Notes
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[1]
Cet article reprend et synthétise un argument développé plus longuement dans un travail antérieur sur la réforme des hôpitaux psychiatriques en France au cours du xxe siècle (Henckes 2007). Je remercie Isabelle Baszanger pour ses commentaires et suggestions sur ses nombreuses versions.
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[2]
Je traduis.
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[3]
Voir en particulier une série de débats organisés sur la nosographie à la Société médico-psychologique dans les années 1880.
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[4]
Voir les comptes rendus de l’action de l’Amicale des aliénistes au cours de la décennie 1930 dans la revue du groupement, L’Aliéniste français.
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[5]
Voir notamment les débats organisés au début des années 1950 au sein du syndicat des médecins des hôpitaux psychiatriques (L’Information psychiatrique 1951).
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[6]
Voir les témoignages réunis dans Recherches 1975.
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[7]
Voir une note soumise à la réunion du 19 décembre 1955 de la Commission des maladies mentales par Jean Dechaume, professeur de psychiatrie à la faculté de Lyon : « À propos de l’équipement psychiatrique d’un territoire dépourvu de toute formation spécialisée », 9 p. Archives du ministère de la Santé, Centre des archives contemporaines, versement 19950173, art. 1.
1Enjeu clef de l’histoire de la psychiatrie au xxe siècle, la réforme des hôpitaux psychiatriques a recouvert une multiplicité de problèmes, reflétant les multiples visages de ces institutions spéciales, entre institutions de réclusion, centres de traitements actifs, lieux de vie pour des pathologies au très long cours ou encore lieux de formation pour des professionnels divers. Foisonnants, les débats sur les manières dont les hôpitaux psychiatriques accomplissaient ces différentes fonctions ont conduit à une série de redéfinitions en profondeur de leurs clientèles, de leurs professionnels et de leurs pratiques, et plus largement de leurs missions et de leur sens en tant qu’institutions. Cet article examine l’histoire au long cours de la réforme des hôpitaux psychiatriques. Il mobilise pour cela une approche en termes de trajectoire empruntée à l’interactionnisme symbolique [1].
2Un grand nombre de travaux ont analysé les transformations des institutions sanitaires et sociales au cours du xxe siècle. Ils ont montré comment celles-ci ont été façonnées par un ensemble de tendances de portée générale, telles que la progression des techniques et de la médecine scientifique (Rosenberg 1987 ; Gaudillière 2002), les transformations de la protection sociale (Hatzfeld 1963 ; Smith 2003) ou encore le processus de rationalisation économique (Benamouzig 2005). Les processus réformateurs reposent alors sur l’engagement de groupes sociaux derrière des visions données du changement qu’ils n’ont de cesse de faire aboutir ( Jamous 1969 ; Marks 1999), l’analyse s’attachant à reconstituer les étapes de ces mobilisations dans le cadre de logiques de construction de causes et de schémas d’institutionnalisation réussie ou manquée. Une difficulté de ces approches tient toutefois au fait qu’elles ne rendent que difficilement compte de la façon dont un certain nombre d’enjeux ont pu être travaillés au cours de périodes plus ou moins longues par des acteurs multiples à partir de perspectives variées. C’est en effet l’une des caractéristiques des objets et des dispositifs médicaux que de donner prise à des définitions diverses selon le cadrage auquel ils sont soumis, et de se transformer sur des périodes de moyenne et longue durée.
3La vision interactionniste des institutions telle qu’elle a été développée à la suite des travaux d’Everett Hughes (1942 ; 1996b) semble particulièrement féconde pour appréhender ce point. Pour Hughes, les institutions constituent des formes d’« action collective stabilisée [established] », prises dans des environnements au sein desquels leur continuité et leur existence dépendent de leur capacité toujours remise en jeu à se constituer et conserver une clientèle. Les institutions reposent ainsi sur de multiples arrangements impliquant de nombreux acteurs, et qui doivent toujours être constitués ou reconstitués. Prolongeant ces perspectives, l’approche maintenant classique en termes d’ordre négocié élaborée par Anselm Strauss et ses collègues (1963) a visé à rendre compte de la façon dont émerge un ordre au sein d’organisations complexes à travers la somme structurée de négociations locales et transitoires. Une autre façon de poursuivre les perspectives dégagées par Hughes peut s’inspirer des analyses qu’Andrew Abbott (2003) a consacrées récemment aux négociations entourant la création du permis d’exercer la médecine à New York, en mobilisant l’approche écologique de la première école de Chicago. À travers ces perspectives, les institutions apparaissent en dernière analyse comme des sites où s’entrecroisent et se superposent des ensembles variés de régulations, formelles et informelles, d’origine locale ou extérieure, portées par des acteurs divers et toujours susceptibles d’être remises en cause.
4En dépit de l’invitation de Hughes à « comprendre comment les choses naissent et comment elles changent » (1996b : 140), ces approches ont cependant été peu sollicitées jusqu’à présent pour analyser des transformations affectant sur des périodes de moyenne, voire de longue durée, des institutions données. Une voie pour développer cette analyse me semble pourtant pouvoir découler du recours à la notion de trajectoire telle qu’elle a été élaborée par Strauss (1985, 1993 ; Baszanger 1992). De façon générale, la notion de trajectoire constitue un outil pour analyser des phénomènes évoluant dans le temps en appréhendant conjointement leur cours temporel et l’ensemble des actions et interactions qui contribuent à leur évolution. Elle permet en particulier de penser et d’ordonner la très grande variété d’événements survenant pendant que les acteurs cherchent à gérer, contrôler ces phénomènes ou à leur faire face. Les acteurs font des projections de trajectoire pour cartographier et prévoir leurs actions, mais celles-ci sont toujours susceptibles d’être remises en cause. Cela appelle un travail d’articulation nécessaire pour réviser les actions et établir de nouveaux plans (Strauss et al. 1985). Plus largement, la notion de trajectoire permet de rendre compte de la manière dont le changement social peut être façonné par l’action. Ainsi que le souligne Strauss :
« les phénomènes ne se déploient en effet pas automatiquement ni ne sont déterminés en ligne directe par des circonstances sociales, économiques, politiques, culturelles ou autres ; au contraire ils sont en partie façonnés par les interactions des acteurs concernés. Certains phénomènes ne changent pas au cours de longues périodes de temps et il faut alors comprendre comment les interactions des acteurs concernés contribuent à cette stabilité. Le concept de trajectoire donne vie et mouvement à l’étude de phénomènes et aux interactions qui y sont liés ; il force à voir les interactants comme actifs dans leurs tentatives de donner forme au phénomène [2] ».
6La citation souligne bien l’intérêt de cette perspective qui est de mettre en avant l’entremêlement dynamique entre structure et action. En agissant, les acteurs modifient le contexte de leurs actions à venir. Dans le cas de la réforme des hôpitaux psychiatriques, cela permet d’insister sur les différentes formes de travail dans lesquelles les acteurs doivent s’engager pour gérer un processus réformateur. Il s’agit d’élaborer des projets, de mener des expérimentations concrètes sur le terrain, de constituer des coalitions, de faire aboutir un processus législatif. En s’engageant dans le processus, les acteurs en viennent eux-mêmes à être transformés. Ils développent des carrières réformatrices, qui les font passer par certaines positions institutionnelles clefs, en même temps qu’elles entraînent des transformations de leur moi intime. En déployant leur action, ils suscitent également des transformations dans leur environnement ou chez d’autres acteurs et leurs objectifs évoluent. Les processus réformateurs sont ainsi marqués par des tournants ou des points de bifurcation qui découlent de la manière même dont l’action réformatrice est accomplie en même temps qu’ils conduisent à sa réorientation d’ensemble (Hughes 1996a ; Wiener et al. 1990).
