Genèses 2013/2 n° 91

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Article de revue

Citoyens indigènes et sujets électeurs

Statut, race et politique dans les Établissements français de l'Océanie (1880-1945)

Pages 28 à 48

Notes

  • [1]
    Centre des archives de la France d’Outre-mer, fonds ministériel, série géographique EFO, carton 102 (sources désormais référencées « SG EFO », puis numéro du carton).
  • [2]
    Les membres du Conseil général des EFO (cf. infra) ont émis le souhait que la représentation de la colonie en métropole ne soit plus assurée par un délégué au Conseil supérieur des colonies, mais par un député élu à la Chambre.
  • [3]
    Estimations d’après les chiffres du recensement de la population des EFO, 20 juin 1897, SG EFO, 22, A 146. Les chiffres de 1945 sont estimés à partir de ceux donnés en 1937 dans une note pour le Conseil supérieur de la France d’Outre-mer du Conseiller d’État Gaston Joseph, Direction politique, 3e bureau, 29 novembre 1937, SG EFO, 118.
  • [4]
    J’emploie ce terme dans la lignée de Patrick Weil (2002 : 82) pour désigner l’attitude consistant à utiliser des critères raciaux, qui n’implique pas dans tous les cas une attitude raciste, de hiérarchisation et/ou d’exclusion des individus sur la base de ce type de critères.
  • [5]
    Rapport sur la situation politique, 5 novembre 1899, SG EFO, 22.
  • [6]
    Lettre du gouverneur au ministre, 8 février 1882, SG EFO, 116.
  • [7]
    Organe consultatif regroupant une vingtaine de sénateurs, députés, délégués des colonies sans député (c’était le cas des EFO), quelques membres nommés et plusieurs fonctionnaires du ministère des colonies.
  • [8]
    Procès-verbaux des séances du Conseil Supérieur des Colonies, 3 août 1885, SG EFO, 101, p 32-33.
  • [9]
    Créé en 1880 en remplacement de l’Assemblée législative tahitienne, le Conseil colonial, aux pouvoirs purement consultatifs, est composé de douze membres, six « Français » et six « indigènes », élus à partir de 1881 au suffrage universel par un double collège, composé pour l’un (tahitien) de 2188 inscrits et pour l’autre (européen) de 344 inscrits. Le Conseil d’administration auprès du gouverneur est composé de fonctionnaires et deux notables choisis par le gouverneur, à partir de 1881, parmi les élus du Conseil colonial, l’un représentant le « collège européen », l’autre le « collège indigène ».
  • [10]
    Exposé des motifs du décret du 30 septembre 1884. Ce premier décret est repris presque intégralement par celui du 28 décembre 1885 instituant le Conseil général. SG EFO, 101.
  • [11]
    Extrait du registre du Conseil d’administration, 30 septembre 1884, SG EFO, 101.
  • [12]
    Rappelons qu’à cette date, les autres Australes et les îles Sous-le-Vent ne font pas encore partie des EFO.
  • [13]
    Lettre du gouverneur Gabrié au ministre 2 août 1897, SG EFO, 102.
  • [14]
    Lettre du délégué Chessé au ecrétaire d’État des Colonies, 23 mai 1892, SG EFO, 102, E 39.
  • [15]
    Décret du 13 juillet 1894, promulgué dans la colonie le 7 septembre 1894, Journal officiel des EFO, 6-7 septembre 1894.
  • [16]
    Organe chargé d’éclairer le gouvernement sur les questions se rapportant aux colonies. Les protestations contre les opérations électorales sont portées devant le ministre des colonies, qui statue sur leur validité après avis du comité.
  • [17]
    Extrait du registre des délibérations du Conseil consultatif du contentieux des colonies, 22 janvier 1895. SG EFO, 102, E 39.
  • [18]
    Décret du 20 mai 1890, SG EFO, 116. En cela, l’organisation des EFO diffère de celle qui prévaut dans les colonies dont les habitants sont quasiment tous citoyens français (Antilles, Réunion, Saint-Pierre-et-Miquelon, Guyane, Inde) où la totalité du territoire est divisé en communes. Elle ressemble davantage à celle des autres colonies où « seul le chef lieu et quelques “centres européens” importants ont été érigés en communes » (Girault 1929 : 593). En 1931, une commune « mixte » sera créée à Uturoa, sur l’île de Raiatea (îles Sous-le-Vent), dotée d’une Commission municipale formée de deux citoyens et de deux sujets nommés. Décret du 17 décembre 1931, SG EFO, 116.
  • [19]
    Arrêté du 30 décembre 1887, JO des EFO, 29-30 décembre 1887, SG EFO, 116.
  • [20]
    Arrêté du 22 décembre 1897, JO des EFO, 29-30 décembre 1887.
  • [21]
    Arrêté du 3 janvier 1900, JO des EFO, 3 janvier 1900.
  • [22]
    Art. 1 du décret du 27 juin 1897 sur l’administration des populations indigènes des îles Sous le Vent, JO des EFO, 21 octobre 1897.
  • [23]
    Rapport sur la situation politique du secrétaire général Rey, 5 novembre 1899, SG EFO, 102.
  • [24]
    Pétition des habitants des Tuamotu à la Chambre des députés et au Conseil d’État, SG EFO, 120, sans date (probablement fin 1899).
  • [25]
    PV des sessions du Conseil général, 2e session extraordinaire, 25 septembre 1899, SG EFO, 22.
  • [26]
    Selon cet article, les colonies autres que la Martinique, la Guadeloupe et la Réunion sont régies par décret jusqu’à ce qu’il ait été statué à leur égard par un nouveau texte de loi (qui ne sera jamais voté en pratique).
  • [27]
    Lettre du gouverneur Petit au ministre, 3 mars 1903, SG EFO, 159.
  • [28]
    Décret du 19 mai 1903, JO des EFO, 24 juillet 1903.
  • [29]
    Rapport du gouverneur, 10 octobre 1932, SG EFO, 129.
  • [30]
    Ceci peut rendre compte de la différence qui se dessine progressivement entre les chambres du point de vue de la revendication des droits politiques, la plus virulente étant la Chambre d’agriculture.
  • [31]
    Ancien médecin de marine arrivé sur place en 1866, pharmacien à Papeete et propriétaire d’une grande plantation, François Cardella (« parti catholique ») est membre des Chambres de commerce et d’agriculture, président du Conseil colonial de 1880 à 1884, conseiller général de 1885 à 1903, et maire de Papeete de 1890 à sa mort en 1917. Avocat installé dans la colonie en 1869, grand propriétaire et exportateur, marié à la fille d’un grand colon anglais, Goupil (« parti protestant ») est président du Conseil général de 1901 à 1903. Il est allié à Tati Salmon, chef du district de Papara et élu au Conseil général.
  • [32]
    La plupart des gouverneurs optent pour la politique amorcée à l’annexion, consistant à soutenir les Salmon contre les Pomare afin de s’assurer le contrôle effectif des EFO.
  • [33]
    Rapport de l’inspecteur Cazaux, 1932, sur la situation financière de la colonie, SG EFO, 135.
  • [34]
    PV de la Chambre d’agriculture, séance du 12 novembre 1912, SG EFO, 159.
  • [35]
    L’Écho de Tahiti, 25 mai 1922, SG EFO, 130.
  • [36]
    Rapport d’inspection Revel, 1 mars 1922, SG EFO, 134.
  • [37]
    Lettre du gouverneur Rivet au ministre, 22 décembre 1922, SG EFO, 105. Nous soulignons.
  • [38]
    Rapport d’inspection Revel, 1 mars 1922, SG EFO, 134.
  • [39]
    Lettre de Bambridge, Rougier, Quesnot, Hoppenstedt et Anahoa, 14 janvier 1935, SG EFO, 124. Les DEF sont des assemblées consultatives dont les membres n’ont le droit que d’émettre des vœux à caractère économique. Les citoyens des îles du Vent et des Tuamotu y sont représentés par le biais de leurs élus aux conseils de districts ; les sujets français des archipels le sont par leurs administrateurs nommés par le gouverneur.

1

« Les électeurs des Établissements Français de l’Océanie sont formés à la vie publique beaucoup mieux que ceux de nos autres colonies et peut-être même que certaines régions de la France »
Lettre du gouverneur Gabrié au ministre des colonies, 2 août 1897[1]

2Rédigée à la toute fin du xixe siècle, cette remarque du gouverneur des Établissements français de l’Océanie (EFO) s’inscrit dans un débat initié par les élites locales sur l’opportunité d’octroyer un siège de député pour les habitants de cette colonie du Pacifique Sud [2]. Si ce projet ne voit finalement pas le jour à cette époque, il souligne néanmoins avec force combien la question de « l’entrée en politique » des Polynésiens ne peut en aucun cas être pensée uniquement à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale – au moment de l’élection effective du premier député et de la première assemblée représentative des EFO – mais nécessite au contraire de prendre en compte l’histoire coloniale de ces archipels. Or celle-ci a été largement délaissée par les ethnologues et historiens dont l’intérêt s’est surtout porté, à quelques exceptions près (Toullelan 1984, Al Wardi 1998, Newbury 1967), sur la période des « premiers contacts » (fin xviiie- début xixe siècles) ou sur la « renaissance » culturelle et politique des trois dernières décennies. Le présent article tentera de pallier cette lacune en examinant en détail le système juridico-politique mis en place depuis l’annexion française (1880) jusqu’à l’accession des EFO au statut de territoire d’outre-mer (1946) – qui prendront le nom de Polynésie française en 1957. Il s’agit plus précisément de mettre en lumière les enjeux politiques liés au régime statutaire colonial très particulier instauré dans ces archipels, dont une partie de la population s’est vue octroyer la citoyenneté française, tandis que l’autre relevait de la catégorie de « sujets non-citoyens » : la colonie compte environ 15 000 citoyens contre 10 000 sujets en 1897, puis 21 000 citoyens contre 19 000 sujets en 1945 [3].

