes emblématiques d’une certaine conception de la perte de soi et du nous au contact d’un autre, majoritaire et dominant dans un cas, minoritaire et à contrôler dans l’autre.
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Notes
-
[1]
Minoritaire fait moins référence à des individus qu’à des processus : de minoration (Guillaumin 2002 ; Ndiaye 2008). Post-colonial ne marque pas mon inscription dans les postcolonial studies mais désigne un contexte historique (L’Estoile 2008).
-
[2]
La structure et les acteurs sont anonymés.
-
[3]
Les guillemets signalent les propos des acteurs.
-
[4]
Figure centrale de l’ethnopsychiatrie en France, Tobie Nathan a été élève de Georges Devereux et a notamment fondé le centre du même nom, structure d’aide psychologique aux migrants au sein de l’Université Paris 8.
-
[5]
Stéphanie Larchanché (2010 : 4) désigne ainsi « les structures s’adressant aux immigrés en offrant des soins de santé mentale prenant en compte les représentations culturelles de la souffrance ».
-
[6]
Politique est alors à entendre dans un sens générique pour étudier les rapports de pouvoir au sein d’un dispositif institutionnalisé prenant en charge des populations définies comme spécifiques : les familles migrantes.
-
[7]
Renvoyant à la perspective des interactions en face-à-face (Goffman 1973, 1975), la notion de mise en scène sera étayée empiriquement au fil du texte. Quant au terme origines, il renvoie ici à tout ce à quoi les acteurs font référence lorsqu’ils l’emploient : des « cultures », des « traditions », des « valeurs », des « identités », mais aussi des lieux et des collectifs y étant associés.
-
[8]
Les deux plus jeunes sont en primaire et au collège. Quant aux trois aînés, l’un est sans diplôme ni emploi, l’une suit une formation professionnalisante dans le secteur médico-social, et la dernière, Djébou, qui connaît un parcours scolaire fragmenté, est inscrite dans une classe de préparation au Brevet d’études professionnelles.
-
[9]
Âgé d’une soixantaine d’années, Abdoulaye Haïdara a grandi en Guinée avant d’arriver en France où il a obtenu un DESS de psychologie clinique et un doctorat d’ethnologie. Médiateur culturel et ethnoclinicien dans diverses structures, il a ensuite fondé le centre Manden Kalikan, parallèlement aux consultations individuelles qu’il exerce en libéral. Quant à Seydou Doucouré, une cinquantaine d’années, originaire de Mauritanie, il est très investi dans le milieu associatif et la médiation interculturelle pour diverses structures, notamment des collectivités territoriales.
-
[10]
Rédigés par les stagiaires, ces comptes-rendus aident la secrétaire du centre à établir le rapport final remis à l’institution mandataire. M’attribuer cette tâche permettait de réaliser des « descriptions denses » (Geertz 1998) et de limiter mes prises de parole quand je ne me sentais ni légitime ni compétente pour formuler mon opinion.
-
[11]
Signifiant : « Si tu as un enfant, ta réputation sera entachée. »
-
[12]
À ces mots, Seydou Doucouré fait habituellement mine de s’insurger, rappelle que ses ancêtres ont fondé son village natal et qu’il est donc « noble ».
-
[13]
Les normaux n’étant pas ici les majoritaires de la société française mais les ethnocliniciens.
-
[14]
Le thérapeute me dit un jour : « Il ne faut pas parler de sujet pour ces enfants [de migrants]. La notion de sujet n’existe pas en Afrique. […] Si tu dis à un enfant africain qu’il s’appartient, il décompense. L’enfant appartient à sa famille et à sa culture ».
-
[15]
En cela, la performativité des consultations est indéniablement liée aux trajectoires des participants qui s’engagent de manière variable selon leur biographie. On comprend alors les limites de mon statut de stagiaire : associée au centre, je n’ai pu mener d’entretien ethnographique en dehors.
-
[16]
Les « Français » sont renvoyés à leur méconnaissance de la « culture africaine », les stagiaires à leur inexpérimentation thérapeutique, le médiateur à son statut de second.
-
[17]
Au sens de « mise en avant prioritaire de référents ethniques » (Jounin 2004 : 103).
-
[18]
En témoigne un entretien avec la juge où elle mobilise des références culturalistes présentées comme évidentes. Elle ignore également l’histoire et les controverses de l’ethnopsychiatrie.
-
[19]
Situation amplifiant les incompréhensions entre les parents et les représentants institutionnels. L’éducatrice de Djébou a d’ailleurs sollicité le centre suite à ses déboires avec une interprète qui refusait de traduire ses propos et prenait partie pour les époux.