Genèses 2011/3 n° 84

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Article de revue

« De l'utilité des recherches de sociologie descriptive dans l'Indochine française » : un manuscrit inédit de Marcel Mauss (1902)

Pages 143 à 159

Notes

  • [*]
    Dans cette transcription nous avons corrigé les quelques erreurs orthographiques que contenait le manuscrit ainsi que la ponctuation. Chaque ajout ou repentir de Mauss (précédé de la lettre b) est signalé par des crochets. Les chiffres, également entre crochets, indiquent la pagination du manuscrit. Toutes les notes qui suivent sont de notre fait. Les deux documents reproduits ici correspondent aux pages 1 et 4 du manuscrit.
  • [1]
    Institut Mémoires de l’édition contemporaine (par la suite IMEC), MAS 27.8.
  • [2]
    IMEC, fonds Marcel Mauss, « Lettre de A. Van Gennep à M. Mauss », 28 février 1902.
  • [3]
    Notons que les archives de Marcel Mauss (1872-1950) qui, pour partie, sont conservées à l’IMEC, sont aussi celles d’Henri Hubert (1872-1927), son « jumeau de travail », qu’il rencontre pour la première fois en 1896 à l’École pratique des hautes études en suivant le cours de judaïsme talmudique et rabbinique d’Israël Lévi (Bert 2010a).
  • [4]
    Comme le rappelle Romain Bertrand, « À Leyde, des cours d’“Indologie” et d’“Institutions indiennes” étaient ainsi dispensés aux futurs fonctionnaires coloniaux – leur inculquant les rudiments d’une “tradition indigène” largement réinventée par des savants férus d’études sanskritiques et soucieux de présenter une vision “synthétique” et “rationnelle” des conventions coutumières insulindiennes » (2006? : 109-110).
  • [5]
    La même année, dans L’Année sociologique, il rédige le compte rendu de l’ouvrage de Walter William Skeat, Malay Magic (1900). Il démontre une nouvelle fois sa bonne connaissance du champ de l’histoire des religions et de l’ethnologie hollandaise. La particularité de la situation néerlandaise apparaît dans ces pages : l’intérêt pour l’ethnologie gagne les milieux des administrateurs coloniaux et des missionnaires, et les études sur Bornéo et Java se développent autour de la chaire d’ethnologie à Leyde occupée pour un temps par le sinologue J. J. M. de Groot : « Même il ne se sert que des documents anglais ou malais ; ainsi il néglige les travaux hollandais, si importants pour tout ce qui touche la Malaisie, ceux de Wilken, par exemple ; il ne connaît pas ceux de Hrolf Vaughan Stevens, bien qu’ils aient exactement le même sujet » (Mauss 1969b : 169-170). On peut aussi citer son article de 1899 sur les « Rites funéraires en Chine » (Mauss 1969a).
  • [6]
    Si Marcel Mauss est fils d’un commerçant juif, Henri Hubert lui est d’origine bourgeoise catholique (Fournier 1994). Il suit un parcours classique, d’abord au lycée Louis-le-Grand, puis à l’École normale supérieure. Agrégé d’histoire, il s’inscrit au cours d’assyrien de l’abbé Quentin à l’École des hautes études. Pour plus de détail voir la notice biographique d’Henri Hubert rédigée par Christine Lorre sur le site de l’Institut national de l’histoire de l’art (INHA), http://www.inha.fr (consulté le 1er juin 2011).
  • [7]
    Pour les détails du congrès des orientalistes de Hanoï, voir Henri Cordier (1903).
  • [8]
    La mission archéologique permanente de l’EFEO avait en effet pour but de produire des savoirs érudits et de mener l’analyse des cultures indochinoises in situ (Dartigues 2005).
  • [9]
    Une critique que Mauss reprend en 1907 dans un article non publié portant sur l’ethnographie en France. En l’occurrence, c’est l’exemple des Canaques qui retient son attention : « Il n’est pas exagéré de soutenir que les recherches sociologiques doivent être au contraire entreprises de suite, que souvent elles seront déjà entreprises trop tard. Et il est juste de crier par exemple que la science française a été mauvaise comptable des intérêts de la science lorsqu’elle a laissé alcooliser, syphiliser, massacrer, asservir, abêtir, européaniser en un mot, les Canaques de la Nouvelle-Calédonie sans leur avoir accordé autre chose que l’attention des somatologistes de laboratoire » (Mauss 1907).
  • [10]
    IMEC, fonds Mauss, Lettre du 8 août 1907.
  • [11]
    IMEC, fonds Mauss, Lettre de Hubert à Mauss datée du 11 décembre 1902. Le début de la lettre donne une bonne idée du congrès : « Voilà le fameux congrès terminé. Je ne te raconte pas en détail les comptes rendus que tu recevras presqu’en même temps que ma lettre t’en donneront une idée. La moyenne des communications est très sensiblement égale à celle des congrès européens. Il y a eu là des gens considérables comme Brandes, Pulli, Florenz, etc. Quelques-uns des savants locaux sont de très bons travailleurs. J’ai vu le P. Cadière qui est plus qu’estimable. Il faut lui envoyer aux soins de Finot un paquet contenant la civilisation primitive de Tylor […] dans les volumes de l’Année que tu jugeras devoir lui être utiles. Nous pouvons lui envoyer cela à nos frais. Il a 800 fr par an pour vivre et il trouve le moyen d’acheter des livres là-dessus. Il faut en outre envoyer à l’école française un exemplaire complet de l’Année, Finot garde pour lui ce que tu lui envoies. Finot a très bien fait au Congrès, bien qu’il ne soit pas un homme fait pour la mise en scène. Pelliot et Maitre ont beaucoup donné et très bien. Carmentier est excellent. L’autre membre de l’École, Fontainieu est inexistant. Huber est malade. Il faut engueuler doucement Foucher qui ne fait rien pour l’école […] ».
  • [12]
    René Verneau (1852-1938) deviendra directeur du musée d’ethnographie de Paris en 1908, après y avoir travaillé pendant quatre ans comme conservateur.
  • [13]
    Léopold Cadière (1896-1955). Pour les ouvrages, il s’agit certainement de (avec Paul Pelliot), « Première étude sur les sources annamites de l’histoire d’Annam », Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, vol. 4, n° 3, pp.?617-671 ; Croyances et pratiques religieuses des Viêtnamiens, Hanoi, Impr. d’Extrême-Orient, vol. 1, 1944 ; et Paris, EFEO, vol. 2, 1955, vol. 3, 1956.
  • [14]
    IMEC, fonds Hubert, Lettre du 11 juillet 1903.
  • [15]
    IMEC, fonds Hubert, Lettre de Alfred Foucher (1865-1952) à Henri Hubert datant du 24 octobre 1903.
  • [16]
    IMEC, fonds Mauss, Lettres de Finot à Mauss, datée du 23 mars 1904.

