Notes
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[*]
Nous souhaitons remercier Aude Béliard, Sébastien François ainsi que Camille Salgues et Vincent-Arnaud Chappe pour leurs attentives relectures, et pour leurs remarques les participants au séminaire « Ethnographie et statistiques sur internet » que nous avons organisé avec Marie Bergström et Manuel Boutet à l’École normale supérieure-Jourdan au cours des années 2010-2011.
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[1]
Par exemple Christine Hine (2000), Steve Jones (1999), Bruce Mason (1999), Stéphane Héas et Véronique Poutrain (2003). L’ajout d’une partie consacrée à internet dans la quatrième édition du Guide de l’enquête de terrain (Beaud et Weber 2010) constitue une première étape dans l’intégration de tels questionnements aux sciences sociales généralistes.
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[2]
Voir Anne-Sophie Béliard, « Le développement de la sériephilie (goût pour les séries TV) et la structuration de ses discours en France depuis le début des années 1990 », thèse en cours, Laboratoire Communication, information, médias (CIM), université de Paris III Sorbonne nouvelle.
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[3]
Les nouvelles versions des sites Hotmail et Gmail proposent une messagerie instantanée intégrée.
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[4]
Nous parlons d’« entretien » afin de formaliser un échange cadré de propos entre l’enquêteur et l’enquêté lors d’une enquête de terrain.
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[5]
Certaines personnes ont été réticentes à l’entretien en face à face, pour des raisons de disponibilités, d’éloignement géographique, ou d’appréhension d’une interaction en présence physique.
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[6]
Le terme de « pluri-activité » a également été employé par Caroline Datchary (2011) afin de désigner la multiplication des activités simultanées à laquelle est soumise une partie des travailleurs. D’ailleurs, elle identifie l’usage de messagerie instantanée comme un facteur de cette dispersion.
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[7]
Il faut toutefois préciser qu’entre temps, une nouvelle version, Windows Live Messenger, l’a remplacé. Windows Live Hotmail et Messenger est depuis peu disponible sur Windows Phone.
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[8]
Il est également possible de brancher une webcam durant la conversation (voir Berry 2009), mais cette pratique étant assez peu répandue parmi nos enquêtés, nous n’avons pas testé cette méthode.
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[9]
ENS, École normale supérieure.
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[10]
Selon Everett Hughes, au cours des entretiens sociologiques, les inégalités sociales entre enquêtés et enquêteurs sont délibérément « mises de côté » en vue de simuler une égalité de statut, fictive mais partagée.
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[11]
Nous rejoignons ici la conclusion de la réflexion d’Élodie Kredens sur l’usage des « fausses » identités parmi les jeunes internautes, comme un moyen parmi d’autres de chercher « son » identité (2010). Un cas proche du notre a également été relevé par Lindsey Van Gelder (1996) : un homme qui, en ligne, se faisait passer pour une femme afin de « tester » une autre identité de genre.
1Le développement d’internet depuis les années 1990 et son intégration rapide au quotidien de nombreux individus et espaces sociaux rend cet outil incontournable à la conduite de bon nombre d’enquêtes en sciences sociales, quel que soit l’objet de ces recherches. Cependant, la manière concrète dont on peut l’utiliser dans le cadre d’un travail de terrain reste peu explorée [1]. D’où l’intérêt d’examiner, points par points, les potentialités offertes par internet afin de penser son rôle dans la conduite de tous types de recherches. La mise en commun d’expériences de terrain, non pas tant dans l’idée de théoriser son usage, mais de formaliser quelques techniques d’enquêtes et leurs conséquences sur les données recueillies, favoriserait à moyen terme l’élaboration progressive et collective d’un corpus de savoirs pratiques. Cet article propose donc de mettre en œuvre une telle démarche, en se focalisant sur l’utilisation des messageries instantanées (voir encadré 1). Pour ce faire, une approche ethnographique du travail de terrain s’avèrera particulièrement efficace, autant pour construire la relation d’enquête que pour mettre en perspective les discours recueillis.
Comment en vient-on à utiliser les messageries instantanées... sans s’y intéresser initialement ?
2Parmi l’ensemble des possibilités de communication à distance (téléphone, courriels, visioconférence, lettres), l’emploi des messageries instantanées dans le cadre d’une enquête de terrain se justifie surtout par l’usage « indigène » qu’en font les enquêtés. Dans ce contexte, y recourir s’inscrit naturellement dans la logique ethnographique : s’intégrer le plus possible aux habitudes quotidiennes des enquêtés (Beaud et Weber 2010). C’est justement ce à quoi nous avons été confrontés. À l’origine, nos interrogations respectives ne concernaient pas internet mais, d’une part, le champ de la « série-philie », et, d’autre part, celui des pratiques d’automutilation.
3Dans le premier cas, l’enquête porte sur les amateurs de séries télévisées – les sériephiles – en France. Du fait de leur éparpillement géographique et de l’individualisation de leurs pratiques, ceux-ci constituent un public difficile à observer. En tant que spectateurs de télévision, ils forment un « presque public » (Dayan 2000) dont les activités restent largement invisibles hors de leur foyer. Cependant, la participation à des discussions sur des forums internet prend une place active dans leur passion pour les séries. Ces forums offrent alors un moyen d’accès à ces amateurs et un lieu d’observation de leurs pratiques (Béliard 2009). Une première étape de notre travail a donc été marquée par la prise de contact avec des modérateurs et administrateurs de forums spécialisés sur les séries. Cette démarche nous a permis d’approcher ensuite les membres des forums et d’obtenir, par réseaux d’interconnaissances, des entretiens réalisés en partie par messagerie instantanée [2]. Dans le second cas, l’objet de la recherche était la pratique de l’automutilation parmi les adolescents et jeunes adultes (Brossard 2011). Cette conduite ayant pour particularité d’être « discrète », c’est-à-dire pratiquée de façon solitaire, cachée du regard des autres, la seule manière d’obtenir des entretiens avec des personnes concernées était a priori de passer par le biais d’institutions psychiatriques. Or il semblait bien plus pertinent de recueillir d’abord les récits d’individus qui, par un secret relatif qu’ils ont réussi à maintenir, sont des « déviants solitaires » (Adler et Adler 2005) qui n’ont pas consulté de professionnel, voire n’en ont pas averti leurs proches. Nous avons donc identifié sur internet les forums spécifiquement consacrés à la pratique étudiée, contactant dans un premier temps leurs administrateurs, puis, à la fois par messages publics et réseaux d’interconnaissances, échangeant nos adresses électroniques avec des internautes. Nous prenions rendez-vous en face à face ou en ligne, par MSN (Microsoft network) Messenger, alternant par la suite, dans la mesure du possible, ces deux méthodes.