7Le cas des hôpitaux psychiatriques est un terrain privilégié pour voir à l’œuvre cette dynamique entre structure et action. Créés au cours de la première moitié du xixe siècle, sanctionnés par une loi du 30 juin 1838, les asiles, comme ils sont encore généralement dénommés jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, constituent en France un premier dispositif d’assistance publique anticipant sur les grandes lois d’assistance de la IIIe République (Castel 1976 ; Goldstein 1997). Précisément, le dispositif asilaire met en forme un droit à l’assistance psychiatrique fondé sur la conjonction d’une série d’éléments : un droit à l’hospitalisation pour les indigents ; un dispositif d’établissements psychiatriques, qui doivent être construits et pour lesquels est constitué de facto un corps de médecins fonctionnaires, les médecins-chefs des asiles ; un régime d’hospitalisation enfin, l’internement, qui prive les malades mentaux de leur liberté, mais leur accorde simultanément un certain nombre de protections : protection de leurs biens, avec la mise en place d’un régime de tutelle, et protection des personnes, avec des mesures de contrôle de la légitimité des placements.
La complexité du dispositif est évocatrice des difficultés que devaient rencontrer tout au long du xxe siècle les acteurs qui ont cherché à le réformer. Les nombreuses entreprises dans lesquelles ces derniers s’engagèrent façonnèrent ce qui devint rapidement un processus réformateur de grande ampleur jalonné de nombreux tournants et points de bifurcations. Pour mettre en œuvre cette analyse, je me concentrerai spécifiquement sur le tournant pris par la réforme des hôpitaux psychiatriques au lendemain de la guerre. Il correspond en effet à une réorientation en profondeur du processus sous l’effet de l’émergence de nouvelles manières de penser et de réguler l’institution psychiatrique. Si la réforme des hôpitaux psychiatriques repose dans la première moitié du siècle sur un débat législatif, c’est dans le cadre de la planification qu’il trouve un débouché au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ce tournant permettra d’aborder de manière nouvelle un certain nombre de problèmes qui se posaient déjà avant la guerre, d’en soulever de nouveaux ou d’en reléguer certains autres. Les acteurs, qui ont eux-mêmes changé, sans perdre de vue leur objectif final, réformer l’hôpital psychiatrique, revoient massivement leurs objectifs à court terme. Plus précisément, cet article voudrait montrer comment, rendu possible par la manière même dont la réforme des hôpitaux psychiatriques a évolué jusqu’à la veille de la guerre, ce tournant est lié au travail d’un petit nombre d’acteurs et aux évolutions des conditions dans lesquelles ceux-ci déployèrent leur travail entre la fin des années 1940 et les années 1960.
1945 : une crise de la psychiatrie?
8Si les hôpitaux psychiatriques sont devenus depuis les années 1960 un terrain particulièrement fécond pour l’histoire et la sociologie, la question de leur réforme a jusqu’à présent le plus souvent été abordée dans un cadre d’analyse privilégiant un modèle en termes de crise. Après son essor initial, l’institution psychiatrique aurait à partir du troisième tiers du xixe siècle fait progressivement la démonstration de son incapacité à apporter une réponse satisfaisante au problème de la folie. Longtemps annoncée, la crise aurait atteint pleinement ses effets dans les années 1960 à travers ce que l’on appelle généralement la « désinstitutionnalisation », soit le transfert des populations vers des dispositifs plus ouverts et implantés dans les communautés, traduisant plus généralement une reconfiguration des modes de contrôle social de la déviance (Scull 1977 ; Castel 1981). Si le mouvement apparaît d’ampleur internationale, en France l’une des étapes essentielles du processus correspondrait à l’émergence au sortir de la guerre d’une génération de psychiatres armés d’une conscience nouvelle du caractère archaïque du dispositif asilaire français, à même d’imposer une transformation massive de leur institution (Recherches 1975; Castel 1981 ; Jaeger 1981 ; Bueltzingsloewen 2007).
9De nombreux éléments contribuent de fait à la richesse de cette interprétation, évoquant des conditions proches de celles qu’avait mises en évidence Haroun Jamous dans son étude magistrale de la réforme des centres hospitalouniversitaires de 1958 en mobilisant les analyses du changement à la française proposées à l’origine par Michel Crozier ( Jamous 1969). Les critiques nombreuses adressées tout au long de la première moitié du siècle à l’enfermement comme manière de traiter la maladie mentale (Castel 1976 ; Jaeger 1981 ; Fauvel 2005) traduiraient l’émergence de nouvelles exigences sociales formulées à l’égard des hôpitaux psychiatriques en réponse à leurs dysfonctionnements de plus en plus massifs, depuis leur incapacité à répondre aux problèmes des maladies nerveuses jusqu’à la crise majeure que représente le décès par inanition de quarante mille malades internés pendant la Seconde Guerre mondiale (Bueltzingsloewen 2007). Face à ces évolutions, la rigidité du système, voire son caractère autoentretenu se seraient manifestés dans l’incapacité à faire aboutir tout au long de la IIIe République aucune des réformes envisagées et dans les controverses suscitées au sein même du groupe des médecins des asiles dans les années 1920 et 1930 par certains projets pouvant avec le recul apparaître visionnaires, comme celui de l’aliéniste Édouard Toulouse, de créer des services permettant le traitement « libre » des malades mentaux (Fauvel 2005 ; Jaeger 1981 ; Thomas 2004). Dans ces conditions, c’est seulement l’émergence au lendemain de la Seconde Guerre mondiale d’un groupe de psychiatres, jeunes turcs, profondément marqués par la guerre, et dans un contexte de faillite des élites traditionnelles de la profession, qui aurait permis par un coup de force de faire aboutir une réforme en imposant une vision renouvelée de la psychiatrie à leurs collègues puis, à travers une alliance avec la haute administration de la santé, à la société dans son ensemble avec la promulgation à la fin des années 1960 d’une réforme de grande ampleur, le secteur psychiatrique (Castel 1975 ; Recherches 1975).
10Sans vouloir contester a priori l’importance des crises comme processus de changement social, c’est l’argument plus général, liant l’émergence de courants modernisateurs en France dans le courant des années 1950 et 1960 à une crise résultant dans une large mesure du choc de la Seconde Guerre mondiale (Hoffmann 1974), qui paraît pourtant dans le cas des hôpitaux psychiatriques devoir être reconsidéré. Aborder la réforme des hôpitaux psychiatriques au lendemain de la guerre en termes d’un tournant dans une trajectoire au long cours revient au contraire à insister, d’une part, sur l’originalité de l’expérience réformatrice aux différents moments de l’histoire et, d’autre part, sur les conditions structurelles découlant d’une histoire de longue durée qui ont rendu possible à chaque époque l’engagement des acteurs dans le processus réformateur. L’engagement dès le début de la IIIe République d’un grand nombre d’initiatives, propositions de loi, expériences locales, apparaît en effet à y regarder de près moins vain que l’on a souvent voulu le considérer. Des premiers projets élaborés au début des années 1870 aux textes circulant à la veille de la guerre, un certain nombre de problèmes et de solutions à ces problèmes ont été stabilisés. A contrario la labilité des projets conduits par les acteurs dans l’immédiat après-guerre souligne qu’il s’agit moins de faire aboutir une option définie a priori que de continuer le travail sur un certain nombre d’enjeux. Robert Castel a ainsi signalé que dans les années 1940 et 1950 les psychiatres réformateurs avaient oscillé, dans une forme d’indécision, entre réformer de l’intérieur l’asile en favorisant des actions d’humanisation de leur service et mettre en place des alternatives à l’hospitalisation à travers des expériences de psychiatrie extrahospitalières, comme si ces deux options se présentaient nettement à eux (1975, 1981). Or on verra que le développement de ces deux projets correspond pour les psychiatres à des stratégies différentes visant à des objectifs non moins différents dans un contexte qui évolue rapidement à mesure qu’ils mènent leur action. En ce sens moins qu’une rupture dans un monde immobile, le processus réformateur de l’après-guerre doit s’analyser comme un déploiement continu, prolongeant tout en l’infléchissant une trajectoire entamée de longue date.
