Notes
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[1]
Pour plus de développements sur le crédit de face-à-face, nous nous permettons de renvoyer à Gilles Laferté, « Théoriser le crédit de face-à-face : un système d’information dans une économie de l’obligation » (à paraître).
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[2]
Le crédit revolving, appelé aussi crédit permanent, est une ligne permanente de crédit à disposition sur un compte et avec laquelle l’emprunteur peut financer tout achat. Il s’oppose ainsi à l’instalment credit ou crédit à tempérament, qui renvoie à un système de crédit affecté à l’achat d’un bien où les remboursements sont fixes sur une période de temps donnée.
Ouvrages commentés
- Finn, Margot C. 2003. The Character of Credit. Personal Debt in English Culture, 1740-1914. Cambridge, Cambridge University Press (Cambridge social and cultural histories).
- Guseva, Alya. 2008. Into the Red. The Birth of the Credit Card market in Postcommunist Russia. Standford University Press, Stanford.
- Miller, Margaret J. (éd.). 2003. Credit Reporting Systems and the International Economy. Cambridge, MIT Press.
- Olegario, Rowena. 2006. A Culture of Credit. Embedding Trust and Transparency in American Business. Harvard, Harvard University Press (Harvard studies in business history).
- Postel-Vinay, Gilles. 1998. La terre et l’argent. L’agriculture et le crédit en France du xviiie au début du xxe siècle. Paris, Albin Michel (L’évolution de l’humanité).
2Ce résultat d’une généralisation du crédit de face-à-face dans des systèmes sociaux et historiques divers est déjà important : il contredit la perception classique faisant du crédit un trait spécifique des modes de consommation contemporains (Calder 1999) ; inversement, en suivant Philip Hoffman, Gilles Postel-Vinay et Jean-Laurent Rosenthal (1999), il invite plus encore à refuser une lecture évolutionniste des marchés du crédit opposant chronologiquement une économie préindustrielle personnalisée à une économie instituée capitaliste, dichotomie reprise par l’opposition d’une économie morale précédant l’économie de marché (voir la discussion de Thompson et Scot in Fassin 2010 : 1241-1250). L’économie de face-à-face est toujours largement présente au cœur des systèmes financiers contemporains. Inversement, des formes d’économie instituée existaient tout autant dès l’Ancien Régime. Plus encore, ces recherches saisissent bien toute la complexité des relations d’interconnaissance comprises, d’une part comme un système de collecte d’informations économiques sur les personnes et, d’autre part, comme une contrainte à honorer les dettes (Guinnane 2010). L’économie de face-à-face est une économie de normes et d’obligations sociales. Chacun obéit à des systèmes de valeurs partagées pour organiser et garantir les échanges (Fontaine 2009 ; Lamoreaux 1994) [1].
3Sans l’expliciter en ces termes, les textes discutés ici relèvent d’un second modèle interprétatif ouvrant le chantier de ce que nous nommerions les processus d’identification économique. À l’image de l’identification politique étudiée pour la formation des États modernes (Noiriel 2007), l’identification économique se rattacherait à la construction de marchés larges, dans le cadre de bureaucraties, pour gérer à distance des consommateurs, des débiteurs. L’identification économique connaît une longue histoire avec, par exemple, la tentative de mise en place du fichier national des dettes en 1673 (Postel-Vinay 1998). Crédit de personne à personne sans intermédiaire ou crédit à distance fondé sur l’identification économique bureaucratique, voici deux idéaux-types des mécanismes d’octroi du crédit qui s’entremêlent plus qu’ils ne se succèdent depuis le xixe siècle. Aujourd’hui, selon les marchés du crédit opposant marché de masse (crédit à la consommation) au crédit commercial, on bascule de formes plus automatisées à des formes plus interpersonnelles, rapprochant plus nettement le crédit commercial contemporain des travaux anthropologiques du crédit.
Vers l’identification économique ou la mise en fiches des acteurs du crédit
4Comment étendre le marché du crédit si, en suivant les travaux historiques et anthropologiques, celui-ci se fonde avant tout sur des transactions interpersonnelles, enfermant le marché sur des relations courtes ?
5Le premier chemin suit celui des réseaux, notamment les réseaux à longue distance propres aux communautés migrantes, comme les Juifs aux États-Unis durant le xixe siècle (Olegario 1999, 2006 : chap. iv) ou encore les Savoyards, Écossais, Juifs évoqués par Laurence Fontaine (2009). Toujours tirant parti des réseaux, plusieurs auteurs soulignent la place de personnes clés, permettant d’attraper par grappe la clientèle, comme en témoigne Alya Guseva (2008) sur la Russie où les banquiers se sont initialement appuyées sur leur clientèle haut de gamme pour développer la carte de crédit, puis sur les salariés des grandes entreprises industrielles. De même, David Courpasson (1995 : 89-90) montre comment, dans le cadre de la bancarisation, les banquiers ont contacté les directeurs d’entreprises pour les convaincre de verser les salaires sur des comptes bancaires. Mais à mesure de l’extension des marchés et donc des réseaux, la densité des relations sociales et, en conséquence, la qualité des informations s’effritent. Comment résoudre l’asymétrie d’information entre le débiteur et l’emprunteur à longue distance ?