3La spécificité du cas des EFO renvoie au fait que la différenciation entre citoyens et sujets ne s’y est pas effectuée selon une logique racialiste [4] qui, comme dans la plupart des autres colonies françaises, aurait opposé les « indigènes » (Polynésiens) aux « Européens ». Cette dualité juridique résulte en réalité des modalités historiques variées d’incorporation des divers « établissements » à l’Empire français, unifiés en une seule colonie en 1903. Concrètement, lorsque le royaume Pomare est statutairement rattaché à la France en 1880 – après avoir été sous protectorat français depuis 1842 –, la citoyenneté française est accordée à toute sa population, c’est-à-dire aux habitants de Tahiti et Moorea (îles du Vent), de l’archipel des Tuamotu et d’une partie de l’archipel des Australes, en échange du « don » de leur territoire à la France. Par contre, dans les autres « établissements secondaires » annexés au fil du temps (archipels des Marquises et des Gambier, îles Sous-le-Vent, reste des Australes), les habitants sont catégorisés comme sujets et le demeurent jusqu’en 1945. Selon la norme dominante au sein de l’Empire français, les citoyens sont soumis au Code civil, tandis que les sujets ressortent d’un « statut personnel » plus ou moins codifié selon les cas : « Code mangarévien » aux Gambier (aboli en 1887), « tribunaux indigènes » aux îles Sous-le-Vent et à Rapa et Rimatara (Australes).

Les Établissements français de l’Océanie : cadrage géographique et chronologique

Au cœur du Pacifique oriental, les cent-dix-huit îles et atolls polynésiens formant les EFO sont divisés en cinq archipels dont les habitants sont locuteurs de langues proches :
  • les Tahitiens, locuteurs du reo tahiti (tahitien), habitants des îles de la Société, subdivisées en îles du Vent (Tahiti et Moorea) et îles Sous-le-Vent
  • les Paumotu, habitants des îles Tuamotu et locuteurs du reo paumotu
  • les Mangareviens, habitants des îles Gambier, locuteurs du reo maareva
  • les habitants des Australes locuteurs du reo tuhaapae
  • les Marquisiens, habitants des îles Marquises, locuteurs du reo enata.
1767 : Arrivée du premier Européen à Tahiti, Samuel Wallis.
1797 : Arrivée des missionnaires protestants de la London Missionary Society (LMS)
1842 : Codification des lois tahitiennes par les missionnaires de la LMS. Conquête française des Marquises. Protectorat français sur le royaume de la reine Pomare IV : Tahiti et Moorea (îles du Vent), archipel des Tuamotu, Tubuai et Raivavae (Australes).
1866 : Instauration des conseils de districts par les lois tahitiennes des 28 mars et 6 avril.
1880 : Déclaration du roi Pomare V du 29 juin conférant la souveraineté sur son royaume à la France. Loi d’annexion du 30 décembre. Création d’un Conseil colonial. Création des EFO.
1881 : Annexion des Gambier et des Marquises.
1885 : Décret du 28 décembre organisant le gouvernement des EFO. Institution d’un Conseil général à la place du Conseil colonial.
1897 : Annexion des îles Sous-le-Vent, après une décennie de lutte armée.
1901 : Annexion du reste des Australes (Rapa, Rimatara, Rurutu).
1903 : Suppression du Conseil général et unification institutionnelle des EFO.
1940 : Ralliement des EFO à la France Libre.
1945 : Ordonnance du 21 mars accordant la plénitude du droit de cité en Océanie et ordonnance du 24 mars (article 3) substituant les lois civiles et pénales françaises aux lois indigènes. Décret du 31 août instituant une assemblée représentative.
1946 : Passage au statut de territoire d’outre-mer et élection d’une assemblée territoriale.
1957 : Les EFO sont rebaptisés « Polynésie française ».

Carte de la Polynésie française

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Carte de la Polynésie française

© Institut de recherche pour le développement (IRD).

4Si nous entendons par ce texte contribuer aux études récentes portant sur les questions statutaires dans l’Empire colonial français – notamment en Algérie (Blévis 2003), en Indochine (Saada 2007) ou en Nouvelle-Calédonie (Merle 2004) –, nous aborderons cette thématique sous un angle différent, en centrant notre propos sur les droits politiques effectifs plutôt que sur les catégorisations et leurs implications. Outre le droit de suffrage en lui-même, c’est aussi la possibilité d’exercer ou non celui-ci au sein de diverses instances représentatives qui retiendra notre attention. Cette focalisation sur les pratiques politiques effectives permet également de quitter le registre de l’exceptionnalité coloniale et de la problématique « dérogatoire » (Bertrand 2006 : 9) qui présente comme systématique la non-tenue par la République colonisatrice de ses idéaux universalistes. À l’opposé de cette thèse, la flexibilité offerte par la variété des « répertoires impériaux » (Burbank et Cooper 2011) se révèle en effet particulièrement forte aux EFO. Cette colonie déroge largement au schéma juridico-politique le plus répandu dans l’Empire, selon lequel les droits politiques sont réservés aux seuls citoyens, tandis que les sujets en sont exclus. Dans les décennies 1880 et 1890, les habitants de l’ancien royaume Pomare, statutairement citoyens, ne sont pas les seuls à exercer des droits politiques : les sujets des établissements secondaires annexés avant 1897, bien qu’ils ne bénéficient pas de la citoyenneté française, ont le droit d’élire leurs représentants. À rebours, la suppression des droits politiques qui est intervenue au tournant du xxe siècle a concerné tant les sujets que les citoyens. Autrement dit, les catégories statutaires « sujets » et « citoyens » sont très peu déterminantes en ce qui concerne l’exercice effectif des droits politiques aux EFO. Elles ne jouent qu’un rôle mineur dans les décisions prises en matière d’organisation institutionnelle et ne sont que rarement invoquées à l’appui des débats en la matière.

5Pour comprendre ce hiatus entre droits politiques et distinctions statutaires, il s’avère nécessaire de prendre en compte une autre forme de catégorisation qui a structuré la trajectoire coloniale des EFO, en l’occurrence la catégorisation racialiste. Nous avons montré, à l’occasion d’une étude consacrée à la communauté chinoise, comment l’administration coloniale française concevait son action aux EFO en termes d’arbitrage entre trois groupes racialisés dont les « intérêts » entraient selon elle en conflit : les « Chinois » (groupe intermédiaire servant de variable d’ajustement), les « indigènes », et « l’élite blanche » ou « européenne » (Trémon 2010). L’attention particulière portée à la question de la représentation politique souligne, de ce point de vue, combien les réaménagements successifs de l’organisation institutionnelle et les flux et reflux de l’octroi de droits politiques sont élaborés par l’administration en fonction de critères racialistes. C’est au nom de l’unité de la « race indigène » et de ses « intérêts » que les pouvoirs publics étendent d’abord le droit de vote à tous les habitants de la colonie, par-delà les distinctions statutaires. De même, la suppression des droits conférés initialement aux habitants des EFO est effectuée au nom de la protection des « indigènes » (citoyens et sujets confondus) contre « l’élite blanche ». C’est ce même argument qui justifie enfin le refus de toute réforme institutionnelle allant dans le sens d’un retour à l’exercice élargi des droits politiques demandé par les élus locaux.

6Si les logiques de racialisation n’ont donc pas suivi aux EFO les clivages statutaires classiques comme dans les autres colonies – où la catégorie « sujet » se superposait à celle, racialisée, d’« indigène » –, il n’en demeure pas moins que la catégorisation administrative de la population comme « indigène » a finalement prévalu sur un plan pratique et politique, en dehors de distinctions juridiques dès lors réduites à de simples expressions formelles, et ce malgré la mobilisation des élus locaux et les recommandations émises par l’inspection coloniale métropolitaine. Ce constat revient, au fond, à remettre en question l’exceptionnalité du cas des EFO par rapport au reste de l’Empire français : c’est finalement une grille de lecture coloniale très « ordinaire » qui semble avoir conduit les gouverneurs successifs, après une première séquence éphémère d’inclusion politique, à exclure peu à peu du corps politique l’ensemble des « indigènes » vivant dans la colonie. Tout l’intérêt heuristique du cas des EFO renvoie précisément au fait que cette logique administrative de différenciation racialiste ne correspond ni aux distinctions statutaires, ni aux fluctuations des identifications sur le terrain. La persistance de ce décalage offre dès lors la possibilité de saisir « sur le vif » le travail de racialisation mis en œuvre localement par l’administration tout au long de la période coloniale.