Les continuités du projet proposé par les psychiatres au lendemain immédiat de la guerre avec les discussions engagées dans la première moitié du siècle renforcent ce point. Si, dans son élan réformateur, la génération de psychiatres qui prend les commandes de la profession en 1945 appelle à faire table rase du passé et émet une critique radicale des options discutées dans l’avant-guerre, mettant en avant une rupture dans son engagement (Recherches 1975), elle le fait sur la base de la vision de l’hôpital psychiatrique travaillée par leurs aînés dans les années 1930, mobilisant au demeurant à son service l’expertise de certains d’entre eux. Davantage, les prises de position de ces jeunes psychiatres et le rôle qu’ils prennent dans l’animation du processus réformateur traduisent l’émergence dans l’avant-guerre des médecins des hôpitaux psychiatriques en tant que groupe mobilisé sur le problème de la réforme des hôpitaux psychiatriques. C’est en ce sens que l’analyse du processus réformateur de l’après-guerre doit reposer sur une vision plus dynamique, insistant sur ce qui dans les transformations précédant l’entrée en scène de ces jeunes psychiatres a rendu celle-ci possible. C’est à développer ces analyses que sont consacrées les sections qui suivent.
Réformer l’assistance psychiatrique : la IIIe république face au problème des asiles
11La réforme des hôpitaux psychiatriques est donc loin d’être un enjeu nouveau au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Parler de tournant dans une trajectoire au long cours c’est, on l’a vu, insister sur le travail nécessaire pour faire vivre et faire avancer le processus réformateur. Dans cette perspective, le devenir de la réforme des hôpitaux psychiatriques dans l’après-guerre est d’abord lié à l’épuisement d’une ambition, celle de parvenir à une réforme globale de la loi sur l’assistance psychiatrique. Jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, le processus de réforme des hôpitaux psychiatriques, ou plus généralement de l’assistance psychiatrique, s’organise en effet avant tout autour d’un débat au Parlement sur la réforme de la loi fondatrice du dispositif psychiatrique français, la loi du 30 juin 1838 sur les aliénés. La question de la réforme de la loi de 1838 avait été mise pour la première fois à l’agenda du Parlement à la veille de la chute de l’Empire, à la suite d’une campagne virulente de critique des asiles et de l’aliénisme (Dowbiggin 1993 ; Goldstein 1997 ; Fauvel 2005). Si celle-ci n’aboutit pas, le débat est relancé dès 1873 sous l’impulsion de députés républicains puis dans la décennie 1880 à la suite des travaux d’une importante commission ministérielle. Son rapport conduit à un nouveau projet déposé au Sénat, qui fait par la suite plusieurs navettes entre les deux Chambres et les diverses instances consultatives jusqu’à la veille de la Grande Guerre. Mis en sommeil pendant le conflit, le débat reprend au lendemain de la guerre sous l’impulsion de nouveaux acteurs, tels la Ligue d’hygiène mentale, instaurée en 1920 par le psychiatre É. Toulouse, ou l’Amicale des aliénistes. Plusieurs projets nouveaux sont alors déposés au Parlement, jusqu’à un dernier vote à la Chambre des députés deux mois seulement avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.
12L’historiographie des hôpitaux psychiatriques a souligné la vanité de ces discussions, leur caractère essentiellement réactif et leur incapacité à aboutir (Castel 1976 : 269). De fait, tout au long de la période, ce débat a été alimenté par une longue série d’affaires d’internement arbitraire ou de mauvais traitements subis par des patients des asiles, qui rencontrent un écho important dans la presse (Fauvel 2005). D’autre part, s’il n’aboutit pas c’est pour beaucoup, comme l’a noté Jan Goldstein, en raison de la taille prise par les projets à mesure que s’y ajoute un ensemble de problèmes divers concernant le statut des établissements et de leur personnel, leur relation avec le reste du dispositif hospitalier (1997 : 464). Le débat apparaît ainsi à la fois cumulatif et extrêmement productif. Selon une logique bien analysée par Christian Topalov (1999), les efforts engagés pour réformer les hôpitaux psychiatriques contribuent tout au long de la IIIe République à agréger de nombreux acteurs, à en faire émerger certains, à en intéresser d’autres. Au cours de son développement, la structure même du débat, les instances où il se déploie, les processus qui l’alimentent autant que les problèmes qu’ils recouvrent, évoluent de façon importante. Dès cette première période une analyse plus approfondie mettrait en évidence plusieurs tournants dans le processus (Henckes 2007). Il suffit ici d’en souligner la dynamique d’ensemble pour comprendre à la fois les enjeux qui le parcourent et la manière dont ceux-ci façonnent le contexte dans lequel il sera réorienté dans l’après-guerre.
13Cette analyse peut s’organiser à partir d’une question globale, celle du droit à l’assistance psychiatrique, de sa signification et de sa régulation : que doit contenir ce droit, comment doit-il être appliqué et surtout quel doit être le rôle de la médecine dans son application? À l’intérieur de cette question on peut schématiquement distinguer un nombre limité de problèmes travaillés par les acteurs. À son origine à la fin du Second Empire, le processus réformateur s’organise ainsi autour d’une première question soulevée par des militants des libertés civiles et par des juristes, l’encadrement de l’internement en tant que régime de contrainte sur les malades. L’internement, tel qu’il était codifié dans la loi de 1838, constituait en effet un dispositif d’expertise ambigu. S’il était prononcé par le préfet, il était néanmoins initié par une demande médicale, matérialisée par un certificat, et le corps médical était également chargé de son effectuation, assurant le traitement des malades et la gestion des établissements psychiatriques. Dans ces conditions, l’internement correspondait, selon l’angle sous lequel on le considérait, à un redoublement de l’intervention médicale par celle de l’autorité publique ou, au contraire, à une surdétermination par la psychiatrie du pouvoir de police. Les premières propositions qui circulent à la fin des années 1860 sont marquées par une forme de défiance à l’égard de ce qui pouvait passer pour une mesure d’exception et visent à renforcer le contrôle sur le corps médical en soumettant l’internement à une procédure judiciaire. Si par la suite l’installation de la République conduit à désarmer en partie cette discussion, les grandes entreprises réformatrices, jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, devaient rester marquées par la permanence d’une rhétorique de défense des droits des personnes internées et par une réactivation constante de la question des rapports entre psychiatrie et justice.