En France, le rôle des notaires de l’Ancien Régime au xxe siècle
6Ce crédit notarial (Postel-Vinay 1998), qualifié de crédit formel en opposition au crédit direct de personne à personne, mais également de crédit traditionnel en opposition au crédit bancaire qui finira par s’y substituer, est une forme ancienne de crédit institué, remontant à l’Ancien Régime et poursuivi jusqu’au début du xxe siècle. L’extension du marché par les notaires n’est pas une extension de réseaux comme les autres, puisqu’elle implique une intermédiation via des spécialistes monopolisant l’information financière. D’enregistreurs des contrats, ils se font progressivement marchands de crédit. Face à l’échec d’une information nationale publique des dettes privées en 1673, les notaires, de par leurs attributions légales, en ayant la connaissance des capitaux, des hypothèques, se trouvaient en situation de monopole sur l’information financière et la solvabilité des personnes. Dans cette économie du crédit fondée sur le patrimoine plus que la rentabilité des projets, ils pouvaient mettre en relation au sein de leur clientèle localisée (sur une dizaine de kilomètres dans les zones rurales) les personnes ayant des besoins de financement avec celles dégageant de l’épargne. Ces prêts sont à la fois personnels parce que dépendants du réseau personnel du notaire, réseau constitué par sa clientèle et élargi par la mise en relation entre notaires des besoins de leur clientèle réciproque ; mais impersonnel parce que les prêteurs et emprunteurs ne se connaissaient pas initialement. Le crédit n’est plus limité à des réseaux stricts d’interconnaissance, comme la famille, le groupe villageois, communautaire, ou un groupe social, la noblesse, mais suit les réseaux de notaires jusqu’à l’échelle nationale. Les capitaux circulent ainsi des riches vers les moins riches, des aînés vers les jeunes, de la ville vers la campagne. Ces intermédiaires ont finalement permis la concentration de capitaux, certes mal adaptée au développement industriel, mais centrale pour l’agriculture.
7La lacune de ces travaux reste de ne pas expliciter la construction de l’information par les notaires ni les pratiques concrètes de répartition de l’information entre eux. Comment partagent-ils des données quantitatives sur leurs clients ? Développent-ils des jugements sur la moralité des personnes, sur leur « réputation sociale » ? Opèrent-ils une mise en fiches des personnes ?
8La première brèche dans le monopole informationnel des notaires apparaît sous la Révolution, avec le perfectionnement des registres hypothécaires nationalisant une partie de l’information financière. On bascule ici de réseaux organisant à longue distance les bénéfices économiques de l’interconnaissance (réseau des migrants ou notariaux) à la mise en place d’une information sur les personnes, nominative mais sans connaissance directe, disponible à grande échelle et orchestrée par l’État. De nouveaux acteurs à l’échelle nationale (notamment le Crédit foncier pour les opérations haussmanniennes à Paris) fondent leur expertise financière à distance, à partir de ces fichiers, tout aussi partiels soient-ils. Le rapprochement avec les outils d’identification des personnes reste un chantier à explorer, puisque l’état civil est aussi une création de la période révolutionnaire, s’instituant contre les réseaux localisés d’identification. Sous l’Ancien Régime, pour éviter d’être confondus avec les mendiants et vagabonds, les travailleurs migrants montrent à la police des papiers prouvant leur appartenance à une communauté localisée. Ces certificats, délivrés par le curé, par les maîtres aux ouvriers, ou par des autorités locales (gouverneur, intendant, lieutenant de police…) assurent l’identification des personnes en dehors de leurs réseaux d’interconnaissance (Denis et Milliot 2004). Concernant l’identification économique sur les marchés, la lettre de change a un temps joué ce rôle, dépersonnalisant la relation de crédit dès le xive siècle (Hautcœur 2008 : 8). Mais c’est le notaire qui se fait le principal identificateur des personnes solvables, notaire qui perd progressivement ce monopole informationnel au xixe siècle au profit de l’État. Il faudrait donc prolonger ces travaux passionnants sur les notaires par une histoire de l’identification économique d’État au xixe et sur le premier xxe siècle. On imagine le rôle croissant des chambres de commerce pour faire circuler les informations sur les commerçants solvables (Lemercier 2003), des registres des tribunaux de commerce publiant les jugements commerciaux, les registres des faillites (Hautcœur 2008) puis du registre du commerce (Zalc 1998) dans la constitution de bases publiques de données financières et commerciales. Registres des hypothèques, des faillites, du commerce ne seraient-ils pas les premiers outils étatiques d’identification économique ?
9À la manière du contrôle des citoyens, la puissance publique en France semble mettre tôt en place des registres et fichiers économiques, permettant de contrôler les producteurs et les marchands sur des marchés élargis. L’histoire de l’usage de ces registres permettrait peut-être de comprendre l’absence en France des agences de credit bureaus, ces outils d’indentification économique créés aux États-Unis au xixe siècle. Ces histoires distinctes façonnent sans doute jusqu’à aujourd’hui deux modèles différents de collecte de l’information économique.
