Notes
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[1]
François Crouzet, La guerre économique franco-anglaise au xviiie siècle, Paris, Fayard, 2008, p. 7.
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[2]
Michel Bottin, « La frontière de l’État. Approche historique et juridique », Sciences de la société, n° 37, 1996, pp. 20-23.
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[3]
Remigio Ratti, « Problématique et stratégie de développement des régions frontalières », Aussenwirtschaft, n° 50, 1995, p. 352.
-
[4]
Thomas M. Wilson and Hastings Donnan (éd.), Border Identities. Nation and State at International Frontiers, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
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[5]
Hélène Pellerin, « Une nouvelle économie politique de la frontière », Antipodes, vol. 2, 2004, p. 64.
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[6]
« By the mid-1990s borders had become such a buzzword that it was difficult to imagine a field or an experience to which the term could not be or was not being applied. It was truly in danger of being both everywhere and nowhere », écrivaient H. Donnan et T. M. Wilson (Border…, op. cit., pp. xiii-xiv).
Françoise Hildesheimer, La double mort du roi Louis XIII, Paris, Flammarion (Au fil de l’histoire), 2007, 432 p.
1C’est bien connu, la principale qualité de Louis XIII est de s’être assuré les services du cardinal de Richelieu, lequel eut le bon goût de se choisir Mazarin pour successeur. C’est bien connu, mais est-ce bien exact ? Personne n’était mieux placé pour poser cette question iconoclaste que la biographe du cardinal premier, car elle sait combien il restait sous la menace d’une disgrâce d’un roi qui avait aux heures les plus noires de la guerre, après la chute de Corbie, conjuré une défaite à laquelle le grand homme d’État s’abandonnait. Et comment mieux évaluer la part prise par le souverain aux décisions défendues par le ministre qu’en scrutant les faits et gestes du premier dans les mois qui s’écoulent entre la mort de Richelieu et la sienne ? La première révélation de cet ouvrage est que les sources existaient, pour en tisser le récit. Mais l’auteur ne s’est pas contenté du minutieux travail de compilation nécessaire à l’élaboration d’annales et, même si ses développements suivent une chronologie qu’une annexe détaille au jour le jour, son ouvrage s’apparente à un essai. Voilà donc une histoire inédite de Louis XIII après l’homme rouge ; à la fois une reconstitution extrêmement érudite de la dernière partie du règne du 4 décembre 1642 au 14 mai 1643, et une analyse très originale du triomphe d’une politique, par-delà la disparition de ses concepteurs. Dès que Richelieu a expiré, Louis XIII, qui a personnellement exclu Gaston d’Orléans de la régence, surprend la France entière en annonçant l’accession de Mazarin au ministère. Toutes les sources, explique l’auteur, soulignent la fermeté du souverain mais celui-ci accepte l’héritage politique de Richelieu parce que cela lui a permis de poursuivre la politique d’Henri IV – et dans la mesure où il l’avait remplacé de son vivant. L’hiver 1643 correspond peut-être à la période la plus heureuse du règne de Louis XIII. La maladie, pourtant, rattrape ce grand malade dès le 16 février, et place sa succession au cœur des préoccupations de chacun. Dès lors, le récit évoque immanquablement les Mémoires de Saint-Simon pour l’année 1715. Vont en effet se succéder les dernières fois : dernier retour de Versailles, dernière chasse (en carrosse), dernière sortie, dernière promenade dans la galerie du château de Saint-Germain, dernier lever..., jusqu’à la dernière manifestation de connaissance, à son confesseur, le 3 mai. Cette chronique, qui pourrait être funèbre, constitue le dévoilement d’un combat politique d’une extraordinaire âpreté. De même que Louis XIII avait choisi Mazarin sans attendre que Richelieu ait rendu son dernier soupir, de même le cardinal second, qui semble bien avoir des visées politiques extrêmement précoces, réussit le tour de force de se concilier Anne d’Autriche en la convainquant de se plier aux restrictions que le roi entendait apporter à sa régence. Il arrive ainsi à s’imposer progressivement en rejetant les inconvénients de la situation sur ses deux principaux concurrents, Chavigny et Sublet des Noyers qui « mènent le jeu » début 1643. Aussi Anne d’Autriche se rapproche-t-elle de Louis XIII malgré les termes de la déclaration de régence, qu’il reviendra au parlement de dépasser avec l’accord de ses principaux bénéficiaires, le duc d’Orléans et le prince de Condé. Il est bien loin le temps des défiances et des jalousies, où le chancelier Séguier devait fouiller la reine, soupçonnée en 1637 d’intelligence avec les Espagnols ; Anne d’Autriche adopte une conduite irréprochable durant cette difficile période et les deux époux multiplient les entretiens privés. Louis XIII obtient-il de la reine le serment de se servir de Mazarin pour poursuivre sa politique, comme le pensait Madeleine Laurain-Portemer, ou leurs conférences portent-elles sur