Peuplement colonial et catégorisations : « Européens », « Demis », « Chinois »

L’immigration métropolitaine est restée faible aux EFO pendant toute la période coloniale. En 1887, la population ne compte que 319 habitants nés en France et 345 étrangers (Toullelan 1984 : 245). Sous le protectorat, les principaux planteurs et négociants-exportateurs de produits locaux (nacre, coprah, vanille) sont Britanniques ou Américains. Nombre de ces premiers colons anglo-saxons et français ont noué des alliances matrimoniales avec des familles de chefs tahitiens (arii), seul moyen légal pour eux d’acquérir des terres (Panoff 1989).
Ces unions ont donné naissance à un groupe social particulier, que l’on désigne aujourd’hui localement par le terme français « Demis », et dont l’émergence historique en tant que catégorie sociale – sous le terme tahitien afa signifiant « moitié » – est généralement située au xixe siècle (Baré 2002). La désignation locale « afa-demi » reste sous l’ère coloniale une catégorie profane sans reconnaissance officielle. Dans les sources administratives n’apparaissent que les termes « Européen » ou « Blanc » d’un côté, « indigène » de l’autre. On peut émettre l’hypothèse que les fonctionnaires coloniaux connaissent le phénomène mais classent les individus, au cas par cas, comme Tahitiens ou Européens, tout en intégrant la bourgeoisie demie dans ce qu’ils appellent « l’élite blanche », aux côtés des notables européens non demis implantés de longue date.
La classe dirigeante locale à l’époque coloniale n’est donc pas tant définie sur des critères raciaux – elle n’est pas si « blanche » que ça – que sur des critères socio-économiques. Intermédiaires-clés maîtrisant les réseaux familiaux et sociaux locaux ainsi que les rouages de l’administration coloniale, les notables européens et demis sont parvenus à accaparer au fil du temps de nombreuses terres, issues notamment des chefferies et enregistrées comme leurs propriétés personnelles (Panoff 1989 : 133). Cette élite polyglotte (maîtrisant le tahitien, l’anglais et le français), composée de grands propriétaires et de commerçants, est essentiellement regroupée sur l’île de Tahiti, à Papeete, centre administratif des EFO. Elle exerce sur le reste de la population une domination clientéliste tout à la fois économique et politique. En 1899, le gouverneur indique à ce sujet : « Dans les districts, ils […] tiennent les indigènes par les avances qu’ils leur consentent, tant pour s’assurer le produit des récoltes à des prix qu’ils fixent eux-mêmes que pour les enrégimenter à leur profit pendant les périodes électorales [5] ».
L’échec des tentatives visant à attirer dans les EFO des colons métropolitains en nombre a enfin conduit l’administration à laisser libre cours dès les années 1880 à une immigration en provenance de Chine. À partir des années vingt, le nombre total des Européens dans les EFO devient égal, sinon légèrement inférieur, à celui des Chinois (environ 4 000 personnes).

Quelle représentation politique ? Dynamiques inclusives (1880-1897)

7Sous le régime du protectorat (1842-1880), le pouvoir est divisé entre les affaires extérieures, contrôlées par l’armée française, et les affaires intérieures, aux mains des Tahitiens. Les militaires « commissaires » auprès du souverain tahitien ne détiennent qu’une marge d’action très limitée, bien que leur intervention a été croissante après la mort de la reine Pomare IV en 1877. Les institutions tahitiennes ont été largement préservées, notamment à l’échelle locale, sous la forme de « conseils de districts » (hui-raatira) composés chacun de cinq membres élus : un chef (obligatoirement désigné au sein de la famille du chef précédent), trois conseillers, et un député à l’Assemblée législative tahitienne. Cette dernière institution, principale innovation du protectorat, a été créée afin d’amoindrir l’influence de la reine Pomare IV – ce qui n’est pas le moindre des paradoxes puisque la centralisation du pouvoir aux mains de la lignée des chefs Pomare, érigée en dynastie royale, est le résultat d’une stratégie des Français visant à barrer la route aux Britanniques, alliés aux rivaux des Pomare (Baré 2002 : 230). A aussi été constitué un Conseil d’administration où siègent, aux côtés de quelques fonctionnaires mandatés par la métropole, deux, puis trois notables locaux.

8Le 29 juin 1880, le roi Pomare V, en présence de vingt chefs de Tahiti, signe un acte établissant la réunion à la France de son royaume. Selon l’article 3 de la loi d’annexion du 30 décembre 1880 sanctionnant la déclaration de cession du roi Pomare, « la nationalité française est acquise de plein droit à tous les anciens sujets du roi de Taiti ». L’expression « de plein droit » (optimo jure) place ces nouveaux Français en dehors de tout lien de sujétion coloniale vis-à-vis de la souveraineté nationale, ce qui signifie qu’ils bénéficient de la citoyenneté, même si celle-ci n’est pas mentionnée explicitement. Dès lors, se pose pour les pouvoirs publics la question de l’organisation institutionnelle des EFO, puisqu’il convient d’assurer une représentation politique pour l’ensemble des citoyens français de la colonie : tant pour les anciens sujets de Pomare, qui étaient représentés politiquement sous le protectorat, que pour les colons originaires de France métropolitaine, qui ne l’étaient pas.

9La correspondance entre le ministère des colonies, l’inspecteur dépêché sur place et le gouverneur civil local, au cours des premiers mois suivant l’annexion, ainsi que les procès-verbaux des débats tenus en métropole et dans la colonie à ce sujet, soulignent à quel point la mise en place d’institutions représentatives adaptées au contexte des EFO s’effectue dans un large champ des possibles. Empreint du contexte métropolitain où le régime républicain vient d’être consolidé, ce projet consiste à transformer les institutions politiques tahitiennes de façon à permettre la représentation à l’échelon local (conseils de districts), des citoyens, et à celui de la colonie, de tous ses habitants.

L’enjeu du collège électoral : rassembler ou séparer les citoyens des « deux races » ?

10Du point de vue de l’État central, la logique qui sous-tend l’octroi de la « nationalité de plein droit » aux sujets de l’ancien royaume Pomare est celle d’un don en retour de celui des Tahitiens offrant leur territoire à la France. Cette logique est évoquée explicitement dès les années 1880 à l’occasion des débats sur la définition des collèges électoraux. Elle transparaît, par exemple, en 1882 dans la réaction du ministère des colonies vis-à-vis du projet du gouverneur des EFO visant à instaurer une double liste électorale, « européenne » et « indigène », pour les élections municipales au chef-lieu Papeete. Son courrier est ainsi annoté dans la marge au crayon : « Cette répartition est inique et [offensante ?] pour la population qui s’est volontairement offerte à nous [6] ».

11L’articulation entre annexion, citoyenneté et collège électoral a également fait l’objet de discussions au Conseil supérieur des colonies à Paris [7], à l’occasion de la préparation du décret organique fixant la composition et les attributions du Conseil général des EFO. Lors de la séance du 3 août 1885, Paul Dislère, haut fonctionnaire du ministère des colonies et auteur d’un Traité de législation coloniale paru l’année suivante, exprime sa crainte vis-à-vis du collège unique : « la majorité appartiendra à l’élément indigène » ; il propose un amendement visant à « éviter que l’élément indigène n’étouffe l’élément européen [8] ». Élu en 1883 par les membres des Chambres d’agriculture et de commerce, le délégué des EFO Franck Puaux (pasteur protestant métropolitain en lien avec les missionnaires de Tahiti) prend alors le contre-pied de cette position en rappelant le contrat politique et moral noué entre la France et le royaume Pomare au moment de l’annexion :

12

« Comment oublier que les Tahitiens librement, pleins de confiance, se sont donnés à la France, et à quelle époque, et à quel moment ? Alors que nous avions été vaincus, après nos incroyables malheurs de 1870. Ils ont été les amis des mauvais jours et nous les récompenserions ainsi ».

13Il est intéressant de souligner le décalage entre ces discussions menées au cœur de l’État impérial et les débats locaux ayant émergé dès 1884 sur cette même question de la composition du Conseil général, entre le gouverneur Moreau (partisan du collège unique) et les représentants tahitiens issus du Conseil colonial et du Conseil d’administration (partisans du double collège [9]). Soucieux de faire entrer pleinement les EFO « dans la voie des institutions libérales qui régissent les pouvoirs publics dans nos grandes colonies [10] », le gouverneur dénonce le système du double collège en raison de l’inégalité de représentation engendrée au profit des Européens, qui ne tient « aucun compte du rapport existant entre le chiffre des deux éléments que forme la population ». Il s’oppose au principe même du double collège dans une perspective universaliste analogue à celles du ministère des colonies en 1882 et de Puaux en 1885 : « ce mode de procéder contraire à l’esprit du suffrage universel et direct a pour première conséquence de poser en principe une division d’intérêts entre deux races alors que l’Administration a pour premier devoir de maintenir l’unification de leurs intérêts. » De son point de vue, il importe d’imposer un collège électoral unique « dans le but de prévenir, pour l’avenir, toute distinction sociale entre elles [les « deux races »] ». « Vous scindez absolument des intérêts que le gouvernement entend fusionner », déclare-il aux partisans du double collège.