Aux États-Unis, la création des credit bureaus
10En effet, à travers les travaux de Rowena Olegario (2006) ou ceux de Bruce Carruthers et Barry Cohen (2010), on découvre un modèle d’identification économique privée de l’ensemble des entreprises. Au xixe siècle face à l’incertitude radicale du commerce à longue distance et au système des traites différant sur plusieurs mois les règlements, se pose la question de la collecte d’informations pour savoir avec qui s’engager à distance dans ce crédit commercial. Pour réduire les risques, des agences nouvelles se créent mettant en fiche les entreprises.
11Le premier réseau conçu par des entrepreneurs new-yorkais était constitué de correspondants locaux, les shérifs, marchands, bureaux de postes, caissiers de banque, juges et avocats… chargés d’établir des rapports pour évaluer des risques fondés non pas sur les informations financières mais sur la personnalité de l’emprunteur. Étaient alors détaillés l’honnêteté, la ponctualité dans les paiements, la sobriété (l’alcool et le jeu), l’énergie, l’expérience (et pas encore le diplôme), le statut marital, l’âge, le sexe et la race mais étaient exclus l’appartenance politique, la pratique religieuse, le comportement sexuel. Divers procès ont banni l’usage de ces données. Face à l’absence de données économiques objectives, on retrouve l’économie morale (Fassin 2010 ; Fontaine 2009), ou plus justement ici l’économie de moralité (le « bien » plus que l’obligation sociale), évaluant le comportement économique probable par des éléments d’honorabilité sociale.
12L’agence de rating la mieux connue, The Mercantile Agency créée en 1841, comptait déjà deux mille correspondants locaux en 1851 pour quarante mille en 1880, et disposait de vingt mille fiches en 1859, quatre cent mille en 1870, un million trois cent mille en 1900. En 1880 seules quatre agences ont une envergure nationale. Il s’agit d’un travail colossal de mise en fiches des entrepreneurs et entreprises du pays. Initialement, le système reste dans une logique de face-à-face pour la collecte de l’information première. Ce sont des personnes locales qui font les évaluations. L’information est consultable sur fiches en agences puis au sein de registres vendus à grande échelle. Ces agences opèrent donc une mise en relation de réseaux locaux initialement coupés, ajoutant une strate de centralisation aux données interindividuelles, interfirmes. Mais l’existence d’un tiers centralisateur rend publiques et transférables des informations qui sans lui restent confinées au sein des groupes d’interconnaissance. L’information commerciale, disponible dans des relations interpersonnelles comme une scorie non payante des relations de longue durée faisant partie de la transaction et qui circule uniquement entre membres du réseau, s’extrait de ces réseaux pour devenir une marchandise, séparée de la transaction, disponible à tous ceux qui paient, sur un marché large obligeant chacun à un comportement de transparence s’il veut apparaître dans le registre et ainsi devenir un interlocuteur économique crédible, notamment pour ceux qu’il ne connaît pas.
13Ce faisant, ces données se codifient : pour être utilisables en dehors de leur contexte initial de collecte, elles doivent être standardisées. Vers 1880, les agences remplacent les correspondants locaux par des agents spécialisés. Ces techniciens s’appuient de plus en plus, à mesure de la normalisation des informations financières, sur les hypothèques et les techniques comptables. Ils opèrent désormais par tournées dans le pays entier. Cette collecte professionnalisée d’informations remplace les réseaux locaux d’interconnaissance. La normalisation des données comptables a rendu possible le développement de ratios plus sophistiqués pour l’analyse des performances commerciales. Un tel processus de standardisation de l’information produit la comparabilité des producteurs, indispensable au fonctionnement d’un marché standard. Par l’étude de la National Association of Credit Men, Rowena Olegario (2006) montre l’intérêt de ces outils administratifs et de gestion des entreprises pour les credit bureaus. Jusqu’où ces outils comptables permettent-ils de s’affranchir des relations interpersonnelles, voire de la connaissance de la spécificité d’un marché ?
Contractualisation du crédit et contrôle juridique
14Si en amont de la relation de crédit, pour la collecte d’information sur les marchés élargis, l’identification économique, prioritairement publique pour la France, privée pour les États-Unis, vient compenser les interconnaissances distendues, reste à trouver en aval d’autres outils que la seule interconnaissance pour tenir la sanction en cas de défaut. Nombre d’auteurs notent ainsi la place grandissante du droit et donc de la formalisation du crédit par le contrat.
15Cette contractualisation des marchés du crédit est particulièrement bien connue pour l’Angleterre des xviiie et xixe siècles grâce aux recherches de Margot Finn (2003). L’avènement d’une économie contractuelle du crédit se mesure dans les dépôts de plaintes liées à des affaires de crédit : 396 793 en 1850, 878 493 en 1875, 1 146 418 en 1900. Plus encore, l’évolution du profil social des mauvais payeurs appartenant à des catégories plus populaires, montre la diffusion sociale de la judiciarisation du crédit et donc de sa contractualisation. David Caplovitz (1974) décrivant les consumers in trouble un siècle plus tard aux États-Unis interprète également la multiplication des procès et des procédures de faillites personnelles : 16 000 en 1948, 80 000 en 1958, 176 000 en 1966 et en 1998 1,4 million (Luckett 2 002) comme le signe de la plus forte contractualisation des relations de crédit avec les commerçants, précipitant l’entrée des classes populaires désarmées dans l’économie contractuelle, formalisée.
