Genèses 2012/4 n° 89

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Article de revue

Anthropologie et sociologie au Brésil : classifications, filiations disciplinaires, pratiques professionnelles

Pages 28 à 43

Notes

  • [*]
    Texte traduit par Liliane Bernardo et révisé par Benoît de L’Estoile.
  • [1]
    Au sein du Museu Nacional, Universidade Federal do Rio de Janeiro (MN/UFRJ).
  • [2]
    Voir Béteille 2007.
  • [3]
    Dans le cadre du PPGAS/UFF (Programa de Pós-Graduação em Antropologia Social/Universidade Federal Fluminense) [Programme de pós-graduação, université fédérale Fluminense].
  • [4]
    Ma situation est loin d’être exceptionnelle. Dans l’introduction de l’ouvrage O campo da antropologia no Brasil [Le champ de l’anthropologie au Brésil], Wilson Trajano Filho et Carlos Benedito Martins soulèvent la question des chercheurs qui, bien qu’intégrés depuis des années dans des programmes de sociologie et de sciences sociales, maintiennent leur identité d’anthropologues (Filho et Martins 2004 : 33).
  • [5]
    On emploiera ici l’appellation familièrement utilisée de « Museu Nacional » pour désigner le programme de pós-graduação en anthropologie sociale de l’université fédérale de Rio de Janeiro, correspondant au sigle PPGAS/MN du texte original [NDLR].
  • [6]
    Les conditions d’exercice de la profession de sociologue sont encadrées juridiquement. Elles font l’objet d’une loi (N° 6888 du 10 décembre 1980) qui définit les diplômes requis et les compétences exigées (assurer une charge d’enseignement, réaliser des recherches, etc.) pour être reconnu en tant que sociologue.
  • [7]
    Selon João de Pina Cabral, le « savant mélange » entre le « rôle civique » et l’« indépendance scientifique » qui caractérise les sciences sociales brésiliennes, et plus particulièrement l’anthropologie brésilienne, constitue une « ressource avec un fort potentiel d’exportation » (Pina Cabral 2004 : 251).
  • [8]
    Équivalent de la licence d’enseignement.
  • [9]
    Sur l’institutionnalisation des sciences sociales au Brésil, voir l’ouvrage en deux volumes de Sérgio Miceli (1989, 1995). Selon l’auteur, le développement des sciences sociales s’est réalisé à Sao Paulo grâce au processus d’autonomisation de l’Université qui n’a eu lieu que dans cet État du Brésil. Hélgio Trindade (2004) développe un autre point de vue. Il souligne l’importance de la circulation internationale des sciences sociales au sein des pays d’Amérique latine selon un processus de diversification régionale de l’institutionnalisation.
  • [10]
    Au sens strict du terme, un quilombo désigne le lieu où vivaient les esclaves fugitifs. Le terme quilombola renvoie à une identité ethnique, il désigne des groupes sociaux qui se définissent juridiquement comme des communautés rémanentes de quilombos. La Constitution fédérale de 1988 a reconnu les droits territoriaux de ces groupes. Dès lors, de même que pour les populations indigènes, la participation à des actions de l’État visant à attribuer des terres aux communautés rémanentes est devenue un champ important d’investigation parmi les anthropologues.
  • [11]
    Ce recours à l’anthropologie répond principalement à des besoins suscités par les dispositions juridiques de la Constitution fédérale de 1988 et par la législation environnementale relative aux populations dites « traditionnelles » (Indiens, pêcheurs, quilombolas, etc.). Les travaux réalisés dans ce cadre par des anthropologues sont commandés aussi bien par les pouvoirs publics que par des entreprises privées dont les activités ont un impact pour ces populations traditionnelles. Le travail ainsi confié aux anthropologues consiste en la rédaction de rapports techniques qui interviennent dans les procès administratifs concernant le versement d’indemnités ou l’octroi de terres. Il peut également s’agir d’être consultant pour des entreprises ou d’être en charge d’un travail de médiation entre les entreprises et les populations impactées.
  • [12]
    Le fait d’avoir enseigné constitue un critère de sélection important.
  • [13]
    L’enseignement en pós-graduação est une condition essentielle à l’octroi d’un financement à la recherche de la part des organismes de financement. La pós-graduação garantit par ailleurs la formation de futurs professionnels. Diriger les travaux d’un doctorant ou d’un étudiant ou, autrement dit, acquérir la capacité de transmettre des connaissances, constitue un critère important d’évaluation des universitaires par les organismes de financement.
  • [14]
    Le Congrès national regroupe le Sénat et la Chambre des députés.
  • [15]
    Teixeira et Souza Lima (2010) ont récemment proposé un bilan des différentes approches et analyses sur l’État et les politiques publiques menées récemment en anthropologie au Brésil. Un glissement est perceptible dans les dernières années : les actions de l’État cessent d’être une variable d’analyse parmi d’autres pour devenir l’objet principal d’investigation.

1Le hasard a fait que, lorsque j’ai été invité à participer à ce dossier, je venais d’aborder la question des frontières entre l’anthropologie et la sociologie avec des étudiants en sciences sociales. La discussion eut lieu lors du cours de « sociologie de l’État » que j’enseigne à l’université fédérale Fluminense (Universidade Federal Fluminense, UFF, Rio de Janeiro, Brésil). La séance portait sur le texte de Pierre Bourdieu « État, genèse et structure du champ bureaucratique » (1993). À propos de la notion de « capital symbolique », j’ai cité l’esquisse d’une théorie générale de la magie de Marcel Mauss (Mauss et Hubert 1902-1903). Une étudiante a alors immédiatement réagi, me faisant remarquer que Mauss est anthropologue. Citer cet auteur dans un cours de sociologie lui paraissait manifestement constituer une forme d’hérésie. La suite du cours a alors porté sur la question des classifications disciplinaires. Une telle réaction ainsi que l’attente d’une définition claire de l’anthropologie et de la sociologie sont courantes parmi les étudiants quand les critères qu’ils ont intériorisés se trouvent remis en cause. Mon parcours – en tant qu’enseignant depuis vingt ans au département de sociologie et de méthodologie des sciences sociales (UFF) après une thèse en anthropologie sociale [1] – et ma pratique universitaire tout au long de ces années m’ont convaincu de l’unité épistémologique entre l’anthropologie sociale et la sociologie. C’est pourquoi, dans la suite du cours, j’ai cherché à amener les étudiants à s’interroger sur la dimension sociale de ces distinctions disciplinaires : quels sont leurs effets pratiques, quel rôle jouent ces distinctions dans les luttes institutionnelles [2] ? De même, je m’appuierai ici sur ma propre trajectoire pour traiter de l’articulation entre ces deux espaces de connaissances. Comment ai-je pu concilier à la fois : la rédaction d’une thèse en anthropologie sociale, le rattachement à un département de sociologie et à un programme de troisième cycle en anthropologie [3], l’enseignement de la sociologie et de l’anthropologie, ainsi que la réalisation de recherches sur des thèmes traditionnellement associés à la sociologie et aux sciences politiques, donnant lieu à des publications de travaux sur l’État et la politique que je considère, ainsi que mes collègues universitaires, comme relevant de l’anthropologie ? L’objectif de cet article sera ainsi de tenter d’expliciter comment mon lien avec l’anthropologie a pu prendre le pas sur mes relations avec les autres disciplines. Pour cela, j’examinerai le fonctionnement de l’enseignement et de l’activité de recherche dans chacun de ces domaines disciplinaires ainsi que mon positionnement par rapport à ceux-ci [4].