4Dans les deux cas, la population étudiée est plutôt jeune, dispersée géographiquement, et utilise intensivement les messageries instantanées. Prendre contact, effectuer des entretiens et entretenir des liens de cette manière apparaît alors comme une solution appropriée d’un point de vue méthodologique. Cependant, notre situation est loin d’être atypique. Plusieurs chercheurs se sont en effet trouvés devant la nécessité d’utiliser les messageries instantanées, pour des raisons variées. Certains ont privilégié ce moyen de communication étant donné le goût de leurs enquêtés pour les nouvelles technologies, tels les programmateurs de logiciels libres étudiés par Éric Dagiral et Florian Dauphin (2005). Pour d’autres, l’éloignement et la dispersion géographiques ont motivé le recours à cet outil : c’est notamment le cas de Danièle Hourbette (2010) et d’Haïfa Tlili (2008), qui ont respectivement pris contact avec des étudiants résidant aux quatre coins de la France et avec des jeunes femmes « de culture arabo-musulmanes », étudiantes en faculté d’éducation physique et sportive, éparpillées dans plusieurs pays. Toutefois, la possibilité de contacter des enquêtés stigmatisés socialement et habituellement inaccessibles en constitue le principal atout : en France, Sylvie Bigot a ainsi réussi à étudier la prostitution de luxe par l’usage combiné des messageries instantanées, du téléphone et des courriels (Bigot 2005). Outre-Atlantique, l’utilisation de ces messageries a conduit à une meilleure connaissance des pratiques sexuelles minoritaires, par exemple celles des hommes homosexuels (Eeden-Moorefield, Proulx et Pasley 2008) et des clients de prostituées (Blevins et Holt 2009). Ne cherchons pas pour autant à « exotiser » les utilisateurs de messageries instantanées. Les potentialités ouvertes dans l’étude des transgressions ne sauraient occulter la diffusion de ce moyen de communication, vraisemblablement par le biais d’un mécanisme générationnel, à des segments de plus en plus vastes de la population. En 2005, si 73 % des internautes de quinze/vingt-quatre ans déclarent utiliser régulièrement ce type d’interface, ils sont tout de même 49 % parmi les vingt-cinq/trente-quatre ans (Donnat 2007), pour un tiers des internautes en général (Frydel 2006). Fait intéressant : alors que les ménages les plus aisés sont aussi les plus équipés en informatique, parmi les internautes, l’usage des messageries instantanées est légèrement plus répandu dans les milieux populaires (ibid.). De plus, dans le monde du travail, les échanges par ce type de messageries tendent à concurrencer les courriels (Kessous et Metzger 2005). Enfin, l’intégration progressive des messageries instantanées aux principaux sites de messageries électroniques [3], aux appareils de téléphonie mobile et aux tablettes numériques, laisse imaginer, à l’avenir, une généralisation massive de cette forme de communication. Une réflexion s’impose donc aux chercheurs, mais également aux enseignants : confrontés à cette génération d’étudiants pour qui internet n’est plus une innovation mais un élément ordinaire du quotidien, force est de constater que nous manquons cruellement de supports pédagogiques pour les orienter. Pour ces multiples raisons, la question méthodologique suivante doit être posée. Comment utiliser les messageries instantanées lors d’une enquête de terrain, et notamment pour la conduite d’entretiens [4] ? À un niveau plus épistémologique, cela conduit à se demander selon quelles précautions ces dispositifs de sociabilité indigènes sont convertibles en outils de recueil de données valides dans le cadre d’une argumentation sociologique. Après avoir examiné quelques aspects de cette forme inédite de relation d’enquête, nous montrerons finalement que l’usage de messageries instantanées peut mener à une « immersion ethnographique à distance ».
Pluri-activité et relation d’enquête
5Le dispositif matériel de la messagerie instantanée (une fenêtre sur l’écran d’un ordinateur) tend à qualifier le temps de l’entretien selon deux modalités. D’une part, la situation de l’entretien n’est pas un moment consacré à la seule discussion avec l’enquêteur, puisque la conversation n’exclut pas d’autres activités simultanées. Les utilisateurs de messageries instantanées ont d’ailleurs tendance à cumuler de nombreux usages d’internet (Donnat 2007). D’autre part, et c’est probablement ce qui distingue le plus ce type d’interactions des entrevues en présence physique, les activités simultanées ne sont pas exposées au regard de l’interlocuteur. Si en face à face, l’« entretien n’a rien de naturel, il est une interruption violente du cours des choses » (Hennion, Maisonneuve et Gomart 2000), celui effectué par messagerie instantanée s’inscrit plus dans le cadre d’une habitude de communication. Il reconfigure l’organisation des activités ordinaires sans les interrompre pour autant.