14Ces derniers, élus du collège indigène au Conseil colonial, ne partagent pas le point de vue du gouverneur : ils redoutent quant à eux que le régime du collège unique ne conduise à une mise à l’écart des Tahitiens, en raison de l’imposition obligatoire du français dans les débats et de la non prise compte des intérêts de la population indigène par les élus européens. Pour Adolphe Poroi (1844-1918), entrepreneur en bâtiment parfaitement bilingue (fils d’un officier de marine et d’une Tahitienne) et représentant du collège tahitien au Conseil d’administration, « les Français » risquent de substituer « leurs propres sentiments et parfois aussi leurs propres intérêts aux sentiments et intérêts de ceux qu’ils représentent [11] ». À l’inverse, les élus indigènes, en tant qu’indigènes, bénéficient selon lui d’une « plus juste appréciation des sentiments et des idées de cette population ».

15Ces débats menés à différents niveaux – à Paris et à Papeete – dévoilent d’importantes tensions entre les idéaux assimilationnistes portés par la Troisième République à ses débuts, et les catégorisations différentialistes opérées dans la pratique. À l’encontre de la volonté affichée de « fusion », les termes mêmes du débat marquent une différenciation persistante entre les catégories racialisées « indigènes » et « Européens »/« Français ». De fait, au-delà des désaccords en matière de collège électoral, un consensus général se dégage pour considérer comme allant de soi l’existence de deux races clairement différentes, « l’élément européen » et « l’élément indigène ». Cette distinction racialisée s’inscrit dans la continuité du régime dual instauré sous le protectorat ; elle est par ailleurs valorisée par les représentants de la population tahitienne qui craignent, avec l’instauration du collège unique, de perdre en éligibilité. Davantage qu’une non-application des principes républicains dans les colonies, on a donc affaire ici à un affrontement, dans le contexte immédiat de l’après-protectorat, entre des usages locaux de l’argument universaliste (du côté de l’administration) et de la logique différentialiste (du côté des représentants indigènes), cette dernière étant mobilisée pour assurer la continuité d’une représentation politique des Tahitiens. Il faut enfin souligner l’absence totale de pertinence que revêt, dans cette conjoncture-là, la catégorisation de la population en sujets et citoyens : celle-ci n’intervient à aucun moment dans les débats.

16Au terme de ces discussions, les pouvoirs publics imposent finalement le système du collège électoral unique pour le Conseil général des EFO dans une perspective inclusive et assimilationniste, en dépit des demandes de traitement différentiel formulées par les représentants politiques tahitiens. Selon le décret du 28 décembre 1885 instituant un Conseil général dans les EFO, sont éligibles tous les citoyens inscrits sur une liste d’électeurs, âgés de 25 ans révolus, et sachant parler, lire et écrire le français. Le critère de maîtrise de la langue française exigé pour l’éligibilité explique l’infériorité numérique des Tahitiens parmi les élus et la prédominance des chefs de districts issus des familles de chefs alliées par mariage à des colons. Sur les dix-huit sièges du Conseil général, on trouve un maximum de quatre Tahitiens (tous chefs de districts) siégeant simultanément en 1899, contre quatorze élus européens.

L’extension des droits politiques aux sujets de « la même race »

17Eu égard aux larges attributions (notamment fiscales) octroyées au Conseil général des EFO, un autre enjeu crucial des discussions de 1884-1885 porte sur la façon d’assurer au sein de cette assemblée locale une représentation équilibrée de l’ensemble de la population de la colonie – et pas uniquement des citoyens. Lors de la séance du 3 août 1885 du Conseil supérieur des colonies, M. Mallet, fonctionnaire du ministère des colonies, soulève le problème des îles Marquises et Gambier « dont les indigènes ne sont pas électeurs ». À cela le délégué des EFO Puaux rétorque qu’il n’apparaît pas « équitable de refuser le droit d’être représentées aux populations de ces îles qui concourent pour une part relativement importante aux recettes du budget local, et qui comptent dans leur sein un certain nombre de citoyens français ». Cet échange souligne bien que les membres du Conseil supérieur des colonies ne lient pas automatiquement le droit de vote au statut de citoyen, puisqu’ils examinent les possibilités de représentation de l’ensemble de la population des EFO. De fait, c’est l’argument de la contribution fiscale de tous au budget de la colonie qui s’avère décisif, et vis-à-vis duquel la distinction entre citoyens et sujets n’entre pas en ligne de compte. La population des EFO toute entière est donc finalement appelée à concourir à l’élection du Conseil général.

18Selon l’article 2 du décret du 28 décembre 1885, l’élection des dix-huit conseillers généraux se fait au suffrage universel sur des listes électorales dressées dans chacune des circonscriptions électorales. Celles-ci, au nombre de six, sont découpées en fonction de critères territoriaux : ville de Papeete (quatre sièges), districts ruraux de Tahiti et de Moorea (six), Tuamotu (quatre), Marquises (deux), Gambier (un), Tubuai et Raivavae (un) [12]. Cette répartition reflète en partie le déséquilibre démographique entre les circonscriptions de citoyens français (en particulier à Tahiti et Moorea) bien plus peuplées que celles des sujets (Gambier et Marquises). Tous les habitants français des EFO, citoyens ou sujets, sont donc admis, à cette époque, à participer à l’élection des membres du Conseil général.

19Cette représentation de l’ensemble des habitants des différents archipels dans l’assemblée locale, maintenue jusqu’à la fin des années 1890, témoigne de la volonté d’unification de la représentation par extension des droits politiques qui anime dans un premier temps les autorités coloniales. En 1897, la participation des sujets français aux élections est considérée par le gouverneur comme « très rationnelle car tous [les habitants des EFO] appartiennent à la même race, parlant presque le même idiome et ayant des liens de parenté assez nombreux [13] ». L’idée de « l’unicité de la race » (polynésienne) conduit ainsi, dans une perspective inclusive, à dépasser la division statutaire sujets/citoyens en généralisant le droit de vote.

20Cette situation souligne plus largement combien les droits assortis aux catégories « sujets » et « citoyens » ne sont nullement fixés de façon claire et définitive durant la période de flottement qui suit l’annexion de 1880. Parce que ses implications ne sont pas claires, il n’est que rarement fait référence à cette distinction statutaire (et réciproquement). Ainsi, bien qu’un arrêt du Conseil d’État du 24 avril 1891 soit venu rappeler qu’aucune disposition légale n’avait conféré la citoyenneté française aux habitants des Marquises, des Gambier et des Australes, le droit de vote y est maintenu. Cette indétermination est également illustrée par la réaction du délégué des EFO au Conseil supérieur des colonies Chessé, qui en 1892 se plaint du fait que seuls 3 213 électeurs ont participé au scrutin l’ayant désigné en 1890 : les habitants des Marquises et des Gambier, « par une exclusion inconcevable », n’ont pas été admis à voter, « alors qu’ils prennent part aux élections des conseillers généraux [14] ». En 1894, un décret rectifie ce que Chessé considère comme une anomalie en précisant que la liste des électeurs du délégué au Conseil supérieur des colonies est celle des électeurs au Conseil général. Cette décision est précédée d’un « rapport au président de la République » qui tente de régler l’imbroglio juridico-politique des EFO en ces termes :

21

« L’Administration des Établissements français de l’Océanie […] a pensé jusqu’à ce jour que les indigènes des Marquises, des Gambier et de Rapa dont les territoires ne dépendaient pas de la couronne de Tahiti et qui, par suite, n’ont pu bénéficier de la naturalisation accordée aux anciens sujets du roi Pomare […], devaient être écartés du scrutin, bien que le décret du 28 décembre 1885 les ait appelés à nommer des représentants au Conseil général de la colonie. Cette application étroite de la lettre du décret ne paraît cependant pas répondre à la pensée du législateur. Il a semblé logique, en effet, que des électeurs appelés à nommer des conseillers généraux en raison de la part qui leur incombe dans les charges de la colonie, puissent aussi participer à l’élection du Délégué [15] ».

22Saisi sur ce point, le comité consultatif du contentieux des colonies [16] émet, l’année suivante, un avis favorable quant à la participation des sujets marquisiens et mangaréviens (archipel des Gambier) aux élections des membres du Conseil général et du délégué au Conseil supérieur des colonies. Il précise que la seule condition est d’être inscrit sur la liste électorale ; or ajoute-t-il, cela n’est possible « qu’après une naturalisation individuelle [17] ». Le comité du contentieux suit ici la jurisprudence instaurée en Algérie, où la naturalisation est une voie d’accès, non pas à la nationalité, mais aux droits de citoyen français pour les « indigènes » (Blévis 2003). Cette clarification légale des droits assortis au statut de sujet et de citoyen ne trouve pourtant aucune traduction aux EFO. L’ensemble des habitants, sujets et citoyens confondus (à l’exception de ceux des îles Sous-le-Vent qui ne sont pas encore effectivement annexées) sont admis à élire les conseillers généraux et le délégué au Conseil supérieur des colonies. En 1899, la mesure qui met fin à l’exercice du droit de vote pour les habitants des îles Marquises, Australes et Gambier n’est d’ailleurs nullement prise, nous le verrons plus loin, en application d’un quelconque principe de droit suivant lequel les sujets ne seraient pas admis à voter.