les moyens les plus appropriés pour assurer au futur Louis XIV la plénitude du pouvoir royal et lui éviter les crises qui ont ouvert les deux règnes précédents ? Il est sûr en tout cas que les espoirs des opposants sont déçus après la mort de Louis XIII comme ils l’avaient été après celle de Richelieu. Les Importants ne le redeviennent jamais vraiment et Anne d’Autriche semble « ensorcelée » par le cardinal second. La maestria avec laquelle le Parlement est conduit à reconnaître qu’Anne d’Autriche tient de Louis XIV, déjà absolument roi, une régence pleine et entière n’est donc pas une défaite pour Louis XIII et quand chacun croit trouver son compte dans cet acte solennel, il représente, au niveau des principes, une nouvelle victoire pour le pouvoir royal : chacun s’en rendra compte une fois les ambiguïtés initiales dissipées. Significativement, Françoise Hildesheimer définit le jour de la mort de Richelieu comme une deuxième Journée des Dupes, la confirmation de Mazarin au ministère après le lit de justice inaugurant le règne de Louis XIV en constituant une troisième. Plus qu’une élégance stylistique, il faut voir dans cette expression une véritable clef. La première Journée des Dupes marque la victoire de Richelieu sur la reine mère, elle exprime surtout le triomphe de la volonté de Louis XIII, par un coup d’État comparable à celui par lequel il s’était saisi du pouvoir en poussant à l’assassinat de Concini. La deuxième Journée des Dupes n’est rien d’autre qu’une nouvelle expression de la même volonté royale et la confirmation de ses décisions politiques. La troisième voit Anne d’Autriche endosser ses choix : le testament du souverain a pu être cassé, son testament politique a bel est bien été respecté, ce qui fait du xviie « le siècle de Louis XIII » – une appréciation que Saint-Simon, fidèle à la mémoire du bienfaiteur de son père, eût ratifiée sans hésitation.
2On mesure l’apport de telles analyses que le lecteur peut aisément enrichir en se reportant au fécond dossier documentaire présenté en annexe – les pièces sont assez précieuses pour que leur consultation n’interrompe pas la démonstration. Mais il faut encore mesurer la tranquille audace de F. Hildesheimer : sous une apparence très lisse, l’ouvrage prend volontiers ses distances avec une partie de l’historiographie. Sur la conception du ministériat, d’abord. Sans doute avait-on déjà présenté le favori comme cherchant à chaque instant à se conserver la faveur royale, mais cette approche n’en continuait pas moins à faire du ministre l’inspirateur, le concepteur de la politique validée par le souverain ; voilà maintenant le roi recherchant dans le favori le meilleur interprète de ses propres souhaits. Sans doute décrit-on la Fronde comme une réaction aux sacrifices naguère exigés par la politique de Richelieu : la voilà appréhendée comme un refus de la politique de Louis XIII qui se poursuit (au moins) jusqu’au règne personnel de Louis XIV. L’auteur n’hésite pas plus à prendre ses distances avec l’école cérémonialiste. Comme les apports en sont scrupuleusement présentés, on perçoit mal cette répudiation, qui a vraisemblablement inspiré le titre de l’ouvrage. L’expression « la double mort du roi » fait évidemment écho au magistral Double corps du roi d’Ernst Kantorowicz et la période qu’elle analyse confronte nécessairement Françoise Hildesheimer à Ralph Giesey. Or, en demandant par piété l’enterrement le plus simple possible, Louis XIII brouille la signification politique des funérailles royales : ses domestiques ne continuent pas à servir son effigie royale, ce qui eût marqué la permanence de la royauté. « Les subtils équilibres du cérémonial monarchique sont bousculés par l’urgence », insiste F. Hildesheimer, qui valide néanmoins les analyses nuancées de Sarah Hanley sur le lit de justice inaugural du règne de Louis XIV.
3Finalement, il faut lire le titre de l’ouvrage comme un euphémisme. La double mort de Louis XIII ne renvoie pas vraiment à la mort du souverain, que l’on pourrait situer le 20 avril, lors de la lecture à la famille royale réunie autour du lit de Louis XIII, de la déclaration de régence, ni à celle de l’homme et du croyant. Non, car si dès la déclaration de régence, « le dauphin est quasiment roi ou, plutôt, la reine est déjà régente », Louis XIII est « condamné à être roi jusqu’à son dernier souffle ». Et le véritable mystère n’est plus celui des conditions de la transmission de son héritage politique, désormais bien éclairées, mais celui du paradoxe de la piété royale. Cette foi ardente justifie l’abandon d’une partie des cérémonies funéraires, contribuant ainsi à transférer au lit de justice l’affirmation de l’idéologie dynastique. Comme une ultime illustration du culte de la raison d’État au nom de la dimension religieuse de la monarchie française : c’est parce qu’il se voulait le fils exemplaire de l’Église que Louis XIII, assisté de ses deux cardinaux ministres, a renoncé à l’idéal politique des dévots.
4Christophe Blanquie
Isabelle Leblic, Molène. Une île tournée vers la mer, Paris, Peeters (Ethnosciences), 2007, 542 p.