2Soulignons tout d’abord que les interrogations suscitées par l’appartenance à deux disciplines révèlent en soi l’institutionnalisation de ces dernières et indiquent le développement d’une forme de spécialisation. L’histoire de l’anthropologie et de la sociologie au Brésil montre que les significations qui ont été attribuées à chacune des deux disciplines ne sont pas identiques d’une période à une autre. Sous un même intitulé, se cachent des domaines de connaissance, des contenus, des objectifs et des critères d’excellence distincts. À propos de l’anthropologie, Afrânio Garcia montre que l’ancienne définition d’une discipline enracinée dans les musées d’histoire naturelle a laissé place à une nouvelle conception de la discipline désormais inscrite dans la tradition nationale et internationale des sciences humaines et sociales (2009). Ce glissement s’est opéré, selon Garcia, dans les années 1960 avec la création du premier cours de troisième cycle en anthropologie au Brésil (le programme de pós-graduação en anthropologie sociale du Museu Nacional à l’université fédérale de Rio de Janeiro [5]). La relation de la sociologie et de l’anthropologie avec ce qu’on appelle les « sciences sociales » date de cette période. Ainsi que le souligne Mariza Peirano, le terme de « sociologie », recouvre, entre 1930 et 1950, un ensemble de disciplines aujourd’hui considérées comme indépendantes et rassemblées sous l’étiquette de « sciences sociales ». En incarnant un discours de scientificité, celles-ci tenaient lieu de socio-littérature, c’est-à-dire d’un genre littéraire produisant des interprétations relatives à des questions nationales (Peirano 2006 : 65-66).

3À propos du cours de sciences sociales dans les années 1940, Luiz de Castro Faria, anthropologue brésilien qui accompagna Claude Lévi-Strauss dans son expédition à la Serra do Norte en 1938, indique que l’offre d’enseignement en sciences sociales comprenait à cette époque une chaire de sociologie, de sciences politiques ainsi qu’une chaire d’anthropologie et d’ethnographie. Les autres disciplines enseignées étaient : « compléments en mathématiques, économie et politique, histoire de la philosophie, statistique générale, éthique, histoire des doctrines économiques et statistique appliquée » (Castro Faria 1993 : 8-9). L’énumération de ces différentes disciplines et de leur poids relatif donne une idée des changements intervenus au sein des sciences sociales. En effet, celles-ci ne rassemblent principalement aujourd’hui que l’anthropologie, la science politique et la sociologie. Notons ici que seul l’exercice de la sociologie correspond à une profession réglementée par l’État brésilien [6]. Si ces disciplines se sont éloignées les unes des autres en raison d’enjeux politiques, institutionnels et épistémologiques, elles restent néanmoins fidèles à ce que Mariza Peirano considère comme un trait structurel des sciences sociales brésiliennes : la capacité à articuler la production de connaissances et l’engagement politique envers les populations étudiées (Peirano 2006) [7].

4Le développement et l’institutionnalisation des sciences sociales au Brésil se manifestent de plusieurs façons : enseignement obligatoire de la sociologie au lycée (Ensino Médio), diplômes de licenciatura[8] et de bacharelado en sciences sociales, sociologie et anthropologie dans les universités publiques et privées, existence d’une offre large de programmes de troisième cycle telles qu’elles sont recensées par la CAPES (voir encadré ci-dessous). On peut également citer ici les dispositifs publics d’aide à la recherche en science et technologie, les programmes de bourses de recherche au Brésil et à l’étranger, les lignes budgétaires destinées au financement de la recherche (voir encadré ci-dessous sur le CNPq) ainsi que les projets menés par des groupes et réseaux de chercheurs et les recrutements de chercheurs pour des emplois dans la sphère publique, privée ou dans des organisations non gouvernementales (ONG). Soulignons également le rôle des associations scientifiques, la parution de revues et la tenue régulière de rencontres [9]. Ces formes d’institutionnalisation des disciplines déterminent, pour une large part, les parcours de formation, l’insertion dans une carrière universitaire et les pratiques professionnelles des anthropologues et sociologues.

Formes élémentaires des classifications disciplinaires

5Mon point de départ est le cours de premier cycle (graduação) en sciences sociales. L’enseignement supérieur au Brésil comprend deux grandes étapes : la graduação (premier cycle à l’issue duquel l’étudiant obtient les diplômes de licenciatura et de bacharelado), puis la pós-graduação (troisième cycle) qui permet d’obtenir les diplômes de mestrado, équivalent du master, et de doctorat. L’enseignement de premier cycle en sciences sociales, donné dans les universités privées et, surtout, publiques, demeure l’orientation principale vers laquelle se dirigent celles et ceux qui aspirent à devenir sociologues ou anthropologues. Il n’existe que peu de cours de premier cycle permettant d’être diplômé uniquement en sociologie ou en anthropologie. Ce sont surtout les universités privées qui ont développé ces offres de cours ; néanmoins, on constate quelques initiatives récentes de création, dans des universités publiques, de premiers cycles en anthropologie et en sociologie. Du point de vue de nombreux universitaires, suivre une formation en sciences sociales ou dans des domaines voisins ouvre les portes vers une carrière tant dans l’enseignement universitaire que dans la recherche. Pourtant, il existe une différence fondamentale entre les universités publiques et privées : c’est seulement dans le système public que l’on considère qu’il est essentiel d’avoir mené des recherches pour prétendre à une carrière universitaire.

