Notes
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[1]
L’annexe en ligne en témoigne : http://www.crid1418.org/doc/mutins (consulté le 2 avril 2010).
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[2]
On tirera profit de la sémiologie des émotions qui s’opère en d’autres disciplines (Cron et Lignereux 2007 ; Merlin-Kajman 2009).
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[3]
Ajoutons que la répudiation du prisme pathologique ruine définitivement la figure thaumaturge de Pétain, comme guérisseur du mal-être des poilus.
1Voilà un ouvrage qui, exposé au feu de l’actualité historiographique, est destiné à être remarqué mais qui est d’abord en tous points remarquable. Bien que fruit d’un compromis éditorial, son intitulé en triptyque n’a rien d’un titre à rallonge : il déploie en un fidèle effet de zoom les sens du livre. De fait, c’est une lecture d’ensemble de 14-18 qui est proposée à la lumière des refus de la guerre et au moyen d’une histoire renouvelée des mutineries ou, plus exactement, des mutins. Mais, c’est tout autant une mise en perspective du moment 1917 qui est offerte à ses lecteurs, grâce à une ample réflexion sur les refus de la guerre.
En finir avec une querelle historiographique
2C’est devenu un lieu commun que de comparer l’actuelle historiographie française de la Grande Guerre à une guerre de positions, certains ajouteront de positions institutionnelles, entre historiens tenants du paradigme du consentement et ceux du poids de la contrainte, lequel « champ de bataille » serait « embourbé » (Le Naour 2008). Aussi caricaturale soit-elle, cette présentation a le mérite de satisfaire les premiers, en rappelant le manichéisme propre aux engagements conflictuels, tout en allant dans le sens des seconds, en soulignant qu’il n’est guère possible de se soustraire au duel qu’entretient la pression des attentes et des attendus, tant le clivage – une fois installé dans les esprits et les centres de recherche – impose sa force d’inertie. Ces images convenues dérivent de la rare notoriété de ce débat savant, dont le double prix serait l’appauvrissement et le figement de l’antagonisme. Il importe en outre d’être bien conscient des implications pernicieuses de la métaphore guerrière (Buton, Loez, Mariot et Olivera 2008). Cependant, il est difficile d’en faire abstraction dans la mesure où l’ouvrage porte quelques traces de la controverse, dans le ton incisif de certaines remarques, et puisque ce climat a immanquablement dû peser sur la gestation de cette thèse, menée sous la direction de Frédéric Rousseau (Loez 2009). Voilà qui promet plus tard de savoureuses pages d’ego-histoire, et qui, en tout cas, a contribué à la dynamique de l’œuvre, en partie conçue pour dépasser l’aporie dans laquelle on avait enfermé le débat.
3L’impersonnel et l’imparfait sont de rigueur pour désigner une polémique dont l’obsolescence est désormais régulièrement dénoncée. Et ce livre contribue doublement à la dépasser. Premièrement, il réfute l’insidieuse présentation du débat en termes binaires. Or, face à la puissance suggestive de l’hypothèse du consentement (Audouin-Rouzeau et Becker 2000), qui ambitionne de retrouver l’expérience culturelle de la guerre totale et qui, pour ce faire, est adossée à une anthropologie culturelle fort élaborée, au point d’être taxée de « mythe savant » (Rousseau 2008), l’hypothèse disciplinaire, sommairement réduite à l’idée d’une contrainte par la force, ne peut satisfaire personne, en dehors de milieux militants, tant il est vrai que, pour forcer le trait, plusieurs millions de combattants n’auraient guère à craindre de vingt-cinq mille gendarmes… Ce ne serait donc là qu’un repoussoir commode trahissant la richesse de l’argumentaire des tenants supposés de la contrainte, argumentaire qui repose en fait sur l’idée d’un faisceau de facteurs, se combinant pour fournir aux individus des capacités d’adaptation et de préservation de soi ; bref, des moyens de tenir plus que des raisons d’accomplir un devoir patriotique.