1Ce brouillon préparatoire a été rédigé par Marcel Mauss entre 1901 et 1902 sur la demande de l’archéologue et orientaliste Louis Finot (1864-1935), directeur depuis 1900 de l’École française d’Extrême-Orient, qu’il connut au cours de Sylvain Lévi sur les religions de l’Inde dispensé à l’École pratique des hautes études (EPHE) en 1886.?Il remplaçait l’indianiste professeur au Collège de France, pour les leçons de sanscrit durant l’année 1897-1898 [1].

2Une lettre du folkloriste Arnold Van Gennep, compagnon de Mauss au cours de Léon Marillier sur la religion des peuples non civilisés à l’EPHE, tend à confirmer cette supposition. Le 28 février 1902, il écrit :

3

« Vous m’avez dit préparer un questionnaire pour l’École d’Indo-Chine. Il y a un certain nombre de points neufs sur lesquels j’ai dû moi-même faire des questionnaires, entre autres un dans Rev. Trad. Pop [Revue des traditions populaires] et un autre qui paraîtra dans l’Internat. Archiv [Internationales Archiv fur Ethnographie] [2]?».

4Malheureusement incomplet, ce document de onze feuillets, conservé dans le fonds Mauss de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) [3], montre le « père » de l’ethnographie française soucieux de fermement condamner l’amateurisme des administrateurs coloniaux. Il prend clairement position face aux partisans d’une ethnographie instrumentale où la nécessité scientifique de décrire de façon systématique les sociétés passe après les besoins des administrations coloniales.

5Si l’on connaît l’importance que Mauss accorde à l’Inde dans ses premiers écrits scientifiques (Allen 2010), on sait moins sa bonne connaissance du « monde » extrême-oriental. Un monde qu’il apprit à découvrir en 1898 dans les musées hollandais et les écrits des principaux représentants de l’histoire des religions néerlandaises dont George Alexander Wilken (1847-1891), qu’il lit en 1898 pour préparer l’essai sur le sacrifice qu’il est en train d’écrire avec Henri Hubert (Bert 2010b), Christiaan Snouck Hurgronje (1857-1936) et Johann Jacob Maria de Groot (1854-1921). Il n’est pas inutile de rappeler que la Hollande, à partir de 1901, officialise sa politique coloniale éthique, renforçant les liens fonctionnels qui existaient dès la fin du xixe siècle entre le monde universitaire et celui de la bureaucratie coloniale [4]. Un rapprochement que Mauss esquisse également dans ce texte.

6Associés à l’Inde, la Chine et l’Extrême-Orient représentent pour Mauss les anciennes civilisations dotées de l’écriture. Dans « De quelques formes primitives de classification », écrit en 1903 en collaboration avec Émile Durkheim, lorsqu’il s’agit d’expliquer le système divinatoire, les deux auteurs notent que « si nous allons l’étudier de préférence en Chine, ce n’est pas qu’il soit spécial à ce pays ; on le trouve dans tout l’Extrême-Orient. Les Siamois, les Cambodgiens, les Thibétains, les Mongols le connaissent et l’emploient également » (Durkheim et Mauss 1968? :?71). Dans le cas des métamorphoses et des transmissions de qualités, c’est encore vers la Chine qu’ils se tournent :

7

« En Chine, dans tout l’Extrême-Orient, dans toute l’Inde moderne, comme dans la Grèce et la Rome anciennes, les notions relatives aux actions sympathiques, aux correspondances symboliques, aux influences astrales non seulement étaient ou sont très répandues, mais encore épuisaient ou épuisent encore la science collective ».
(ibid. : 15)

8Dans l’« Essai sur le don », Mauss multiplie les exemples venant de la Polynésie, des Andamans, de la Mélanésie, des Amérindiens du Nord-Ouest, de Rome, des anciens Germains mais aussi des Chinois. Il précise dans une des premières notes de sa conclusion de sociologie générale et de morale que : « En Indochine, surtout parmi les Mon-Khmer, en Assam et chez les Thibéto-Birmans, il y a aussi des institutions de ce genre » (Mauss 1950? :?274). C’est-à-dire des systèmes de monnaie et de contrats.

9Ce profond intérêt pour l’Extrême-Orient transparaît également dans son enseignement. En 1901, lorsqu’il prend la suite de Léon Marillier à l’EPHE, Mauss indique dans des termes assez proches de ceux qu’il utilisera un an plus tard dans ce questionnaire :

10

« Récemment un missionnaire en Corée, M. Gale, décrivait fort bien, les difficultés qu’un Coréen éprouve à bien connaître les coutumes qu’il suit : “je constate que les coutumes sont, comme le langage, une propriété dont le propriétaire est inconscient. Par exemple un Coréen dit quelque chose, et vous le priez de le répéter. Il ne peut le répéter exactement, parce qu’il n’est conscient que de l’idée qu’il avait dans l’esprit, et non pas des termes dont il s’est servi. C’est pourquoi il répondra en exprimant son idée d’une façon plus définie, sous une autre forme, mais il n’arrive pas à se répéter exactement. De même pour les coutumes ; ils les suivent d’une façon aussi inconsciente. Interrogez-les subitement sur quelque chose, il est probable qu’ils répondront en niant que rien n’existe de ce genre, et en l’espèce ils peuvent être absolument purs de toute insincérité… Comme l’air… la coutume est partout. L’administration de la justice est, pour une grande partie affaire de coutume. Le transfert de propriété est coutumier, non légal. Le mariage aussi n’est que coutume. L’Extrême-Orient est enveloppé de coutume, et le natif est en bien des cas le dernier averti de son existence”. Ce que M. Gale dit des Coréens peut être dit, avec bien plus de raisons encore, des groupes sociaux qu’on appelle “non civilisés” ».
(Mauss 1969c : 369) [5]

11Bien qu’écrit par Mauss, une version manuscrite de ce questionnaire a été lue et présentée par Henri Hubert au premier congrès international des études d’Extrême-Orient qui s’est tenu à Hanoï du 3 au 8 décembre 1902. Ami et proche collaborateur de Mauss, l’historien et archéologue a publié avec lui en 1898 l’« Essai sur la nature et la fonction du sacrifice » (Mauss et Hubert 1968) et prépare au même moment un autre article sur la magie (Mauss et Hubert 1950).