Les institutions brésiliennes d’appui à l’enseignement et à la recherche

La CAPES : Coordination de perfectionnement du personnel de l’enseignement supérieur (Coordenação de Aperfeiçoamento do Pessoal de Ensino Superior) créée en 1951, est une institution gouvernementale qui régit et évalue les programmes de troisième cycle. Les domaines d’anthropologie et de sociologie sont regroupés au sein de ce que la CAPES intitule le « grand domaine des sciences sociales ». En 2011, la CAPES y recense vingt programmes de troisième cycle (master et doctorat) en anthropologie, dont un en « anthropologie et archéologie » et un en « sciences sociales » avec une dominante en anthropologie. En sociologie, on dénombre cinquante-deux programmes (master et doctorat) parmi lesquels vingt-sept en « sciences sociales » avec une dominante en sociologie, vingt et un en « sociologie », un en « sociologie et anthropologie » et le reste sous des appellations comme « Social et médiation de conflits », « Planification et politiques publiques » et « Politiques publiques et société ».
Le CNPq : Le Conseil national de développement scientifique et technologique (Conselho Nacional de Desenvolvimento Científico e Tecnológico), également créé en 1951, est une fondation sous la tutelle du ministère de la Science, de la Technologie et de l’Innovation (Ministério da Ciência e Tecnologia e Inovação, MCTI). Il soutient la recherche à travers l’octroi de bourses et d’aides financières, le financement de projets de recherche de coopération internationale. Il gère en outre la plateforme Lattes où sont consignés et actualisés les curriculum vitæ de tous les chercheurs.
De même que la CAPES, le CNPq fonctionne selon une division entre sociologie et anthropologie. Au sein de ces deux institutions, ce sont les représentants de chaque discipline désignés par leurs pairs qui siègent.
Les associations scientifiques
Les principales associations sont les suivantes : la Société brésilienne pour le progrès de la science (SBPC [Sociedade Brasileira para o Progresso da Ciência], créée en 1948), la Société brésilienne de sociologie (SBS, Sociedade Brasileira de Sociologia, 1950), l’Association brésilienne d’anthropologie (ABA, Associação Brasileira de Antropologia, 1955), l’Association nationale de pós-graduação en sciences sociales (Anpocs, Associação Nacional de Pós-Graduação e Pesquisa em Ciências Sociais, 1977) et l’Association brésilienne de sciences politiques (ABCP, Associação Brasileira de Ciência Política, 1986).

6Les représentations des étudiants de premier cycle en sciences sociales à propos de l’anthropologie et de la sociologie sont révélatrices des relations entre les deux disciplines. Elles reflètent, en effet, la structure du programme d’enseignement en sciences sociales ainsi que les représentations des professeurs. Elles déterminent en outre les choix d’orientation vers une discipline et un programme de troisième cycle. C’est pourquoi je reprendrai ici quelques-uns des critères et des perceptions que partagent les étudiants à propos des deux disciplines. La réaction d’une étudiante, mentionnée précédemment, renvoie à l’un des principaux processus à travers lesquels se créent des représentations sur les frontières entre les domaines de connaissances. L’enseignement étant organisé selon les divisions entre départements (anthropologie, sociologie et sciences politiques), les références bibliographiques mentionnées dans les différents cours contribuent à cristalliser les représentations sur les relations entre les disciplines. Le fait que certains auteurs se trouvent cités de manière récurrente par les professeurs issus de chaque discipline renforce ces représentations ou au contraire les remet en cause, lorsqu’il s’agit, comme dans l’exemple cité, de références faites par des professeurs appartenant à différents départements.

7La distinction entre les domaines disciplinaires s’opère également selon les thèmes de recherche, le cadre d’analyse et l’engagement politique. Lorsque je demande à des étudiants d’associer des domaines disciplinaires à des objets de recherche, les réponses sont rapides et consensuelles. Il revient à l’anthropologie d’étudier les « sociétés dites primitives » et la « culture » des « Indiens », des « paysans » et des quilombolas[10]. Quant à la sociologie, elle porte sur l’étude des « institutions sociales », la « mondialisation », le « capitalisme » et la « société même dans laquelle vivent les sociologues ». À ce découpage thématique, s’ajoute le type d’analyse produite. L’anthropologie est associée à la définition d’objets circonscrits, à la production d’analyses micro tandis que la sociologie développe une approche macro. Une autre différence apparaît ici. Les études anthropologiques sont perçues comme de simples « descriptions » résultant de « l’interprétation de faits observés » par les chercheurs, tandis que les sociologues sont considérés comme étant davantage analytiques et donnant une place plus marquée aux théories. Les formes d’analyse produites par les disciplines sont également évaluées selon leur portée politique. Le caractère descriptif de l’anthropologie ainsi que le discours d’une « neutralité » épistémologique (entendue comme excluant des formes d’intervention sociale) contribue à créer la perception d’une discipline qui ne serait pas « critique ». Selon les termes d’une étudiante : « ce que nous avons en tête, c’est que l’anthropologie n’aborde pas la politique, ça ne l’intéresse pas, elle est totalement neutre ». En sociologie, en revanche, la « critique » serait « inhérente à l’analyse ». Traitant de thèmes en lien avec le quotidien des étudiants, elle apparaît comme ayant un « caractère pratique pour la vie ». Les distinctions construites à partir de ces critères sont nourries par les professeurs lorsqu’ils introduisent d’autres dichotomies (l’anthropologie privilégie la diversité et la sociologie construit des schémas généraux), établissent des hiérarchies (l’anthropologie est supérieure, car elle ne part pas de présupposés pour étudier des groupes), ou bien formulent des commentaires ironiques (« pour les anthropologues, tout est magique »).

8Ces critères font que les étudiants se rapprochent de telle ou telle discipline ou au contraire s’en distancient, ce qui peut aller jusqu’à de la « répulsion » ou du « dégoût ». Cette attitude peut néanmoins disparaître lorsque les critères de jugement de ces disciplines se trouvent remis en cause. C’est le cas d’une étudiante qui a modifié sa perception de l’anthropologie après avoir lu, pour un cours de sociologie, le texte d’une anthropologue. En raison de la « critique sociale » qu’elle y percevait, ce texte lui a plu. Mais, cette lecture a également eu pour effet de créer chez elle une certaine confusion : « Là, cela devient très difficile. Comment réaliser un travail sociologique ou anthropologique si l’on ne sait pas très bien ce que peut être un travail sociologique ou anthropologique ? ». À condition d’amener un étudiant à dépasser une vision scolaire, la participation à une recherche avec des professeurs peut lui permettre de réviser son jugement sur une discipline. Il n’en demeure pas moins que c’est à partir de tels critères que se déterminent les préférences disciplinaires, les orientations des enseignants, la définition de thèmes de recherche et, le cas échéant, le choix d’une orientation en troisième cycle.