6Les enquêtés qui acceptent, voire proposent [5], une conversation par messagerie instantanée en maîtrisent bien les fonctions : comme nous l’avons précédemment souligné, cet outil de communication occupe un temps important de leur vie quotidienne et sociale, notamment parmi les plus jeunes ( Jouët et Messin 2005) pour qui ce temps révèle en outre une possibilité d’autonomisation vis-à-vis du foyer familial (Metton-Gayon 2009). L’entretien s’inscrit ainsi dans le cadre de ce que nous proposons d’appeler une forme de « pluri-activité » [6]. Si ce type de pratique n’est pas propre à l’entretien par messagerie instantanée – il est probable d’y être confronté par téléphone ou encore, dans une moindre mesure, en face à face – dans ce cas elle est invisible. Une situation fréquente de pluri-activité concerne par exemple les personnes qui se connectent sur leur lieu de travail ou d’études, intégrant de ce fait l’entretien et, par son biais, leur vie personnelle à leur vie professionnelle.
Encadré 1. Qu’est-ce qu’une messagerie instantanée ?
Il existe plusieurs logiciels de messagerie instantanée : Yahoo Messenger, AIM (AOL Instant Messenger), Skype, etc. Nous nous sommes limités à celui qui était alors le plus usité par nos enquêtés : MSN Messenger, créé par Microsoft, téléchargeable gratuitement sur internet ou bien fourni avec Windows [7]. L’utilisation d’un compte Windows Live Messenger consiste simplement en l’ouverture d’une interface qui affiche la liste de ses contacts, et montre en temps réel qui parmi eux est connecté. Il est possible de demander à n’importe quel utilisateur de faire partie de ses contacts, à condition de connaître son adresse électronique ou son pseudonyme. Une session se présente comme suit :
Certaines de ces informations sont publiques : le pseudonyme « Baptiste », l’activité « en train de réécrire son article », le statut « hors ligne », et l’avatar. Chaque contact est représenté par une icône. Cette dernière indique le statut de connexion : un carré blanc signifie « hors ligne », un carré vert signale la connexion du contact et sa disponibilité, un carré rouge indique la connexion mais l’indisponibilité (statut souvent utilisé pour ne pas être obligé de répondre). Les usagers ont la possibilité de préciser leur occupation (« partie manger », « en train de réviser ses examens »). Se connecter tout en montrant aux autres un statut « hors ligne » permet de choisir à qui l’on souhaite parler.
Les usagers peuvent également lire les pseudonymes de chacun et une phrase de présentation accolée. Cette phrase, libre et facile à changer, renvoie à des contenus aussi divers que des descriptions d’activités du quotidien ou des citations d’œuvres littéraires et filmiques (doc. 1).
7Nous effectuons un entretien avec Clément (lycéen, père décédé, mère serveuse dans un restaurant). Celui-ci se déconnecte brutalement, puis envoie un mail quelques minutes plus tard :
8L’attention aux activités simultanées, en plus de témoigner des utilisations quotidiennes de l’outil informatique, facilite la compréhension des modalités de la relation d’enquête, dans la mesure où ce que montre l’interlocuteur de ces activités est largement maîtrisé et peut servir à illustrer ses propos.
9Dans le cadre de l’enquête sur l’automutilation, Louise, une étudiante en lettres, fille d’instituteurs, combine entretien et travail universitaire, prouvant son style de vie ascétique et sa capacité de travail pour s’« évader » de ses problèmes :
10Si les enquêtés ne précisent pas systématiquement leur engagement simultané dans une autre activité, le ralentissement du rythme des réponses peut en constituer un indicateur. Cependant, lorsque l’enquêté le signale, exploiter les éléments liés à ces activités annexes comme des matériaux d’enquête s’avère souvent utile. Il est par exemple fréquent de voir les photographies du profil de son interlocuteur changer, preuve qu’il cherche de nouvelles images tout en conversant. Dans le cadre d’une recherche sur le goût, de telles observations facilitent l’exploration des préférences des individus, de la manière dont celles-ci sont mises en scène. En plus de fournir un support de conversation favorisant la dynamique de l’entretien, ces observations autorisent une opération bien plus difficile en présence physique : parler explicitement de ce qui constitue la face (au sens d’Erving Goffman), et de tous les éléments visuels destinés à la mettre en valeur.
11Au cours d’une discussion avec Amélie, vingt-et-un ans, étudiante en tourisme, la conversation s’oriente vers ses photographies qui défilent en guise d’avatars, permettant de commenter à la fois certains de ses goûts culturels et ses pratiques sportives :
12L’inscription de l’entretien dans la pluri-activité devient ici un outil de travail. Visiter un forum tout en réalisant un entretien avec l’un de ses modérateurs, lui-même connecté au même moment, transforme l’intérêt des propos qu’il tient, puisque ceux-ci sont écrits en situation et placent le chercheur dans une posture explicite d’observation. L’imbrication du chat (conversation) par messagerie instantanée et de la participation aux forums apparaît notamment lorsque certains d’entre eux postent des liens hypertextes (vers un de leur message écrit sur un forum ou encore vers des sites, des blogs ou des contenus médiatiques de type vidéos) et que l’enquêteur reçoit en guise de réponse une adresse URL (uniform resource locator) :
Conduire un entretien sur messagerie instantanée
13Comment conduire un entretien sur messagerie instantanée ? Très peu de travaux posent directement cette question à ce jour (Garcia et al. 2009 ; Salmons 2010 ; Hourbette 2010). Nous chercherons ici à proposer quelques pistes pratiques. Tout d’abord, l’amorce de l’entretien est un moment crucial. Avec les enquêtés qui n’ont pas été rencontrés au préalable, inspirer la confiance ou la convivialité par messagerie instantanée n’est pas facile. Notre démarche a consisté la plupart du temps à entamer la conversation par une référence à des éléments de l’interface : avatar, pseudonymes, etc., qui constituent des « tremplins du dialogue » (Anis 2001 : 28), et, plus encore, des manières efficaces de saisir l’image que les internautes souhaitent donner d’eux-mêmes sur internet. Cette tactique, somme toute assez évidente, présente néanmoins la spécificité d’introduire le chercheur dans l’usage indigène le plus répandu des messageries instantanées, à savoir des discussions « sur la pluie et le beau temps ». Une fois la conversation engagée, cinq difficultés nous semblent particulièrement importantes.