23Fondamentalement, c’est au regard de leur contribution aux finances de la colonie que les sujets sont autorisés à élire leurs représentants au Conseil général et au Conseil supérieur des colonies. L’idée d’une « unicité de la race » vient en outre appuyer cette extension des droits par-delà les catégorisations statutaires. Or ce même type de considérations justifie ensuite la restriction de l’exercice des droits politiques durant la dernière décennie du xixe siècle.

Restriction des droits politiques et remise en cause des catégories racialistes (1897-1940)

Une homogénéisation par le bas : l’alignement sur le modèle des colonies « indigènes »

24À une période libérale d’octroi de droits politiques aux habitants des EFO, citoyens et sujets confondus, caractérisée par la volonté d’unification de la représentation politique dans la colonie, succède une phase d’amenuisement de ces droits au tournant du siècle, marquée par trois grandes étapes en moins d’une décennie.

25La première étape est l’arrêt mis à l’élection des chefs dans les districts ruraux des îles de Tahiti, Moorea et des Tuamotu (composés de citoyens). La municipalisation de ces districts a été envisagée, mais finalement écartée, seule Papeete étant devenue une commune en 1890 [18]. En octobre 1887 un arrêté est pris qui prévoit que les chefs de districts pourront être élus en dehors des familles de chefs (dont la charge était jusqu’alors héréditaire) et qui leur ôte certaines attributions, notamment en matière de règlement des conflits fonciers. L’agitation entretenue durant la première campagne d’élection des chefs par le roi Pomare V et ses partisans, opposés à cette suppression de leurs compétences judiciaires, conduit le gouverneur à suspendre les élections des chefs de districts « jusqu’à ce qu’un acte nouveau plus en harmonie avec les mœurs actuelles, vienne asseoir la constitution des districts » [19].

26Cet « acte nouveau » n’intervient que dix ans plus tard, à la fin 1897 ; il n’est pas anodin qu’il soit pris l’année où l’insurrection est matée aux îles Sous-le-Vent, dès lors annexées. Les conseils de districts sont désormais composés de cinq membres élus parmi lesquels le gouverneur nomme un président [20]. En 1900 une nouvelle restriction est apportée aux droits politiques des citoyens français des îles du Vent (Tahiti et Moorea) et des Tuamotu, puisque les chefs de districts pourront désormais être nommés par le gouverneur en dehors des membres des conseils [21]. La suppression de l’élection des chefs de districts aligne ainsi l’organisation politique de l’ensemble de la colonie sur celle des îles Sous-le-vent, où les chefs de districts sont nommés par les administrateurs (comme c’est également le cas en Nouvelle-Calédonie) [22]. Dans les années vingt et trente, les représentants élus aux assemblées locales n’auront de cesse de réclamer un retour au système d’élection des chefs.

27La deuxième étape du processus de limitation des droits politiques se joue en 1899, dans un contexte de limitation budgétaire croissante et d’opposition frontale entre les conseillers généraux et le gouverneur sur les questions fiscales. Elle passe par une opération inédite de différenciation politique entre les habitants des îles du Vent (Tahiti et Moorea) et ceux des autres archipels. Le décret du 10 août 1899 retire en effet le « droit de vote » (c’est ainsi qu’est désigné le droit d’élire les représentants au Conseil général) aux habitants des Tuamotu, des Marquises, des Gambier et de Tubuai. Le nombre d’élus est réduit à onze au lieu de dix-huit, le Conseil général des EFO devient le « Conseil général de Tahiti et Moorea », enfin la gestion administrative des Gambier, des Tuamotu et Marquises est alignée sur celle des îles Sous-le-Vent, dotées depuis 1897 d’un « budget spécial » fixé par l’administration.

28Le gouverneur justifie cette mesure en accusant les élus de Tahiti et Moorea de monopoliser le pouvoir et d’accaparer les ressources budgétaires, au détriment des autres archipels dont les représentants sont numériquement minoritaires au sein du Conseil général (huit conseillers contre dix pour les îles du Vent). De son point de vue, la suppression des élus des Gambier, des Tuamotu et des Marquises vise donc à « protéger leurs intérêts » spoliés par les représentants de Tahiti et Moorea, en instituant pour chacun de ces archipels un budget spécial défini par l’administration locale, et non plus par le Conseil général aux mains des élus des îles du Vent. Alors que la contribution au budget de la colonie de ces archipels (notamment des Gambier et des Marquises peuplés de sujets non-citoyens) avait précisément justifié la présence de leurs représentants au sein du Conseil général en 1885, afin que leurs intérêts soient pris en compte, c’est cette même notion de « protection des intérêts » qui conduit les pouvoirs publics à placer leurs populations sous administration directe.

29Le clivage invoqué par le gouverneur n’est pas statutaire, puisque les citoyens des Tuamotu sont autant concernés par la suppression de leurs droits politiques que les sujets des autres archipels. Des pétitions circulent d’ailleurs aux Tuamotu, « aux populations desquelles on affirme que leur qualité de français est méconnue [23] » :

30

« La France à laquelle notre roi nous a cédés et que nous avons toujours aimé comme une bonne mère ne voudra pas nous traiter autrement que nos frères de Tahiti ; aussi est-ce plein de confiance que nous nous adressons à elle, convaincus que nous sommes qu’elle accueillera notre demande basée sur le droit, l’équité et la justice. Citoyens français que nous sommes de par l’annexion, nous demandons, en un mot, à rester citoyens français. On nous avait donné le droit de vote. Nous le retirer serait une déloyauté dont la France ne saurait être capable [24] ».

31La justification administrative de ce traitement différentiel est en revanche explicitement territoriale : il s’agit de distinguer les îles du Vent du reste des EFO. On peut néanmoins se demander si dès ce moment-là, une logique de différenciation racialisée n’était pas aussi implicitement à l’œuvre au moins en partie – dans la continuité du consensus racialiste des années 1880-1890 –, du point de vue des pouvoirs publics, contre « l’élite blanche » vivant à Papeete et surreprésentée au sein du Conseil général. C’est ce que suggère la légitimation de la privation des droits politiques en termes de « protection des intérêts », argument colonial classique des « politiques indigènes » développées à travers l’Empire. L’évolution des débats dans l’entre-deux-guerres confirmera la prégnance de cette logique administrative de distinction racialiste (cf. infra).

32La troisième et dernière étape de réduction des droits politiques est parachevée en 1903 par le décret du 19 mai supprimant le Conseil général de Tahiti et Moorea. Cette décision fait suite aux nombreuses manifestations d’hostilité des élus envers l’administration, en réaction au décret du 10 août 1899 : refus des conseillers généraux d’élire leur délégué à la Caisse agricole en 1899 [25], boycott des sessions par la majorité des conseillers rendant impossible leur ouverture en 1902, etc. L’unification institutionnelle des EFO organisée par le décret du 19 mai 1903 est révélatrice de l’homogénéisation par le bas qui s’opère. Selon ce texte, les îles Sous-le-Vent, les archipels des Tuamotu, Marquises, Gambier, et Australes cessent de former autant d’« établissements » distincts pour constituer désormais avec les îles du Vent une colonie homogène. Celle-ci est dorénavant soumise à administration directe, c’est-à-dire placée sous le régime des décrets simples, conformément à l’article 18 du sénatus-consulte du 3 mai 1854 [26]. Le pouvoir réglementaire est habilité à prendre des mesures qui, en métropole, n’auraient pu être édictées que par la loi.

33Le gouverneur se félicite de « cette modification radicale à [l’organisation politique des EFO] trop compliquée, trop hâtivement moulée sur celle de nos plus vieilles colonies [27] ». Notons que cette suppression s’inscrit dans un contexte général de réduction des droits politiques à travers l’Empire, puisque le Conseil général de Saint-Pierre-et-Miquelon est supprimé en 1897, et celui du Sénégal le sera en 1920. Après cette date, il ne reste que trois des six conseils généraux créés aux colonies dans les années 1880 (Guyane, Inde, Nouvelle-Calédonie). Dans les EFO, le Conseil général est désormais remplacé par un Conseil d’administration consultatif auprès du gouverneur, composé de huit fonctionnaires et de trois représentants locaux : les présidents des Chambres d’agriculture et de commerce et le maire de Papeete [28].

Une élite « blanche » ou « tahitienne » face à l’administration ?