4Deuxièmement, ce livre fait voler en éclats les cadres imposés au débat en ajoutant à cette notion foisonnante et donc un peu floue de faisceau, un quatrième terme, celui de conformisme social. Celui-là est fondé sur un constat apparemment sans appel : il y a la guerre, alors on la fait. La question lancinante et psychologisante des motivations devient caduque. À l’aune de la sociohistoire, se demander pourquoi les combattants, c’est-à-dire chacun d’entre eux, ont tenu, c’est poser un faux problème : l’échelon individuel est inapte à rendre compte de ce qui se joue au niveau collectif des pratiques sociales. Il n’y a pas à chercher des raisons de tenir ; tout au plus la minorité cultivée des combattants peut-elle se donner des raisons pour habiller, s’approprier et formuler un fait qui l’écrase de son intangibilité. C’est là l’évidence historique auquel ont été confrontés les contemporains et qui s’imposera, peut-être, en évidence historiographique. Cette hypothèse sociologique risque, il est vrai, d’entraîner un rebond de la polémique, cette fois autour de la notion de conformisme. Il n’est pas sûr en effet que l’idée d’un modelage par les institutions, redoublé par les relais diffractés des interactions entre individus au sein des collectifs, suffise à faire tomber les préventions. Pour nombre d’historiens, conformisme rime avec fatalisme et déterminisme, scepticisme et criticisme, pessimisme et « misérabilisme anthropologique » – voir sur ce terrain Sudhir Hazareesingh (2009) en réaction à Nicolas Mariot (2008). Il y a dans la thèse du conformisme comme une perte de la dignité d’acteurs individuels autonomes, conscients et responsables, à rebours du vent dominant depuis la Nouvelle Histoire.
Quoi qu’il en soit, dans le cadre de cette hypothèse sociologique, les individus sont condamnés à participer à une guerre qui ne s’arrêtera que faute de combattants dans l’un ou l’autre camp. L’intense mobilisation des esprits rejette l’idée de paix blanche dans le champ de l’indicible, et bannit de l’espace social jusqu’aux propos simplement réalistes. C’est là du moins le résultat de la cristallisation de l’été 1914. Mais si le discours dominant se referme sur lui-même, il n’en est pas de même des opérations militaires : avec l’installation dans la guerre des tranchées, l’enthousiasme patriotique et l’investissement total ne sont plus tenables. Au mitan de 1915, c’est l’exhortation à la ténacité qui prend une place centrale, conditionnée cependant à la justice et à l’égalité devant le sacrifice (p. 58). En résumant de la sorte l’infléchissement de la rhétorique guerrière, André Loez installe un cadre d’intelligibilité pour saisir l’irruption des protestations de 1917. D’une part, parce qu’en reconnaissant des droits aux combattants, le nouveau discours dominant creuse l’incompréhension entre l’institution militaire, fermée sur ses normes, et ses hommes, qui ont reconquis leur identité citoyenne. D’autre part, parce que cet alignement de la rhétorique de cohésion sur l’évolution des combats crée un précédent. Des nouvelles convergentes peuvent entraîner le basculement des représentations et annoncer un autre discours possible.
Faire avec : l’historien et ses sources
5La validité de cette démarche est conditionnée à la qualité des sources et de leur traitement. Sans s’attarder sur l’effort de dépouillement consenti par A. Loez [1], il faut attirer l’attention sur une autre forme de dépouillement, un rapport aux archives fait d’honnêteté et d’humilité, qui accepte l’irrémédiable quasi-mutisme de la documentation disponible sur les mutineries, sans chercher à remplir le silence par son propre discours.