14Premièrement, mener un entretien par messagerie instantanée nécessite un effort particulier pour éviter que la discussion ne prenne la tournure d’un questionnaire fermé. La forme écrite donne en effet aux interrogations de l’enquêteur une connotation très formelle. Par exemple, si la simple question « où est-ce que tu habites ? » paraît aller de soi à l’oral, à l’écrit elle produit l’impression d’une directivité de l’entretien. L’absence de gestuelles, d’intonations et d’expressions du visage demande par conséquent une réflexion préalable sur la formulation des relances (Salmons 2010). Cela implique de travailler ses questions en leur donnant, graphiquement, un aspect ouvert : il est préférable de calquer la forme écrite sur le langage oral, pour ne pas fournir à l’enquêté la sensation de répondre à un questionnaire : « et tu habites à… », « tu habites là depuis longtemps… ». On peut par exemple éviter cet écueil en achevant ses phrases par des points de suspension plutôt que par un point d’interrogation et en émettant des injonctions explicites à développer.
15Deuxièmement, dans le même but, éviter de « couper la parole » involontairement à son interlocuteur n’est pas évident : il n’existe pas de réel moyen de savoir si la personne avec laquelle on interagit a fini son développement, puisque les propos s’affichent phrase par phrase, voire par morceaux de phrase. Les signes permettant de s’en rendre compte en face à face sont ici inexistants. Si généralement il se produit ce que Fabien Labarthe nomme une « injonction à la réponse quasi instantanée » (2006 : 94) impliquant une certaine rapidité dans les réponses, un temps d’écriture a priori plus long que d’habitude chez un enquêté peut aussi bien signifier qu’il est occupé à une autre activité, qu’il réfléchit ou qu’il attend une relance de l’enquêteur. Néanmoins, certains logiciels de messagerie instantanée signalent quand l’interlocuteur écrit. Sur MSN Messenger, il s’agit d’une barre de renseignement en bas de la fenêtre de dialogue qui indique : « [pseudonyme] est en train d’écrire ».
16Lorsque les enquêtés sont des habitués, ils consultent eux aussi ce signal. Il faut donc éviter d’écrire quand son interlocuteur est en train de le faire, parce qu’il peut alors interrompre ses réponses et attendre une nouvelle question. Il peut également se remettre à écrire de manière imprévisible. Pour le laisser continuer, l’enquêteur a la possibilité de supprimer la ligne qu’il a commencé à écrire afin de faire disparaître le signal. Il y a deux façons de faire : par la touche « Suppr. », ou plus efficacement, « CTRL + A » (sélectionner le paragraphe entier) puis « CTRL + X » (couper). La question commencée réapparaît avec « CTRL + V » (coller).
17Troisièmement, le chercheur est amené à moduler son langage. Comme dans tout entretien, il choisit le type de vocabulaire qu’il utilise. Mais une possibilité supplémentaire se présente : l’orthographe. Soit il écrit de manière académique. Soit il utilise un mode d’expression proche du « langage SMS [short message service] ». Ce dernier consiste à écourter les mots par des abréviations (« longtemps » devient par exemple « lgtps »), utiliser la phonétique (« jamais » devient « jamè ») ou des combinaisons de lettres sous formes de rébus (« demain » devient « 2m1 »), voire des mots anglais s’ils sont plus courts (« 2day » à la place d’« aujourd’hui »). Des expressions spécifiques à internet sont par ailleurs répandues, dont les fameux « lol » (laughing out loud, le rire) et « mdr » (mort de rire). Suivre le même style que l’enquêté constitue probablement la solution la plus sûre, afin d’établir par cette proximité de langage de bonnes conditions d’enquête. Audra Diers (2009), à partir d’un travail d’observation sur un chatroom (espace de discussion en ligne, public et en temps réel), a d’ailleurs montré que l’emploi des possibilités d’expression non-verbales en ligne (langage SMS, expressions « indigènes », smileys [émoticônes]) croît en fonction de la proximité entre deux personnes. Ainsi le chercheur doit mesurer sa proximité avec son enquêté afin d’ajuster son vocabulaire et son orthographe. Parfois cependant, les interlocuteurs attendent un certain niveau de langage alors qu’eux-mêmes s’expriment d’une façon plus familière (comme cet internaute qui commente : « quel langage pour un mec de l’ens [9] ! »). La modulation du langage du chercheur contribue certes à maintenir une « convention d’égalité » [10] entre interlocuteurs (Hughes 1996). Mais la tendance de l’enquêteur à la « neutralisation », qui consiste selon Gérard Mauger (1991) en la tentative ratée par avance d’effacer les différences sociales avec ses enquêtés, reste illusoire dans la mesure où même sur les messageries en ligne, des indicateurs de langage, notamment, trahissent le capital culturel et la génération des interlocuteurs.
18Quatrièmement, l’emploi de formules spécifiques à certains groupes manifeste une connaissance du sujet étudié, la maîtrise du langage indigène signifie à l’enquêté une intégration à son réseau d’interconnaissances. Au cours de l’enquête sur les blessures auto-infligées, « am » était le diminutif d’automutilation, et l’utilisation d’abréviations issues du vocabulaire de la psychologie était monnaie courante (TCA pour troubles du comportement alimentaire, TS pour tentative de suicide, AD pour anti-antidépresseurs). De même les abréviations des noms de héros de séries ou de couples phares d’une série doivent être connues pour montrer une connaissance des normes des communautés de sériephiles (MiSa pour le couple Michael Scofield/Sara Tancredi dans Prison Break ou encore TBBT pour la série The Big Bang Theory).