5Molène : une île habitée, et quelques îlots, entre Le Conquet et Ouessant, au large du Finistère. 673 habitants à l’apogée démographique de 1921, moins de 400 en 1980. « Une île tournée vers la mer » – ce qui n’est pas un titre très original – qui a longtemps vécu de la pêche avant de perdre son dynamisme dans la deuxième moitié du xxe siècle. Voilà pour le décor. Au-delà, un ouvrage réellement hors norme, à bien des égards, et qui ne peut donc susciter qu’un compte rendu très subjectif.
6Le plus évident et le plus surprenant d’abord : voici la publication en 2007 de la version un peu allégée d’une thèse d’ethnographie soutenue en 1985, et rédigée à partir d’une enquête de terrain de six mois répartis entre 1979 et 1981. Version tout juste complétée par quelques très rares notes d’actualisation. Le parti est affiché dès les premières pages : honnête. Le lecteur est frustré : logique. Prenons donc l’ouvrage pour un travail d’histoire sur une petite île d’il y a trente ans, démarche prolongée par un regard sur l’ensemble des xixe et xxe siècles.
7Frustrantes aussi, les lacunes de l’ouvrage, presque toutes énoncées par un auteur auquel on ne peut reprocher le manque d’honnêteté. Partie d’une étude de la pêche et de ses conséquences sur l’organisation sociale et le mode de vie, Isabelle Leblic a perçu la nécessité de s’intéresser de très près aux structures démographiques (c’est d’ailleurs l’aspect de son travail qui a été fortement allégé pour la publication, ce qui est une bonne chose). Rien donc dans ce livre sur l’habitat, rien sur la religion, rien non plus – ce qui est quand même surprenant – sur les marins au commerce dont il nous est dit qu’ils représentent une part importante de la population de l’île au moins au xxe siècle. Il y a plus, et plus fort, dans tous les sens du terme : I. Leblic reconnaît quasiment, au terme de sa conclusion, s’être fait piéger par le discours insulaire et avoir avant tout reproduit la manière dont les habitants se voient, ce qui l’a éloignée d’une étude des hiérarchies sociales et de leur transformation (cependant évoquées, atténuerais-je). Nous avons donc dans ce livre une monographie partielle de Molène.
8Que nous livre donc l’ouvrage ? D’abord, une analyse convaincante de la société insulaire, partagée entre le travail de la terre, celui d’une microagriculture confiée aux femmes et quasiment abandonnée à partir du début du xxe siècle ; le travail de la mer, celui de la pêche des crustacés, diversifiée au xxe siècle, en raison du fléchissement de la ressource, en une pêche des poissons des parages ; et une activité de commerce et armement assurée par des « étrangers » – entendons des continentaux – qui jouent dans l’île un rôle essentiel pendant un siècle, en particulier en assurant la fonction du crédit – qu’Isabelle Leblic qualifie, abusivement je pense, d’usure – en reportant après la morte-saison le règlement des marchandises vendues.
9Ensuite, la mise en évidence du grand tournant de l’histoire contemporaine de l’île, entre les années 1930 et les années 1950. Le déclin commence dans l’entre-deux-guerres quand homards et langoustes se vendent plus difficilement, et aussi parce que la modernisation de la flotte de pêche tarde trop : la première motorisation n’intervient qu’en 1928. Les commerçants-armateurs quittent l’île après 1945, et avec eux disparaît le dynamisme : cette perte des décideurs économiques et politiques, accompagnée d’une émigration notable, installe routine, attentisme et absence d’initiative dans une île désormais repliée dans une vision identitaire idéalisée, celle d’une société purement molénaise, égalitaire et unie, celle-là même que l’auteur se reproche in extremis d’avoir trop étroitement épousée.
10Enfin, une approche ethnographique toujours concrète, et parfois époustouflante. Passe encore pour l’étude du travail agricole des femmes, qui nous livre des éléments très précis sur les travaux et le calendrier agricoles, la division sociale du travail entre « rentiers » et main-d’œuvre, et encore les questions de bornage si importantes dans cette île aux parcelles souvent minuscules. Passe encore pour l’étude des revenus des pêcheurs, précise, et pour celle de l’évolution technique des bateaux, fruit d’une enquête extrêmement patiente et remarquable. Mais j’avoue avoir été bluffé (possible conséquence de mon incompétence) par l’étude des casiers à crustacés : tout, absolument tout sur les casiers en presque cinquante pages, et plus largement tout sur les techniques de pêche, en plus de cent soixante pages, croquis et photographies à l’appui. Oui, je suis incompétent en la matière, mais le travail de terrain est incontestable : mantell ridet est bien la désignation locale d’une espèce de laminaire, et cela ne se glane pas dans les livres. J’ai bien conscience de ne pas rendre compte suffisamment de la richesse de l’ouvrage en la matière : disons que ces seuls aspects justifient une publication qui, dans bien longtemps, servira très certainement d’incontestable référence.