6La mise en contexte, l’un des fondements du travail de l’historien, est ici exemplaire. Il ne suffit pas de prendre acte de l’extraordinaire densité événementielle du premier semestre 1917, ni d’énumérer de manière surplombante les circonstances du basculement, mais bien de reconstituer l’environnement des nouvelles à partir de ce qui se sait alors vraiment dans les tranchées. Cela implique d’être à l’écoute de ce qui s’y dit et de ce que les uns et les autres font des bruits qui leur parviennent. Connaître par le biais du courrier les événements alimentant les réflexions et les conversations, reconstituer les « énoncés en circulation », comprendre comment les soldats rapportent ces informations extérieures avec les expériences vécues par leur unité, c’est se forger une clef d’intelligibilité des mutineries en identifiant leurs conditions de possibilité. L’impact de certains événements s’en trouve minoré : l’échec de l’offensive du Chemin des Dames ne monopolise pas toute l’attention des soldats, et par conséquent leurs protestations ne se réduisent pas à une réaction face à ce choc durement ressenti. L’appréciation de la situation russe est fort mesurée, ce qui invalide l’idée d’une contagion révolutionnaire, étouffée par l’absence de défaitisme dans les rangs français. À l’inverse, la portée d’autres épisodes, telle que la préparation de la conférence de Stockholm, ou la prégnance des rumeurs, à l’instar de celle des Annamites massacrant les Parisiennes, sont réévaluées. Cette étude de la propagation des nouvelles et de leur appropriation aboutit au constat qu’enrayer la guerre est devenu crédible pour les soldats. L’impression d’une déstabilisation générale favorise alors les utopies brèves, ces fins rêvées ou redoutées (la révolution ou la famine) par lesquelles une guerre intolérable et pourtant interminable pourrait s’achever. La contextualisation minutieuse opérée par A. Loez met toutefois en évidence un décalage chronologique entre la vague de contestations à l’arrière et les mutineries, qui se multiplieront alors que la pression sociale est déjà retombée.
7On l’aura compris : l’attention aux termes en circulation dans les tranchées compte autant sinon plus que celle des thèmes, et les citations constituent véritablement un terreau de sens. C’est dire si les principes du linguistic turn sont parfaitement assimilés. En revenant systématiquement sur la lettre des témoignages, A. Loez entend dissiper les fausses évidences d’une première lecture pour s’assurer que ses lecteurs ont vraiment lu les mots tenus et qu’ils s’y tiennent, sans les retraduire, sans céder à leurs propres suggestions. Sans doute inesthétique en termes de graphisme, le choix de l’illustration de couverture – un bout de papier quadrillé – a la grande vertu d’interpeller par la nudité du cri « La révolution ou la fin de la guerre », et de suggérer la force brute de la parole d’archives. Celle-ci est constamment soupesée pour retrouver les combattants, leurs aspirations et leurs exaspérations, par-delà l’écran des représentations dominantes puis des reconstructions savantes. L’analyse des registres de langue fait entendre le décalage des univers socioculturels, si important pour la démonstration, qu’il s’agisse d’évoquer les lignes de fracture entre officiers et soldats, ou parmi la troupe elle-même entre le gros des mutins et ceux que leur maîtrise du français et des argumentaires désignent comme meneurs. Une conscience aiguë du poids des situations d’énonciation complète le protocole de travail sur les sources mis en œuvre. La forme modèle le fond : textes à l’appui, le lecteur mesure toute la distance entre une pétition déférente collectivement signée et un graffiti rageusement tracé par une main anonyme. C’est revenir aux sources du métier que de rendre compte de l’emploi de tel ou tel mot parmi l’éventail des possibles langagiers en fonction des ressources culturelles du locuteur et des effets pragmatiques qu’il escompte.
8De cette manière, A. Loez s’arme pour aborder des sources foncièrement et irréversiblement biaisées. L’historien n’a pas d’autre solution que de faire avec, ce qui a une double implication. D’une part, composer avec les archives disponibles, c’est se battre avec des bribes, sans glisser vers le mensonge par extrapolation. D’autre part, faire avec, c’est aussi prendre acte, tenir compte de chaque parole, et par conséquent ne pas filtrer, ne pas oublier les voix discordantes, accepter les notes dissonantes par rapport au cadre interprétatif pressenti. Et donc éviter de mentir par omission. A. Loez fait avec les apparentes contradictions et y puise du sens : lorsque les mêmes soldats réclament à la fois des permissions, c’est-à-dire une soustraction personnelle et temporaire au conflit, et la fin de la guerre, soit une issue collective et définitive, il pointe là des objectifs complémentaires mais décalés sur différents horizons d’attente chronologique.