16Plus encore, Margot Finn ne comprend pas la loi comme une production externe aux normes sociales, encore moins aux groupes sociaux. La loi est un processus de tensions politiques entre les intérêts sociaux diversement représentés. Par exemple, les créditeurs tentent d’obtenir de meilleures protections juridiques à l’échelle nationale, quand l’intérêt des pauvres semble mieux représenté à l’échelle du comté. La contractualisation du crédit se mélange plus qu’elle ne se substitue aux réseaux d’interconnaissance. Par exemple, la justice locale est plus compréhensive à l’égard du débiteur en situation de défaut, contrebalançant les termes du contrat par sa connaissance personnelle quand chacun sait que le défaut de paiement n’est pas le fruit d’une mauvaise volonté mais de difficultés financières. En Angleterre, le crédit contractualisé n’a jamais définitivement supplanté le crédit informel et ce jusqu’à la fin du xxe siècle (Taylor 2002). La contractualisation de l’économie est un très long mouvement jamais pleinement abouti de doublement autant que d’extraction des relations de contrôle de face-à-face (Avanza, Laferté et Penissat 2006).
17Dès le xixe siècle et jusqu’à nos jours, on assiste donc à la formalisation du crédit, par les commerçants et bien sûr les établissements de crédit, les banques. La répression juridique notamment pour le crédit à la consommation semble efficace puisque l’on ne compterait en 1967 que 2 % de crédits à la consommation non honorés aux États-Unis (Caplovitz 1974 : 291). En aval de la relation de crédit, le contrat, le recours au droit constituent des outils de sanction substitutifs pour sortir de l’économie de face-à-face, tout comme, en amont de la relation de crédit, le notaire, les credit reports et les fichiers d’identification économique, permettent de s’extraire de l’interconnaissance pour capter l’information financière.
La systématisation de l’identification économique par la catégorisation, un ou deux modèles ?
18On comprendrait certainement plus aisément les formes du crédit contemporain si on pouvait mieux les relier à ces divers modèles historiques d’identification économique. En effet, plusieurs travaux d’économistes (Jappelli et Pagano 2002 ; Miller 2003) invitent à lire les marchés contemporains du crédit à travers le monde comme des formes mixées, intermédiaires, entre système privé et public de collecte d’informations. Même si aucun marché n’est ni purement privé ni purement public, le marché américain incarne le pôle privé, le marché français le pôle le public. Pour Margaret Miller, les fichiers constitués par les institutions publiques se limitent souvent à des données propres à ces institutions, quand les fichiers des credit bureaus agrègent toutes les informations disponibles, excluant parfois les données publiques non disponibles. L’auteur en déduit une complémentarité des systèmes d’information quand Tullio Jappelli et Marco Pagano s’arrêtent plutôt sur une idée de substituabilité, les deux systèmes délivrant peu ou prou le même type d’informations. Partout, le rating et les agences de credit report ont pris une ampleur décisive. Implicitement les marchés du crédit dans le monde sont compris comme une diffusion des techniques éprouvées sur les marchés référents, les États-Unis d’Amérique et l’Europe. Mais très peu de travaux empiriques viennent étayer cette thèse. Dans cette veine, le travail d’Alya Guseva sur le marché russe est précieux mesurant la difficulté d’un transfert direct du marché américain. Or si des travaux donnent une vision plus précise d’un des « modèles », le marché américain au xxe siècle, permettant à Alya Guseva de contextualiser finement la construction du marché russe de la carte de crédit, la littérature reste très partielle pour les marchés européens et français.
Les credit bureaus contemporains et le marché de la carte de crédit
19Si dans la première moitié du xxe siècle, les agences de credit report à l’échelle nationale se sont concentrées pour l’essentiel sur le crédit commercial, de nombreuses agences locales, constituées souvent d’unions de commerçants locaux, ont commencé à développer des systèmes proches d’échange de l’information sur la clientèle locale (Caplovitz 1963 ; Wolters 2000 : 324). La spécificité du marché du crédit à la consommation aux États-Unis est sa progressive reconstruction autour d’un produit, la carte de crédit (Mandell 1990). Celle-ci s’est d’abord développée dans les grands magasins, pour marquer les dépenses et échéances du credit revolving [2], au début du siècle puis auprès des compagnies pétrolières, aériennes et les chaînes d’hôtels dans l’entre-deux-guerres. Au début des années 1950, la majorité des Américains possède une douzaine de cartes dans son portefeuille. Dans l’immédiat après guerre, la première carte universelle de crédit apparaît. Elle est dite universelle dans le sens où elle n’est plus attachée à un seul magasin ou marque, mais à tous les commerçants associés au programme. Dans ce cadre, le crédit n’est plus réalisé par le commerçant, mais par un tiers, initialement des compagnies non bancaires, Diners (1949), American Express (1958) ou Carte blanche (1958). L’innovation majeure est donc l’introduction d’un intermédiaire entre le commerçant et le client qui offre un crédit à meilleur marché à ce dernier, ramène des clients au marchand et libère celui-ci du risque du crédit. L’arrivée décisive des banques sur ce marché date du début des années 1960. Les banques américaines s’étaient intéressées avec réserve à la clientèle particulière et restaient marginales sur le crédit à la consommation dominé par l’instalment credit des établissements spécialisés (Calder 1999). La création de marques de cartes nationales à la place de la diversité de programmes locaux de cartes bancaires (la première, à l’initiative de Bank of America en 1966, BankAmericard, devenu Visa en 1976) a conduit à étendre l’utilité de la carte en dehors de la zone d’influence de la banque émettrice, permettant d’acheter avec la même carte à crédit sur tout le territoire américain. Les banques ont ainsi nationalisé le marché du crédit à la consommation (Wolters 2000).