Processus de spécialisation et distinction disciplinaire

9Les principes de distinction identifiés précédemment n’ont pas évolué de manière significative par rapport à ceux que j’ai connus lorsque j’étais étudiant, malgré la plus grande autonomie institutionnelle des disciplines aujourd’hui. En 1984, j’ai entamé mon premier cycle en sciences sociales à l’UFF ; en 1992, je suis devenu enseignant au sein de la même filière. Les changements que j’ai observés témoignent d’un processus plus large d’institutionnalisation et de spécialisation de l’anthropologie et de la sociologie au Brésil. Dès le début des années 1960, le Département de sciences sociales (Departamento de Ciências Sociais), auquel l’enseignement était rattaché, rassemblait des professeurs d’anthropologie, de sciences politiques, de méthodes d’enquête et de sociologie. L’année qui a suivi ma nomination à l’UFF, le département a été divisé en trois départements distincts : anthropologie, sciences politiques et sciences sociales. Ce dernier est devenu une dizaine d’années plus tard le Département de sociologie et de méthodologie en sciences sociales (Departamento de Sociologia e Metodologia das Ciências Sociais), afin d’éviter qu’un cours puisse avoir le même intitulé qu’un département. La direction pédagogique et administrative du cycle d’enseignement était assurée par la Coordination pédagogique de sciences sociales, composée de représentants de chacun des trois cursus. La séparation en trois départements fait que chacun d’entre eux se trouve désormais en concurrence pour l’obtention d’espace physique, de moyens matériels, de vacances de postes permettant de recruter de nouveaux enseignants ainsi que pour recueillir la préférence des étudiants lorsqu’ils s’inscrivent.

10En 2008, la tendance à la spécialisation s’est intensifiée dans le contexte d’une réforme menée par le gouvernement fédéral afin d’augmenter le nombre d’étudiants dans les universités publiques. En contrepartie de l’augmentation du nombre d’étudiants, le ministère de l’Éducation s’est engagé à investir dans les infrastructures (bibliothèques, nouveaux bâtiments pour les salles de cours et les bureaux, etc.) et à recruter de nouveaux professeurs. Ce contexte favorisa la création de nouveaux programmes de premier et de troisième cycle. Face à l’émergence de besoins en spécialistes en anthropologie (notamment pour réaliser des rapports techniques dans le cadre de dispositifs liés aux « populations traditionnelles » ou à la protection environnementale [11]), les enseignants du département d’anthropologie élaborèrent un projet de création d’un premier cycle spécialisé uniquement en anthropologie. Après une longue discussion entre professeurs et étudiants, le projet fut approuvé. Intéressés par la perspective d’obtenir des postes supplémentaires d’enseignants, les départements de sciences politiques et de sociologie créèrent tous deux leur programme d’enseignement de premier cycle (en relations internationales et en sociologie). L’enseignement de ces deux cours a débuté en 2011, parallèlement à celui de sciences sociales.

11Grâce à un concours public, j’ai pu intégrer le département de sociologie de l’UFF après avoir enseigné pendant quatre ans la sociologie à des étudiants en administration, comptabilité et économie, dans une université privée. Ces cours m’ont permis de rester en contact permanent avec la littérature reconnue comme sociologique (telle que Karl Marx, Max Weber, Émile Durkheim, George Simmel, Talcott Parsons, Charles Wright Mills, Peter Berger, Erving Goffman, Anthony Giddens, Raymond Aron, Thomas Burton Bottomore, Norbert Elias et Pierre Bourdieu). Les discussions sur ces lectures ainsi que les années d’enseignement effectuées dans cette discipline [12] m’avaient alors encouragé à postuler en sociologie alors que j’étais à cette époque en pleine rédaction de mon mémoire de master en anthropologie sociale. Cette décision m’amène d’ailleurs à penser que les frontières entre disciplines peuvent constituer un enjeu mineur par rapport à la nécessité d’obtenir un emploi.

12Il convient de rappeler que le département de sociologie regroupe, avec le département d’anthropologie et le département de sciences politiques, la plupart des disciplines qui forment le programme d’enseignement en sciences sociales. Cependant, je dois constater qu’au long de toutes ces années, je n’ai eu connaissance d’aucun espace institutionnel favorisant des échanges scientifiques entre les membres des trois principaux départements. Lorsqu’ils se font, ces échanges sont davantage le fruit d’initiatives personnelles et de réseaux de discussion créés par affinités que de liens institutionnels avec les départements ou avec le programme d’enseignement en sciences sociales. Le département incarne l’unité administrative, scientifique et politique à laquelle est rattaché le corps enseignant. Les principales décisions relatives aux activités d’enseignement et de recherche y sont prises. Il est frappant de constater, dans leur mode d’organisation, que les départements bénéficient d’une autonomie scientifique et administrative et que leurs membres sont relativement isolés. L’articulation avec le département et le programme d’enseignement de sciences sociales se réalise surtout à travers les cours semestriels de sociologie et la direction des travaux des étudiants dont les sujets de recherches correspondent en général aux thèmes développés par leurs enseignants.

13Deux autres caractéristiques du département de sociologie sont importantes pour rendre compte de la signification de ma nomination. La première d’entre elles a trait à la diversité de formation des membres du corps enseignant (passé, au cours des quatre dernières années, de vingt à vingt-sept enseignants permanents), dans un contexte plus global de recrutement de nouveaux enseignants à l’Université. Si l’on s’intéresse uniquement au titre de docteur, on compte, parmi les enseignants, des docteurs en sociologie, anthropologie, sciences politiques, philosophie et communication. Du fait de cette diversité, la valorisation du titre de docteur en sociologie au détriment des autres titres aurait été mal perçue. La deuxième caractéristique porte sur la variété, parmi les enseignants, des domaines d’intérêts et des outils d’analyse, qui n’a guère contribué à favoriser les échanges scientifiques à l’intérieur du département. Les débats sur les avancées disciplinaires comme sur les recherches des collègues y sont limités. En ce sens, le département ne fonctionne pas comme un espace qui potentialiserait le développement de la recherche. Dans mon cas, comme dans celui de bien des collègues, les partenariats et échanges qui s’établissent concernent des collègues rattachés à d’autres institutions. Les liens créés tout au long de la pós-graduação constituent à cet égard une base importante ; de même pour les affinités intellectuelles et personnelles qui naissent lors de projets de recherche collectifs ou de recherche portant sur des thèmes communs à d’autres chercheurs. Ces liens s’objectivent fréquemment à travers les centres ou laboratoires de recherche, les « groupes de travail » dans des conférences scientifiques et les réseaux de chercheurs. Le rôle qu’ils jouent dans la définition d’axes de recherche prime sur celui joué par les rattachements institutionnels à un département.