9La constitution des corpus offre un autre point de méthode à méditer. Il faut compter pour connaître, mais l’on ne peut compter que ce que l’on connaît ; ce préalable écarte toute course au chiffre, propre à fragiliser le résultat d’ensemble. À la différence de collectes extensives (Pedroncini 1967 ; Rolland 2005), l’analyse se resserre ici sur cent onze affaires de mutineries convenablement documentées. Elles sont utilisées comme noyau statistique d’un phénomène plus considérable que l’on ne peut pas cerner avec précision, d’où le recours complémentaire à un halo d’affaires. Cette dernière image a sa vertu heuristique même si elle tend à semer le doute : dans cette logique, on pourrait renverser les registres de la preuve et argumenter qu’il ne s’agit plus tant de comptabiliser les unités ayant connu des actes avérés de désobéissance que de prouver que les unités réputées intactes l’ont bel et bien été. Ce serait là faire un procès d’intention à l’auteur. À la différence des mutins, il n’a pas besoin de faire nombre à tout prix, comme le manifeste le contournement de l’évaluation du nombre d’individus impliqués. Trois garde-fous le prémunissent de toute tentation maximaliste. D’abord, les tentatives de ses prédécesseurs pèchent par leurs calculs hasardeux sur la foi de coefficients à jamais imparfaits. En outre, il connaît la nature minoritaire des acteurs des mouvements sociaux, a fortiori ceux « émergents » (pp. 200-201). Enfin, il refuse de ne considérer comme mutins que les seuls soldats impliqués dans des mutineries. Ces dernières ne sont que la face spectaculaire d’une désobéissance globale au printemps 1917, dont les acteurs mériteraient tous le nom de « mutins », quelle que soit la forme de désobéissance qu’ils ont adoptée, au gré des opportunités. Ce dernier point s’adosse à un choix méthodologique décisif, celui du continuum d’indiscipline, notion éclairante à condition de préciser qu’elle est dépourvue de l’idée de progressivité qu’elle semble impliquer. Ce serait un comble que de pousser à épouser les représentations des officiers : le mauvais soldat, qui commence par rouspéter, allonger sa « perm », finira par animer une révolte collective. Pour taire toute ambiguïté, peut-être aurait-il mieux valu parler de contiguïté.
Riche de ses corpus et de ses typologies, le livre recèle aussi une forte contribution à l’histoire des sensibilités, qui répond par avance aux réserves émises contre la sécheresse d’une analyse répudiant les sentiments intimes et les motivations personnelles. Se livrer au démontage des rouages sociaux n’exclut pas de relever le rouge des émotions sur le front de soldats excédés ou d’officiers désemparés : le visage décomposé, en larmes, de ces derniers face à la fronde de leurs hommes en dit long sur la décomposition de leur autorité ; l’ostensible perte de maîtrise de leurs expressions redouble celle de leur ascendant. Les émotions sont donc intégrées à la démonstration globale en tant que leur manifestation publique répond à des codes, eux-mêmes reflets des normes et des valeurs d’une société (Courtine et Haroche 2007) [2]. C’est dire que les émotions ne sont pas prises au premier degré. André Loez refuse d’ancrer l’analyse dans le registre du dégoût ou de la colère, ce qui constituerait une régression et nous renvoie à l’approche spasmodique des mouvements sociaux, justement révoquée depuis Edward P. Thompson [3]. La mise à nu des actes et des représentations des mutins dispense de tout naturalisme sur la forme comme de toute compassion ostentatoire sur le fond. Toutefois, la relativité et la réversibilité possible du système des valeurs – articulé autour du sens de l’honneur et du sentiment du devoir – sont mises en évidence par les efforts déployés par les mutins, conscients qu’au-delà de l’armature disciplinaire de l’armée, ils ont encore à braver le regard des autres, regard qu’ils ne pourront soutenir qu’au terme d’une légitimation qui engage la perception qu’ils se font d’eux-mêmes : la mutinerie doit apparaître comme un acte courageux et responsable.