20Tout le propos d’Alya Guseva est de montrer comment la création d’un marché de la carte de crédit à grande échelle pose un problème majeur pour résoudre l’incertitude. Reprenant les solutions inventées au xixe siècle pour le crédit commercial, les banques américaines se sont tournées vers une solution de credit reporting (fiches personnelles sur les crédits et la situation financière d’une personne) en masse sur l’ensemble des consommateurs, permise par la coopération interbancaire et l’informatisation accélérée du secteur. Le premier credit bureau de ce type, fondé sur les technologies informatiques date de 1965. Aujourd’hui, tous fonctionnent sur la même idée : le meilleur outil de prédiction des comportements futurs est l’étude du comportement passé. Le cœur de l’information partagée est donc l’historique bancaire de la clientèle fourni par les banques aux credit bureaus. À partir des années 1970 (Róna-Tas 2009), s’ajoutent les techniques de credit scoring (dont le plus connu est le FICO [Fair Isaac Corporation] Score), permettant d’évaluer la capacité de remboursement d’un prêt. En relevant l’ensemble des transactions informatisées sur les cartes de crédit et les divers comptes bancaires d’un consommateur, en y ajoutant des données issues de fichiers publics collectés (faillites personnelles, condamnations au tribunal, liste des annuaires, les journaux analysés, etc.), en complétant le tout par des informations issues de questionnaires propres aux techniques du scoring dans lesquels sont demandés les revenus, l’emploi (ancienneté et stabilité), l’âge, la résidence (type et durée), le statut matrimonial, le nombre d’enfants… les credit bureaus collectent une masse impressionnante de données. En 2008, les trois principales agences américaines agrégeaient des fichiers sur deux cent dix millions de personnes avec plus deux milliards de données entrées par mois couvrant 90 % de la population adulte américaine (Róna-Tas et Hiss 2008). Cela permet de catégoriser la clientèle en donnant à chaque catégorie une note fondée sur les statistiques passées des remboursements. La statistique historique fait la probabilité de remboursement, la note condense la probabilité catégorielle de remboursement. Du point de vue des banquiers, l’incertitude sur le futur est dès lors transformée en risque calculé. L’information de qualité étant disponible à grande échelle, chaque banque détermine son niveau de risque et prend la décision d’octroi du crédit selon un barème prédéterminé. Du coup, la banque est très réactive, l’octroi de crédit rapide. Désormais seuls les consommateurs sans historique bancaire (les immigrés récents, les femmes divorcées, etc.) doivent faire l’objet d’un processus plus personnalisé – donc plus coûteux, ce marché est délaissé ou les prestations plus chères – pour évaluer leur solvabilité. Il est impossible aujourd’hui d’imaginer l’extraordinaire développement de la carte de crédit bancaire aux États-Unis sans le système informatique et automatisé qu’il y a derrière. On observerait aussi une augmentation importante du marché du crédit dans tous les pays ayant mis en place des systèmes de credit bureaus (Jappelli et Pagano 1993 ; Miller 2003). À l’inverse, sur les marchés sans système de partage automatisé des informations, règnerait toujours un degré d’incertitude majeure.
21Plus encore, ces notes sur l’ensemble des ménages deviennent un outil de catégorisation marketing important, les banques se livrant à une concurrence vive pour capter la clientèle la plus sûre (en 1998, plus de seize demandes par Américain adressées aux credit bureaus de la part des banques pour la distribution des cartes de crédit). Ainsi, une personne sans risque avec peu d’endettement sera l’objet d’un marketing ciblé pour qu’elle contracte des crédits, des produits financiers. Inversement, une personne à risque, moins solvable, devra payer un taux plus élevé et aura un crédit plus faible, voir sera exclue bancaire (McCorkell 2002).