19Cinquièmement, les remises en cause du déroulement de l’entretien sont plus fréquentes et explicites qu’en face à face : notamment lorsqu’il s’agit de parler d’autre chose que du sujet central annoncé. Dans le cas de notre travail sur l’automutilation, les interlocuteurs n’hésitaient pas à recadrer l’enquêteur quand celui-ci les incitait, par exemple, à raconter la trajectoire sociale de leurs parents : « avec toi on ne parle pas trop d’automutilation », « je vois pas quel rapport ça a avec l’automutilation », ou encore « c’est bien une question de sociologue… ». Définir clairement les sujets qui vont être abordés semble plus qu’ailleurs indispensable. L’enquêteur est d’autant plus « sous contrôle » que ses entretiens, s’ils sont confidentiels sur le moment, ont potentiellement une portée collective. En effet, les propos du chercheur sous forme écrite, enregistrés par le logiciel, peuvent être repris à leur compte par les enquêtés et rendus visibles, par exemple intégrés à leurs profils : la confidentialité de la relation d’enquête se trouve fragilisée par la forme écrite, car tout échange peut y être enregistré et diffusé sans difficulté technique.
À la fin d’un entretien avec Adrien, trente-quatre ans, mécanicien et sériephile, celui-ci me demande au sujet de l’une des phrases que j’ai écrite : « je peux te piquer ta phrase, elle est cool for ever^^ ». Je donne mon accord sans savoir quel usage il souhaite en faire. Immédiatement, celle-ci apparaît en tant que phrase de présentation accolée à son pseudonyme MSN Messenger, donc rendue visible à l’ensemble de son réseau d’amis.
Smileys et « double dialogue »
21Deux « techniques » de conversation sur messagerie instantanée seront abordées ici car elles gagneraient à être maîtrisées lors des échanges avec les enquêtés.
22La première est ce que nous appellerons le « double dialogue ». Il s’agit de la mise en place, au cours d’un échange, de deux sujets de conversation, simultanément, et de manière à ce que l’un n’interfère pas obligatoirement avec l’autre. En voici le déroulement idéal-typique :
23Interlocuteur A
24Question – sujet de conversation 1
25Interlocuteur B
26Réponse – sujet de conversation 1
27Interlocuteur B
28(Commentaire – sujet de conversation 2)
29Interlocuteur A
30Relance – sujet de conversation 1
31Interlocuteur A
32(Relance – sujet de conversation 2)
33La plupart du temps, le sujet de conversation 1 correspond au fil conducteur de l’entretien, et le sujet de conversation 2, qui peut être marqué par des parenthèses, signale une discussion annexe, des commentaires, des impressions ou des digressions. Cette possibilité se produit souvent de manière fortuite, lorsque par exemple l’enquêteur pose une question alors que l’enquêté finit de répondre à la précédente :
34Interlocuteur A
35Question – sujet de conversation 1
36Interlocuteur B
37Réponse – sujet de conversation 1
38Interlocuteur A
39Question - sujet de conversation 2
40Interlocuteur B
41Suite réponse – sujet de conversation 1
42Interlocuteur B
43Réponse – sujet de conversation 2
44Mais l’intérêt principal du double dialogue émerge quand il est délibérément mis en place par l’un des protagonistes. L’enquêteur a ainsi le moyen de rectifier la connotation de ses propos en les accompagnant d’une phrase indicative ou complémentaire. Lorsque nous demandions par exemple aux enquêtés de nous raconter leur première blessure auto-infligée, cette formule semblait particulièrement appropriée : « tu peux me raconter quand tu as commencé à t’am [automutiler] ? [ligne suivante] (désolé la question est un peu directe…) ». Cela ne nécessite pas de couper la parole à son interlocuteur, donc d’introduire une rupture dans le rythme de l’entretien. Cette manœuvre minimise en outre les risques de mauvaise compréhension d’une question et pallie partiellement l’absence de gestuelle et d’intonation.
45À cette première utilité s’ajoute une seconde : la mise en place d’un double dialogue autorise d’émettre des avis sur les propos de l’enquêté sans l’interrompre. Ce type d’intervention s’effectue implicitement dans les interactions en face à face, par la gestuelle, les relances et les expressions de visage. Son caractère explicite dans les échanges par messagerie instantanée présente l’avantage de soutenir plus précisément l’enquêté dans le développement de son discours, et réciproquement, pour l’enquêté d’orienter l’entretien.
Encadré 2. Malentendus et double dialogue
46Enfin, une troisième utilité concerne l’« ambiance » de la conversation. Il y a souvent des moments d’enlisement dans une discussion : un sujet difficile est abordé, l’enquêté semble perdre de l’intérêt pour l’entretien, il hésite, etc. Le double dialogue permet alors une intervention contrôlée sur ces aspects très subjectivement perçus dans la conversation, par l’introduction de remarques visant en particulier à « détendre l’atmosphère ». Lorsque des conduites potentiellement stigmatisantes sont racontées, c’est de cette manière que les enquêtés peuvent choisir d’exprimer leur gêne ou d’anticiper notre surprise afin de « faire bonne figure », comme le montre l’encadré précédent ou d’expliquer des pratiques comme déviantes (encadré 3).
Encadré 3. « Déviances » et double dialogue
47Ainsi, en opposition à Danièle Hourbette (2010) qui ne voit dans ce type d’interaction que de simples « problèmes de relectures », le double dialogue constitue une véritable ressource pour le chercheur en situation d’entretien.
48La seconde technique est l’utilisation de smileys. Il s’agit de petites icônes, à insérer dans les discussions, qui à l’origine s’écrivent à l’aide de signes de ponctuation :
49Chaque logiciel de messagerie instantanée propose un ensemble de smileys plus ludiques (ci-dessous, par exemple ceux de MSN Messenger).
50D’autres sont téléchargeables à partir de sites internet. Les smileys s’utilisent principalement à la fin des phrases, ou entre deux phrases. Ils rendent les conversations plus imagées, plus expressives. Sur certains logiciels, tels que MSN Messenger, l’écriture d’une suite de caractères conduit systématiquement à l’affichage d’un smiley. Les utilisateurs peuvent eux-mêmes configurer ces associations. Malheureusement, les illustrations ne sont pas conservées dans les retranscriptions, car elles disparaissent lors de la sauvegarde des entretiens au format.xml (sur MSN Messenger). Ainsi le smiley situé en haut à gauche de la figure précédente devient « :) », le second devient « :D », le troisième « ;) », etc. Il s’agit des mêmes raccourcis utilisés afin de les afficher.