Rouvrir le dossier des mutineries
10Ces principes méthodologiques animent un réexamen en règle du dossier des mutineries, choix dont on saluera l’audace. S’il était évident que les vues de Guy Pedroncini avaient vieilli en dépit d’une forme de perpétuation académique, on pouvait croire à bon droit que les relectures ultérieures en avaient tiré les interprétations essentielles (Smith 1994 ; Rolland 2005). Parler d’interprétations essentielles, c’est toutefois tomber dans le travers combattu par A. Loez, celui d’un filtre interprétatif niant les sens dissonants de l’événement. L’auteur entend ici prendre acte de tous les gestes mutins repérables, et procède à une réécriture complète des événements, depuis leurs prodromes jusqu’à la reprise en main. L’adjonction au récit factuel de vingt-sept mutineries jusque-là ignorées en est l’élément le plus saillant, avec tout ce que cela implique pour la cartographie et la chronologie du mouvement. Mais surtout, les mutineries changent de dimension parce qu’elles sont réinscrites dans une crise générale d’obéissance dont l’éventail recouvre les manifestations de doute à l’arrière et les formes d’indiscipline militaire. Des premières, A. Loez examine l’écho des grèves urbaines auprès des soldats du front. Ce tableau du vacillement de 1917, aiguillé par les désordres ferroviaires (Cronier 2005), pourrait être complété par des travaux sur l’inquiétude du monde rural, le poids croissant des réquisitions et la montée de l’insoumission aux périphéries du pays (Panel 2010). Le spectre des secondes est largement ouvert. Il y a en effet cent manières de désobéir, individuelles ou collectives. Pour apprécier les mutineries, l’ensemble des désobéissances est à considérer, ne serait-ce que pour suivre la dynamique du délitement, lorsque le refus des uns rend envisageable ou légitime le refus des autres.
11Reste à définir ce mouvement social hors norme qu’ont été les mutineries en tant que telles. Pour A. Loez, leur compréhension passe par la confrontation avec d’autres types d’action collective. C’est là une vraie tension explicative : envisager la mutinerie comme un mouvement social ne revient pas à l’aseptiser sous la forme d’une grève aux armées, levier de négociation, car il s’agit d’événements improbables, imprévisibles et explosifs. La dispersion des troupes en cantonnements rend difficiles les réunions aussi bien que la propagation nécessaire pour atteindre la masse critique qui offre l’impunité relative de l’anonymat. Couplée à la localisation dans un milieu rural peu dense en objectifs de mobilisation et en relais sociaux (presse, réseaux de soutien), cette dispersion facilite enfin l’encerclement et la répression d’unités n’ayant « nulle part où aller ». Pour autant, le récit n’a rien de rétrospectif et n’est nullement la chronique d’un échec obligé – A. Loez sachant par ailleurs user à bon escient du stimulant d’une histoire contrefactuelle, qui se refuse à penser les processus par leurs résultats : il sait restituer toute la part d’incertitude avec laquelle ont été vécus ces événements inédits et reconstituer les improvisations des mutins.
12Ce mouvement social inédit gagnerait sans doute à être comparé, toutes proportions gardées, aux premières grèves de policiers, à l’exemple de ceux de Lyon en mai 1905 (Bergès 1995). Les tensions entretenues par l’autoritarisme du colonel Seurot, qui cumulait et confondait le commandement de la légion de gendarmerie avec celui des gardiens de la paix, et en tout cas peu enclin à respecter les droits de fonctionnaires civils que sont ces derniers, même sous la forme d’une police militarisée et encasernée, aboutissent à une motion de protestation adoptée en assemblée générale. La nouveauté du geste, qui court-circuite la voie hiérarchique de la transmission des doléances, et l’identité des participants valent au mouvement d’être taxé d’« acte d’insurrection ». La révocation de soixante gardiens déclenche en retour une forme de grève de leurs camarades : tout en restant à leur poste, ils décident de ne plus assurer leurs rondes. Sur réquisition du préfet, des fantassins et des gendarmes expulsent manu militari les agents, les désarment et les remplacent, à l’exception du poste de l’hôtel de ville. Le maire Jean-Victor Augagneur défend en effet les gardiens de la paix et interpelle à ce sujet le ministre de l’Intérieur, le 22 mai. Le ministre, Eugène Étienne, soutient alors son préfet, en affirmant ne pas pouvoir tolérer qu’une « mutinerie » perdure de la part de « soldats » égarés. Parce qu’il met à nu certains mécanismes de la protestation dans le cadre d’institutions d’État, hiérarchisées sur un modèle militaire, ainsi qu’aux obstacles auxquels de tels mouvements se heurtent, ce rapprochement aide à penser les mutineries autrement que comme le pic d’une crise en contexte d’exception.