22L’informatique et la notation du comportement bancaire du client constituent véritablement une « révolution quantitative de la banque de détail » (Leyshon et Thrift 1999). Au-delà même de la gestion des risques, ces systèmes d’informations automatisés multiplient les avantages pour les banques. Désormais nul besoin de connaître personnellement la clientèle. Le modèle du banquier inséré dans un tissu local serait obsolète. La catégorisation de la clientèle lisible sur les écrans informatiques a remplacé la mémoire des personnes fruit de l’interconnaissance. En 1995, 84 % des cartes de crédit aux États-Unis sont détenues par des personnes n’ayant d’autre lien avec la banque que cette carte, carte obtenue sans avoir à se déplacer dans un bureau de la banque (Guseva 2008). Dès le début des années 1970, ces systèmes privés d’identification sont devenus tellement puissants que la police et l’État américain s’y réfèrent, y trouvant plus d’informations que dans leurs propres fichiers (Mandell 1990 ; Miller 2003 : 11). L’identification économique privée aurait dépassé les outils d’identification étatique. Les usages sociaux de ces fichiers sont aujourd’hui multiples. Par exemple, sur le marché de la location, aux États-Unis, les bailleurs sélectionnent les candidats par leur credit story. Ou encore certains clubs de sport ou des écoles privées demandent les credit story garantissant ici l’honorabilité sociale des personnes. De même, certains employeurs ont demandé la credit story avant l’embauche. Suite à divers procès, un ensemble de lois (notamment le Fair Credit Reporting Act et le Federal Privacy Act en 1974) est venu réglementer le type d’informations contenues dans ces fichiers et leur diffusion, excluant par exemple la race, la religion, la sensibilité politique, les infractions automobiles, les données médicales… pour protéger la vie privée des individus et éviter les dérives discriminatoires. Ainsi par ces systèmes automatisés, les banques ont identifié la clientèle solvable et ont fait des économies de personnels et d’agences importantes (Leyshon et Thrift 1999). Par ailleurs, cette technique à l’allure scientifique bénéficie d’une plus grande légitimité légale, politique. Les banques américaines ne sont plus poursuivies pour discrimination. Enfin, les employés se sentent plus professionnels, invoquant l’informatique, évitant désormais le registre moral pour expliciter les refus de prêts (Róna-Tas 2009).
23Les limites de l’automatisation des marchés du crédit sont évidentes dans la crise actuelle. Celle-ci s’explique en partie par l’extension à partir de 1995 et au marché immobilier des méthodes du scoring aux États-Unis, accompagnant le basculement du marché du crédit immobilier d’un contrôle par des institutions paragouvernementales à un contrôle par les marchés financiers (Poon 2009). Le principal souci du credit scoring est de prévoir l’avenir prioritairement à partir du passé, incluant avec difficulté les chocs externes, comme l’augmentation soudaine des taux d’intérêts, une crise immobilière, un mouvement collectif sur les marchés. De même, la capacité croissante des débiteurs à jouer avec le système du scoring, à bricoler les informations personnelles pour obtenir un meilleur score, sans compter les notations purement frauduleuses, brouillent l’efficacité de l’évaluation. Les notes n’ont cessé d’augmenter en même temps que les défauts de paiements. Les calculs automatisés du risque se sont finalement révélés faux dévalorisant les produits financiers (la titrisation) liés à ces crédits immobiliers, ouvrant la réaction en chaîne sur l’économie financière (Róna-Tas et Hiss 2008). L’illusion statistique transformant l’incertitude fondamentale de l’économie, chère à John M. Keynes, en risque probabilisé a failli.
Un modèle étatique, français, européen, d’identification économique ?
24On attend nécessairement des publications comparables sur les autres marchés du crédit, en Europe et dans le reste du monde. Pour le cas français, plusieurs thèses ont été soutenues sur le système bancaire contemporain (Ducourant 2009 ; Lazarus 2009 ; Roux 2006 ; Salomon 1995) mais aucun ouvrage n’est encore publié plus spécifiquement sur la construction des marchés du crédit. Aujourd’hui, les marchés européens du crédit accordent généralement une place plus importante à la banque centrale dans la coopération interbancaire, hybridant identification publique et privée. Le Royaume-Uni, la Suède et la Suisse connaissent un marché centré sur le credit bureau quand l’Autriche, la Belgique, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, le Portugal ont un système mixte. La France se place dans une position extrême, qui serait à relier au droit napoléonien moins favorable au créditeur qu’au débiteur, allant jusqu’à interdire l’existence des credit bureaus au nom de la protection de la vie privée des personnes, réservant à la Banque de France le monopole de la coopération interbancaire (Jappelli et Pagano 2003). L’Europe et particulièrement la France sont ainsi présentées comme le territoire d’un autre modèle de partage de l’information. L’histoire de l’identification économique de la fin du rôle des notaires à maintenant reste donc à écrire. Quelques éléments permettent de faire l’hypothèse d’un prolongement jusqu’à aujourd’hui d’un modèle alternatif au marché américain, fondé sur une politique publique d’intermédiation bancaire et de gestion de l’information économique.
25En effet, en 1946 le Service central des risques de la Banque de France crée un premier fichier concernant les entreprises et le crédit commercial (Miller 2003 : 57). Comment fonctionne-t-il ? Si les cartes de paiement sont très largement diffusées depuis les années 1980, c’est le chéquier qui s’est d’abord imposé comme instrument de paiement favori. La coopération interbancaire indispensable à la centralisation du système, pour éviter qu’un mauvais payeur multiplie les comptes bancaires, est organisée par la Banque de France qui, en 1965, crée le Fichier central des chèques, communément appelé le fichier des « interdits de chéquiers » (Salomon 1995). La place du contrôle public du secteur bancaire depuis la Libération, produit plus largement d’un État centralisateur fort, est certainement décisive pour comprendre cette singularité. La gratuité du chéquier, la garantie automatique des chèques de moins de 100 F véritable crédit automatique que les banques doivent honorer, ont assuré le développement considérable du chéquier, et conduit les banques à chercher des moyens de paiements de substitution, d’où le développement ultérieur de la carte de paiement, payante et sans crédit affecté. Avant la carte de paiement et a fortiori la carte de crédit, l’identification économique en France est donc passée par le numéro de compte, la bancarisation généralisée de la population permettant l’émission de relevés d’identité bancaire (RIB). La formule « identité bancaire » résume canoniquement qu’il s’agit d’un processus d’identification économique. Jusqu’où pourrions-nous dire que le RIB joue le rôle d’une carte d’identité économique ?