Smileys MSN Messenger
Smileys MSN Messenger
51Les smileys facilitent la conduite des entretiens. En plus de potentiellement « rapprocher le plus possible l’entretien d’un mode de communication reconnu dans la culture locale » (Héas et Poutrain 2003), ils remplissent deux fonctions. Tout d’abord, leur utilisation adéquate permet d’éviter les malentendus, les contresens, les malaises, et finalement d’élargir le panel de questions qu’il est envisageable de poser à l’enquêté. Ensuite, ils constituent des relances à la fois discrètes et encourageantes lorsque l’interlocuteur développe ses propos. L’efficacité des smileys se mesure en particulier dans le cas de sujets de conversations intimes ou « difficiles ». Ces icônes ont en effet la vertu de dédramatiser momentanément ce qui est dit. Par exemple, Nadine, une internaute rencontrée sur un forum traitant de l’automutilation, confie son impression de ne pas être à la hauteur des exigences de sa famille. Étudiante en stylisme, ses parents sont chercheurs en médecine. Elle ponctue tous les mots qui font implicitement référence à cette situation par des « » animés : alors qu’elle a abandonné ses études de médecine, ses amis sont « en prépa scientifique ». Sa sœur, quant à elle, est « en droit ». Signalant l’amélioration de ses relations familiales, mises en difficulté par son changement d’orientation, elle commente : « hallucination générale ».
52Nous avons également noté l’emploi fréquent de smileys lorsque les enquêtés expriment leurs goûts. Cette particularité est fortement utilisée par les amateurs de séries afin de décrire leur appréciation des personnages et des acteurs.
53Amélie a ainsi recours à plusieurs smileys particulièrement expressifs pour illustrer son opinion sur certains personnages de la série Prison Break, que ce soit des opinions fortement positives, comme à l’égard de son personnage préféré…ou fortement négatives (voir ci-dessus).
54Les smileys permettent donc de montrer des émotions (Marcoccia 2000). Ils ne sont pas les signes d’une présumée « artificialité » en opposition à la prétendue « spontanéité » des interactions en face à face (Anis 2001 : 20), mais des ressources expressives, car ils mettent à disposition des interlocuteurs un ensemble de représentations imagées de ce que pourrait être leur expression faciale, agissant comme des métaphores de leur état émotionnel. En dehors de toute présence physique, l’« expression obligatoire des sentiments » dont parlait Marcel Mauss (1921), autrement dit, la ritualisation des émotions et de la manière de les montrer selon les situations, persiste ici sous une forme apparemment ludique et détournée. Plus encore, les smileys déplacent les frontières entre ce qui est contrôlable ou non dans la présentation de soi. En effet, si lors d’une interaction en face à face, les émotions s’expriment de manière partiellement contrôlées, une grande partie des signaux envoyés est inconsciente, spontanée, peu maîtrisée. Sur les messageries instantanées, il y a moins de signaux émotionnels communicables et ceux-ci sont plus largement rationnalisés par les utilisateurs. Ces derniers semblent contrôler presque totalement ces images qu’ils donnent, et leur seule marge d’incertitude se limiterait alors à l’interprétation de l’interlocuteur. On peut cependant faire l’hypothèse qu’au fil de la familiarisation des internautes avec les logiciels de messagerie instantanée, la rapidité de l’utilisation et la création d’habitudes produisent aussi une certaine forme de « spontanéité ».
Quelle fiabilité des discours recueillis ?
55L’interaction sur messagerie instantanée ne change pas que la forme des échanges mais aussi, en partie, le contenu des discours recueillis par l’enquêteur. L’absence de présence corporelle renforce l’aspect anonyme de l’entretien et facilite alors l’évocation de sujets plus intimes comme la sexualité, les ressentis corporels, les excentricités quotidiennes, les questionnements existentiels. Ce moyen de communication, par son caractère écrit et par la longueur des discussions qui y prennent place, favorise l’introspection. Les données recueillies sont par conséquent complémentaires de celles obtenues en face à face. Mais les chercheurs qui travaillent de cette manière se voient souvent opposer l’argument suivant : par messageries instantanées, les internautes peuvent dire tout et n’importe quoi, se faire passer pour n’importe qui. À supposer que les individus en situation de face à face aient moins de possibilités de mettre en scène une fausse personnalité, ce qui est discutable, tout dépend en fait de la démarche globale de l’enquêteur.
56Premièrement, les internautes n’ont pas d’intérêt à mentir. L’immatérialité perçue des espaces virtuels n’empêche pas un investissement émotionnel et temporel important de la part des enquêtés. Pour eux, il s’agit d’un segment bien réel de leur vie sociale (Casilli 2010). Sur les espaces en ligne se joue leur réputation, par ce qu’ils écrivent et par les rumeurs qui circulent entre eux. « Mentir » à un sociologue potentiellement en contact avec leur groupe de pairs n’apporterait aucun bénéfice. Cette remarque n’est bien sûr valide que si l’ethnographe travaille au sein d’un réseau d’interconnaissances, d’autant plus que les fakes (internautes présentant une fausse histoire) y sont connus et signalés. S’appuyer sur des récits d’individus épars est bien entendu possible mais plus risqué de ce point de vue. Cependant, comme le signalent Fanny Georges, Jean Sallantin et Antoine Seilles (2010), plus les interfaces de réseaux se perfectionnent, plus il devient difficile de développer un « anonymat total ».