En remettant à plat le printemps 1917, A. Loez ne laisse en définitive que de rares zones d’ombre. L’allusion à la connaissance des événements par le haut-commandement allemand appelle pourtant des éclaircissements, auxquels l’historiographie d’outre-Rhin répond déjà en partie. Pourquoi n’a-t-il pas exploité ce moment de flottement ? Par doute sur la fiabilité de ses informations ? Par crainte d’une contagion sur ses propres troupes ? Par stratégie d’attente délibérée pour recueillir les dividendes de l’autodislocation du front ouest ? De fait, en l’absence de moyens militaires autorisant une offensive d’envergure, la peur de provoquer un sursaut français a sans doute joué ; de même, il est probable que les Allemands savaient que la première ligne française n’était pas touchée et qu’elle défendrait ses positions. Cette dernière hypothèse attire du coup l’attention sur les hommes en première ligne. Pourquoi restent-ils à l’écart des mutineries ? Est-ce justement parce qu’ils sont à l’écart dans l’espace des opérations militaires ou parce qu’aucun refus de guerre ne peut tenir à la proximité immédiate de la menace allemande ? André Loez ne nous en dit rien faute de source, et on peut regretter à ce propos que les espaces complexes et emboîtés du front, de l’arrière-front, de l’arrière-arrière-front, ne soient pas davantage pris en compte. Plus généralement, il ne faudrait pas négliger les leçons à tirer de l’histoire-bataille et de l’histoire militaire. Certes, Philippe Pétain a renoncé à l’idée de percée dès le 19 mai ; cependant, conclure comme A. Loez au succès paradoxal des mutins, qui auraient contraint le généralissime à abandonner les attaques à objectifs limités, et avec elles la guerre d’usure, semble excessif au vu des offensives sectorielles de l’été 1917 (Flandres, le 31 juillet 1917 ; reprise à Verdun des cotes 304 et 344, le 20 août 1917).
L’autorité décomposée
13S’il y a donc lieu d’escompter quelques bénéfices d’un approfondissement factuel ultérieur, l’ouvrage offre une autre contribution essentielle. En entreprenant la description de la désagrégation partielle et momentanée de l’autorité aux armées au printemps 1917, A. Loez se livre aussi à un démontage minutieux des relations d’autorité, en rupture avec des approches qui renvoient complaisamment à des questions de charisme et d’ascendant, celui de Pétain notamment. Longtemps abandonnée aux débats d’actualité ou à une histoire des idées désincarnée, la notion suscite désormais des efforts d’historicisation (Karila-Cohen 2008) et la polémique historiographique a tendu à la rendre incontournable pour aborder la Grande Guerre. Les définitions de l’autorité s’accordent à souligner qu’elle s’exerce sans coercition ostensible ; cette dimension fondamentale éclaire la rareté des violences émaillant les mutineries (un quart des affaires, mais elles ne dépassent le stade de l’intimidation pour être effectives qu’une fois sur huit au total). De fait, la violence n’est pas nécessaire aux mutins : il suffit d’afficher la désobéissance pour ruiner l’autorité, d’où l’exhibition récurrente des signes emblématiques de la subversion, tels que L’Internationale et le drapeau rouge, chiffon rouge au propre comme au figuré.