26La différence majeure avec le système privé du credit bureau dans ce processus d’identification économique contrôlé par la puissance publique est l’absence de catégorisation de la clientèle : seule la frange la plus basse, celle répertoriée par les fichiers de la Banque de France est clairement identifiée. Dans ce premier temps d’identification économique bancarisée en France, il s’agit de garantir les transactions en imposant une intermédiation bancaire, un contrôle bancaire sur les ménages (Laferté et al. 2010), et nullement de hiérarchiser la clientèle selon sa solvabilité. Dans le milieu des années 1970, la possession d’un compte et donc la présentation d’un RIB sont devenues indispensables pour nombre de transactions, à commencer par les versements des salaires, puis des prestations sociales ou le règlement des factures. L’exclusion bancaire devient un enjeu social. Contre l’avis des banques ne souhaitant pas gérer une clientèle peu solvable, donc coûteuse, l’État impose un droit au compte en 1984 pour que chacun obtienne une identification économique devenue nécessaire à une vie quotidienne normale. Se faisant, l’État impose un regard bancaire, c’est-à-dire une rationalité gestionnaire, sur les budgets de tous les ménages, entrant en conflit avec la diversité des modes populaires de calcul économique (Weber 2009).
27Le développement important du marché du crédit à la consommation et la politisation du surendettement à la fin des années 1980 ont conduit la puissance publique à améliorer le système (Salomon 1995). Aux fichiers des chèques impayés est venu s’adjoindre le Fichier national des incidents de remboursement des crédits aux particuliers (FICP) en 1989, un fichier très automatisé, aux informations sommaires et normalisées, mobilisant peu de personnel (soixante employés) comparativement aux credit bureau (Jappelli et Pagano 2003). Englobant plus largement les crédits, là encore, seules les informations « négatives » sont partagées, listant uniquement les incidents. À l’inverse de nombreux pays européens comme la Belgique récemment, aucun fichier positif public n’existe en France, limitant la catégorisation de la clientèle et le marketing bancaire, au nom de la protection de la vie privée.
28Comme le montrent Jeanne Lazarus (2010) et Hélène Ducourant (2010), les banques et les établissements de crédit n’ont ignoré ni les techniques de scoring via des questionnaires à la clientèle, ni les techniques de notation des comportements bancaires via l’historique des comptes pour produire des méthodes statistiques et probabilistes. Comparativement au marché américain, ces mécanismes d’évaluation sont moins connus de la clientèle française. Outre les données informatisées, c’est le travail du conseiller en agence de collecter les informations fiables (la profession, le statut marital, le nombre d’enfants, l’adresse, etc.) sur sa clientèle pour qu’ensuite la direction des risques, interne à la banque, construise des statistiques par catégorie de clientèle. La compréhension de ces statistiques suppose à la fois une étude des modèles statistiques développés et une ethnographie du « guichet bancaire » (Lazarus 2009) ou du contact téléphonique (Ducourant 2009). Chaque établissement bancaire a développé au cours des années 1990 son propre système de notation des comptes, limitant la catégorisation à sa propre clientèle, utilisant cette notation pour accélérer les procédures d’octroi de crédit. En effet, suivant des grilles de délégation de signature des prêts toujours plus larges, meilleure est la notation d’un client et plus faible est l’encours de crédit demandé, plus la décision d’octroi peut être prise à un échelon bas de l’organisation du réseau : on est aujourd’hui dans un système semi-automatisé d’octroi du crédit. Bien sûr, l’information non partagée manque pour la clientèle multibancarisée, comme cela est souvent évoquée pour le surendettement avec des crédits octroyés dans divers établissements.
29Si les travaux contemporains sur les banques françaises semblent montrer un rapprochement avec le modèle bancaire anglo-saxon – modèle marqué par le déclin du personnel dans les agences, la place grandissante des systèmes automatisés de gestion de l’information, le développement de la multibancarisation, l’aspect de plus en plus commercial du métier de conseiller – les banques de détail françaises restent toujours organisées autour du conseiller bancaire gérant personnellement un portefeuille de clients (Cusin 2004 ; Salomon 1995 ; Wissler 1989). De même, la réorganisation des réseaux bancaires des années 1980 et 1990 se fait au nom d’une approche globale du client, pour un meilleur conseil financier. Assiste-t-on en même temps à une dépersonnalisation technicienne par l’identification économique et à une repersonnalisation en face-à-face au nom d’objectifs commerciaux ? On retrouverait ainsi la richesse des interactions de face-à-face et des jugements moraux dans l’épreuve du crédit (Lazarus 2009).