14La structuration à partir des années 1880 du réseau des réformateurs sociaux conduit à l’élargissement du débat à un second ensemble d’enjeux relatifs à la notion même d’assistance. On connaît les conditions à l’origine de cette « nébuleuse réformatrice » : formation dans les deux Chambres de groupes de parlementaires spécialisés dans les questions sociales, mise en place d’instances, tels le Conseil supérieur d’assistance publique ou les congrès de médecine mentale, où s’élaborent une doctrine en matière de politique sociale, ou encore succès d’entreprises locales impulsées le plus souvent par des professionnels, soutenus par des élus, qui permettent l’accroissement du nombre de dispositifs innovants d’assistance (Topalov 1999). Aux yeux de ces réformateurs, il faut se donner les moyens de renforcer l’assistance psychiatrique en facilitant son accès aux populations. Ils insistent ainsi sur la nécessité d’apporter de la souplesse dans le fonctionnement de l’asile, que ce soit à l’admission ou à la sortie, suggérant que toutes les populations de la psychiatrie ne nécessitent pas de passer par l’internement, voire que celui-ci peut être un frein au traitement. À partir des années 1890 circulent ainsi des propositions de plus en plus complexes et ambitieuses pour organiser des services de convalescence ou d’accueil à l’intérieur ou à côté des asiles. On peut citer par exemple le rapport important que fait le psychiatre Paul-Maurice Legrain (1902) sur la convalescence des aliénés en 1902 au Conseil supérieur de l’assistance publique, ou l’expérience de service d’accueil organisée dès les années 1890 à Bordeaux par le psychiatre Emmanuel Régis.
15La stratégie adoptée dans l’entre-deux-guerres par la Ligue d’hygiène mentale et son principal animateur É. Toulouse illustre le mode de construction des initiatives pendant cette période en même temps qu’elle joue un rôle important pour la suite des débats. S’appuyant sur une expérience lancée à Paris avec le soutien du conseil général, la Ligue se fait le champion d’un dispositif, le service libre, qui rend possible selon elle le traitement d’une classe nouvelle de malades mentaux, les « petits mentaux » (Thomas 2004 ; Huteau 2002). Installé dans l’asile Sainte-Anne, le service libre se caractérise par l’accueil fait aux patients, sans préalable et en dehors du régime de l’internement. Il repose sur une vision du rôle politique de la médecine marqué par le souci de prévenir la dégénérescence du corps social. Sa force, en constituant un continent entier de la maladie mentale aux contours flous, est cependant avant tout d’instituer le traitement libre en alternative globale à l’internement psychiatrique pour un ensemble significatif de malades. Dans le courant des années 1930, Toulouse n’hésite pas à suggérer que l’internement peut être réservé à une catégorie résiduelle de malades chroniques ou particulièrement dangereux. L’innovation connaît du reste un succès considérable, concentrant l’essentiel du débat sur la réforme de l’assistance psychiatrique dans les années 1920 et 1930 : dès le début des années 1920 deux propositions de loi sont déposées au Parlement pour généraliser sa création tandis qu’un certain nombre de psychiatres s’engagent dans l’expérience, comme à Charenton ou en Afrique du Nord (Keller 2007).
Ces discussions sur la régulation de l’assistance psychiatrique ouvrent également sur une série d’autres problèmes débattus à l’intérieur de la profession ou plus généralement dans les milieux médico-sociaux. Les discussions autour de l’accueil ou la convalescence des aliénés s’articulent ainsi à une série de débats sur le pronostic des maladies mentales. À partir de la fin du xixe siècle, les notions de curabilité et d’incurabilité de la maladie mentale suscitent un ensemble d’interrogations sur leur validité, leur pertinence pour organiser les structures de soin ou de façon plus générale le droit, ou encore sur leurs relations avec les idées d’hérédité et de dégénérescence [3]. D’un autre côté, à travers l’extension qu’il prend dans certains projets dans le courant des années 1930, le service libre pose le problème de la responsabilité médicale à l’égard des malades mentaux. Dans le service libre, le psychiatre doit pouvoir assumer temporairement au moins l’exercice d’une contrainte sur le malade en dehors du contrôle de l’autorité publique, par exemple en l’enfermant lors d’épisodes d’agitation. La revendication par les psychiatres de cette responsabilité traduit l’autorité nouvelle qu’ils estiment pouvoir affirmer publiquement.
Cet élément reflète également les évolutions d’un autre enjeu abordé au cours de la période, le statut des asiles et de leur personnel. Sur ce point, les discussions se concentrent à partir des années 1880 sur des tentatives, d’une part d’uniformiser le statut des établissements sous le contrôle de l’État et, d’autre part, d’élever le niveau de leurs personnels. Le dispositif institué en 1838 laissait la possibilité pour les départements de recourir aux services d’établissements privés, qui échappaient au contrôle de l’État (Guillemain 2006), tandis que d’importantes disparités subsistaient entre le dispositif psychiatrique parisien, dominé par les élites médicales du pays, et la province. Les efforts des réformateurs aboutissent au cours de la première moitié du siècle à établir un cadre commun à l’ensemble des institutions psychiatriques. Les médecins des asiles, qui forment un groupe relativement anomique jusque dans les années 1870 encore, se structurent progressivement pour constituer dans les années 1920 et 1930 un groupement homogène, à distance du reste de la médecine, doté de schémas de carrières et démontrant un intérêt spécifique pour l’institution psychiatrique. Un concours de recrutement est créé en 1888, sous une forme d’abord régionale, pour être rendu en 1902 annuel et national, tandis qu’en 1907 un concours spécial, ouvert exclusivement aux médecins des asiles de province, pourvoit aux postes des médecins des asiles de la capitale et contribue à donner une élite organique au groupe. Dans le même temps, les médecins des asiles s’organisent à l’intérieur d’un groupement corporatiste, l’Amicale des aliénistes, formé en 1905, qui s’affirme progressivement dans l’entre-deux-guerres comme un acteur important des débats sur l’institution psychiatrique.
Dans les années 1930, les médecins d’asile se sont ainsi imposés à la fois comme une autorité et comme une force de proposition motrice pour la réforme des hôpitaux psychiatriques elle-même. Localement ils sont incontournables pour lancer des expériences innovantes : après les services libres, c’est en particulier le cas des expériences de dispensaires qui se multiplient à la fin des années 1930 et dans les années 1940. Au niveau national, ils s’imposent également comme une force de proposition auprès de l’administration de la santé et du Parlement : dans les années 1930 plusieurs projets de lois ou textes réglementaires sont directement suscités par leurs organisations représentatives [4] ; pour la première fois, par ailleurs, la fin de la décennie voit plusieurs d’entre eux publier dans les revues savantes des projets de réforme d’ensemble de la loi de 1838, dont le centenaire est l’occasion d’en proposer un bilan approfondi (Annales médico-psychologiques 1938). À la veille de la Seconde Guerre mondiale, le développement de la trajectoire de la réforme des hôpitaux psychiatriques a permis de repenser en profondeur le rôle des médecins et singulièrement des médecins d’asile dans la régulation de leurs institutions.