11Pourquoi alors ne pas manifester un enthousiasme plus franc ? Ce livre, en fait, m’a gêné par plusieurs aspects. Passons rapidement sur les défauts d’un livre de jeunesse, même si je regrette qu’ils n’aient pas été corrigés : les trop nombreuses coquilles ou fautes, les chiffres qui se contredisent parfois, une naïveté statistique dans certains cas (par exemple, une courbe du nombre de pêcheurs par tranche d’âge, en pourcentage, puis une analyse en neuf tranches d’un corpus qui comprend au total… vingt-neuf cas). Admettons les rapidités : à propos des rapports de l’île avec le continent, expliquer un silence d’un lapidaire « je n’ai pas de données avant le xviiie siècle » revient à avouer ingénument de sérieuses faiblesses de lecture. J’ai été séduit en revanche, dans un premier temps, par la crâne dénonciation des présupposés des ethnologues bretons et leur passéisme (même si le propos était à l’évidence excessif), et l’affirmation sans ambages qu’il n’était pas nécessaire de connaître le breton pour mener une enquête ethnographique en Basse-Bretagne. Le malheur est que le travail montre parfois le contraire : I. Leblic a collecté de nombreux termes et expressions en breton, mais parfois très déformés et expliqués avec une naïveté et une assurance désarmantes. Ce n’est pas là réaction d’indigène – je ne le suis pas – ou pinaillage linguistique : cela m’inquiète quant à l’esprit critique à l’égard des informations collectées et, dans ces cas précis au moins, mal comprises et, déformation d’historien peut-être, cela m’inquiète par l’absence de doute ainsi révélée.
12Il faut prendre ce livre pour ce qu’il est dans la carrière d’une chercheuse : un premier essai, avec ses défauts et toutes ses promesses. Et émettre quand même un vrai regret : s’il n’était évidemment pas possible de réécrire vingt ans après – c’eût été un autre livre, une autre enquête – il aurait été bien utile de relire avec attention, et/ou de faire relire, de manière à éliminer toutes ces scories qui gâchent un peu trop notre plaisir.
13Alain Croix
Anne Vauthier-Vézier, L’estuaire et le port. L’identité maritime de Nantes au xixe siècle, Rennes, Pur (Histoire), 2007, 235 p.
14Dix ans après avoir soutenu sa thèse de doctorat en histoire à l’Université de Nantes sous la direction de Jean-Clément Martin, Anne Vauthier-Vézier, propose à un public plus large que celui des seuls universitaires une version remaniée du manuscrit original. Certains regretteront peut-être une compression trop sévère de la thèse qui ne comptait pas moins de six cent quatre-vingts pages, organisées en quatre volumes, le passage au format livre ne justifiant évidemment pas tout. Construit à partir d’une solide documentation archivistique (principalement les fonds des Ponts et Chaussées et de la chambre de commerce de Nantes, déposés aux archives départementales de la Loire-Atlantique), l’ouvrage bénéficie en outre d’une très utile bibliographie actualisée, incluant les dernières parutions sur le thème abordé.
15L’auteur traite, à partir du cas de Nantes, de la question de l’aménagement des ports et des enjeux de pouvoir qui en découlent, sur un territoire précis, c’est-à-dire l’estuaire de la Loire ou la « Loire maritime ». La période étudiée est le xixe siècle, qui fait un peu figure de parent pauvre en histoire maritime, en particulier en comparaison du siècle précédent, même si plusieurs travaux lui sont consacrés depuis quelques années. Ainsi, en s’intéressant à la construction dans la seconde moitié du xixe siècle du canal maritime de la Martinière, doublant le fleuve sur sa rive gauche sur une quinzaine de kilomètres, A. Vauthier-Vézier contribue pleinement à l’approfondissement de nos connaissances sur un pan relativement méconnu de l’histoire de la cité ligérienne. À cette époque en effet, le port de Nantes, comme beaucoup d’autres, est confronté à la nécessité de se moderniser pour se développer. La forte augmentation des tonnages des navires et l’arrivée de la vapeur rendent indispensables des aménagements d’ampleur, tout en posant clairement la question de l’avenir de Nantes en tant que port de mer. Le décalage vers l’aval des installations portuaires et la construction d’un bassin à flot à Saint-Nazaire, achevé en 1856, sont des éléments à prendre en considération.
16L’ouvrage se décompose en huit chapitres, d’une longueur comprise entre une vingtaine et une trentaine de pages. Partant des mutations portuaires et économiques du port de Nantes entre le xviiie siècle et le début du xxe siècle (chap. i), l’auteur enchaîne en évoquant les questions relatives à l’amélioration de la navigation dans les estuaires (chap. ii) et les débats qui en découlent (chap. iv et vi). Il fait également la part belle aux interventions des hommes de l’art comme les ingénieurs des Ponts et Chaussées (chap. v), tout en questionnant de manière très fine les rapports des ingénieurs avec les élites locales (chap. vii). Notons également la présence d’un cahier iconographique d’une quinzaine de pages, présentant différentes photographies et cartes postales – l’un des thèmes de recherches privilégiés par A. Vauthier-Vézier depuis sa soutenance – de l’estuaire, de la construction du canal de la Martinière ainsi que des quais de Nantes. Ces représentations précèdent le chapitre iii, justement centré sur les conditions dans lesquelles ont été photographiés les travaux du canal maritime.