57Deuxièmement, tous les discours ont un sens, même ceux qui ne correspondent pas directement à la réalité « objective ». Il arrive que l’enquêteur soit confronté à des « mensonges », effectifs ou par omission. Lors du travail sur les automutilations, nous avons réalisé un entretien par MSN Messenger avec « Kasami », dont le pseudonyme fait référence à un personnage féminin de manga. La police d’écriture utilisée par l’enquêtée était personnalisée en rose, et la photographie d’une femme au style gothique servait d’image de présentation. Cette photographie ne représentait pas notre interlocutrice : « j’aimerais bien ! », dit-elle quand nous lui demandons. Elle refusait aussi de donner son vrai prénom. Quelques jours après, une discussion avec l’enquêtée qui nous avait recommandés auprès de Kasami permet de se rendre compte qu’il s’agit en fait d’un homme. Nous le rencontrons, plus tard, en face à face, alors qu’il pense que nous croyons encore qu’il est une femme. Cela donne lieu à une situation assez inédite : il explique sa volonté de devenir, à terme, une femme, et nous demande de nous comporter comme s’il l’était déjà. Ce « mensonge » a donc une signification. La validité du reste de l’entretien effectué par messagerie instantanée nous a été affirmée en face à face. Cette anecdote montre que les informations recueillies sur internet et plus précisément par messagerie instantanée ne doivent pas être questionnées selon leur degré de « vérité » ou de « mensonge » (Héas et Poutrain 2003), mais envisagées dans leur signification pour les enquêtés.
58Ainsi, le « mensonge » de Kasami s’inscrit dans sa trajectoire personnelle, et non dans la simple volonté de nous livrer un témoignage tronqué [11].
59Ces éléments conduisent à insister sur l’importance de mener son enquête de terrain en s’appuyant sur des réseaux d’interconnaissances. Sans cela, impossible de contrôler le sens des informations recueillies ; impossible aussi de saisir la relation d’enquête qui leur donne ce sens. Finalement, notre position rejoint celle de Bruce Mason (1999 : 68) : « Plutôt que de vérifier la véracité des propos tenus par les informateurs autre part, [une ethnographie virtuelle] se plonge pleinement au sein de la communauté virtuelle à l’étude. Comme pour toute ethnographie, c’est la participation détaillée, systématique et exhaustive au sein du groupe et la création de relations durables qui permettent à l’ethnographe de construire avec l’aide des participants un aperçu de la culture créée au sein de ce groupe » (nous traduisons).
Vers une immersion ethnographique à distance
60Nous souhaitons pour finir ouvrir notre propos sur une potentialité intéressante du travail de terrain par messageries instantanées, qui ne se limite pas aux entretiens ; ce que nous appellerons l’« immersion ethnographique à distance ». Tant que les enquêtés font partie des contacts enregistrés sur le logiciel de messagerie, ils peuvent entamer une discussion avec le chercheur à chaque connexion, y compris ultérieure à l’entretien « formel ». De ce point de vue, les démarches d’enquêtes diffèrent. Alors qu’Haïfa Tlili (2008) procède de cette manière, Danièle Hourbette (2010) semble tellement formaliser l’entretien (elle envoie un texte précisant ce qui va être abordé, conçu comme un « contrat ») qu’elle ne peut susciter ensuite des échanges plus informels, de même que Janet Salmons (2010), qui préconise une planification stricte de la démarche d’entretien en ligne, explicitant le début et la fin de la relation d’enquête.
61Pour notre part, une seconde étape de la relation d’enquête s’est nouée au cours de ces conversations informelles, qui ont eu lieu au hasard de la présence en ligne des interlocuteurs. Que le premier entretien ait été réalisé sur messagerie instantanée ou en face à face, plusieurs enquêtés ont pris l’habitude par la suite de nous parler par messagerie instantanée. Ces échanges visaient à demander des nouvelles, par exemple sur l’avancement de nos recherches, à discuter de choses et d’autres – « passer le temps » – mais aussi à se livrer à des retours réflexifs au sujet de nos discussions précédentes ou développer certains aspects de leurs trajectoires qu’ils n’avaient pas osé évoquer auparavant. Pour l’enquêteur, c’est une occasion privilégiée de comprendre l’usage d’internet par les enquêtés, en l’expérimentant lui-même.
62Prendre l’habitude de se connecter régulièrement sur messagerie instantanée permet la création et l’entretien de relations durables avec les personnes rencontrées au cours de l’enquête, malgré leur dispersion géographique et en dehors des rendez-vous prévus à cet effet. « Parler » à ses enquêtés alors qu’ils sont en train de regarder une série, de se demander ce qu’ils vont manger, alors qu’ils se connectent brièvement lors d’une soirée entre amis, prendre « en leur compagnie » le petit déjeuner à huit heures du matin ou encore boire un thé à minuit : ce « partage du quotidien » à distance est rendu possible par internet.
63Par conséquent, nous avons été amenés à considérer ces contacts prolongés et réguliers avec les enquêtés comme une forme d’immersion ethnographique à distance. Si l’immersion ethnographique renvoie à une intégration durable aux activités quotidiennes d’un groupe social, sa variante en ligne, que nous défendons ici, induit certes une limitation dans la participation effective à ces activités, mais rend possible la gestion d’un travail de terrain à caractère ethnographique auprès de groupes sociaux autrefois inobservables, constitués en ligne et/ou éparpillés géographiquement.
64La conduite d’une telle immersion à distance se caractérise par un rapport dispersé au temps. Comme pour n’importe quel terrain, il faut accepter de passer plusieurs heures à parler de sujets « sans importance » avant de traiter en profondeur des sujets de la recherche, si toutefois cette distinction est pertinente. Mais la temporalité des interactions ne se joue pas qu’en temps réel. D’une part, les utilisateurs de messageries instantanées peuvent envoyer des messages à un destinataire qui n’est pas connecté (« messages différés »). Ce dernier le recevra à sa connexion suivante. D’autre part, les discussions sur messageries instantanées sont souvent complétées par l’usage d’autres moyens de communication, boîtes mails essentiellement.