Repenser les pratiques : les psychiatres et la poursuite du projet réformateur au lendemain de la guerre
16La montée en puissance du groupe des médecins d’asile au cours de la première moitié du siècle est l’une des conditions majeures du tournant que prend la trajectoire de la réforme de l’hôpital psychiatrique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Après une longue période de mise en sommeil durant l’Occupation, le débat sur l’hôpital psychiatrique reprend dans un contexte marqué par de profondes transformations dans la société et l’État, mais aussi et avant tout par le travail de certains psychiatres dans cette conjoncture nouvelle. Entre la Libération et la fin des années 1940, la réforme des hôpitaux psychiatriques est dominée par l’émergence d’un groupe de jeunes médecins des hôpitaux psychiatriques qui, dans un contexte où cette question ne paraît plus intéresser personne, reprennent à leur compte le processus réformateur et s’engagent dans l’élaboration d’un nouveau projet. Analyser les activités de ces jeunes psychiatres au cours de cette période permet ainsi d’illustrer un élément primordial de l’approche en termes de trajectoire, la manière dont dans certaines conditions des acteurs imposent, par un double travail de définition et de légitimation des enjeux, une réorientation d’ensemble de processus engagés bien avant eux et reposant jusqu’à leur entrée en scène sur des configurations complexes d’acteurs.
17L’émergence du groupe des jeunes psychiatres reflète le renouvellement général des élites du pays à la Libération. Jeunes médecins-chefs des hôpitaux psychiatriques, formés pour la plupart d’entre eux au cours de la seconde moitié des années 1930 à l’internat des hôpitaux psychiatriques de la Seine, la voie royale des carrières aliénistes, bien notés et pour certains d’entre eux lauréats de concours, ils vivent la guerre à distance de la capitale avant de s’engager dans les réseaux de la résistance médicale (Simonin 1997). Entre le printemps et l’été 1945, ils s’imposent à la tête de l’Amicale des aliénistes, qu’ils transforment en syndicat, et parviennent à aligner derrière eux une fraction importante de la psychiatrie. Deux d’entre eux sont propulsés conseillers techniques du ministre de la Santé du gouvernement provisoire, le communiste François Billoux. Dans le même temps, dans le prolongement des logiques d’action à l’œuvre jusque dans les années 1930, ils élaborent un nouveau projet de loi qu’ils rendent public et soumettent au ministère à l’occasion d’une grande manifestation à l’hôpital Sainte-Anne à Paris (Bonnafé 1945). Au ministère de la Santé, toutefois, le projet s’oppose à un second texte organisé autour du service libre d’Édouard Toulouse. À l’automne 1945 la réforme de la loi de 1838 est ainsi un échec (Conseil syndical 1945). La fin de la parenthèse du gouvernement provisoire met un terme à la perspective de voir aboutir un texte législatif et les problèmes de la réorganisation du pays et de son administration conduisent à suspendre l’activité régulatrice du ministère de la Santé.
18Au cours des années suivantes, les problèmes de la psychiatrie connaissent un recul évident. Les jeunes psychiatres en viennent à dire qu’ils sont abandonnés, que la psychiatrie dans son ensemble constitue un monde clos, à l’image de l’hôpital psychiatrique (Daumézon 1947). De fait, un dépouillement de l’index du journal Le Monde montre que la psychiatrie est à peu près absente du débat public jusqu’au début des années 1950 : de 1944 à 1950, où le journal publie une série d’articles à l’occasion du premier Congrès mondial de psychiatrie organisé à Paris, un seul article, le 10 février 1948, reproduisant un communiqué des médecins des hôpitaux psychiatriques, est consacré aux problèmes de leur institution. Au Parlement, par ailleurs, ceux-ci ne sont évoqués que lors de l’examen du budget de l’État. De son côté, l’administration se contente d’une action régulatrice limitée à la publication de circulaires énonçant des recommandations consensuelles sur le développement des dispensaires ou l’organisation des services hospitaliers. En attendant la reconstitution d’une intervention de l’État à la fin des années 1940 et au début des années 1950, les psychiatres paraissent être les seuls à porter encore la réforme des hôpitaux psychiatriques.
19Pour les jeunes psychiatres, dont les carrières sont littéralement liées à leur institution, celle-ci est en effet un enjeu capital. Pour faire vivre leur vision de la psychiatrie, ils s’engagent dans deux lignes de travail. En premier lieu, en interne, ils se lancent dans l’élaboration d’un nouveau projet, la psychothérapie collective, qui permet de faire opérer un premier déplacement à la trajectoire de la réforme des hôpitaux psychiatriques. Proposée comme une « technique », la psychothérapie collective vise à faire de l’hôpital psychiatrique lui-même un instrument du traitement de la maladie mentale en y favorisant les activités collectives, le travail des patients ou encore les loisirs. Plus largement, il s’agit de constituer un regard nouveau sur les pratiques et par là de transformer l’hôpital dans son ensemble et de l’intérieur. En cela le projet s’oppose explicitement à celui du service libre. Dans une communication au congrès de psychiatrie de Genève et Lausanne de 1946, les leaders du groupe explicitent plus largement le sens de la démarche. Pour pouvoir toucher le public et faire aboutir l’idée d’une réforme des institutions, il faut produire un « besoin » de psychiatrie. Pour cela, il faut réorganiser l’hôpital psychiatrique autour de nouvelles pratiques :
« Nous savons qu’il ne suffit pas de garder des aliénés, il ne nous suffit pas d’appliquer les méthodes biologiques les plus modernes, mais il faut que l’établissement tout entier soit, selon l’expression d’Esquirol, un “instrument” de traitement. »
21La psychothérapie collective permet ainsi de traduire la réforme de l’hôpital psychiatrique en enjeu du travail quotidien dans les services. Dans les années qui suivent, dans la suite notamment d’un article fondateur de l’un des leaders du groupe (Daumézon 1948), elle devient un élément important des débats au sein de la discipline, suscitant numéros spéciaux des revues savantes (L’Évolution psychiatrique 1948), rencontres et symposiums (Ey et al. 1952), et de façon générale un vaste ensemble de publications. Il s’agit à la fois d’élaborer des pratiques nouvelles à l’intérieur de leurs services et de se mettre d’accord sur la signification de ces pratiques dans le cadre d’une vision commune du sens de l’hôpital psychiatrique et de l’intervention de ses protagonistes. Dans leurs services, les psychiatres s’engagent ainsi dans des expériences : ici un dispositif de réunions, là l’organisation systématique de groupes d’activités (Bernard 1947), ailleurs un psychiatre reçoit une subvention de la Sécurité sociale pour engager une réorganisation en profondeur de l’établissement, avec un ratio infirmiers/patients augmenté, développant ce qui devient rapidement une expérience clef de l’immédiate après-guerre (Sivadon 1952). Entre eux, les psychiatres doivent se mettre d’accord sur un vocabulaire pour qualifier leurs expériences. Cela repose sur des rencontres, des visites les uns aux autres, des débats pour répondre à une série de question : qu’est-ce qu’une authentique psychothérapie collective ? Comment penser l’efficacité des techniques mises en œuvre?
22Parallèlement à ce travail interne au groupe des médecins des hôpitaux psychiatriques, une deuxième ligne de travail qu’engagent les jeunes psychiatres vise à trouver un débouché à leur projet en dehors de la profession, singulièrement au sein de l’État. Or plusieurs segments de l’État sont susceptibles d’être intéressés par les problèmes des hôpitaux psychiatriques, pour des raisons diverses et à partir de questions variées. Dans cette période d’ouverture, la réforme des hôpitaux psychiatriques peut être liée à de multiples questions. Par ailleurs de nombreux acteurs sont susceptibles d’imposer leur propre vision de l’hôpital psychiatrique. Au sortir de la guerre, les limites de la psychiatrie sont elles-mêmes un enjeu de débat. L’hôpital psychiatrique n’a pas le même sens pour les divers segments de la médecine qui s’intéressent aux questions psychiatriques. Enfin, les psychiatres n’ont qu’une maîtrise limitée de l’agenda des problèmes qui sont susceptibles d’intéresser leur discipline, dont un certain nombre touche l’ensemble de la médecine.