12Au cœur de la grande complicité qui unit les deux jeunes savants [6], il y a d’abord l’envie de vouloir pratiquer un bon comparatisme. Alors que cette méthode est liée pour Hubert à un intérêt pour la sociologie religieuse et la mythologie celtique, ne serait-ce que pour étudier la civilisation occidentale dans la perspective d’autres civilisations dont elle découle, dont la civilisation romaine, grecque mais aussi mésopotamienne et proche-orientale, l’utilisation du comparatisme tient pour Mauss à son intérêt pour les phénomènes d’emprunt en linguistique, qu’il apprit à analyser en suivant les enseignements d’Antoine Meillet, et dans le domaine des techniques. Il faut ajouter à cela l’ambition commune de faire reculer la mythologie comparée par l’application de la méthode historique à l’histoire des religions.

13Le programme du premier congrès des orientalistes (qui finira à l’issue du congrès par s’appeler « Le Premier Congrès international des études d’Extrême-Orient » [7]) précise en effet que Hubert doit présenter le matin du 8 décembre une intervention intitulée : « Instruction pour l’étude sociologique de l’Indochine préparée par Mr Mauss ». L’intervention doit par ailleurs être discutée par le lieutenant-colonel Auguste Louis Bonifacy (1856-1931) qui, par la suite, jouera un rôle de premier plan dans les travaux ethnographiques de l’École française d’Extrême-Orient (EFEO) [8]. En 1919, il publiera, entre autres, suite à de nombreuses études sur les groupes ethniques indochinois, un Cours d’ethnographie indochinoise (Bonifacy 1919) dont on peut se demander ce qu’il doit à ce questionnaire « perdu » de Mauss. C’est surtout grâce à Mauss que Bonifacy est devenu en 1907 officier correspondant de l’EFEO. Les quelques lettres de l’officier conservées à l’IMEC tiennent Mauss au courant des conséquences de la colonisation sur les populations indochinoises. En 1907, Bonifacy lui signale, par exemple, comment le système d’impôt indirect organisé par Paul Doumer contribue à multiplier le marchandage de l’alcool [9]. L’officier se désole même de la situation :

14

« Rien ne va aux travaux d’utilité publique, aux irrigations qui permettraient une plus fructueuse organisation du sol. À ce point de vue nous rétrogradons car les anciens travaux ne sont plus entretenus. Et combien d’autres choses dont les journaux au Tonkin se font écho mais qui ne parviennent pas à intéresser le grand public en France [10] ».

15Son cours d’ethnographie indochinoise, rédigé pour les élèves de l’École supérieure d’agriculture et de sylviculture de Hanoï (créée en 1917), a été donné, comme le rappelle Bonifacy, aux élèves annamites pour leur faire connaître « les diverses races qui peuplent l’Indochine », mais surtout pour « faire disparaître le mépris inné qu’ils professent pour les allophyles et enfin les éclairer sur le parti qu’on peut tirer de ces races au point de vue agricole et sylvicole » (Bonifacy 1919? : 7). Divisé en deux parties, ce cours aborde en premier des questions ethnographiques (techniques, linguistiques, croyances, coutumes, vie familiale, science, tabous), puis tente une description et un classement des différentes races et groupes ethniques de la péninsule. Bonifacy termine son court manuel par une reflexion sur la question du métissage.

16Si Hubert peut faire­ à Hanoï cette intervention à la place de Mauss, c’est qu’il est alors en plein voyage autour du monde grâce à une mission gratuite du ministère de l’Instruction publique qu’il a obtenue afin d’étudier la préhistoire de l’Indochine et du Japon. Alors attaché libre au musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye (depuis 1898), proche de Salomon Reinach, Hubert s’intéresse comme Mauss à l’Extrême-Orient au point d’accepter, au sortir du congrès, de prendre en charge la rédaction de la partie archéologie, préhistoire et ethnographie d’un volume collectif de philologie indochinoise voulu par Finot :

17

« On entreprend [écrit-il à Mauss] un manuel de philologie indo-chinois court en un gros volume seulement, à faire en deux ou trois ans, je prends la responsabilité du travail à faire pour l’anthropologie, le préhistorique et l’ethnographique. Il va falloir que tu complètes ton travail d’ethnographie. On te renverra le manuscrit de ton topo qui est écrit de façon ignoble. Il est impossible de le corriger. Il faut le récrire [11] ».

18Ce manuel ne verra malheureusement pas le jour même si, un an plus tard, Finot fait part à Hubert de son soulagement quant au devenir de cette aventure éditoriale :

19

« Je suis ravi des bonnes nouvelles que vous me donnez de la partie Ethnographie du futur manuel. Veuillez dire mes remerciements au Dr Verneau [12] et à Mauss ; (mais en transmettant à celui-ci mes amitiés privées, notifiez-lui que le directeur de l’École est indigné que le Secrétaire de L’Année sociologique s’obstine à ne pas nous faire le service d’une publication qui reçoit toutes les nôtres). Le zélé Cadière [13] a déjà terminé son histoire d’Annam et il s’est mis tout de suite au Folklore […]. C’est très curieux, mais il semble que ce chimérique manuel commence à prendre forme. Je ne sais pas ce que votre homonyme va nous rapporter de Birmanie [14] ».

20Alfred Foucher, qui participe lui aussi à la rédaction du manuel, apporte d’autres informations dans l’une de ses lettres envoyées à Hubert :

21

« [paraphrasant Finot, il indique :] Supposons, au lieu d’un manuel de théologie en deux ou trois volumes publiés par l’École, une Petite Encyclopédie indo-Chinoise [sic] publiée sous la Direction de l’école et [illisible] composée de petits volumes consacrés à un seul sujet et signés de leurs auteurs… Avantages : 1. on pourra publier à bref délai les parties suffisamment connues ; 2. chaque auteur gardera la responsabilité de ses dires. Il y aura peut-être quelques travaux médiocres mais cela ne vaut-il pas mieux que le néant actuel ? ». La lettre finit ainsi : « Naturellement j’écris en même temps à Mauss pour lui demander de se charger des Sciences religieuses pendant le même laps de temps. L’heure des grandes résolutions est arrivée [15] ».