17L’intérêt majeur de ce livre est de porter la discussion au-delà de l’histoire économique et technique de la Basse-Loire au xixe siècle, même si ces aspects sont évoqués avec rigueur. Pour l’auteur, « le rôle joué par l’aménagement dans la construction du paysage et l’ampleur des débats conduisent à imaginer une approche qui permette de rendre compte de l’articulation entre une géographie imaginaire, qui relève d’une histoire culturelle, et une transformation très concrète du paysage ». L’aménagement de l’estuaire de la Loire pose nettement le problème du rapport entre un espace rêvé et un espace vécu.
18A. Vauthier-Vézier met en évidence, de façon convaincante, l’importance de l’imaginaire dans la conception des aménagements de l’estuaire de la Loire, où un canal permettrait à Nantes d’être ce port de mer qu’il n’était en réalité que modestement. Les armateurs nantais avaient en effet, depuis le xviie siècle, l’habitude de laisser leurs navires hauturiers à l’aval et de transborder les marchandises sur des gabares et des chalands. Cette géographie imaginaire qui projette Nantes au bord de l’eau, se heurte au bout du compte à la réalité de l’estuaire et à ses difficultés de navigation. Abandonné définitivement au profit du fleuve en 1913 (après avoir été utilisé de 1892 à 1903), le canal de la Martinière servit dans les années 1920 de cimetière à navires avant de devenir un très agréable lieu de promenade. L’auteur rejoint finalement dans son analyse les questionnements actuels relatifs à l’identité maritime des villes et aux aspects patrimoniaux. Ceux-ci ont d’ailleurs donné lieu à un récent colloque organisé à Nantes et Saint-Nazaire en juin 2006 sous la coordination de Guy Saupin, avec pour titre « Identité maritime et évolution du cœur des villes atlantiques (vie-xxie siècles) ».
19Bernard Michon
Nathalie Heinich, Pourquoi Bourdieu, Paris, Gallimard (Le Débat), 2007, 188 p.
20Pourquoi Bourdieu est donné par son auteur comme « tentative pour comprendre, et pour expliquer les raisons d’un succès », le succès qu’a représenté l’accession d’un universitaire d’origine provinciale et modeste, Pierre Bourdieu, au statut de penseur mondialement reconnu. Dès l’abord, Nathalie Heinich précise le point d’où est vu son objet : celui qu’occupe une bourdieusienne détachée aujourd’hui radicalement du cercle des disciples ; celui d’une sociologue, munie des outils propres à son domaine de recherche.
21Au Pourquoi… du titre, le lecteur peut repérer dans l’ouvrage trois grands axes de réponse.
22N. Heinich rapporte la première à l’idéaltype weberien de l’autorité charismatique. Puisant dans sa propre expérience, elle décrit l’éblouissement des étudiants face à la passion intellectuelle de P. Bourdieu, la confiance enthousiaste des collaborateurs stimulés par ce chercheur infatigable. Et une autre figure du maître, plus tardive : sur le plateau du Larzac, le savant de renommée internationale discutant en toute simplicité avec des militants antimondialistes sidérés d’admiration. Mais le charisme du maître est inséparable de l’autorité que produit son œuvre. L’œuvre fournit le deuxième axe de réponse. Le propos de N. Heinich n’est pas d’en évaluer, avec des outils scientifiques, les qualités scientifiques. Il s’agit de mettre à jour « les traits et l’attrait de la scientificité » qui l’ont séduite, étudiante, au point de faire d’elle, et de beaucoup d’autres, des bourdieusiens, renégats ensuite éventuellement ; donc reconstituer, dans une démarche autoréflexive, les logiques sous-jacentes à une conversion rationnelle. Reste un troisième axe de réponse, plus complexe. On peut en saisir le raccourci dans une formule donnée au dernier chapitre : « Impossible de déterminer si c’est son époque qui l’a fait [P. Bourdieu], ou si c’est lui qui a fait son époque. Ils se sont faits l’un l’autre » (p. 143). Tout au long du livre en effet, l’auteur a pointé des correspondances étroites, à travers leurs évolutions respectives entre, d’une part, la sociologie de P. Bourdieu et, d’autre part, un ensemble identifiable (mais la sociologue N. Heinich n’est pas ici très précise) à des groupes militants ou situés à la périphérie de la militance : public de couches moyennes ou supérieures plutôt bien équipé au plan culturel, public de gauche, public qui s’élargit par ailleurs avec l’élévation générale du niveau scolaire depuis les années 1960…
23Ainsi, pendant quatre décennies, la sociologie de P. Bourdieu, toujours sociologie du dévoilement, a déplacé les objets qu’elle soumettait au dévoilement : de la duplicité objective des institutions démocratiques (scolaire, administrative, médiatique) à la dénonciation du néolibéralisme. Sur le même spectre et dans le même temps, le public défini plus haut déplaçait les cibles de ses propres dénonciations. De cette concomitance, N. Heinich déduit une fécondation réciproque entre, d’une part, l’énergie contestataire de la mouvance critique, « creuset où recruter ses alliés et ses lecteurs », et, d’autre part, la sociologie bourdieusienne livrant les justifications scientifiques de la contestation. « Dominant/dominé », « enjeu de lutte », « légitime », « violence symbolique » : le discours militant standard s’est nourri de ces catégories savantes. Il le pouvait d’autant mieux, écrit-elle, que l’analyse scientifique dont ces catégories émanaient « s’est toujours présentée en force, poussant les choses à l’extrême, unifiant les pluralités, gommant les nuances, bref : radicalisant ».