23Tout au long de ces années, les jeunes psychiatres font ainsi le siège des autorités pour négocier leur place dans l’administration consultative, demandant des audiences au ministre ou aux directeurs de l’administration, réclamant leur nomination dans les commissions. Ils n’agissent pas dans le désordre. Ils ont en effet une vision de la représentation qu’ils cherchent à constituer, au nom des médecins des hôpitaux psychiatriques, des interlocuteurs à atteindre et de la relation à nouer avec eux, vision qui prolonge leur conception de l’hôpital psychiatrique et qu’ils expriment dans une série de publications dans la revue du groupement, L’Information psychiatrique (Daumézon 1946 ; L’Information psychiatrique 1950). Pour eux, les psychiatres chefs de service ne doivent pas se contenter de leur fonction de clinicien. Ils sont tenus de jouer un rôle dans la définition et la mise en œuvre de la politique de santé mentale du pays. Dans le même temps ce rôle doit les amener à faire preuve d’une nouvelle forme de responsabilité à l’égard de l’administration de la santé du pays, à laquelle ils ont à rendre des comptes. Ils ne peuvent pas être de simples consultants payés à l’acte comme le sont les médecins des hôpitaux généraux. Concrètement, les psychiatres développent dès 1945 un plan ambitieux d’organisation du dispositif de santé mentale du pays reposant sur une série d’instances de décision et de consultation dominées par la représentation des médecins des hôpitaux psychiatriques. Ce travail porte ses fruits dès la fin des années 1940 : en 1947, les psychiatres obtiennent la création par le ministère d’une commission permanente chargée des questions de santé mentale, où ils sont largement représentés, la Commission d’étude des problèmes de la santé mentale, qui devient en 1949 la Commission des maladies mentales.
L’action des jeunes psychiatres et leur vision de la psychiatrie alimentent une série de débats internes à la profession qui ont pour conséquence de nouveaux phénomènes de segmentation professionnelle. En 1947 est ainsi lancé un mouvement pour une psychiatrie biologique, réunissant des médecins des hôpitaux psychiatriques et des enseignants à la faculté de médecine, qui critique le caractère « administratif » des réformes préconisées par les jeunes psychiatres et, en réponse directe à leur approche psychothérapique de la maladie mentale, appelle au développement d’une politique de recherche médicale et en particulier à l’installation de laboratoires dans les établissements (Leyritz 1947). Par ailleurs, à la fin des années 1950, au sein même du groupe des médecins des hôpitaux psychiatriques, une minorité s’oppose à la vision que présentent les jeunes psychiatres de l’intégration de la psychiatrie dans l’appareil de santé publique du pays. Alors que ces derniers défendaient le principe du plein-temps médical et l’implication de la profession dans la gestion des établissements, ces médecins psychiatres proposent à l’inverse que le statut des médecins-chefs des hôpitaux psychiatriques évolue vers la rémunération à l’acte comme dans le reste des hôpitaux, leur activité se concentrant sur le traitement actif des malades aigus [5].
Ces débats internes s’enrichissent à mesure qu’apparaissent de nouveaux problèmes. L’un d’entre eux concerne la relation des médecins-chefs avec les administrations et la délimitation de la tutelle de l’État sur la psychiatrie. En 1945 est instituée une administration déconcentrée de la santé, les directions départementales de la Santé, placées sous la responsabilité de médecins inspecteurs de la santé, dont le corps vient également d’être fondé. Elles sont chargées d’une partie de la notation des médecins des hôpitaux psychiatriques et ont également plus largement une mission de coordination ou d’animation du dispositif de santé local. Elles sont ainsi en principe investies d’une partie des missions dévolues par les psychiatres à l’administration de la santé mentale. Quelle autorité ces directions pourront-elles toutefois exercer sur la psychiatrie ? Comment le directeur départemental de la Santé pourra-t-il assurer une activité d’organisation en psychiatrie dans la mesure où il n’est pas engagé dans une activité clinique? (Daumézon 1945)
Un autre problème émergent dans l’immédiat après-guerre est la régulation de la spécialisation médicale (Weisz 2002). Le débat sur cette question est apparu dans le courant des années 1930, mais n’a guère été travaillé avant la guerre s’agissant de la psychiatrie. L’enjeu est de mettre un frein à l’explosion du nombre des spécialistes. Le problème concerne les hôpitaux psychiatriques dans la mesure où, d’une part, ceux-ci sont un lieu de formation où des praticiens sont susceptibles d’acquérir une compétence spécialisée et où, d’autre part, le concours de recrutement au poste de médecin-chef de service constitue lui-même une accréditation à une forme de spécialisation. Ainsi, en 1947, les jeunes psychiatres élaborent un projet ambitieux de régulation de la psychiatrie reposant sur la constitution de plusieurs niveaux d’accréditation, ouvrant à la possibilité d’exercer dans les différents lieux de la pratique psychiatrique, dont le concours du médicat des hôpitaux psychiatriques constitue le degré le plus élevé (Ey et Gallot 1947). Le projet retenu par les autorités, pour l’ensemble de la médecine, lie toutefois la spécialisation à l’obtention d’un diplôme universitaire. En 1949, par ailleurs, le ministère de l’Éducation nationale, conseillé par des enseignants à la faculté de médecine, crée un certificat de neuropsychiatrie. Il délimite ainsi une spécialité plus large que la seule psychiatrie et met en question l’accréditation découlant des carrières en hôpital psychiatrique, d’où la neurologie est absente. La réforme accélère également la formation d’un nouveau segment professionnel autour des universitaires à son origine, qui s’organise dans un Syndicat des médecins français spécialistes du système nerveux.
À la fin des années 1940, les jeunes psychiatres sont parvenus à faire vivre la réforme des hôpitaux psychiatriques. Avec l’élaboration de la psychothérapie collective, réformer l’hôpital psychiatrique est en un sens devenu un enjeu pour les chefs de service dans le cadre de leur travail de soin même ; le travail de lobbying que mènent les psychiatres auprès des pouvoirs publics a par ailleurs contribué à mettre la question des hôpitaux psychiatriques au cœur de la plupart des problèmes de la discipline. Les succès obtenus à la fin de la décennie 1940 n’empêchent pourtant pas les psychiatres de manifester une grande prudence. Dans un éditorial de 1952, publié après l’annonce de l’élaboration d’un premier plan d’équipement sanitaire, l’un des leaders du mouvement appela ainsi à maintenir un haut niveau d’exigence face aux initiatives nouvelles de l’administration en développant une nouvelle doctrine à leur opposer le cas échéant (Daumézon 1952). Rançon de leur succès, la réforme des hôpitaux psychiatriques échappait à ceux qui pendant quelques années avaient pu prétendre en être les seuls acteurs.