34Face à ce qu’elle considère comme une obstruction systématique à son action, l’administration coloniale locale a donc réagi en amenuisant progressivement la base électorale des représentants de la population. Après 1903, seul le délégué des EFO au Conseil supérieur des colonies est encore élu par l’ensemble des citoyens et sujets de la colonie. Aussi la suppression du Conseil général donne-t-elle plus de poids à ces élections, qui ont lieu tous les quatre ans. Elles sont d’autant plus attendues qu’elles constituent l’unique occasion de l’expression de la totalité du corps électoral, et qu’elles sont perçues comme un moyen de faire porter les revendications politiques pour plus d’autonomie sur la scène métropolitaine. Ces scrutins se déroulent dans une agitation qui apparaît disproportionnée au regard de la capacité d’action restreinte dont dispose réellement le délégué à Paris. L’élection de 1932 est particulièrement tendue selon le gouverneur : « la campagne électorale a été très dure. Jamais de mémoire d’homme on n’avait vu une pareille fièvre politique agiter les gens généralement calmes que sont les Tahitiens [29]. »

35Outre qu’elle a singulièrement renforcé l’intensité des élections du délégué des EFO au Conseil supérieur des colonies, la suppression du Conseil général a aussi eu pour effet de concentrer davantage la vie politique locale sur les trois derniers corps élus des EFO – Chambres de commerce et d’agriculture et Conseil municipal de Papeete –, tous implantés aux îles du Vent. Cette situation apparaît paradoxale au regard des décrets de 1899 et 1903, dont l’objectif avoué était de réduire l’influence des élus de Moorea et de Tahiti, au nom de l’intérêt des autres habitants de la colonie. Au sein même de la population des îles du Vent, l’inégalité de la représentation se creuse après 1903, entre les habitants de la ville de Papeete, dont le maire (élu) est membre du Conseil d’administration, et les habitants des districts ruraux de Tahiti et de Moorea, dont les chefs (nommés par le gouverneur) ne siègent pas au Conseil. Cette inégalité est accentuée par la composition des Chambres de commerce et d’agriculture (dont les présidents siègent aussi au Conseil d’administration) : les membres de la première sont élus directement par la centaine de commerçants de Papeete, alors que ceux de la deuxième sont élus par les conseillers de districts (représentants plusieurs milliers de Tahitiens ruraux) et les électeurs de Papeete [30].

36Au total, les habitants de Papeete, qui élisent le Conseil municipal et forment l’essentiel des votants des deux chambres consulaires, sont donc surreprésentés dans les dernières instances locales conservées après 1903. En leur sein se forme et se reproduit un petit groupe stable de quelques spécialistes de la politique qui cumulent de nombreux mandats électifs au fil du temps. Le rétrécissement du périmètre de la vie politique orchestré par l’administration au tournant du xxe siècle ne fait donc finalement que renforcer, à l’échelle des EFO, la prépondérance des électeurs et élus de Papeete, qui occupaient déjà une position dominante sous l’ère du Conseil général.

37Or cette classe dirigeante installée au chef-lieu a la particularité d’être essentiellement composée d’Européens et de Demis. Entre les années 1880 et 1900, les deux principaux partis confessionnels rivaux au Conseil général – « parti catholique » contre « parti protestant » – avaient déjà pour dirigeants des colons originaires de métropole, alliés à des factions tahitiennes concurrentes : François Cardella et les Pomare (chefs de Matavai) contre Goupil et les Salmon (chefs de Papara [31]). Les querelles partisanes se nouent en partie en fonction des rivalités entre Tahitiens, principalement entre les deux familles les plus puissantes de l’île (Pomare et Salmon), qui poursuivent des luttes amorcées bien avant l’annexion en cherchant des alliances auprès des colons [32]. Plus largement, du fait des critères de possession de la nationalité française et de maîtrise de la langue française requis pour être éligible, les élus d’origine métropolitaine occupent une place disproportionnée au regard de leur nombre au sein des diverses instances représentatives de la colonie dès les débuts de la colonie. On trouve parmi eux quelques personnalités issues de milieu modeste, petits commerçants, artisans, restaurateurs et débitants. Toutefois, les fonctions de président des Chambres d’agriculture ou de commerce, de président du Conseil général ou de maire de Papeete sont systématiquement occupées par des membres de la bourgeoisie locale, propriétaires de plantations et industriels, négociants et armateurs, médecins et pharmaciens, avocats et notaires.

38Au fil du temps et de la montée en puissance – génération après génération – du groupe des Demis, se produit une sorte « d’autochtonisation » croissante de cette classe dirigeante « européenne », dont les membres maîtrisent parfaitement la langue et les mœurs tahitiennes, et comptent souvent au moins un autochtone parmi leurs aïeuls. À partir des années vingt, le tarissement de l’immigration en provenance d’Europe et d’Amérique renforce ce processus d’auto-identification de l’élite politique comme locale et polynésienne. Si les luttes partisanes entre « catholiques » et « protestants » n’ont pas disparu, les affrontements les plus vifs dont on trouve la trace au cours de cette période ont désormais lieu entre « locaux » et « métropolitains ». En 1932, l’inspecteur Cazaux décrit ainsi la constitution de cette communauté locale :

39

« Les EFO désirent avoir leur vie à eux, constituer un petit monde, et ils ne supportent la tutelle de la métropole qu’à condition que celle-ci leur soit directement profitable. D’ailleurs, à Tahiti et à Raiatea, mais principalement à Papeete, il s’est constitué une société française ayant des attaches profondes avec la population autochtone qui entend défendre ce qu’elle estime être ses droits et ayant peut-être trop tendance à croire qu’elle personnifie tous les intérêts de la colonie [33] ».

40Cette élite politique localisée appuie ses revendications sur la base de l’égalité de tous les Tahitiens et des droits qui leur avaient été initialement octroyés. Les trois décennies suivant la suppression du Conseil général sont scandées par des requêtes en faveur d’une restauration d’une assemblée élue et marquée par une agitation politique quasi continue. En 1912, la Chambre d’agriculture, sous la présidence de Deflesselle, propose la suppression du Conseil d’administration et son remplacement par un Conseil général [34]. En 1921, contre un projet de taxe nouvelle sur le chiffre d’affaires, est créé à l’initiative de Deflesselle un « Comité de défense des intérêts politiques et économiques de la colonie », qui va mener un quasi-putsch, dont le slogan est : « contre les fonctionnaires et les taxes, pour l’autonomie administrative et financière ». Lorsque Deflesselle demande la reconnaissance légale du Comité de façon à le transformer en une assemblée représentative, le gouverneur Guedes est tout près de céder. Le Comité reçoit le soutien de la totalité des élus des EFO : les membres du Conseil municipal de Papeete et des Chambres de commerce et d’agriculture démissionnent collectivement.

41Les attaques formulées au cours de cette mobilisation contre Gatien Candace – délégué des EFO au Conseil supérieur des colonies, élu en 1921 avec le soutien du gouverneur Robert – témoignent du fait que la revendication d’autonomie politique se fait au nom des droits politiques de tous les Tahitiens, auxquels cette élite s’identifie. Dans L’Écho de Tahiti, journal dirigé par Deflesselle, celui-ci reproche à Candace de s’être prononcé en faveur d’un « Conseil Colonial ou une Assemblée délibérante où seraient représentés les colons, les industriels, les commerçants, et les indigènes. » Deflesselle s’emporte alors :

42

« M. Candace s’illusionne […] quand il insiste pour voir ici deux races la Blanche et la Noire qu’il nomme indigène. Comment peut-il ignorer que nous fusionnons à ce point que nous n’avons tous qu’une loi, qu’un intérêt, que nous avons aussi les mêmes souffrances et que le nom de Tahitien comprend aussi bien les Français de France que les Français de Tahiti [35] ? »

Le verrouillage administratif du système au nom de « l’unité de la race »

43L’inspecteur des colonies Revel qui connaît bien la situation des EFO pour y avoir mené précédemment deux missions d’inspection, est envoyé en urgence dans la colonie en 1922, suite à la tournure inquiétante que prennent les événements. S’il rejoint le constat des gouverneurs successifs à propos de la soumission de l’électorat à l’influence des « partis confessionnels » et de sa vulnérabilité face au clientélisme pratiqué par les commerçants de Papeete, il ne partage par leur diagnostic de suppression des droits politiques. Dans son rapport d’inspection, il se montre très critique vis-à-vis du régime d’administration directe instauré par le décret du 19 mai 1903 et la concentration des pouvoirs entre les mains des gouverneurs :

44

« Cette politique a déterminé peu à peu un mécontentement général qu’un petit groupe d’agitateurs a su exploiter au mieux de ses intérêts personnels et de ses ambitions, à tel point que les récentes élections des membres de la Chambre d’Agriculture et de la Chambre de Commerce ont pris nettement figure d’élections politiques […] [36] ».

45Or, selon Revel, une extension des attributions réclamées par les Chambres ne saurait leur « être accordée sans constituer, en faveur d’une minorité et d’une oligarchie, un privilège exorbitant. » Les habitants des archipels « se verraient imposer des représentants qui ne seraient même plus retenus par la vague crainte de ne pas obtenir le renouvellement de leur mandat ». C’est donc en raison même de la faible représentativité politique des Chambres d’agriculture et de commerce, résultant de la suppression des droits électoraux des habitants des archipels et des districts de Tahiti et de Moorea, qu’il est désormais inenvisageable de réformer le système.