30Parallèlement aux États-Unis, quelques études à l’échelle de l’agence, et non plus auprès des directions des grandes entreprises financières (Guseva 2008), amendent quelque peu la vision précédente de l’automatisation aboutie. Lynn Moulton (2007) distingue finalement trois types de méthodes d’octroi du crédit sur le marché américain des particuliers comme des entreprises : les techniques impersonnelles et automatiques surtout pour les particuliers, les dossiers sans problème, les techniques mixtes où l’évaluation personnalisée reprend la main pour un dossier difficile, et les méthodes uniquement fondées sur le jugement personnel retrouvant ici les réseaux sociaux locaux, méthode particulièrement développée pour les crédits commerciaux. Ou encore, Zsuzsanna Vargha (2008), dans une banque hongroise, montre comment la catégorisation fine de la clientèle, apparaissant instantanément sur les écrans des conseillers lors des interactions en agence, n’a pas conduit à l’élimination des relations personnalisées puisque chaque conseiller tente au mieux de bricoler les caractéristiques sociales des personnes situées face à lui pour faire évoluer leur catégorisation informatique et finalement les faire accéder au service convoité. S’instaure ainsi un jeu à trois, entre le client réel, la machine numérique produisant des catégorisations et le conseiller bancaire.
31La tâche qui se présente à nous s’annonce passionnante tant nous manquons de travaux comparatifs pour mieux saisir l’articulation entre des processus historiques et contemporains d’identification économique, la production d’un droit lié au crédit avec des protections différenciées des consommateurs et la place spécifique laissée aux formes d’interconnaissance sur les marchés du crédit. En l’état des connaissances, on pressent un modèle libéral et privé de construction de l’information économique, versus un modèle centralisé et public, idéaux types qui partout semblent se mixer. De même, des recherches sur les usages de l’identification économique en dehors du marché du crédit ouvriraient de nouvelles perspectives. Plus largement, les éléments de notation deviennent autant des outils de captation de l’information en amont du crédit que des outils de sanction en aval, puisqu’un non paiement enregistré produit une mauvaise notation et aggrave les conditions des crédits suivants, voire entache l’honorabilité sociale des personnes.
32Mais cette récente littérature souligne déjà à la fois la diversité et la convergence d’un mouvement d’identification économique par l’intermédiation bancaire qui a profondément bouleversé la plupart des transactions contemporaines. La plus belle illustration est sans doute l’internationalisation de la carte de paiement qui lève complètement la logique des réseaux interpersonnels commerçants/clients. Désormais, sans connaître le commerçant, le client peut payer dans le monde entier avec une seule et même carte, dont la marque « visa » ou « mastercard » est reconnue et acceptée par tous, identifiant le possesseur comme un titulaire d’un compte géré par une banque, un client dont la solvabilité est directement interrogeable. C’est alors la carte qui autorise l’entrée du consommateur sur le marché, de la même manière qu’un titulaire d’un passeport américain entre sans souci en France. Sans carte, ou titulaire d’une carte non reconnue par le commerçant, le client est condamné à payer en espèces et ne peut accéder au crédit. Mais, plus encore, à mesure de la montée de la monnaie électronique sur nombre de marchés, l’exclusion économique du non titulaire de la carte grandit. Internet est un marché fermé au non titulaire d’une carte bancaire. L’apatride, ou le titulaire d’un passeport émis d’un pays pauvre, qui ne peut entrer sur le territoire d’un pays riche, est le compagnon d’infortune du consommateur sans carte, exclu du marché, ou de l’exclu bancaire, privé des moyens de toucher ses droits sociaux. La carte bancaire, le numéro de compte, la credit story sont devenus autant de passeports économiques.
33Les travaux comparatifs enrichiront la compréhension de la construction conjointe de l’État et du marché à l’époque contemporaine. En effet, l’identification des personnes conduite par l’État paraît dans le cas français comme une étape pour la construction des marchés élargis sur la base de la contractualisation de l’économie. Inversement, comme le cas américain le démontre, l’identification économique privée sert également l’identification étatique des personnes. État et marché se retrouvent tous deux dans le besoin d’identification à distance des citoyens et des consommateurs pour construire des espaces larges de droits et/ou de commerce. Ces deux « institutions » échangent, partagent leur outil, leur technologie et à l’échelle historique, la construction de l’un participe à celle de l’autre. Mais la technique de la fiche, de la carte, de la notation individuelle, renvoie pour l’État comme pour le marché, à une conception individualiste (le citoyen, le consommateur et pas le couple, la famille et encore moins le groupe), indépendante, désocialisée de la personne. Les personnes sont mal reliées entre elles dans les fichiers. C’est particulièrement criant dans les modèles statistiques du scoring, où techniquement, les statisticiens sont obligés de considérer les individus comme des variables indépendantes les unes des autres, aucun n’agissant sur l’autre, empêchant de saisir ce qu’est un mouvement collectif sur un marché, rendant le système aveugle et pour certains, constituant l’une des causes de la crise contemporaine (Róna-Tas 2009).
Ouvrages cités
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Notes
-
[1]
Pour plus de développements sur le crédit de face-à-face, nous nous permettons de renvoyer à Gilles Laferté, « Théoriser le crédit de face-à-face : un système d’information dans une économie de l’obligation » (à paraître).
-
[2]
Le crédit revolving, appelé aussi crédit permanent, est une ligne permanente de crédit à disposition sur un compte et avec laquelle l’emprunteur peut financer tout achat. Il s’oppose ainsi à l’instalment credit ou crédit à tempérament, qui renvoie à un système de crédit affecté à l’achat d’un bien où les remboursements sont fixes sur une période de temps donnée.