Planifier la psychiatrie : administration et psychiatres face à l’organisation du dispositif psychiatrique dans les années 1950
24Les développements de la réforme des hôpitaux psychiatriques au début des années 1950 illustrent en effet le devenir de processus qui, ayant suscité le ralliement d’acteurs issus d’univers divers, se retrouvent maintenant au centre du travail conjoint de ces acteurs qui doivent apprendre à les faire avancer ensemble. Les transformations du processus réformateur au cours de la période sont liées précisément à un changement des modalités de l’action publique dans le domaine sanitaire, marqué par l’essor, sous l’impulsion du ministère de la Santé, d’une action nouvelle en matière d’équipement psychiatrique. Simultanément, l’évolution de la situation sur le terrain conduit les psychiatres à repenser leur propre projet. À la fin de la décennie 1950 le travail de ces différents acteurs trouve un aboutissement dans un nouveau projet, le secteur, qui dès lors devient une dimension obligée de l’ensemble des discussions sur la psychiatrie.
25L’essor de l’administration de la santé est la première de deux conditions qui rendent possibles ces nouvelles orientations dans la trajectoire du processus réformateur. Jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, le ministère de la Santé était une administration faible, ne comptant aucun médecin parmi ses personnels, disposant de peu de moyens financiers et sans moyens d’intervention sur le terrain (Murard et Zylberman 1996a). Il se renforce véritablement grâce aux efforts successifs du régime de Vichy et du Gouvernement provisoire, qui en étoffent l’administration centrale, créent l’administration déconcentrée que l’on a évoquée plus haut et mettent sur pied un corps de médecins inspecteurs de la santé publique. Après plusieurs réformes, à la fin des années 1940, le ministère de la Santé est organisé autour de deux grandes directions dont une, la direction de l’hygiène sociale, a en charge la psychiatrie parmi d’autres « fléaux sociaux » (Carbonatto 1949). Organisée de façon thématique celle-ci a sous sa tutelle le dispositif de prévention et les dispensaires, ainsi que les établissements d’assistance dépendant directement de l’État, dont les sanatoriums et les établissements psychiatriques. La notion d’hygiène sociale qui figure dans l’intitulé de la direction correspond de façon générale à la fois à une conception de la maladie insistant sur sa causalité et son retentissement sociaux, à des techniques d’intervention, comme les centres de santé, à des formes d’organisation des bureaucraties techniques et à une philosophie globale du rôle des pouvoirs publics en matière de santé. Selon cette dernière, l’État seul peut prendre des mesures correctives visant à influencer certains facteurs sociaux de la maladie, adopter une démarche de prévoyance sociale et mettre en place les coordinations nécessaires pour prendre en charge l’ensemble des dimensions de la maladie de la prévention à la post-cure (Murard et Zylberman 1996b). En 1945 une ordonnance a ainsi proposé une réorganisation de la lutte contre la tuberculose au niveau des départements autour du phtisiologue départemental (Lert 1980), et c’est cet esprit qui guide également le programme du ministère en matière de santé mentale.
26Ces évolutions se traduisent surtout dans une action nouvelle du ministère de la Santé sur le terrain. Dans le courant des années 1950, ses fonctionnaires s’engagent directement pour soutenir financièrement certaines initiatives, en particulier les expériences de dispensaire qui sont au début de la décennie l’un des principaux axes de leur politique. Ils développent également une présence nouvelle dans les départements, multipliant les visites pour se tenir au courant des progrès et n’hésitant pas à intervenir auprès des autorités locales ou des médecins-chefs pour faire avancer tel ou tel dossier, parfois sur la demande des psychiatres eux-mêmes [6]. Ces actions sont facilitées par l’autorité dont dispose le ministère en matière de psychiatrie, tranchant avec la situation qui prévaut dans d’autres secteurs de la médecine : établissements départementaux, les hôpitaux psychiatriques sont sous l’autorité directe des préfets ; fonctionnaires, les médecins des hôpitaux psychiatriques sont jusqu’à un certain point dans l’obligation de collaborer avec l’administration.
27L’essor de la planification sanitaire constitue la seconde condition qui facilite cette évolution. La question de la rationalisation de l’équipement sanitaire du pays a commencé à se poser dans les années 1920, dans un contexte où la lutte contre certaines pathologies comme le cancer voit apparaître le recours de nouvelles techniques coûteuses et où l’expansion des assurances sociales tend à donner aux établissements des moyens financiers nouveaux (Smith 1998). La mise en place d’une démarche planificatrice doit permettre d’assurer une juste répartition de l’équipement sur le territoire ainsi qu’une réponse à des besoins prévisibles à moyen terme. En 1941, une première loi hospitalière établit une carte sanitaire, complétée par l’installation en 1948 d’une Commission nationale du plan d’organisation hospitalière, qui entame un classement des établissements et l’élaboration d’indices d’équipement. Un autre aspect de la rationalisation du dispositif hospitalier concerne par ailleurs les pratiques de gestion des établissements. Le début des années 1950 marque la généralisation de la démarche avec l’ouverture aux questions sanitaires et sociales de la Planification nationale et l’élaboration du premier Plan d’équipement sanitaire et social (Commissariat général du plan 1953). Le Plan apporte une visibilité à la démarche en même temps qu’il la rationalise. Il fixe les objectifs à long terme et les programmes à mettre en œuvre pour y parvenir. L’ensemble est élaboré par les divers bureaux du ministère de la Santé avant d’être soumis aux arbitrages de la Commission du plan. La participation des psychiatres se situe surtout en amont, au sein la Commission des maladies mentales. Durant les années 1950 celle-ci devient, en effet, la principale instance où sont discutés à la fois les principes et les moyens d’action pour ce qui concerne l’action dans le domaine de la psychiatrie. Une autre dimension du processus est la mobilisation de normes élaborées sur le plan international, notamment par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), dans l’élaboration desquelles les psychiatres français jouent par ailleurs également un rôle important (Henckes 2009).
28Ces évolutions correspondent à une reconfiguration d’ensemble de la politique hospitalière du pays, qui donne un sens nouveau à la réforme des hôpitaux psychiatriques en l’ouvrant à de nouveaux problèmes. Dans le cadre de la planification, il s’agit en effet de façonner directement les équipements psychiatriques à l’échelle du pays dans son ensemble. Quelles structures construire, où et comment? Répondre à cette question suppose d’arbitrer entre les différentes visions de la psychiatrie et de l’hôpital psychiatrique qui ont émergé dans les années 1940. Une dimension peut-être plus importante encore de la réflexion concerne les instruments qui permettront le travail conjoint des différents acteurs de la planification, médecins, gestionnaires, élus, caisses de sécurité sociale. Comment coordonner les acteurs nombreux qui participent localement à la production de l’équipement psychiatrique ? Quel rôle donner aux psychiatres dans l’élaboration et le suivi des propositions ? Quelle norme aura le plus d’efficacité pour conduire les acteurs à agir ? Sur ces différents points le principal débat se situe entre des visions qui insistent sur le centralisme de la décision et d’autres qui, au contraire, soulignent l’importance de préserver la souplesse d’action des acteurs locaux.