24Support de l’analyse, l’expérience personnelle de son auteur fournit une autre dimension du livre. C’est l’expérience – telle que le sujet peut la décrire trente ans plus tard – d’une étudiante en philosophie des années 1970. Intéressée par l’art, mais vaguement méfiante vis-à-vis de l’objet de son intérêt : elle le sent trop circonscrit dans des interprétations subjectives, et ces interprétations elles-mêmes trop inscrites dans la tradition lettrée. Mais l’étudiante découvre avec jubilation que, via la grille théorique et méthodologique de P. Bourdieu, on peut parler d’art au nom de la vérité objective certifiée par les chiffres, et de la création comme enjeu de luttes au sein des champs artistique et littéraire.
25Ce sont aussi des anecdotes – et le sens que l’ancienne étudiante peut leur donner trente ans plus tard. Anecdotes sur le maître, sur les conditions impératives à satisfaire pour publier dans sa revue, sur le cercle de ses proches (speaking) et les règles à respecter pour ne pas s’en voir exclu (et devenir ainsi no speaking). Suggérer son intérêt pour un penseur de la même génération et de réputation analogue à celle du maître valait exclusion. Le maître a beaucoup exclu. Mais – à citer ses propres mots – suite aux « divorces », il acceptait de payer des « pensions alimentaires ». N. Heinich rapporte en avoir bénéficié, sous les espèces d’une recommandation appuyant son entrée au CNRS.
26De cet ouvrage très agréablement lisible, on recommandera d’éviter surtout une lecture cursive. Celle-ci risquerait de faire sortir de leur contexte certaines qualifications (« paranoïaque », « prophète ») ou comparaisons (« une langue quasi cryptée analogue à la langue du IIIe Reich si finement analysée par Viktor Klemperer », « sociologie de tondeuse à gazon ») qui prennent en fait tout leur intérêt en tant que figures dans une argumentation finement construite. Mais on regrettera que, tissés aux récits de l’expérience, s’introduisent des énoncés évaluatifs donnés comme allant de soi, et que rien n’étaye dans l’ouvrage. Par exemple : « l’impression d’immense solitude qui émanait de lui [P. Bourdieu] » ; « il n’aimait pas beaucoup plus les disciples que les renégats ». Il est vrai que Pourquoi Bourdieu se présente dans la forme (courte) et le style d’un essai ; et que son auteur revendique clairement une démarche compréhensive, dont le support serait celui d’un seul témoignage. À un ouvrage calé sur ces bases-là, il est difficile d’opposer que la démonstration explicative y est insuffisante.
27Reste le titre Pourquoi Bourdieu, et l’intention précisée dans les premières pages, celle d’« expliquer les raisons d’un succès ». L’un et l’autre pourraient renvoyer, aussi, à une étude méthodique des niveaux et des canaux de réception qu’a rencontrés la pensée de P. Bourdieu. N. Heinich évoque rapidement ces « gens ordinaires devenus sociologues bourdieusiens amateurs » qui n’ont pas besoin d’avoir vraiment lu P. Bourdieu pour intégrer à leur discours certaines de ses catégories. Une question vient alors, que N. Heinich n’aborde pas : à quelles médiations renvoyer ces formes d’accès plus ou moins indirect à la sociologie de P. Bourdieu ? Et les médiateurs eux-mêmes avaient-ils lu directement P. Bourdieu ? Il serait intéressant d’explorer le vecteur qu’a probablement constitué sur ce plan l’enseignement secondaire, en particulier celui de sciences économiques et sociales. L’émotion des professeurs de cette discipline, fortement et collectivement exprimée à la mort du sociologue, suggère que celui-ci a rencontré chez eux un cercle d’allégeance, et des intermédiaires convaincus auprès des lycéens. Resterait à vérifier s’ils éprouvent dans ce rôle « le sourd contentement » à démystifier le monde, que N. Heinich attribue à l’enseignant bourdieusien ; à pister, chez leurs élèves issus des classes dominées, les traces de cette révélation dans le scepticisme qu’ils manifestent éventuellement à l’égard de l’école ; donc à authentifier la présence d’une des modalités de ces « dommages collatéraux » que l’auteur de Pourquoi Bourdieu impute à la théorie. De même, lorsque le succès de celle-ci auprès de certains chercheurs en littérature, économie, linguistique, etc., est renvoyé rapidement au « radicalisme de Bourdieu », on se prend à souhaiter la mise à l’épreuve sur le terrain, de ce qui, en l’état, reste une hypothèse.
28Au total, au-delà de sa valeur propre, le livre de N. Heinich suggère l’intérêt de toute une série de recherches abordant le même sujet, de façon différente et complémentaire.
29Danielle Cazals
Renaud Morieux, Une mer pour deux royaumes. La Manche, frontière franco-anglaise (xviie-xviiie siècles), Rennes, Pur (Histoire), 2008, 383 p.