14Le lien avec le département peut également influer sur l’activité d’enseignement et de recherche dans les programmes de troisième cycle. L’augmentation du nombre de programmes de master et de doctorat traduit l’essor de la professionnalisation dans le domaine des sciences sociales. Ce contexte de développement favorise une tendance à la spécialisation, ce qui correspond à la structure même des programmes de troisième cycle au Brésil (les différentes disciplines sont en effet reconnues par les organismes de financement de la recherche ainsi que par l’Anpocs. Ce processus de création de nouveaux programmes de master et de doctorat s’est également déployé au sein des sciences sociales à l’UFF. Ainsi, un master d’anthropologie y est créé, en 1994, en lien avec le département d’anthropologie, suivi de la création, en 2002, du programme doctoral correspondant. En 1999, un master en sciences juridiques et sociales est institué au sein du département de sociologie (en partenariat avec la faculté de droit) et un programme doctoral débute en 2009. Le master de sociologie est établi en 2011, lui-aussi rattaché au département de sociologie. Pour un enseignant, l’intégration dans un programme de troisième cycle constitue désormais un atout important pour une carrière dans la recherche [13]. Synonyme de prestige, elle facilite l’accès aux financements de projets, l’établissement de conventions ou accords avec des institutions nationales ou internationales dont les représentants font partie des commissions des organismes de financement de la recherche (CAPES et CNPq) et d’associations scientifiques telles que l’Anpocs, l’ABA ou la SBS (voir encadré).

15En 2002, j’ai été intégré comme enseignant dans le programme de troisième cycle (pós-graduação) en anthropologie. Mon entrée a pu s’y faire grâce aux liens que j’avais construits en anthropologie à travers mon doctorat, les réseaux de chercheurs, les publications et les références bibliographiques. Elle résulte également de mon manque d’affinité envers les axes de recherche développés à cette époque dans le programme d’enseignement de sociologie et de droit. Lorsque le nouveau programme de master en sociologie a été créé, j’y ai été associé, restant près d’un an rattaché aux deux programmes. Suite à des désaccords avec la direction administrative et la ligne scientifique, j’ai pris mes distances avec le master en sociologie. Je mentionnerai ici deux aspects qui allaient à l’encontre de ma conception de la recherche : le premier est lié à la valorisation des cours de recherche dite « théorique », c’est-à-dire de cours qui privilégient les formulations abstraites et les auteurs de référence tandis que le contexte et les données empiriques y apparaissent comme des éléments secondaires ; le second aspect concerne la croyance en ce qui est conçu comme étant « la tradition sociologique », qui détermine la façon dont les auteurs sont catégorisés et associés à telle ou telle discipline ; ainsi, la bibliographie utilisée récemment pour sélectionner les étudiants de master se limite aux textes de Marx, Durkheim et Weber, correspondant à cette conception traditionnelle de la sociologie. On note enfin un autre effet lié à la création d’un troisième cycle en sociologie au sein d’un département de sociologie : dans ce contexte de création et d’intégration de nouveaux professeurs, le fait de détenir un diplôme en sociologie devient désormais un argument dans les luttes internes, notamment pour ce qui concerne le contrôle administratif et le recrutement de nouveaux enseignants. En témoigne, par exemple, l’organisation de jurys de sélection et la définition du profil des candidats.

L’État et la politique comme objet de recherche en anthropologie, la construction d’une filiation disciplinaire

16Ainsi qu’indiqué précédemment, mon identification comme anthropologue s’est définie en grande partie à travers les liens que j’ai pu nouer avec des réseaux de recherche. Ces liens se sont construits à partir du troisième cycle, au fur et à mesure que je m’orientais vers de nouveaux thèmes de recherche. Tout au long de la première année de cours en premier cycle, je menais de front deux recherches qui ont contribué à façonner ma formation universitaire pendant cette période : l’une portait sur la paysannerie et la question agraire, l’autre sur l’ethnologie et la question indigène. Le premier thème (paysannerie et question agraire) présentait l’intérêt d’être aux prises avec le débat politique national au Brésil ; de même pour le second qui, en plus de faire écho à des questions nationales, renvoyait à une représentation classique du travail anthropologique. L’étude de la paysannerie et de la question agraire faisait l’objet de discussions de la part d’enseignants issus tant du département d’anthropologie que du département de sociologie. Ceux du département d’anthropologie mettaient en avant la question de l’organisation sociale et du mode de production paysan tandis que les professeurs de sociologie soulignaient la structure foncière du pays, les luttes en faveur de la réforme agraire et l’organisation politique des travailleurs ruraux. La question indigène n’était, par contre, étudiée que par l’anthropologie. La « question agraire » m’a amené à participer à des groupes de discussion sur la réforme agraire, à faire un stage au sein d’une ONG et à travailler en tant qu’assistant de recherche dans un projet portant sur les conflits ruraux. L’intérêt pour les recherches sur les populations indiennes a surgi par la suite quand je suis devenu étudiant au Museu Nacional. J’ai alors suivi en tant qu’auditeur libre, en 1986, le cours d’« histoire des idées ethnologiques au Brésil » de Luiz de Castro Faria et Antonio Carlos de Souza Lima. Alors doctorant au Museu Nacional de l’université fédérale de Rio de Janeiro, ce dernier y est devenu enseignant les années suivantes. Intéressons-nous un instant au contenu de ce cours : à travers les lectures et thèmes abordés, celui-ci est révélateur des liens entre l’anthropologie et la sociologie. Les cinq premières sessions, sur un total de quinze, étaient consacrées à la lecture de textes de Michel Foucault et de Pierre Bourdieu. Parmi les thèmes étudiés au cours de ces différentes séances, on retiendra : « ethnologie brésilienne » (dédiée à l’étude des populations indiennes), les « études afro-brésiliennes », « anthropologie de la société brésilienne » et « l’anthropologie appliquée » (qui analyse les actions de l’État envers les populations indigènes). J’ai prolongé cette expérience en obtenant une bourse d’initiation scientifique du CNPq (destinée à la formation d’étudiants en premier cycle) et en rédigeant mon mémoire sur le rôle de l’État brésilien dans le processus de délimitation d’une zone indigène dans l’État du Mato Grosso do Sul. Ces deux activités (initiation scientifique a travers la bourse du CNPq et rédaction d’un mémoire) furent menées sous la direction d’Antonio Carlos de Souza Lima.

17Au début de mon troisième cycle en anthropologie sociale, en 1989, je me destinais à reprendre pour objet d’étude la paysannerie et la politique. Mais, à la fin de la première année, encouragé par mon directeur de mémoire, Moacir Palmeira, je me suis lancé dans une recherche sur le phénomène de corruption. Celui-ci effectuait alors avec Beatriz Heredia une recherche sur les conceptions politiques en milieu rural pour laquelle il mobilisait les travaux en anthropologie politique (Palmeira et Heredia 1993).

18Si, à première vue, mon objet d’étude ne correspondait pas en soi aux thèmes anthropologiques, le travail de recherche s’écartait en outre d’un autre « totem », symbole de la discipline, celui de la réalisation d’une enquête de terrain de longue durée auprès d’un groupe social. Celle-ci a consisté à prendre des contacts et à rester pendant quarante jours au sein du Congrès national [14]. Selon les thèmes des réunions qui s’y tenaient, je collectais les matériaux pertinents pour ma recherche : articles de presse, rapports et analyses des témoignages de protagonistes de « cas de corruption ». C’est à partir de ce matériau que j’ai pu accéder au point de vue des agents et reconstruire leurs relations, pratiques et stratégies. Mes interactions quotidiennes avec le personnel administratif du Congrès national, ont, en outre, été déterminantes pour rendre intelligible ce qui transparaissait dans les coupures de presse.