29L’intérêt des jeunes psychiatres pour ces discussions tient par ailleurs à l’analyse qu’ils font de ce qui est devenu le problème incontournable de leurs établissements depuis le début de la décennie 1950 : leur encombrement. Dysfonctionnement majeur de l’institution psychiatrique depuis la fin du xixe siècle, le problème s’était cependant résorbé dans l’immédiat après-guerre en raison des décès liés à la famine dans les établissements. La fin des années 1940 le voit revenir dans des proportions jamais atteintes auparavant et s’installer au cœur d’un ensemble de débats intenses intéressant psychiatres, administrateurs et hommes politiques, tant au niveau local que national (L’Information psychiatrique 1953). À quoi l’encombrement est-il dû? Comment faire face au phénomène à court terme? Comment le prévenir à plus long terme? Quel traitement réserver aux populations qui encombrent les hôpitaux psychiatriques ? L’analyse que proposent les jeunes psychiatres dans les années 1950 relie l’encombrement des hôpitaux psychiatriques aux processus de chronicisation de certaines de leurs populations (Le Guillant, Pariente et Roelens 1953). Parce qu’ils sont mal pris en charge en amont de l’hôpital psychiatrique, ces malades sont admis à l’hôpital psychiatrique à un stade trop avancé de la maladie, où l’on ne peut plus rien faire pour eux. C’est dans la mise en place d’une coordination de l’ensemble des institutions participant au dispositif de santé mentale que l’on pourra éviter que l’hôpital psychiatrique se trouve en bout de course de ces prises en charge. Dans une série de rapports à la Commission des maladies mentales, les jeunes psychiatres insistent ainsi sur l’insertion de l’hôpital dans un réseau institutionnel dirigé par un médecin unique, chef de service, à même de l’organiser selon les besoins de ses patients (Bonnafé et al. 1957). Face à ce projet, les universitaires défendent cependant le laisser-faire et proposent de créer, d’une part des structures pour les malades déficitaires qui selon eux forment le plus gros des populations encombrant les services et, d’autre part, des services disposant d’importants moyens techniques pour le traitement aigu des malades évolutifs susceptibles de réagir aux traitements [7].
30En 1960 ces différentes discussions aboutissent à un nouveau projet, le secteur psychiatrique. Porté par les jeunes psychiatres et repris à son compte par le ministère dans une circulaire publiée le 15 mars 1960, le secteur est à la fois un outil de planification des équipements psychiatriques dans les départements et un mode d’organisation du travail des professionnels. Les médecins-chefs se voient confier l’animation du dispositif psychiatrique dans un territoire donné, sur lequel ils sont supposés proposer aux pouvoirs locaux les orientations à adopter en matière d’équipement, orientations qui sont ensuite coordonnées dans le cadre d’un plan d’équipement départemental soumis au ministère. À la tête d’une équipe pluridisciplinaire, ils sont supposés assurer la continuité du suivi du traitement des patients en les prenant en charge au plus près de leur résidence. Les premières expériences qui s’organisent dès le début des années 1960 constituent dès lors des lieux d’innovations où sont expérimentées de nouvelles pratiques et inventés de nouveaux métiers et où les acteurs ont la sensation de faire une « autre psychiatrie » (Henckes 2005). En même temps le secteur suscite un nouvel ensemble de questions sur les relations avec le reste des services médicaux, et en particulier avec les psychiatres libéraux.
Si au cours de cette phase les débats sur les autres problèmes abordés au cours des années précédentes restent vifs, progressivement les discussions sur le secteur deviennent aussi le prisme à travers lequel ils sont abordés. La question de la spécialisation trouve un relais à la fin des années 1950 avec l’engagement d’une réforme d’envergure du système hospitalo-universitaire ( Jamous 1969) qui relance le débat sur la place de la psychiatrie dans la médecine ou sur l’articulation du dispositif psychiatrique et du dispositif général. En 1960, les divers segments de la psychiatrie se mettent d’accord sur une organisation de la formation et de la qualification à leur discipline dans le cadre du nouveau dispositif hospitalo-universitaire en l’adossant au secteur (Mignot 1960). Si le projet n’aboutit pas, il est cependant à l’origine des principales discussions de la décennie 1960 sur cette question. La psychothérapie collective reste également un enjeu de discussions animées au sein de la psychiatrie, relancées notamment dans la seconde moitié des années 1950 par l’essor d’une vision psychanalytique de la psychiatrie qui amène de nouvelles réflexions sur l’institution (Castel 1973). Les questions de la dangerosité et des soins sous contrainte sont quant à elles abordées à travers une série de discussions sur l’installation d’unités pour malades difficiles dans des dispositifs régionaux et intersectoriels. Dans le courant des années 1960 le secteur est ainsi devenu le point de passage obligé de la plupart des discussions sur le devenir de la psychiatrie et de ses institutions.
À l’égard des années d’avant guerre, la Libération marque donc moins l’émergence d’une conscience nouvelle des dysfonctionnements de l’institution psychiatrique qu’une reconfiguration d’ensemble des manières d’aborder sa réforme. Les discussions sur la planification jouent dans l’après-guerre le rôle des débats sur l’assistance publique au cours de la IIIe République pour alimenter à la fois des expériences, des projets ou encore la production de normes. À l’intérieur de ce cadre général, je n’ai pu dans ce qui précède qu’évoquer la diversité des prises de parole, le foisonnement des initiatives et la multiplicité des acteurs qui marquent le processus réformateur. Les propositions les plus saillantes ou les expériences les plus fécondes ne sont à chaque époque que la partie la plus visible de l’activité autour de la réforme des hôpitaux psychiatriques. Dans les années d’après guerre, par exemple, réformer l’hôpital psychiatrique est véritablement devenu une manière de faire de la psychiatrie pour des psychiatres, de plus en plus nombreux, qui eurent alors la sensation de vivre des expériences uniques ouvrant sur un monde radicalement nouveau.
L’analyse des processus de réforme oscille souvent entre l’emphase et le scepticisme, entre l’enthousiasme pour le caractère révolutionnaire des entreprises réformatrices et l’insistance sur leurs limites, leurs aveuglements ou leurs concessions. Cela reflète la dynamique même de ces entreprises qui supposent l’engagement des acteurs en même temps qu’elles sont souvent traversées par une conscience critique aiguë. Il importe probablement davantage de prêter attention aux conditions qui rendent possibles ces engagements et ces critiques, aux manières dont les acteurs posent les problèmes et aux configurations dans lesquelles ils font éventuellement avancer leurs projets. De ce point de vue, l’analyse en termes de trajectoire invite tout particulièrement à considérer la capacité des processus réformateurs à se renouveler constamment sous l’effet même de ce foisonnement. Parce que les stratégies que développent les acteurs deviennent en s’institutionnalisant à leur tour l’objet de nouveaux débats, ceux-ci ne font que s’élargir en englobant toujours plus d’enjeux.
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Notes
-
[1]
Cet article reprend et synthétise un argument développé plus longuement dans un travail antérieur sur la réforme des hôpitaux psychiatriques en France au cours du xxe siècle (Henckes 2007). Je remercie Isabelle Baszanger pour ses commentaires et suggestions sur ses nombreuses versions.
-
[2]
Je traduis.
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[3]
Voir en particulier une série de débats organisés sur la nosographie à la Société médico-psychologique dans les années 1880.
-
[4]
Voir les comptes rendus de l’action de l’Amicale des aliénistes au cours de la décennie 1930 dans la revue du groupement, L’Aliéniste français.
-
[5]
Voir notamment les débats organisés au début des années 1950 au sein du syndicat des médecins des hôpitaux psychiatriques (L’Information psychiatrique 1951).
-
[6]
Voir les témoignages réunis dans Recherches 1975.
-
[7]
Voir une note soumise à la réunion du 19 décembre 1955 de la Commission des maladies mentales par Jean Dechaume, professeur de psychiatrie à la faculté de Lyon : « À propos de l’équipement psychiatrique d’un territoire dépourvu de toute formation spécialisée », 9 p. Archives du ministère de la Santé, Centre des archives contemporaines, versement 19950173, art. 1.