30« Une mer pour deux royaumes » : la perspective adoptée par Renaud Morieux est posée dans le titre de son livre. Il n’appréhendera pas la Manche comme une barrière physique entre la France et l’Angleterre qui séparerait naturellement deux peuples ennemis. La Manche sera vue comme un lieu commun, donc un possible lien. Cette approche nous éloigne avec bonheur de cette vision répandue des relations franco-anglaises, en particulier pour ce long xviiie siècle observé, comme marquées surtout par les rivalités, la guerre. Vision classique qui est encore portée par un autre ouvrage, dont le hasard a voulu que la sortie soit concomitante de celle du livre de R. Morieux, mais dont l’optique est toute différente. Son auteur, François Crouzet, commence son livre en affirmant : « La “seconde guerre de 100 ans” a opposé l’Angleterre et la France pendant le “long xviiie siècle” de 1689 à 1815, au cours duquel la conscience nationale britannique s’est forgée dans la haine de la France et des Français [1]. » Pour R. Morieux, il s’agit de contribuer à « une interrogation sur la permanence d’un stéréotype, celui de la sempiternelle hostilité franco-anglaise » (p. 345). Il met à l’écart le discours sur la haine entre les deux États.
31Il peut alors sembler surprenant qu’il choisisse de centrer son enquête sur la frontière franco-anglaise. N’est-elle pas ce qui divise ? Mais pour R. Morieux, la frontière n’est justement pas tant ce qui sépare que ce qui peut rapprocher : un espace de mise en contact, de circulation. Idée adoptée par d’autres auteurs, dans des perspectives parfois éloignées de la tradition de recherche de l’auteur : un historien du droit oppose « frontière-obstacle » et « frontière-contact » [2] ; un économiste évoque « les ambiguïtés de la double notion de “frontière = ligne de démarcation” et de “frontière = zone de contact” » [3]… Si l’usage que fait R. Morieux de la notion de frontière est adroit, c’est notamment en ce qu’il parvient à éviter le piège, dont il est conscient, consistant à « fuir un déterminisme géographique, la mer comme discontinuité, pour un autre, la mer comme lien » (p. 26). Façon de penser la frontière qui se rapproche, sans la recouper exactement, de l’articulation entre les termes anglais frontier – comme zone-frontière et définition de la frontière ayant souvent une dimension culturelle et sociale – et boundary ou border – comme ligne-frontière séparant les États, définition ayant une dimension plus politique. L’existence d’une frontière comme subdivision entre les États n’est pas niée dans le livre ; mais il s’agit de montrer que celle-ci est un construit historique et social, de retracer la genèse de la frontière qu’est la Manche. L’insistance de l’auteur sur la nécessité de « rompre avec [le] finalisme » (p. 346) et sur le fait que la Manche est « une frontière mouvante et toujours redéfinie » (p. 351) met cependant en garde ses lecteurs contre la tentation de raisonner en termes de processus.
32Pour mener à bien son projet, R. Morieux adopte un mode d’enquête et d’écriture qui fait une part de la richesse du livre. Méthode marquée par l’interdisciplinarité, qui apparaît dans le cœur des analyses et dans les références mobilisées. Peut-être l’auteur y est-il d’autant plus sensible que le renouveau de la notion de frontière n’est pas tant venu de l’histoire que de l’anthropologie ? On peut penser au livre des anthropologues Thomas M. Wilson et Hastings Donnan, montrant l’importance des frontières dans la construction des identités et des cultures, et qui est cité plusieurs fois par R. Morieux [4]. On note aussi un usage des travaux de sociologie, fait sans esprit d’école : les analyses de Pierre Bourdieu, Bernard Lahire, Erving Goffman, Luc Boltanski et Laurent Thévenot sont tour à tour mobilisées à l’appui de tel ou tel point de la démonstration. Autre trait de la méthode : un choix de la longue durée aux bornes floues, une concentration sur certains moments clefs en fonction de la question traitée, et l’adoption d’un cadre spatial propre pour chaque grande étape de la réflexion. Usage souple de la chronologie, donc, par lequel l’auteur s’impose plusieurs retours en arrière dans le temps ; loin d’obscurcir l’analyse, ces derniers aident à éviter « l’impression d’inéluctabilité » (p. 346) de la constitution de la Manche comme frontière – davantage qu’une chronologie déroulée linéairement. Troisième pari méthodologique : celui de varier les échelles d’observation et d’analyse. Jeux d’échelles particulièrement efficaces quand ils permettent de voir comment s’articulent les politiques des États et la manière dont, au plan local, les acteurs les interprètent, et les influencent parfois en retour. En lien avec ce choix, un large spectre d’acteurs divers est observé. Ce n’est pas le cas de toutes les études sur les frontières. « Le point de référence de la plupart des études constructivistes de la frontière demeure l’État ou ses agents », a-t-il été récemment souligné [5] : parmi ceux qui délaissent l’idée que la frontière est quelque chose de naturel, nombreux en restent à la considérer à tort comme un espace exclusivement construit par les appareils d’État. Sans nier leur importance, R. Morieux s’intéresse aussi au rôle d’autres acteurs, populations frontalières ou transfrontalières, pêcheurs, contrebandiers, voyageurs, etc. Pour cela notamment, il fait usage de sources diverses, qui sont autant de façons de varier les points de vue sur l’objet : un large ensemble de discours sur la Manche – des théologiens, naturalistes, politiques, etc. – mis en contexte, rapportés aux positions de leurs locuteurs et aux formes de leur publicisations ; un vaste corpus de cartes, appréhendées sous divers angles, comme modes de cadrage ou comme porteuses des toponymes donnés à cette mer ; des archives administratives, telles que ce registre des passeports permettant de décrire le trafic des voyageurs de l’Angleterre vers la France ; des correspondances, comme celles trouvées dans les archives des douanes anglaises donnant accès aux échanges entre le voyageur accusé de fraude, l’officier ayant saisit des marchandises, et les commissaires des douanes londoniens…