14La crise de l’autorité au sein de l’armée constitue le premier champ d’observation. Sont analysés aussi bien ses ressorts (le relâchement des liens interpersonnels entre les officiers et leurs troupes du fait du renouvellement des rangs à la suite de l’offensive Nivelle, la promesse inconsidérée d’un succès décisif propre à saper la confiance à l’égard des officiers, le tout sur fond d’une dialectique des droits et des devoirs du soldat-citoyen se crispant sur les questions de la justice militaire et des permissions), que son essor (les flottements de la hiérarchie, dont l’arrivée de Pétain est la manifestation et non pas la solution, les effets d’entraînement, les rancunes sociales et les règlements de comptes individualisés) et enfin le sort de cette crise (la répression et les mesures de reprise en main achèvent de briser une mobilisation qui allait en se délitant).
15Puisque l’autorité est au cœur du livre, l’on ne s’étonnera pas de constater que les officiers y ont autant de place que les mutins. Cela s’explique en partie par leur qualité de producteurs de sources mais en partie seulement : si les officiers bénéficient d’un tel traitement, c’est qu’André Loez décompose bel et bien la relation d’autorité existant entre eux et les soldats. Le rôle crucial des sous-officiers est également évoqué, sous l’angle du déchirement puisqu’ils se trouvent écartelés entre des injonctions divergentes : incités à agir, les caporaux basculent dans le mouvement tandis que les sergents réaffirment leur loyauté institutionnelle. À l’invite de travaux sur l’acculturation des conscrits d’avant-guerre à l’habitus disciplinaire (Roynette 2000), ou sur la place charnière des sous-officiers comme supports d’une « autorité du premier degré » (Chanet 2008), on pense aussi à d’autres pistes. La place de premier plan de la classe 17 dans les mutineries, soit des jeunes gens qui ne sont pas véritablement passés par l’école de la caserne, nous renvoie ainsi aux phénomènes de génération et au rôle fondateur du service militaire dans le façonnement d’une obéissance durable.
16Le rôle du passage à la caserne au regard des mécanismes de construction nationale occupe une importance méritée dans l’historiographie de l’Europe du second xixe siècle. Pour autant, il convient de ne pas durcir les mécanismes par lesquels s’est bâti l’État-nation sous peine de circularité logique, peut-être latente dans ce livre. À trop le faire, on tire abusivement preuve du sans-faute de la mobilisation de l’été 1914 pour en déduire que l’intégration des masses avait été parfaitement menée à bien, preuve de l’efficacité atteinte par l’État-nation comme cadre social. Puis on retourne l’argument, pour rendre compte de la réussite de la mobilisation de 1914 par l’efficacité des relais sociaux du discours national. Il est en tout cas excessif d’étendre aux processus de nationalisation des masses la dimension mécanique, valable pour la mobilisation, et à laquelle devrait donc se restreindre la métaphore de la machine.
17Certes, le fait national est d’abord un fait social, irréductible aux individus dont l’adhésion sincère importe peu au fond. Le jeu de rôles et les postures observées au moment des interrogatoires des mutins illustrent sans conteste la force du conformisme social sous les apparences du patriotisme retrouvé : les soldats sur la sellette savent prononcer les mots attendus et s’en tenir aux discours socialement tenables. Cependant, s’il est salutaire de dévoiler les impératifs sociaux du patriotisme, s’il est juste de pointer la quasi-absence de marge d’initiative pour des individus enserrés dans les réseaux sociaux, l’hypothèse sociologique gagnerait peut-être à faire une place à d’autres lectures : les institutions de l’État-nation, y compris leur face militaire, sont également ce que les populations en font, à l’exemple de la gendarmerie réorientée vers le service du public sous la pression des administrés et à la demande de ses membres (Houte 2010). Bref, le processus n’est pas à sens unique, ce qui signifie que la mise en branle de la société française en 1914 ne se résume pas à une réponse à l’injonction de l’appareil d’État, mais que l’inverse joue peut-être, avec un décalage temporel certes, c’est-à-dire une mobilisation renforcée de l’appareil d’État en écho au mouvement de la société. L’image de l’État comme « monstre froid » a ses limites. Il est d’ailleurs significatif que l’étude de la rhétorique de la raison d’État et des mesures prises en son nom (p. 515) fasse davantage ressortir des différences que des permanences entre 1914 et 1917, sous la pression de la reconfiguration politique.