46La catégorisation comme « sujets » d’une partie des habitants des EFO a permis l’homogénéisation par le bas et l’alignement des droits politiques de l’ensemble des habitants sur le statut le moins avantageux. C’est ensuite la catégorisation comme « indigène » des habitants des EFO qui engendre un refus par les gouverneurs successifs de tout retour vers les droits politiques initialement accordés. Cette ligne argumentaire est en effet employée pour écarter toute perspective du rétablissement du Conseil général. En 1922, le gouverneur, consulté par le ministre sur l’opportunité du rétablissement du Conseil général, conclut une nouvelle fois à l’ajournement sine die de la réforme :

47

« La bonne volonté mise à la recherche d’une formule satisfaisante d’organisation politique n’a eu d’égale que la difficulté à trouver la solution heureuse. […] La dualité de statut qui distingue les indigènes habitant les anciens États du Roi Pomare, citoyens français, de ceux des autres archipels, sujets français, pourrait faire songer à une organisation fondée sur le fonctionnement parallèle d’un Conseil colonial et d’une sorte de Chambre consultative indigène. Mais les EFO forment depuis 1903 un établissement unique, une seule et même colonie, et ce serait poser en principe une division dans la même race, qui ne manquerait pas d’entraîner une division sociale non seulement contraire au devoir qui nous incombe de maintenir l’uniformité des intérêts des indigènes, mais encore funeste pour l’avenir de la Colonie [37] ».

48Ces propos soulignent le regroupement effectué, dans le discours et la pratique administratifs, des deux catégories certes seules admises en droit (citoyens et sujets) mais très imprécises sur le terrain, sous une même catégorie bien plus courante, « indigène ». L’administration évite ainsi d’avoir à recourir à des catégories juridiques qui apparaissent localement floues et dépourvues de contenu, et leur ôte toute pertinence par l’emploi d’une catégorie comparativement plus « évidente » et « naturelle ». Cette naturalisation a pour effet que la différenciation racialiste entre « indigènes » et « européens » l’emporte ainsi, de facto, sur celle, légale, entre « sujets » et « citoyens ».

Conclusion

49L’homogénéisation par le bas qui s’est produite au tournant du siècle justifie ultérieurement l’impossibilité d’accorder davantage de droits politiques et a donc pour effet de figer la situation. On ne peut pas voir dans cette inertie les effets d’un verrouillage piloté à distance par la métropole. Car l’Inspection des colonies ne partage pas l’avis de l’administration locale. Revel se prononce en effet, en 1922, en faveur de l’instauration d’un Conseil colonial élu. Employant le même argument de « l’unité de la population », il en tire une conclusion opposée à celle des gouverneurs, puisqu’il souligne l’absurdité du maintien de la division de la population en catégories statutaires différentes, notamment en ce qui concerne les habitants des îles Sous-le-Vent, proches de ceux de Tahiti sur le plan géographique et culturel. Revel estime impératif de mettre fin au régime d’administration directe et de réformer l’organisation en vigueur de telle manière que tous les habitants des EFO soient représentés au sein d’une instance compétente notamment en matière fiscale ; et cela, sans permettre que « l’exercice [de ces pouvoirs] devienne entre les mains d’une oligarchie une source de bénéfices et un instrument de domination. » Il formule en suivant cette proposition très intéressante, qui témoigne de ce que l’organisation politique de la période suivant l’annexion n’est pas considérée a posteriori comme une improvisation fantaisiste : « Si toutefois pour des motifs de politique gouvernementale, les 4 700 sujets des îles Sous-le-Vent ne pouvaient être l’objet d’une mesure générale d’accession à la qualité de citoyen français, il serait de stricte équité de leur conférer le droit d’être représentés à l’assemblée locale, comme le décret du 28 décembre 1885, instituant le Conseil général, l’avait décidé en faveur des habitants des Marquises, des Gambier, de Tubuai et de Rapa, eux aussi simples sujets français[38] » (nous soulignons). Ce n’est donc pas que le droit de la citoyenneté aurait, entre-temps, évolué de telle manière que l’expérience libérale des débuts est considérée comme une aberration non reproductible ; il est tout à fait envisageable, aux yeux de l’Inspection des colonies, d’accorder à nouveau le droit de vote aux sujets des archipels. Localement, dans la colonie, ce n’est pas au nom de la catégorisation en « sujets » d’une partie de la population que les réformes sont ajournées ; c’est la notion d’unité de la race indigène et de la nécessité de sa protection qui fournit l’argument au maintien du pouvoir aux mains des gouverneurs.

50Le cas des EFO est intéressant en ce qu’il fait apparaître que la catégorisation en « sujets » et « citoyens » importe moins en ce qu’elle aurait divisé une fois pour toutes la population en détenteurs et privés de droits, qu’en ce que l’absence de définition précise de ces catégories et de leurs implications a conféré une très grande latitude d’interprétation à ceux qui, en métropole et localement, ont organisé la colonie sur le plan institutionnel. Cette latitude s’est traduite dans un premier temps par un octroi généreux de ces droits politiques ; mais si ceux-ci ont subi par la suite une restriction généralisée, cela ne tient pas à la réinterprétation de ces catégories, ni à la précision ultérieure de droits qui leur auraient été associés.

51La dualité citoyens/sujets ne doit donc pas masquer la multiplicité des clivages catégoriels qui s’est opérée dans la pratique. Lorsqu’on considère les droits politiques effectifs, les lignes de division passent non seulement entre sujets et citoyens mais aussi au sein même de l’ensemble des citoyens ainsi qu’entre les citoyens de la colonie et ceux de la métropole. Plutôt qu’une opposition dichotomique entre sujets colonisés et citoyens colonisateurs, l’extension du droit métropolitain aux territoires de l’Empire serait mieux rendue par l’image d’une ligne de faille.

52L’octroi puis la restriction des droits politiques effectifs aux habitants de la colonie ont entraîné deux conséquences dont la portée s’étend au-delà de la période coloniale au sens strict (1880-1945). Premièrement, cette restriction a eu pour effet de voir se constituer une élite politique locale, concentrée sur la ville de Papeete et l’île de Tahiti, par la monopolisation des charges politiques raréfiées. Deuxièmement, l’octroi initial de ces mêmes droits n’a cessé d’être invoqué par cette élite politique qui a fait de leur restitution sa revendication principale. Après la restauration partielle en 1932 d’une assemblée représentative sous la forme des Délégations économiques et financières (DEF), cinq de leurs membres – Bambridge, Rougier, Quesnot, Hoppenstedt et Anahoa A Tavae – boycottent la session de 1935 pour manifester leur mécontentement devant l’insuffisance des avancées en matière de droits politiques [39]. En 1936, les quatorze conseillers des DEF expriment à l’unanimité le vœu que « les citoyens des EFO soient traités sur le même pied d’égalité que les Français de France. » Le 27 août 1940, un « Comité de la France Libre » ou « Comité de Gaulle » se constitue le 27 août, rassemblant des personnalités locales, dont les trois présidents de conseils de districts membres des DEF (Tehema Winchester, Mataitai et Teriieroiterai) ainsi que Pouvanaa a Oopa, futur fondateur du Rassemblement démocratique des populations tahitiennes (RDPT). Face aux hésitations du gouverneur, le Comité organise un référendum le 2 septembre sur le ralliement à la France Libre, et, la quasi-unanimité des votants se prononçant pour, un gouvernement provisoire se constitue. Or davantage qu’un élan patriotique, c’est l’occasion de s’émanciper de la tutelle métropolitaine et d’affirmer l’autonomie de la colonie qui semble avoir motivé ce ralliement (Regnault et Kurtovitch, 2002).

53On voit là que loin d’être « entrés » en politique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les Tahitiens n’en avaient été que temporairement mis à l’écart. Aussi faut-il remettre en cause la « parenthèse » qu’a constituée de ce point de vue la période coloniale stricto sensu. L’octroi large de droits politiques au début de la période s’est inscrit dans la continuité de la participation des Tahitiens aux affaires politiques sous l’ère précoloniale et le protectorat ; et ce libéralisme des débuts a été l’élément moteur de la formation d’une élite politique locale qui s’est battue pour la restauration des droits et l’institution d’une assemblée représentative élargie, bien avant 1946.