22Cette aventure commence pourtant bien mal puisque c’est à son départ d’Hanoi pour le Japon que Hubert semble avoir perdu le manuscrit de Mauss. C’est en tout cas la version que donne Finot dans une lettre à Mauss datée du 29 septembre 1904 :

23

« Mon cher ami, Merci de l’Année et de votre bibliographie, qu’on utilisera. En ce qui concerne votre questionnaire, l’École est unanime à protester qu’il a été remporté par Hubert après le congrès. Si ce dépositaire y a semé les feuillets sur les vagues, nous ne pouvons que le maudire. Mais comment réparer cela ? Aurez-vous assez de vertu pour recommencer ? J’en doute ».

24Dans une seconde lettre, le directeur de l’EFEO ajoute :

25

« Question du questionnaire. Affaire grave : vol qualifié, filouterie. Votre manuscrit a été remporté d’ici par Hubert de Saint-Germain. S’il ne vous l’a pas rendu, vous savez ce qui vous reste à faire. Tirez-le de ses griffes : donnez-y un coup de polissoire et renvoyez-moi le tout. Il y a ici une foule de becs enfarinés qui l’attendent. Je l’imprime tout de suite. Allume, allume ! J’ai prié Foucher de vous transmettre une demande de renseignements succincte sur les travaux qui ont pu paraître au sujet de l’ethnographie indochinoise en dehors des Excursions et Reconnaissances. Il me semble d’après les recensions de Deniker qu’on n’a pas fait grand chose depuis le Voyage d’exploration en Indochine [16] ».

26Ce manuscrit est d’autant plus important qu’il nous apprend beaucoup sur la manière dont Mauss, très tôt dans son parcours de recherche, réfléchit à installer une méthodologie liée au terrain ethnographique. Contrairement à ce que l’on a pu croire, l’ethnographie s’apprend et ne relève pas d’un quelconque savoir-faire personnel et non communicable. Disséquer les théories, rechercher l’authenticité des faits et examiner d’un œil averti les documents existants sont des compétences que l’ethnographe doit acquérir. Mauss dessine dans ce texte un nouveau rapport entre théorie et pratique ethnographique qui, désormais, a à voir avec la critique philologique. En effet, l’ethnographe doit être capable d’examiner les faits, de les noter, de les rapporter mais surtout d’en assurer la véridicité. Un ensemble de contraintes sans lesquelles, insiste Mauss, il est impossible de fonder un discours réellement comparatif.
La lecture de ce document apporte, sur plusieurs autres points, de nouveaux éléments de discussion qui permettraient de reprendre, en fonction des archives disponibles, l’histoire de l’institutionnalisation de l’ethnologie, une question qui semble pourtant avoir été réglée dans diverses publications plus ou moins récentes (Karady 1982 ; Blanckaert 1995 ; Bender 1965). Vers qui est tourné ce souci de professionnalisation des enquêteurs qui comprend alors non seulement les habituels missionnaires, administrateurs et colons mais comme le rappelle Mauss « les savants indigènes » eux-mêmes ? Dans quelle mesure le projet formulé par Mauss d’une institutionnalisation de l’ethnographie s’émancipe-t-il du souci de Durkheim d’avoir des informations les plus fiables et circonstanciées possibles à destination du sociologue ? Deux temporalités différentes coexistent bel et bien, le projet d’autonomie institutionnelle de l’ethnographie qui n’apparaîtra formellement qu’en 1925 avec la création de l’Institut d’ethnologie, et un souci d’autonomisation théorique porté par Mauss dans plusieurs textes, plus anciens, qui nous oblige à déplacer cette chronologie (Mauss 1907, 1969d ; Sibeud 2004). On pourrait aussi, toujours grâce à ce manuscrit oublié, mesurer plus précisément la place de l’ethnographie dans la première série de L’Année sociologique.
Plusieurs propos de Mauss méritent aussi d’être interrogés : sa plaidoirie pour une ethnographie qui soit un outil de connaissance pour la politique coloniale comme en Angleterre ou en Hollande et la critique implicite de l’absence de politique scientifique dans les colonies françaises ; son refus de parler de « race », la lutte qu’il mène contre l’ethnocentrisme des ethnographes occasionnels, le souci de la précision (localiser et dater toutes les observations, « nommer le nom des colons ou des missionnaires, ou des interprètes ou des indigènes ») ; l’intérêt pour la photographie et le film ; la question des objets et de la langue puisque la personnalité des individus ne se trouve pas dans les formes rares de la pensée d’un peuple mais dans la vie courante et dans les expressions techniques, physiques et langagières les plus quotidiennes.