19Mener une recherche en anthropologie sur l’État à partir de ce type de matériau d’enquête ne constituait pas une nouveauté au sein du Museu Nacional [15]. En effet, comme le montre le cours d’ethnologie brésilienne mentionné précédemment et ainsi qu’en témoignent les thèmes les plus étudiés au cours des premières années d’enseignement au Museu Nacional (Garcia 2009 : 433), l’étude de la « société brésilienne » a fait partie intégrante du processus de formation en anthropologie brésilienne. Selon la formule de Mariza Peirano, « contrairement aux schémas classiques, le développement de l’anthropologie au Brésil s’est fait à domicile » (2006 : 37), c’est-à-dire en privilégiant les thèmes de recherche portant sur la société brésilienne. La situation est tout autre dans les centres de recherche américains ou européens où ce n’est que récemment que les chercheurs en anthropologie se sont mis à étudier leur propre société (Peirano 2006 ; Rogers 2002).

20J’ai prolongé mon doctorat par un projet de recherche sur le rôle des parlementaires dans l’élaboration du budget fédéral. L’étude du Congrès national et de ses liens avec le pouvoir exécutif correspondait alors à un thème d’intérêt pour les sociologues et, surtout, pour les politistes. Des anthropologues, brésiliens et étrangers, venaient de réaliser des enquêtes sur les élections, le vote, les rituels et les acteurs de la politique. Ces travaux s’appuyaient sur des textes, classiques ou contemporains, relevant de l’anthropologie politique, de l’analyse des rituels ainsi que de la sociologie française, en particulier de tradition bourdieusienne. Pendant huit mois et selon deux phases d’enquête distinctes, j’ai réalisé des observations, mené des entretiens, assisté à des événements politiques et participé à des réunions formelles et informelles avec des parlementaires, des assesseurs et des fonctionnaires du Congrès national et des services ministériels. Le matériau ainsi recueilli m’a permis d’analyser les pratiques professionnelles quotidiennes des parlementaires de la capitale fédérale. Je me suis notamment intéressé à la façon dont le sentiment de dette, la gratitude et la circulation des biens et services sous la forme de faveurs s’inscrivent dans les relations politiques, témoignant ainsi de la continuité qui existe entre les pratiques considérées comme légitimes en politique et celles qui sont dénoncées comme relevant de la corruption. Cette approche m’a amené à critiquer une grille de lecture centrée sur la notion de clientélisme politique et à identifier une conception « indigène » de la représentation politique. En menant cette recherche, je mettais alors en pratique une approche qui s’est développée à travers les enquêtes réalisées au sein du centre de recherche en anthropologie politique (Núcleo de Antropologia da Política, NuAP) dirigé par Moacir Palmeira et rattaché au Museu Nacional : « Avoir un regard anthropologique (sans que cela soit le privilège exclusif des anthropologues) sur les institutions, les relations et les activités pensées socialement comme étant politiques » (NuAP 1998 : 5). Personnellement, je me suis toujours reconnu dans cette conception de la production de connaissances en sciences sociales qui, plutôt que de réifier les frontières entre les disciplines, choisit d’en faire un objet de réflexion.

21La possibilité de poursuivre mes recherches au sein d’une institution dans laquelle l’anthropologie, l’histoire et la sociologie sont considérées comme des domaines de connaissance complémentaires m’a amené à réaliser un séjour comme chercheur invité, dans le cadre de mon post-doctorat, au sein du Laboratoire de sciences sociales (École normale supérieure-École des hautes études en sciences sociales). J’avais eu connaissance des travaux de ce groupe et eu des contacts avec des chercheurs durant mon doctorat, lors de séminaires organisés en commun avec les chercheurs du Museu Nacional. Les deux institutions entretenaient des échanges scientifiques réguliers. Concernant l’objet de cet article, je remarquerai ici qu’au cours de ce séjour, il m’est apparu évident que les disciplines et leurs frontières variaient selon le contexte national. On peut noter un premier contraste relatif à la situation institutionnelle de l’anthropologie sociale. Tandis qu’au Brésil l’anthropologie connaît une phase d’institutionnalisation croissante (création de diplômes dans plusieurs régions, augmentation du nombre de participants dans les congrès scientifiques, accords avec des institutions publiques ou privées, partenariats, participation à des débats d’intérêt public, etc.), elle ne représente en France qu’un nombre limité de postes et de chercheurs (Susan C. Rogers avait déjà souligné cet aspect en 2001 [2002]). En outre, l’anthropologie au Brésil bénéficie, davantage qu’en France, d’un fort prestige symbolique. Un second élément de contraste concerne la définition d’un champ d’investigation anthropologique. Ainsi qu’indiqué précédemment, le développement de l’anthropologie au Brésil s’est fait à travers l’étude des sociétés contemporaines, y compris – et surtout – à travers celle de la société d’appartenance de l’anthropologue lui-même. En France, malgré les travaux d’anthropologues portant sur leur propre société, l’image de l’anthropologie reste celle d’une discipline tournée vers l’étude de l’altérité. Mettre en évidence la genèse de cette conception de la discipline et, dans le même temps, démontrer l’opérationnalité de ses outils méthodologiques et conceptuels pour l’étude de problématiques contemporaines, tels ont été les objectifs du numéro de Critique intitulé « Frontières de l’anthropologie » (L’Estoile et Naepels 2004) auquel j’ai participé à travers un compte rendu comparant l’anthropologie politique aux États-Unis et au Brésil : alors que l’anthropologie politique américaine privilégie l’analyse des rapports de force asymétriques entre les différentes régions du monde et selon la perception des populations concernées, l’anthropologie politique brésilienne se centre sur l’étude de la variété des registres d’appropriation et des significations de la politique sur le territoire brésilien (Bezerra 2004). En dialoguant avec les travaux d’anthropologie politique, ce programme de recherche se rapproche également en France des travaux de Marc Abélés.