Ouvrages cités

  • Al Wardi, Sémir. 1998. Tahiti et la France, Le partage du pouvoir. Paris, L’Harmattan.
  • Baré, Jean-François. 2002. Le Malentendu pacifique. Paris, l’Harmattan.
  • Bertrand, Romain. 2006. « Les sciences sociales et le “moment colonial” : de la problématique de la domination coloniale à celle de l’hégémonie impériale », Questions de Recherche, n° 18. En ligne : http://www.sciencespo.fr/ceri/sites/sciencespo.fr.ceri/files/qdr18.pdf (consulté le 27/09/2013).
  • Blévis, Laure. 2003. « La citoyenneté française au miroir de la colonisation : étude des demandes de naturalisation des “sujets français” en Algérie coloniale », Genèses, n° 53 : 25-47.
  • Burbank, Jane et Frederick Cooper. 2011 [2010]. Empires. De la Chine ancienne à nos jours, trad. par Christian Jeanmougin, Paris, Payot (éd. orig. Empires in World History: Power and the Politics of Difference. Woodstock, Princeton University Press).
  • Cooper, Frederick. 2004. « Études coloniales depuis le début des années 1950 », Politix, 66 : 42-43.
  • Girault, Arthur. 1929. Principes de colonisation et de législation coloniale. Paris, Recueil Sirey.
  • Merle, Isabelle. 2004. « De la “légalisation” de la violence en contexte colonial. Le régime de l’Indigénat en question », Politix, vol. 17, n° 66 : 137-162.
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  • Panoff, Michel. 1989. Tahiti métisse. Paris, Denoël.
  • Regnault Jean-Marc et Ismet Kurtovitch. 2002. « Les ralliements du Pacifique en 1940 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 49-4 : 71-90.
  • Saada, Emmanuelle. 2007. Les Enfants de la colonie. Les métis de l’Empire français entre citoyenneté et sujétion. Paris, La Découverte.
  • Toullelan, Pierre-Yves. 1984. Tahiti colonial (1860-1914). Paris, Publications de la Sorbonne.
  • Trémon, Anne-Christine. 2010. Chinois en Polynésie française. Migration, métissage, diaspora. Nanterre, Société d’ethnologie.
  • Weil, Patrick. 2002. Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution. Paris, Grasset.

Date de mise en ligne : 19/12/2013

https://doi.org/10.3917/gen.091.0028

Notes

  • [1]
    Centre des archives de la France d’Outre-mer, fonds ministériel, série géographique EFO, carton 102 (sources désormais référencées « SG EFO », puis numéro du carton).
  • [2]
    Les membres du Conseil général des EFO (cf. infra) ont émis le souhait que la représentation de la colonie en métropole ne soit plus assurée par un délégué au Conseil supérieur des colonies, mais par un député élu à la Chambre.
  • [3]
    Estimations d’après les chiffres du recensement de la population des EFO, 20 juin 1897, SG EFO, 22, A 146. Les chiffres de 1945 sont estimés à partir de ceux donnés en 1937 dans une note pour le Conseil supérieur de la France d’Outre-mer du Conseiller d’État Gaston Joseph, Direction politique, 3e bureau, 29 novembre 1937, SG EFO, 118.
  • [4]
    J’emploie ce terme dans la lignée de Patrick Weil (2002 : 82) pour désigner l’attitude consistant à utiliser des critères raciaux, qui n’implique pas dans tous les cas une attitude raciste, de hiérarchisation et/ou d’exclusion des individus sur la base de ce type de critères.
  • [5]
    Rapport sur la situation politique, 5 novembre 1899, SG EFO, 22.
  • [6]
    Lettre du gouverneur au ministre, 8 février 1882, SG EFO, 116.
  • [7]
    Organe consultatif regroupant une vingtaine de sénateurs, députés, délégués des colonies sans député (c’était le cas des EFO), quelques membres nommés et plusieurs fonctionnaires du ministère des colonies.
  • [8]
    Procès-verbaux des séances du Conseil Supérieur des Colonies, 3 août 1885, SG EFO, 101, p 32-33.
  • [9]
    Créé en 1880 en remplacement de l’Assemblée législative tahitienne, le Conseil colonial, aux pouvoirs purement consultatifs, est composé de douze membres, six « Français » et six « indigènes », élus à partir de 1881 au suffrage universel par un double collège, composé pour l’un (tahitien) de 2188 inscrits et pour l’autre (européen) de 344 inscrits. Le Conseil d’administration auprès du gouverneur est composé de fonctionnaires et deux notables choisis par le gouverneur, à partir de 1881, parmi les élus du Conseil colonial, l’un représentant le « collège européen », l’autre le « collège indigène ».
  • [10]
    Exposé des motifs du décret du 30 septembre 1884. Ce premier décret est repris presque intégralement par celui du 28 décembre 1885 instituant le Conseil général. SG EFO, 101.
  • [11]
    Extrait du registre du Conseil d’administration, 30 septembre 1884, SG EFO, 101.
  • [12]
    Rappelons qu’à cette date, les autres Australes et les îles Sous-le-Vent ne font pas encore partie des EFO.
  • [13]
    Lettre du gouverneur Gabrié au ministre 2 août 1897, SG EFO, 102.
  • [14]
    Lettre du délégué Chessé au ecrétaire d’État des Colonies, 23 mai 1892, SG EFO, 102, E 39.
  • [15]
    Décret du 13 juillet 1894, promulgué dans la colonie le 7 septembre 1894, Journal officiel des EFO, 6-7 septembre 1894.
  • [16]
    Organe chargé d’éclairer le gouvernement sur les questions se rapportant aux colonies. Les protestations contre les opérations électorales sont portées devant le ministre des colonies, qui statue sur leur validité après avis du comité.
  • [17]
    Extrait du registre des délibérations du Conseil consultatif du contentieux des colonies, 22 janvier 1895. SG EFO, 102, E 39.
  • [18]
    Décret du 20 mai 1890, SG EFO, 116. En cela, l’organisation des EFO diffère de celle qui prévaut dans les colonies dont les habitants sont quasiment tous citoyens français (Antilles, Réunion, Saint-Pierre-et-Miquelon, Guyane, Inde) où la totalité du territoire est divisé en communes. Elle ressemble davantage à celle des autres colonies où « seul le chef lieu et quelques “centres européens” importants ont été érigés en communes » (Girault 1929 : 593). En 1931, une commune « mixte » sera créée à Uturoa, sur l’île de Raiatea (îles Sous-le-Vent), dotée d’une Commission municipale formée de deux citoyens et de deux sujets nommés. Décret du 17 décembre 1931, SG EFO, 116.
  • [19]
    Arrêté du 30 décembre 1887, JO des EFO, 29-30 décembre 1887, SG EFO, 116.
  • [20]
    Arrêté du 22 décembre 1897, JO des EFO, 29-30 décembre 1887.
  • [21]
    Arrêté du 3 janvier 1900, JO des EFO, 3 janvier 1900.
  • [22]
    Art. 1 du décret du 27 juin 1897 sur l’administration des populations indigènes des îles Sous le Vent, JO des EFO, 21 octobre 1897.
  • [23]
    Rapport sur la situation politique du secrétaire général Rey, 5 novembre 1899, SG EFO, 102.
  • [24]
    Pétition des habitants des Tuamotu à la Chambre des députés et au Conseil d’État, SG EFO, 120, sans date (probablement fin 1899).
  • [25]
    PV des sessions du Conseil général, 2e session extraordinaire, 25 septembre 1899, SG EFO, 22.
  • [26]
    Selon cet article, les colonies autres que la Martinique, la Guadeloupe et la Réunion sont régies par décret jusqu’à ce qu’il ait été statué à leur égard par un nouveau texte de loi (qui ne sera jamais voté en pratique).
  • [27]
    Lettre du gouverneur Petit au ministre, 3 mars 1903, SG EFO, 159.
  • [28]
    Décret du 19 mai 1903, JO des EFO, 24 juillet 1903.
  • [29]
    Rapport du gouverneur, 10 octobre 1932, SG EFO, 129.
  • [30]
    Ceci peut rendre compte de la différence qui se dessine progressivement entre les chambres du point de vue de la revendication des droits politiques, la plus virulente étant la Chambre d’agriculture.
  • [31]
    Ancien médecin de marine arrivé sur place en 1866, pharmacien à Papeete et propriétaire d’une grande plantation, François Cardella (« parti catholique ») est membre des Chambres de commerce et d’agriculture, président du Conseil colonial de 1880 à 1884, conseiller général de 1885 à 1903, et maire de Papeete de 1890 à sa mort en 1917. Avocat installé dans la colonie en 1869, grand propriétaire et exportateur, marié à la fille d’un grand colon anglais, Goupil (« parti protestant ») est président du Conseil général de 1901 à 1903. Il est allié à Tati Salmon, chef du district de Papara et élu au Conseil général.
  • [32]
    La plupart des gouverneurs optent pour la politique amorcée à l’annexion, consistant à soutenir les Salmon contre les Pomare afin de s’assurer le contrôle effectif des EFO.
  • [33]
    Rapport de l’inspecteur Cazaux, 1932, sur la situation financière de la colonie, SG EFO, 135.
  • [34]
    PV de la Chambre d’agriculture, séance du 12 novembre 1912, SG EFO, 159.
  • [35]
    L’Écho de Tahiti, 25 mai 1922, SG EFO, 130.
  • [36]
    Rapport d’inspection Revel, 1 mars 1922, SG EFO, 134.
  • [37]
    Lettre du gouverneur Rivet au ministre, 22 décembre 1922, SG EFO, 105. Nous soulignons.
  • [38]
    Rapport d’inspection Revel, 1 mars 1922, SG EFO, 134.
  • [39]
    Lettre de Bambridge, Rougier, Quesnot, Hoppenstedt et Anahoa, 14 janvier 1935, SG EFO, 124. Les DEF sont des assemblées consultatives dont les membres n’ont le droit que d’émettre des vœux à caractère économique. Les citoyens des îles du Vent et des Tuamotu y sont représentés par le biais de leurs élus aux conseils de districts ; les sujets français des archipels le sont par leurs administrateurs nommés par le gouverneur.

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