figure im1
Le questionnaire a à la fois un but théorique et un but pratique
De l’utilité des recherches de sociologie descriptive dans l’Indochine française
Au point de vue [barré (b) : de la sociologie] colonial pur, il est un axiome reconnu que l’on ne peut administrer que les peuples que l’on connaît. Il est heureusement devenu inutile [b : maintenant] de rappeler [b : aux Français] les sacrifices faits par les Anglais dans l’Inde, par les Hollandais en Indonésie, [b : par les États-Unis d’Amérique], pour l’histoire et l’ethnographie de leurs possessions. Il ne sera pas inutile pourtant de rappeler que l’Université de Leiden possède une chaire spécialement consacrée à l’« anthropologie » des Indes néerlandaises ; autrefois occupée par l’illustre et regretté Wilken, elle est maintenant confiée à l’excellent sinologue et ethnographe qu’est M. de Groot [1].
Il est certain que parmi les fonds les mieux employés par le gouvernement de l’Inde sont ceux qu’il consacra à la subvention de la société asiatique du Bengale. Les études [b : ethnographiques] de sociologie descriptive suffisamment approfondies sont le meilleur et le seul guide de ces artisans des sociétés nouvelles que sont les colonisateurs et les administrateurs de colonies. La politique coloniale est peut-être la politique où se vérifie le mieux l’adage « savoir, c’est pouvoir ».
En respectant et en utilisant les croyances et les usages, en ne modifiant que prudemment le régime économique et technologique, en [p. 2] ne heurtant rien de front et en se servant de tout, on peut arriver à des pratiques coloniales humaines, faciles et productives. Hors de là, la politique devient empirisme pur ; elle est chose hasardeuse, du moment ; elle est coûteuse de temps et d’argent, elle aboutit quelquefois à des désastres.
[b : Il faut en effet se rendre compte, une fois pour toute, que] tout essai despotique aboutit à des échecs, peut détruire une confiance naissante, abolir des institutions vénérables, retarder infiniment l’action. C’est un problème chez les peuples soi-disant « sauvages », on se trouve en présence de systèmes extraordinairement résistants d’institutions économiques, religieuses, juridiques. À plus forte raison, en est-il de même [b : en ce qui concerne] pour de volumineux groupes sociaux dont la civilisation est aussi viei­lle que la nôtre, [b : et dont] les mœurs [b : sont] tout aussi respectables, [b : dont] les arts quelquefois supérieurs. On ne peut agir sur eux que du « dedans ». Toute société est une chose donnée, souvent fermée, que l’on ne peut modifier arbitrairement ni heurter sans danger. C’est en suscitant en elle, dans certaines classes, ou certains points, des modifications progressives qu’on agit sur elle. De même que si l’on en croit Spinoza on ne peut agir « sur une passion que par une autre passion », de même on ne peut agir sur une société que par l’intermédiaire de ses croyances, de ses mœurs, de ses habitudes. L’action en apparence indirecte est la seule directe qui puisse être efficace.
Au point de vue théorique, il n’est pas besoin de [b : raconter] dire l’intérêt que peu[t] avoir, pour l’histoire de l’humanité, l’étude ethnographique de l’Indo-Chine [sic]. Mais il nous faut [b : aussi] montrer l’intérêt sociologique considérable de ces études. On sait que la sociologie, science française d’origine et encore française par le succès, tend à faire la théorie positive, scientifique, des [p. 3] sociétés et des phénomènes sociaux. On sait qu’elle se propose de substituer à ses diverses philosophies économique, juridique, sociale, une étude raisonnée des faits constatés dans toutes les sociétés possibles. De ce point de vue il est certain que la description et l’histoire des sociétés Indo Chinoises [sic] sont un élément indispensable de la sociologie. De plus il est urgent que cette étude soit faite le plus vite possible. Un certain nombre de faits vont disparaître, dans quelques années il n’en existera plus que le souvenir, déjà certaines se sont considérablement affaiblies. Il est certain que les recherches sur les Tchams [2] eussent été infiniment plus fructueuses il y a une trentaine d’années. Une enquête suffisamment complète et suffisamment rapide dont les résultats pourraient être publiés et conservés dans les musées serait un véritable titre de gloire scientifique pour l’Indo Chine française. Elle mettrait, on ne peut en douter, à la disposition de la sociologie un nombre considérable de faits typiques de la première importance, qui peuvent illustrer un nombre d’autres faits. Quelques exemples vont nous faire comprendre. Nulle part peut-être le système des interdictions rituelles ne domine plus la vie des villages primitifs que dans l’Indo Chine, les Polynésiens ont à peine plus développé le système de leurs tabous. Tous les voyageurs ont observé les villages interdits, défendus par des chausse-trappes, des lances dans les sentiers, etc. Des observations détaillées et suffisantes sur ces faits [b : religieux et] guideraient non seulement l’explorateur, le missionnaire, mais encore quiconque veut étudier d’une façon suffisamment générale, le système des interdits. Les Yarais [3] présentent l’une des [b : faits] coutumes les plus extraordinairement analogues à celle des prêtres de Nemi [4] que les Latins révéraient et laissaient tuer par son futur successeur, les rois Yarais de l’Eau et du Feu que l’Indo Chine révèrent sont les exacts équivalents du Rex Nemorensis de la montagne albaine [5] [p. 4].
Rien ne se justifie mieux que les études que [b : cette] ce petit instrument pratique tend à faciliter. Il se compose d’observations générales et d’un questionnaire proprement dit.
figure im2
Observation générale
[b : Ce questionnaire est destiné à faciliter les recherches des ] Cette instruction est destinée à tous ceux que leurs fonctions ou leurs occupations obligent ou tout au moins incitent à s’occuper des faits sociaux que l’on constate dans les diverses populations Indo Chinoises. Naturellement, [b : la mission] en l’absence d’ethnographes professionnels, elle s’adresse surtout à MM. les missionnaires des diverses confessions, et à MM. les fonctionnaires de l’administration coloniale, aux officiers, aux médecins. Mais [elle] est aussi destiné[e] à être utilisée par les colons qui voudraient rendre des services à la science en recueillant des collections d’objets ou des [b : faits] informations sur les mœurs, les langues, et les traditions ; peut-être même pourra-t-il être porté à la connaissance de savants, « indigènes » (comme on dit) qui, ainsi guidés [b : par lui] pourront exposer en ordre des faits qu’ils sont qualifiés pour connaître.