65L’immersion telle que nous l’entendons ici peut être « non-directive » lorsque le chercheur décide de ne pas entamer lui-même les conversations, sauf si des informations lui manquent. Il laisse les enquêtés user de la messagerie instantanée comme ils le souhaitent et aborder les thèmes qu’ils désirent. Ce qui s’observe est alors au plus proche des pratiques habituelles, et la construction du terrain minimale, dans le sens où l’initiative ne revient pas à l’enquêteur. L’immersion peut également être semi-directive lorsque l’ethnographe prend le parti d’engager lui-même des conversations à sa guise, et de lancer des sujets de discussion. Il accède ainsi à plus d’informations et crée des relations avec un plus grand nombre d’enquêtés, au prix d’un risque d’imposition de problématique.
66Mais la distinction que nous établissons entre entretien formel et discussion informelle (nécessaire pour penser notre pratique méthodologique) n’est pas évidente pour les enquêtés, d’autant plus que ceux-ci intègrent les échanges avec un chercheur dans la continuité de leurs habitudes de communication en ligne. C’est probablement pour cette raison que lors des discussions informelles, les retours aux thèmes annoncés de la recherche s’effectuent spontanément : l’« entretien » demandé au début du travail de terrain n’est jamais vraiment terminé (les enquêtés savent que nous restons chercheurs), tout comme il n’a jamais véritablement commencé (nous ne sommes qu’une personne parmi d’autres dans le réseau narratif des messageries instantanées). Et ce qui apparaît pour nous comme une innovation méthodologique reste pour eux une expérience légèrement originale, du fait du statut de l’interlocuteur, dans le cadre d’habitudes tout à fait ordinaires.
67* * *
68L’exploration des techniques d’enquête par messageries instantanées nous a conduits à proposer, au fil des recommandations méthodologiques, une posture plus théorique. Procéder par réseaux d’interconnaissances, étudier la signification des discours plutôt que leur vérité, décrire les éléments constitutifs de la présentation de soi des enquêtés, utiliser le contexte des interactions au cours de l’entretien, prendre en considération le registre de langage de ses interlocuteurs : il s’agit en effet de l’adaptation d’une démarche ethnographique classique à un outil technique récent. Cette démarche favorise le contrôle des données et l’intelligibilité des relations d’enquête, entre autres par la prise en compte des réseaux d’interconnaissances. Elle implique, d’une part, de contextualiser les discours recueillis par messageries instantanées, et non de les considérer comme des textes autonomes ; d’autre part, d’interpréter les éléments observés en ligne non pas comme des caractéristiques propres à internet, mais comme l’ajustement de logiques préexistant hors ligne. Enfin, l’absence de frontière claire, pour les enquêtés, entre entretien formel et informel permet d’imaginer différentes variations de l’immersion ethnographique à distance ; ce qui n’est autre que la défense sur un nouveau média, avec des contraintes et possibilités spécifiques, d’une forme d’« observation participante à la Malinowski » (Skinner 2008 : 20).
Bibliographie
Ouvrages cités
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Notes
-
[*]
Nous souhaitons remercier Aude Béliard, Sébastien François ainsi que Camille Salgues et Vincent-Arnaud Chappe pour leurs attentives relectures, et pour leurs remarques les participants au séminaire « Ethnographie et statistiques sur internet » que nous avons organisé avec Marie Bergström et Manuel Boutet à l’École normale supérieure-Jourdan au cours des années 2010-2011.
-
[1]
Par exemple Christine Hine (2000), Steve Jones (1999), Bruce Mason (1999), Stéphane Héas et Véronique Poutrain (2003). L’ajout d’une partie consacrée à internet dans la quatrième édition du Guide de l’enquête de terrain (Beaud et Weber 2010) constitue une première étape dans l’intégration de tels questionnements aux sciences sociales généralistes.
-
[2]
Voir Anne-Sophie Béliard, « Le développement de la sériephilie (goût pour les séries TV) et la structuration de ses discours en France depuis le début des années 1990 », thèse en cours, Laboratoire Communication, information, médias (CIM), université de Paris III Sorbonne nouvelle.
-
[3]
Les nouvelles versions des sites Hotmail et Gmail proposent une messagerie instantanée intégrée.
-
[4]
Nous parlons d’« entretien » afin de formaliser un échange cadré de propos entre l’enquêteur et l’enquêté lors d’une enquête de terrain.
-
[5]
Certaines personnes ont été réticentes à l’entretien en face à face, pour des raisons de disponibilités, d’éloignement géographique, ou d’appréhension d’une interaction en présence physique.
-
[6]
Le terme de « pluri-activité » a également été employé par Caroline Datchary (2011) afin de désigner la multiplication des activités simultanées à laquelle est soumise une partie des travailleurs. D’ailleurs, elle identifie l’usage de messagerie instantanée comme un facteur de cette dispersion.
-
[7]
Il faut toutefois préciser qu’entre temps, une nouvelle version, Windows Live Messenger, l’a remplacé. Windows Live Hotmail et Messenger est depuis peu disponible sur Windows Phone.
-
[8]
Il est également possible de brancher une webcam durant la conversation (voir Berry 2009), mais cette pratique étant assez peu répandue parmi nos enquêtés, nous n’avons pas testé cette méthode.
-
[9]
ENS, École normale supérieure.
-
[10]
Selon Everett Hughes, au cours des entretiens sociologiques, les inégalités sociales entre enquêtés et enquêteurs sont délibérément « mises de côté » en vue de simuler une égalité de statut, fictive mais partagée.
-
[11]
Nous rejoignons ici la conclusion de la réflexion d’Élodie Kredens sur l’usage des « fausses » identités parmi les jeunes internautes, comme un moyen parmi d’autres de chercher « son » identité (2010). Un cas proche du notre a également été relevé par Lindsey Van Gelder (1996) : un homme qui, en ligne, se faisait passer pour une femme afin de « tester » une autre identité de genre.