18L’autorité, nous dit d’ailleurs A. Loez, est en effet à comprendre dans le cadre de la République, et pas seulement dans celui de la nation. La guerre met à l’épreuve ses instances représentatives, mais aussi son système de valeurs, établi sur le pivot de l’égalité et de la justice. Dans cette optique, la démarcation entre demandes matérielles et revendications politiques s’estompe tant il est vrai que les réclamations en apparence triviales s’adossent à la conscience de droits à faire respecter. Plus largement, un tel conflit ébranle un régime construit sur la démocratie et le patriotisme, en révélant ce que ces deux piliers peuvent avoir de divergent. La guerre révèle les ambivalences subsistantes dans l’adhésion des Français à la République et la fragilité du pacte républicain : la garantie de la justice en contrepartie de la proscription ou du moins de l’usage contrôlé de la violence. C’est poser à nouveau la question de l’identité de la République pour laquelle combattent les citoyens. Ces enjeux sont dramatisés par l’évocation des projets de marche sur Paris (pp. 259-266). Il est vrai que la prudence est de mise sur la portée de tentatives qui, sans mériter l’oubli qui avait été leur lot jusqu’alors, restent velléitaires et minoritaires (seules dix unités les ont formulées). André Loez a cependant eu raison d’attirer l’attention sur cette tentation : elle témoigne de la persistance des cadres de référence, celle de pouvoir déposer un ultime recours devant l’instance suprême, comme le signalent sur un mode mineur les courriers adressés aux députés. L’éventualité d’une marche sur la capitale fournit en tout cas un moyen de mesurer l’évaluation de la menace : les mutineries ont été traitées comme des affaires d’État appelant d’énergiques mesures de précaution.
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Ce livre magistral offre donc bien davantage qu’une mise au point complète et convaincante sur les événements du printemps 1917 : il met le point sur les i des mutineries en situant leur portée bien au-delà de la grogne ou de la grève. La lecture de la Grande Guerre s’en trouve renouvelée, avec des soldats qui n’ont jamais été « motivés » pour le conflit, qui l’ont subi, jusqu’au moment où la possibilité de signifier leur refus s’est ouverte. Les mutins expriment bel et bien leurs refus de la guerre ; s’il est indéniable que les mutineries sont pour certains de ses acteurs un défoulement passager, elles sont aussi et surtout l’expression d’un refus forcément refoulé dans le temps ordinaire de la guerre. La démonstration est menée avec force, clarté et honnêteté, encore que l’on puisse déceler chez l’auteur une équivalence implicite entre le vœu, partagé et profondément ancré, d’en finir avec la guerre et celui de la refuser. Il est évident que les soldats souhaitent la fin des combats, car qui peut souhaiter qu’ils durent ? L’impatience d’en finir est sans doute telle que la fin prime sur les moyens (la paix victorieuse), mais cela n’équivaut pas exactement à un refus caractérisé, d’où l’échec des mutineries. Par ailleurs, l’ampleur de la crise de l’obéissance révélée par cet ouvrage est un précieux acquis à faire fructifier. Même s’il s’agit avant tout d’une crise française, tant les quelques aperçus d’histoire comparée suffisent à suggérer les spécificités des moments 1917 en Russie, en Italie ou en Allemagne, spécificités liées aux conditions de la guerre propres à chaque pays belligérant et à leurs cultures nationales d’autorité, tissées par leur organisation sociale.
Bibliographie
Ouvrages cités
- Audouin-Rouzeau, Stéphane et Annette Becker. 2000. 14-18. Retrouver la guerre. Paris, Gallimard (Bibliothèques des histoires).
- Bergès, Michel. 1995. Le syndicalisme policier en France (1880-1940). Paris, L’Harmattan (Sécurité et société).
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Notes
-
[1]
L’annexe en ligne en témoigne : http://www.crid1418.org/doc/mutins (consulté le 2 avril 2010).
-
[2]
On tirera profit de la sémiologie des émotions qui s’opère en d’autres disciplines (Cron et Lignereux 2007 ; Merlin-Kajman 2009).
-
[3]
Ajoutons que la répudiation du prisme pathologique ruine définitivement la figure thaumaturge de Pétain, comme guérisseur du mal-être des poilus.