[b : À la différence] Des autres questionnaires publiés par les diverses sociétés d’anthropologie et d’ethnographie, et des questionnaires plus spéciaux que certains savants ont fait circuler. [b : D’ordinaire] En ces matières, on a le plus souvent procédé par voie interrogative : on incitait ainsi à rechercher des faits qui n’existent pas ou qui existent sous une autre forme dans les populations étudiées, et l’on suscitait de la sorte des réponses inexactes. Ensuite, [b : par suite] ces questionnaires se ressentaient des défauts de la terminologie scientifique, ou des classifications encore fort rudimentaires que l’on emploie toujours en ethnographie, et même quand ils menaient sur la voie des faits, en dernière analyse ils gênaient l’observateur : par exemple quand l’auteur était obligé de distinguer la « superstition » et la « religion », ou de mélanger les rites funéraires et le culte des ancêtres [p. 5]. Enfin ils sont ou trop secs ou trop détaillés, en tout cas trop impératifs. Trop secs, ils n’obligent pas à la recherche ; trop détaillés ils demandent des réponses impossibles et trop nettes, sans compter qu’ils poussent à préjuger. En tous cas ils groupent les faits sociaux en classes étroitement fermées les unes aux autres, les isolent, les découpent, mais il n’y a peut-être pas de faits plus étroitement solidaires les uns des autres que les divers faits sociaux. Comme le dit très bien M. Usener [6] à propos des mythes, ils forment une sorte de toile d’araignée dont on ne peut tirer un maillon sans faire venir toute la toile.
[b : Ce que donne le questionnaire. En somme nous préférons faire ici une sorte de petit guide pour l’observation des]. Aussi ce travail est tel une sorte de petit guide pour l’observation des faits sociaux Indo-Chinois ; ce n’est pas un questionnaire proprement dit. Il a pour but de mettre les ethnographes sur la voie des faits ; [b : afin qu’ils puissent pousser leur analyse au] et de leur montrer comment il faut les rechercher. Il n’a nulle prétention à être exhaustif. Tout au plus sera-t-il indicatif d’un certain nombre de rubriques générales, suffisamment claires, pour que les faits puissent y être rangés assez facilement.
[b : Naturellement] Surtout il n’est pas destiné à devenir une sorte de catéchisme, de cadre canonique de l’ethnographie Indo-chinoise. Là où les faits ne se plieront pas aux cadres que nous leur préparons, les observateurs ont plein droit de n’en tenir nul compte. Ils auront les faits pour eux.
[b : Mais] On s’étonnera peut-être de ne pas voir [b : traiter] poser dans un questionnaire d’ethnographie aucune question concernant la « race ». C’est que, à notre avis, ceci n’est pas une question proprement ethnographique mais strictement anthropologique, ou plus exactement « somatologique » et dont la solution doit être laissée [p. 6] aux [b : somatologues] purs anthropologues, et dont, d’ailleurs, il faut avant tout, en ce moment, rassembler les données : mensurations, pièces anatomiques, photographies, mais dont il serait prématuré de [b : donner] parler. D’ailleurs un questionnaire sera publié ici même, nous l’espérons, sur ces questions. Il faut en effet distinguer profondément, en Indo-Chine surtout, entre la race et la civilisation d’un groupe social donné. L’indo Chine est depuis de très longs [b : années] siècles (2000 ans au moins) une sorte de creuset où viennent se fondre un grand nombre de races, ou plus certainement de peuples. Les invasions malaises et les invasions thaïes ou invasions sino-birmanes se sont succédé, historiquement. Et il y a toute sorte de raisons de supposer que de grandes ondes migratoires se sont étendues pendant très longtemps, et d’une façon fort vaste sur toute l’Indo Chine. L’histoire de ses apports de races diverses pourra peut-être [être] faite un jour à l’aide de somatologue. Mais celle-ci a une technique précise, spéciale, adaptée à ses buts.
Ce qu’on doit attendre de l’ethnographie simple, ou pour mieux dire de la sociologie descriptive, c’est l’enregistrement exact de tout ce qui concerne un groupe social déterminé. [b : Mais à ce mot d’institution comme au mot de civilisation il convient de donner un sens très large, les coutumes, les instruments, même de] Ni le mot de civilisation, ni le mot d’institution ne sont même assez généraux pour [b : les] désigner l’ensemble immense de faits observables même dans un court espace de terrain. La langue, aussi bien que les mœurs, coutumes et croyances, les instruments et les arts, la danse et le commerce, [b : même la] l’habitat et la disposition des villages et sentiers, tout cela fait l’objet et doit faire l’objet d’une description suffisamment complète.
L’ethnographe [b : qui peut aussi] doit, exclusivement, se contenter d’observer. Il doit s’abstenir de comparer, et à plus forte raison de conclure. C’est une tâche dévolue aux savants spéciaux, que celle qui consiste à comparer les divers groupes sociaux d’un pays et tâcher de déterminer leurs interférences diverses. [p. 7]
On s’étonnera encore de ne voir poser aucune question historique. L’ethnographie est en effet conçue d’ordinaire comme ayant surtout pour but de faire l’histoire des races humaines. Mais il ne semble pas qu’elle y soit parvenue ; et en tout cas il faut bien distinguer d’une part l’histoire des races, d’autre part l’histoire des civilisations, et enfin l’ethnographie descriptive. La race est chose purement physique, la civilisation est chose purement sociale. L’une est indépendante de l’autre : des individus d’une race donnée peuvent parler une langue qui leur a été autrefois totalement étrangère, et cette langue a pu partiellement abandonner son pays d’origine. Ainsi, en ce moment, les Tchams sont en train d’oublier leur langue, et eux-mêmes n’étaient pas originaires du pays qu’ils habitent. Il faut d’ailleurs se figurer tous les peuples, tous les phénomènes sociaux comme relativement mobiles : les migrations de populations, les transferts d’instruments, d’arts, de langues de coutumes, sont chose lente mais normale. Mais ce n’est qu’avec la plus grande difficulté qu’on parvient à les déterminer en l’absence de documents historiques : l’histoire linguistique, l’archéologie technologique, peuvent à la longue permettre de déterminer les contacts directs et indirects [7] qui ont pu exister. On pourra peut-être un jour démêler ce qui dans la civilisation de tribus réputés sauvages vient à travers de toutes sortes d’intermédiaires, de l’Inde (telle l’idée de l’enfer chez les Karen), de la Malaisie, de la Chine, etc. Mais tout ceci ne sera peut-être établi [b : qu’après une enquête] que difficilement. Et les matériaux sur lesquels on pourra bâtir des hypothèses sont encore à réunir. C’est à cela qu’il faut se borner, il faut, [b : donc] actuellement, se borner à décrire strictement ce qu’on voit, et s’abstenir d’hypothèses, inconscientes ou exprimées. [Lacune] [p. 11] […] ils sont disposés à les observer d’une façon subjective. C’est-à-dire que, d’ordinaire, les voyageurs, les ethnographes occasionnels, voient les faits du point de vue européen, même de leur point de vue national. [b : Par exemple] Un nombre infini d’auteurs anglais, trop pudiques, répugnent à parler des rapports sexuels, ou à mentionner des cérémonies dites obscènes, mais qui sont parfaitement régulières et morales dans les tribus dont il s’agit. L’homicide n’excite pas dans beaucoup de populations, l’indignation sociale qu’il suscite chez nous ; au contraire l’un des crimes les plus horribles est de violer les interdictions rituelles qui interdisent tout contact avec une femme pendant la menstruation. On voit donc combien il faut se dépouiller de tout préjugé, toute notion préconçue au moment d’observer. Les deux défauts provenant d’une ignorance relative s’accompagnent naturellement d’un troisième : l’emploi irraisonné de termes difficiles à définir. [b : Par exemple] Il arrive souvent que l’on parle de « superstitions » là où il faudrait parler de religion, ainsi les tabous alimentaires sont d’ordinaire traités de « superstitions bizarres », alors que souvent ils constituent de véritables [b : droits] caractéristiques d’immenses groupes sociaux : tout le monde sait l’horreur sainte de l’indou pour la chair de la vache, du juif pour la chair de porc. Ils sont du même genre que telle ou telle répugnance que bien des soi-disant superstitions.