22Un dernier point renvoie à la classification de la production de savoir dans différents contextes. Comme cela m’a déjà été indiqué, mes travaux seraient aisément classés, en France, sous la rubrique « sociologie politique » ; ceci en raison de mon approche empirique, des problématiques traitées et du cadre conceptuel et méthodologique mobilisé. On peut imaginer que, de la même façon, les travaux de « sociologie politique » puissent être considérés comme relevant de l’anthropologie au Brésil. L’analyse croisée des relations, positions et représentations sociales, l’attention portée aux catégories de pensée utilisées par les individus et les groupes pour agir et donner un sens à leurs actions et à leurs contextes, mais aussi le recours à la technique d’entretien, à la description ethnographique et l’importance accordée à la réflexivité constituent à mon sens quelques-uns des points communs entre l’anthropologie sociale telle qu’elle m’a été enseignée au Brésil et la sociologie (et anthropologie) que j’ai pu connaître en France. À cet égard, il me semble que les recherches sur la circulation internationale des idées et des intellectuels constituent des contributions importantes pour la compréhension de ces processus de classification de contenu disciplinaire ainsi que des enjeux liés à ces dispositions (Almeida et al. 2004).

Réseaux de recherche et autres formes d’appartenances disciplinaires

23La professionnalisation en sciences sociales passe par la soutenance d’une thèse. En anthropologie par exemple, l’Association brésilienne d’anthropologie (ABA) considère qu’un diplôme de master constitue le minimum requis pour être reconnu comme anthropologue. Par ailleurs, avec ou sans poste dans l’enseignement, se définir comme anthropologue et y faire carrière exige de s’investir dans différents domaines : élaboration de projets de recherche, publications et participations à des rencontres scientifiques. Les choix effectués dans ces domaines comme dans d’autres (diplôme notamment) contribuent à valider ou non l’appartenance à tel domaine de connaissance. Il n’est pas rare de faire ces choix dans des contextes où, bien souvent, des divisions disciplinaires sont manifestes. C’est pourquoi, parmi le vaste éventail de colloques, congrès ou séminaires organisés par les associations scientifiques, j’ai privilégié les réunions annuelles de l’ABA, les réunions d’anthropologie du Mercosul (Mercado Comum do Sul) et les rencontres annuelles de l’Anpocs. Je me suis inscrit à l’ABA lorsque j’étais encore étudiant de troisième cycle. Enfin, notons qu’afin de satisfaire l’exigence (matérialisée dans les choix proposés sur le site internet) de se définir par une seule discipline, j’ai choisi l’anthropologie sociale lorsque j’ai présenté ma candidature pour une bourse de recherche du CNPq.

24L’ensemble de ces choix, de même que les diplômes que j’ai obtenus, ont contribué à m’identifier en tant qu’anthropologue malgré mon rattachement institutionnel à un département de sociologie. Rappelons, au passage, qu’être reconnu comme anthropologue permet de bénéficier du prestige symbolique associé à une discipline qui occupe, depuis ces dernières décennies, une position socialement valorisée dans le champ des sciences sociales brésiliennes. L’anthropologie au Brésil se distingue en effet par la participation d’universitaires dans les débats publics et scientifiques. Selon les données officielles, le congrès de l’ABA a réuni environ quatre mille huit cents participants en 2012.

25Pour finir, je soulignerai l’importance du rôle que joue la participation à des réseaux de recherche dans le processus de définition de l’appartenance disciplinaire. Après la soutenance de ma thèse, en 1998, je suis resté rattaché au centre de recherche sur l’anthropologie de la politique (le NuAP), où j’ai gardé mon statut de chercheur. J’ai ainsi pu, ces dernières années, participer à des projets collectifs de recherche, des enseignements en collaboration avec le Museu Nacional ainsi que des publications dans la collection « Anthropologie de la politique ». Un même intérêt pour les questions liées à l’État a favorisé des échanges scientifiques avec Antonio Carlos de Souza Lima et d’autres anthropologues, donnant lieu à des participations à des congrès et des publications. Ces exemples illustrent quelques-uns des liens maintenus dans le long terme entre pairs et avec des institutions, plus particulièrement en anthropologie. Par ailleurs, les recherches sur des sujets liés à la politique favorisent également des échanges avec un cercle restreint de politistes ayant étudié à Paris et avec des collègues proches de la sociologie politique et de la sociohistoire française, c’est-à-dire de courants qui, dans le champ des sciences politiques au Brésil, occupent des positions dominées par rapport à ceux qui sont développés par les sciences politiques américaines. La proximité avec ces collègues tient également à leur intérêt pour les travaux des anthropologues sur la politique. Cet intérêt constitue, sans nul doute, une exception, car ces travaux sont généralement ignorés par les politistes brésiliens. Pour comprendre ce qui rend possible cette exception, il faudrait prêter attention aux imbrications entre la formation et les réseaux scientifiques. Nous ne mènerons pas ici cette enquête, mais notons néanmoins qu’elle nous montrerait qu’il existe des points de convergence entre le Museu Nacional et des chercheurs qui, au Brésil et en France, mobilisent et discutent les travaux de Pierre Bourdieu.

26Au terme de cette brève description des liens entre anthropologie et sociologie, appréhendée à travers l’exemple, parmi tant d’autres, de ma formation et de ma pratique en sciences sociales, il apparaît que dans un contexte institutionnel marqué par des divisions disciplinaires, l’appartenance d’un universitaire et de ses travaux à une discipline donnée résulte, principalement, de la combinaison des différents choix effectués. Je soulignerai également l’importance des relations que j’ai nouées au sein de réseaux personnels et scientifiques au cours de mon troisième cycle et pendant des programmes communs de recherche. Ces réseaux se matérialisent à travers la réalisation de projets de recherche collectifs, le partage des mêmes questionnements et références théoriques, la constitution de centres de recherche. Ils prennent également la forme de groupes de travail lors de congrès scientifiques et de partenariats institutionnels permettant la circulation nationale et internationale des publications.

27Au total, les carrières individuelles, les échanges scientifiques et les constructions d’objets de recherche semblent se définir davantage au sein de ces réseaux qu’à travers les liens institutionnels à tel ou tel département d’enseignement.