33Cette histoire des interactions autour de la frontière que retrace avec finesse R. Morieux est rétive à la synthèse, effaçant les belles études de cas qui font aussi vivre l’ouvrage. Mais ces dernières étant intégrées dans une démonstration générale dont on ne perd pas le fil, nous pouvons nous en tenir à une esquisse des grandes étapes de celle-ci. Il s’agit d’abord pour R. Morieux d’entreprendre une histoire de la construction théorique de la frontière. Pour montrer que la Manche n’était pas nécessairement conçue comme barrière naturelle, sont analysés plusieurs discours qui en font un lien naturel entre les peuples français et britanniques – comme celui des théologiens dont les arguments bibliques postulent l’unité du genre humain – et qui voient dans cette mer étroite une passerelle favorisant la circulation des hommes. Autre point clef de cette étape de la réflexion : l’analyse de sources cartographiques et d’un corpus de dictionnaires, qui permet de montrer que la Manche est jusqu’à la fin du xvie siècle un espace dépourvu de nom, que ce n’est qu’à partir du xviie que les toponymes s’accumulent et se différencient, et du xviiie que le découpage se fixe. Au bilan, on voit naître progressivement une représentation géographique de la Manche comme subdivision entre la France et l’Angleterre. La seconde partie de l’enquête est davantage consacrée au contrôle de la frontière par les États. Ceci sans que les populations soient pensées comme passives, comme le montrent les développements sur le heurt entre deux conceptions du rivage, celle de territoire comme « espace contrôlé par le pouvoir étatique », et celle de terroir « délimité par les pratiques coutumières des populations locales » (p. 183). De façon générale, on voit qu’à partir de la fin du xviie siècle s’élabore une construction politique et juridique de la Manche. Dans le cadre de la confrontation franco-anglaise, elle devient peu à peu une frontière internationale. L’auteur montre alors que les conceptions de la frontière diffèrent : « de ce côté-ci de la Manche, la limite territoriale est alignée sur le rivage, en retrait de la limite douanière. En Angleterre, en revanche, la mer n’est pas une zone neutre, mais bien une partie de la couronne, une frontière fiscale, économique et politique, bornée par le rivage français » (p. 180). Conceptions divergentes qui ont notamment des conséquences sur les pratiques de défense du territoire. La dernière partie du livre porte sur la façon dont la Manche est « vécue » par les populations. Y est posée la question de la complexité du sentiment identitaire en frontière. Par leurs pratiques, au-delà des discours, divers groupes remettent en cause les frontières telles que définies par les États. À propos du cas des pêcheurs, par exemple, il est montré qu’on ne peut interpréter les relations franco-britanniques sous le seul angle de la rivalité nationale : « il ne s’agit pas […] de dire que les communautés de pêcheurs sont imperméables aux idées nationales, mais seulement que dans les situations étudiées, elles ne sont pas toujours mises en avant » (p. 239).
34Au bilan, Une mer pour deux royaumes nous convainc que la notion de frontière est loin de n’être qu’un « buzzword » [6]. Telle qu’utilisée ici, elle permet d’apporter un éclairage neuf sur les relations franco-britanniques à l’époque moderne, bien plus riche que celui projeté sur la période par la seule insistance sur la « seconde guerre de 100 ans ».
35Paula Cossart
Notes
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[1]
François Crouzet, La guerre économique franco-anglaise au xviiie siècle, Paris, Fayard, 2008, p. 7.
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[2]
Michel Bottin, « La frontière de l’État. Approche historique et juridique », Sciences de la société, n° 37, 1996, pp. 20-23.
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[3]
Remigio Ratti, « Problématique et stratégie de développement des régions frontalières », Aussenwirtschaft, n° 50, 1995, p. 352.
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[4]
Thomas M. Wilson and Hastings Donnan (éd.), Border Identities. Nation and State at International Frontiers, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
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[5]
Hélène Pellerin, « Une nouvelle économie politique de la frontière », Antipodes, vol. 2, 2004, p. 64.
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[6]
« By the mid-1990s borders had become such a buzzword that it was difficult to imagine a field or an experience to which the term could not be or was not being applied. It was truly in danger of being both everywhere and nowhere », écrivaient H. Donnan et T. M. Wilson (Border…, op. cit., pp. xiii-xiv).