Ainsi, il faut [b : surtout] pour les observateurs [b : les plus] sincères et sérieux, suivre un certain nombre de règles fort délicates et difficiles à appliquer. Nous allons tâcher de formuler les principes de méthode les plus importants. Les autres principes devront être laissés de côté, mais un [b : observateur] auteur intelligent et surtout méthodique les applique pour ainsi dire inconsciemment.
Le premier précepte c’est d’être précis. Il faut toujours [non paginé] [b : indiquer] localiser exactement les faits que l’on énonce. Un fait non localisé est d’une valeur toute relative, un fait localisé a toujours quelque valeur. [b : Mais qu’est-ce que] Localiser un fait, c’est dire exactement toutes les circonstances où on l’a observé. [b : D’abord le lieu. Mais il y a deux façons principales d’observer : c’est de constater personnellement un fait ; ou de constater indirectement. Dans un cas on est soi-même témoin du fait, dans l’autre on est obligé de s’en]
1. Le lieu – où l’a-t-on observé – mentionner exactement la localité (bourgade ou hameau, paillote isolée) ; ou le groupe social (famille, clan, groupements divers). Ceci est très important car les coutumes par exemple varient très fortement suivant les localités et les faits en apparence contradictoires cessent de l’être quand on les attribue à deux groupes sociaux différents.
2. Le temps. Il est bon de mentionner la date de l’observation ; la chose est indispensable à quiconque passe en simple touriste ou en enquêteur rapide dans une localité, dans une tribu quelconque. Cela permet en tout cas le contrôle.
3. Il faut énumérer les conditions. Ceci est avec la précision du lieu et du groupe, le précepte le plus essentiel et dont l’observation favorise le mieux la critique. L’auteur a-t-il observé le fait lui-même ; dans quelle occasion a-t-il aperçu et enregistré tous les détails ? Si c’est une cérémonie religieuse, a-t-il assisté à tous les préparatifs. Si c’est une coutume de droit dont il parle a-t-il saisi sur le vif une de ses applications ? S’il ne l’a pas observée lui-même il est bon qu’il dise ses auteurs. Il est bon de nommer le nom des colons ou des missionnaires, ou des interprètes ou des indigènes dont toutes
[Lacune]
l’idée que la famille se compose essentiellement d’un père, d’une mère et d’enfants : dans quelques groupes sociaux Indo-Chinois le clan ou la famille d’agnat [8], est encore d’une importance juridique considérable. Naturellement, dans un travail scientifique, le besoin ne se fait pas sentir d’appréciations, d’épithètes, même pittoresques. Il n’y a nul besoin de coutume locale : on risque, à vouloir en trop indiquer de la fort mal placer.
Le troisième principe c’est qu’il faut autant que possible prouver toute assertion. En premier lieu il est bon d’employer toutes les preuves matérielles dont on peut disposer. L’emploi de la photographie, surtout des instantanés est devenu courant en ethnographie. Ainsi de bonnes séries de photographies sont souvent la meilleure description de coutumes du mariage, ou de scène de chasse et de pêche. L’emploi de la cinématographie s’imposera un jour. Et depuis longtemps les savants anglais et américains se sont servi du phonographe. Mais il y a d’autres preuves matérielles.
Il n’est presque pas de fait social si intellectuel et si abstrait qui ne tienne par quelque coté à des objets définis auxquels le groupe a imprimé sa marque ou qu’il a façonné. [b : La production de tel ou tel filet de chasse ou de pêche prouve que tel groupe suit tel mode et tel autre groupe tel autre]
Ceci est évident pour tout ce qui se fait à l’aide d’instrument. Mais il faut bien se pénétrer de cette notion que presque toute façon d’agir ou de pensée collective se traduit par un instrument. [b : C’est ainsi que presque partout les mythes se rattachent à des localités déterminées, mentionnées dans le récit des voyageurs, et dont on peut avoir des descriptions ou des photographies].
Un rite magique, ou un rite religieux, se pratique d’ordinaire avec une figure, un objet fabriqué quelconque (feitçao, fétiche) ; la production de cet objet peut servir de témoignage de l’existence du rite, de la notion qui en est le centre, et à l’occasion [non paginé] de l’existence d’un dieu auquel le rite s’adresse. On sait que les Khas ont une curieuse sorte d’écriture de contrat, à encoche [9] ; la publication de ces objets peut servir pour prouver et leurs notions juridiques, et leur système de numération, et leurs procédés de conservation du langage, etc., les objets sont des sortes de pièces à conviction d’une enquête sociologique bien conduite.
Mais il y a des cas où cette preuve est impossible à administrer et où il faut se contenter de preuves purement intellectuelles. Ceci est assez rare, mais enfin, [b : par exemple] tout [b : ce qui concerne] les sujets [b : traditionnels] personnels, représentations tradit[ionelles] ou coll[ectives] est difficile à noter [b : entièrement] par ces sortes d’appareils enregistreurs, ou ne s’expriment par aucun objet usuel, palpable. On peut tout au plus faire raconter dans un phonographe ou recueillir sous la dictée, un mythe, un conte.
Ici la preuve résidera surtout dans la garantie que l’auteur et ses tenants offriront aux ethnologues qui utiliseront les renseignements fournis. On n’en donnera donc jamais trop. La première est de connaître la langue de l’indigène observé afin de pouvoir converser directement avec lui. Il est très dangereux en effet de s’en remettre à des interprètes plus ou moins fidèles et savants. Il est n­on moins dangereux de se fier à des traductions d’indigènes, qui d’ordinaire savent mal la langue européenne ou orientale qu’ils parlent. De plus ils sont encore plus incapables de s’exprimer proprement dans une langue qui leur est étrangère que de s’exprimer clairement dans la leur. Il faut se défier aussi de l’emploi des langages inventés qui tendent à se former en Indo Chine comme ailleurs en Malaisie, aux Indes, en Afrique. Ces langages ont causé souvent des méprises ethnographiques, le mot très ambigu de fétiche vient d’un langage de ce genre. Si l’on connaît la langue, le dialecte
[Lacune, fin du texte]