Bibliographie

Ouvrages cités

  • Almeida, Ana Maria F. et al. (éd.). 2004. Circulação Internacional e Formação Intelectual das Elites Brasileiras. Campinas, Editora da Unicamp.
  • Béteille, André. 2007. « Être anthropologue chez soi : un point de vue indien », Genèses, n° 67 : 109-130.
  • Bezerra, Marcos Otavio. 2004. « La politique vue d’en bas », in B. de L’Estoile et M. Naepels (éd.) : 66-76.
  • Bourdieu, Pierre. 1993. « Esprits d’État. Genèse et structure du champ bureaucratique», Actes de la recherche en sciences sociales, n° 96-97 : 49-62.
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  • Filho, Wilson Trajano et Carlos Benedito Martins. 2004. « Introdução », in Wilson Trajano Filho et Gustavo Lins Ribeiro (éd.), O campo da antropologia no Brasil. Rio de Janeiro, Contra Capa 13-38.
  • Garcia Jr., Afrânio. 2009. « Fundamentos empíricos da razão antropológica : a criação do PPGAS e a seleção das espécies científicas », Mana, vol. 15, n° 2 : 411-447.
  • L’Estoile (de), Benoît et Michel Naepels (éd.). 2004. Critique, vol. 60, n° 680-681, « Frontières de l’anthropologie ».
  • Mauss, Marcel et Henri Hubert. 1902-1903. « Esquisse d’une théorie générale de la magie », L’Année sociologique, vol. 7 : 1-146.
  • Miceli, Sérgio (éd.). 1989. Historia das ciências sociais no Brasil, vol. 1. São Paulo, Vértice.
    — 1995. Historia das ciências sociais no Brasil, vol. 2. São Paulo, Sumaré.
  • NuAP. 1998. Uma antropologia da política : rituais, representações e violência. Cadernos do NuAP, n° 1. Rio de Janeiro, NAU Editora.
  • Palmeira, Moacir et Beatriz Heredia. 1993. « Le temps de la politique », Études rurales, n° 131-132 : 73-87.
  • Peirano, Mariza G. 2006. A teoria vivida e outros ensaios de antropologia. Rio de Janeiro, J. Zahar Editor.
  • Pina Cabral (de), João. 2004. « Uma história de sucesso : a antropologia brasileira vista de longe », in Wilson Trajano Filho et Gustavo Lins Ribeiro (éd.), O campo da antropologia no Brasil. Rio de Janeiro, Contra Capa : 249-265.
  • Rogers, Susan Carol. 2002 [2001]. « L’anthropologie en France », Terrain, n° 39 : 141-162 (éd. orig., « Anthropology in France », Annual Rewiew of Anthropology, vol. 30 : 481-504).
  • Teixeira, Carla C. et Antonio C. de Souza Lima. 2010. « A antropologia da Administração e da Governança no Brasil : Área Temática ou Ponto de Dispersão ? », in Carlos Benedito Martins et Luiz Fernando D. Duarte (éd.), Horizontes das Ciências Sociais no Brasil. Antropologia. São Paulo, Anpocs : 51-95.
  • Trindade, Hélgio. 2004. « Institucionalização e Internacionalização das Ciências Sociais na América Latina em questão », in Ana Maria F. Almeida et al. (éd.) : 144-167.

Notes

  • [*]
    Texte traduit par Liliane Bernardo et révisé par Benoît de L’Estoile.
  • [1]
    Au sein du Museu Nacional, Universidade Federal do Rio de Janeiro (MN/UFRJ).
  • [2]
    Voir Béteille 2007.
  • [3]
    Dans le cadre du PPGAS/UFF (Programa de Pós-Graduação em Antropologia Social/Universidade Federal Fluminense) [Programme de pós-graduação, université fédérale Fluminense].
  • [4]
    Ma situation est loin d’être exceptionnelle. Dans l’introduction de l’ouvrage O campo da antropologia no Brasil [Le champ de l’anthropologie au Brésil], Wilson Trajano Filho et Carlos Benedito Martins soulèvent la question des chercheurs qui, bien qu’intégrés depuis des années dans des programmes de sociologie et de sciences sociales, maintiennent leur identité d’anthropologues (Filho et Martins 2004 : 33).
  • [5]
    On emploiera ici l’appellation familièrement utilisée de « Museu Nacional » pour désigner le programme de pós-graduação en anthropologie sociale de l’université fédérale de Rio de Janeiro, correspondant au sigle PPGAS/MN du texte original [NDLR].
  • [6]
    Les conditions d’exercice de la profession de sociologue sont encadrées juridiquement. Elles font l’objet d’une loi (N° 6888 du 10 décembre 1980) qui définit les diplômes requis et les compétences exigées (assurer une charge d’enseignement, réaliser des recherches, etc.) pour être reconnu en tant que sociologue.
  • [7]
    Selon João de Pina Cabral, le « savant mélange » entre le « rôle civique » et l’« indépendance scientifique » qui caractérise les sciences sociales brésiliennes, et plus particulièrement l’anthropologie brésilienne, constitue une « ressource avec un fort potentiel d’exportation » (Pina Cabral 2004 : 251).
  • [8]
    Équivalent de la licence d’enseignement.
  • [9]
    Sur l’institutionnalisation des sciences sociales au Brésil, voir l’ouvrage en deux volumes de Sérgio Miceli (1989, 1995). Selon l’auteur, le développement des sciences sociales s’est réalisé à Sao Paulo grâce au processus d’autonomisation de l’Université qui n’a eu lieu que dans cet État du Brésil. Hélgio Trindade (2004) développe un autre point de vue. Il souligne l’importance de la circulation internationale des sciences sociales au sein des pays d’Amérique latine selon un processus de diversification régionale de l’institutionnalisation.
  • [10]
    Au sens strict du terme, un quilombo désigne le lieu où vivaient les esclaves fugitifs. Le terme quilombola renvoie à une identité ethnique, il désigne des groupes sociaux qui se définissent juridiquement comme des communautés rémanentes de quilombos. La Constitution fédérale de 1988 a reconnu les droits territoriaux de ces groupes. Dès lors, de même que pour les populations indigènes, la participation à des actions de l’État visant à attribuer des terres aux communautés rémanentes est devenue un champ important d’investigation parmi les anthropologues.
  • [11]
    Ce recours à l’anthropologie répond principalement à des besoins suscités par les dispositions juridiques de la Constitution fédérale de 1988 et par la législation environnementale relative aux populations dites « traditionnelles » (Indiens, pêcheurs, quilombolas, etc.). Les travaux réalisés dans ce cadre par des anthropologues sont commandés aussi bien par les pouvoirs publics que par des entreprises privées dont les activités ont un impact pour ces populations traditionnelles. Le travail ainsi confié aux anthropologues consiste en la rédaction de rapports techniques qui interviennent dans les procès administratifs concernant le versement d’indemnités ou l’octroi de terres. Il peut également s’agir d’être consultant pour des entreprises ou d’être en charge d’un travail de médiation entre les entreprises et les populations impactées.
  • [12]
    Le fait d’avoir enseigné constitue un critère de sélection important.
  • [13]
    L’enseignement en pós-graduação est une condition essentielle à l’octroi d’un financement à la recherche de la part des organismes de financement. La pós-graduação garantit par ailleurs la formation de futurs professionnels. Diriger les travaux d’un doctorant ou d’un étudiant ou, autrement dit, acquérir la capacité de transmettre des connaissances, constitue un critère important d’évaluation des universitaires par les organismes de financement.
  • [14]
    Le Congrès national regroupe le Sénat et la Chambre des députés.
  • [15]
    Teixeira et Souza Lima (2010) ont récemment proposé un bilan des différentes approches et analyses sur l’État et les politiques publiques menées récemment en anthropologie au Brésil. Un glissement est perceptible dans les dernières années : les actions de l’État cessent d’être une variable d’analyse parmi d’autres pour devenir l’objet principal d’investigation.
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