Bibliographie

Ouvrages cités

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    — et Henri Hubert. 1950 [1904]. « Esquisse d’une théorie générale de la magie », in M. Mauss, Sociologie et anthropologie. Paris, Puf (Quadrige), (1re éd., L’Année sociologique, vol. 7, 1902-1903 : 1-146) : 3-141.
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Date de mise en ligne : 21/11/2011.

https://doi.org/10.3917/gen.084.0143

Notes

  • [*]
    Dans cette transcription nous avons corrigé les quelques erreurs orthographiques que contenait le manuscrit ainsi que la ponctuation. Chaque ajout ou repentir de Mauss (précédé de la lettre b) est signalé par des crochets. Les chiffres, également entre crochets, indiquent la pagination du manuscrit. Toutes les notes qui suivent sont de notre fait. Les deux documents reproduits ici correspondent aux pages 1 et 4 du manuscrit.
  • [1]
    Institut Mémoires de l’édition contemporaine (par la suite IMEC), MAS 27.8.
  • [2]
    IMEC, fonds Marcel Mauss, « Lettre de A. Van Gennep à M. Mauss », 28 février 1902.
  • [3]
    Notons que les archives de Marcel Mauss (1872-1950) qui, pour partie, sont conservées à l’IMEC, sont aussi celles d’Henri Hubert (1872-1927), son « jumeau de travail », qu’il rencontre pour la première fois en 1896 à l’École pratique des hautes études en suivant le cours de judaïsme talmudique et rabbinique d’Israël Lévi (Bert 2010a).
  • [4]
    Comme le rappelle Romain Bertrand, « À Leyde, des cours d’“Indologie” et d’“Institutions indiennes” étaient ainsi dispensés aux futurs fonctionnaires coloniaux – leur inculquant les rudiments d’une “tradition indigène” largement réinventée par des savants férus d’études sanskritiques et soucieux de présenter une vision “synthétique” et “rationnelle” des conventions coutumières insulindiennes » (2006? : 109-110).
  • [5]
    La même année, dans L’Année sociologique, il rédige le compte rendu de l’ouvrage de Walter William Skeat, Malay Magic (1900). Il démontre une nouvelle fois sa bonne connaissance du champ de l’histoire des religions et de l’ethnologie hollandaise. La particularité de la situation néerlandaise apparaît dans ces pages : l’intérêt pour l’ethnologie gagne les milieux des administrateurs coloniaux et des missionnaires, et les études sur Bornéo et Java se développent autour de la chaire d’ethnologie à Leyde occupée pour un temps par le sinologue J. J. M. de Groot : « Même il ne se sert que des documents anglais ou malais ; ainsi il néglige les travaux hollandais, si importants pour tout ce qui touche la Malaisie, ceux de Wilken, par exemple ; il ne connaît pas ceux de Hrolf Vaughan Stevens, bien qu’ils aient exactement le même sujet » (Mauss 1969b : 169-170). On peut aussi citer son article de 1899 sur les « Rites funéraires en Chine » (Mauss 1969a).
  • [6]
    Si Marcel Mauss est fils d’un commerçant juif, Henri Hubert lui est d’origine bourgeoise catholique (Fournier 1994). Il suit un parcours classique, d’abord au lycée Louis-le-Grand, puis à l’École normale supérieure. Agrégé d’histoire, il s’inscrit au cours d’assyrien de l’abbé Quentin à l’École des hautes études. Pour plus de détail voir la notice biographique d’Henri Hubert rédigée par Christine Lorre sur le site de l’Institut national de l’histoire de l’art (INHA), http://www.inha.fr (consulté le 1er juin 2011).
  • [7]
    Pour les détails du congrès des orientalistes de Hanoï, voir Henri Cordier (1903).
  • [8]
    La mission archéologique permanente de l’EFEO avait en effet pour but de produire des savoirs érudits et de mener l’analyse des cultures indochinoises in situ (Dartigues 2005).
  • [9]
    Une critique que Mauss reprend en 1907 dans un article non publié portant sur l’ethnographie en France. En l’occurrence, c’est l’exemple des Canaques qui retient son attention : « Il n’est pas exagéré de soutenir que les recherches sociologiques doivent être au contraire entreprises de suite, que souvent elles seront déjà entreprises trop tard. Et il est juste de crier par exemple que la science française a été mauvaise comptable des intérêts de la science lorsqu’elle a laissé alcooliser, syphiliser, massacrer, asservir, abêtir, européaniser en un mot, les Canaques de la Nouvelle-Calédonie sans leur avoir accordé autre chose que l’attention des somatologistes de laboratoire » (Mauss 1907).
  • [10]
    IMEC, fonds Mauss, Lettre du 8 août 1907.
  • [11]
    IMEC, fonds Mauss, Lettre de Hubert à Mauss datée du 11 décembre 1902. Le début de la lettre donne une bonne idée du congrès : « Voilà le fameux congrès terminé. Je ne te raconte pas en détail les comptes rendus que tu recevras presqu’en même temps que ma lettre t’en donneront une idée. La moyenne des communications est très sensiblement égale à celle des congrès européens. Il y a eu là des gens considérables comme Brandes, Pulli, Florenz, etc. Quelques-uns des savants locaux sont de très bons travailleurs. J’ai vu le P. Cadière qui est plus qu’estimable. Il faut lui envoyer aux soins de Finot un paquet contenant la civilisation primitive de Tylor […] dans les volumes de l’Année que tu jugeras devoir lui être utiles. Nous pouvons lui envoyer cela à nos frais. Il a 800 fr par an pour vivre et il trouve le moyen d’acheter des livres là-dessus. Il faut en outre envoyer à l’école française un exemplaire complet de l’Année, Finot garde pour lui ce que tu lui envoies. Finot a très bien fait au Congrès, bien qu’il ne soit pas un homme fait pour la mise en scène. Pelliot et Maitre ont beaucoup donné et très bien. Carmentier est excellent. L’autre membre de l’École, Fontainieu est inexistant. Huber est malade. Il faut engueuler doucement Foucher qui ne fait rien pour l’école […] ».
  • [12]
    René Verneau (1852-1938) deviendra directeur du musée d’ethnographie de Paris en 1908, après y avoir travaillé pendant quatre ans comme conservateur.
  • [13]
    Léopold Cadière (1896-1955). Pour les ouvrages, il s’agit certainement de (avec Paul Pelliot), « Première étude sur les sources annamites de l’histoire d’Annam », Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, vol. 4, n° 3, pp.?617-671 ; Croyances et pratiques religieuses des Viêtnamiens, Hanoi, Impr. d’Extrême-Orient, vol. 1, 1944 ; et Paris, EFEO, vol. 2, 1955, vol. 3, 1956.
  • [14]
    IMEC, fonds Hubert, Lettre du 11 juillet 1903.
  • [15]
    IMEC, fonds Hubert, Lettre de Alfred Foucher (1865-1952) à Henri Hubert datant du 24 octobre 1903.
  • [16]
    IMEC, fonds Mauss, Lettres de Finot à Mauss, datée du 23 mars 1904.
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