Genèses 2008/4 n° 73

Couverture de GEN_073

Article de revue

Bibliothèque

Pages 143 à 168

Notes

  • [1]
    Louis Chauvel, Le destin des générations. Structure sociale et cohortes en France au xxe siècle, Paris, Puf (Le lien social), 1998.
  • [2]
    « Ouvriers algériens à Renault-Billancourt de la guerre d’Algérie aux grèves d’OS des années 1970. Contribution à l’histoire sociale et politique des étrangers en France », thèse d’histoire, université de Paris VIII, 2002.
  • [3]
    Pour situer la thèse de Vincent Porhel au sein de l’historiographie sur les années 1968, voir Michelle Zancarini-Fournel, Le moment 68. Une histoire contestée, Paris, Seuil, 2008, notamment pp. 266-267.
  • [4]
    Jean-Marc Berlière et al. (éd.), Métiers de police. Être policier en Europe, xviiie-xxe siècle, Rennes, Pur, 2008.
  • [5]
    Pour ne citer que deux exemples : Dominique Monjardet, Ce que fait la police. Sociologie de la force publique, Paris, La Découverte, 1996 ; Fabien Jobard, Bavures policières ? La force publique et ses usages, Paris, La Découverte, 2002.
  • [6]
    Paolo Napoli, Naissance de la police moderne. Pouvoir, normes, société, Paris, La Découverte, 2003.
  • [7]
    Dominique Kalifa, Crime et culture au xixe siècle, Paris, Perrin, 2005.
  • [8]
    Max Lafont, L’extermination douce. La mort de 40 000 malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques en France, sous le régime de Vichy, Le Cellier, Association pour la recherche, l’enseignement, la formation et la pratique d’une psychanalyse institutionnelle, 1987.
  • [9]
    Olivier Godechot fournit aimablement l’origine de ce titre suggestif : un article du magazine Forbes de juillet 1998 : « The world’s working rich », repris par Thomas Piketty et Emmanuel Saez.
  • [10]
    Traders et vendeurs forment, selon une métaphore militaire, le « front office », directement « au feu » du marché ; ils sont soutenus par un « back office », l’arrière, qui s’occupe de l’intendance.
  • [11]
    O. Godechot, Les traders. Essai de sociologie des marchés financiers, Paris, La Découverte, 2005.
  • [12]
    On me permettra de souligner à cet égard que la réflexion d’Olivier Godechot rejoint les questions que j’ai tenté de poser dans l’ouvrage collectif que j’ai récemment dirigé sur Le salariat. Théorie, histoire, formes, Paris, La Dispute, 2007.
  • [13]
    Harrison et Cynthia White, La carrière des peintres au xixe siècle, Paris, Flammarion, 1991
  • [14]
    Paul Bénichou, Romantismes français, vol. 1 : Le Sacre de l’écrivain, Paris, Gallimard, 2004, p. 76.
  • [15]
    Nathalie Heinrich, Être artiste, Paris, Klinckcieck, 1996.
  • [16]
    Mona Ozouf, « Les gaietés de la vie d’artiste », La Nouvel Observateur, n° 2216, 26 avril 2007.
  • [17]
    Tous ces textes ont été repris dans Roland Barthes, Léo Bersani, Philippe Hamon, Michael Riffaterre, Ian Watt, Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982.
  • [18]
    Les Romanciers français de l’instantané au xixe siècle, Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises, 1963 ; Le Roman policier ou la modernité, Paris, Nathan, 1992 ; Les Romanciers du réel : de Balzac à Simenon, Paris, Seuil, 2000.
  • [19]
    Jacques Dubois collabore ainsi au travail collectif dirigé par Robert Escarpit, Le littéraire et le social. Élément pour une sociologie de la littérature, Paris, Flammarion, 1970.
  • [20]
    J. Dubois, L’institution de la littérature : introduction à une sociologie, Bruxelles, Labor, 1978.
  • [21]
    Claude Duchet, « Une écriture de la socialité », Poétique, n° 16, 1973, pp. 446-454 ; Graham Falconer et Henri Mitterrand, La Lecture sociocritique du texte romanesque, Toronto, Hakkert, 1975.
  • [22]
    Les Romanciers du réel, op. cit., chap. ii, pp. 60, 64, 65.
English version

Revues

Agora, n? 45, 2007, « Jeunes générations en Europe : regards croisés Est-Ouest »

1La revue Agora, une revue qui souhaite valoriser les acquis de la recherche auprès d’un public élargi, a consacré un numéro spécial à la jeunesse, centré principalement sur une approche comparative des jeunesses européennes. De ce portrait à facettes, on retiendra deux thèmes principaux : la perpétuation des différences d’éducation entre filles et garçons et la difficile insertion des jeunes Européens au marché du travail.

2L’article de Monique Saint-Martin sur « les représentations de l’autonomie : une affaire de genre » repose à la fois sur des entretiens et l’exploitation de l’enquête « Éducation et famille » de l’Institut national de la statistique et des études économiques (2003). Le consensus règne chez les parents sur les principes éducatifs appliqués aux collégiens et lycéens quel que soit leur sexe : apprentissage progressif de l’autonomie, nécessité de fixer des règles, respect global de ces injonctions, rôle enfin des débats entre parents et enfants. Ce consensus est également partagé par les enfants satisfaits de la souplesse dont font montre leurs familles. Reste que la variable de genre résiste même si elle s’amenuise. Les conflits sur les études sont ainsi plus fréquents avec les fils, d’une part parce que, objectivement, ils réussissent moins bien en classe mais également de façon plus insidieuse parce que les parents, surtout les plus aisés, misent plus sur la carrière professionnelle des fils en raison d’une propension latente à considérer la vocation matrimoniale comme prioritaire pour les filles. Inversement les conflits en matière de vêtements, de sorties et de fréquentations sont plus nombreux avec les filles, renvoyant à une forme atténuée de double morale, plus marquée cependant dans les milieux populaires. Les filles sont jugées par leurs parents plus autonomes et matures mais le féminin retrouve subtilement ses droits dès lors que la sexualité se profile à l’horizon.

3Des articles consacrés aux jeunes générations en Europe, à l’est comme à l’ouest, à l’entrée dans l’âge adulte, se dégage une constante. À l’exception du Danemark, artisan de la flexisécurité et qui permet en finançant soixante-douze « bons mensuels » des allers et retours entre études et travail ainsi que des réorientations professionnelles, l’entrée des jeunes dans la vie active se caractérise dans toute l’Europe par la précarité. Les jeunes payent un lourd tribut aux contrats à durée déterminée (CDD), à l’intérim, au temps partiel, à la fausse sous-traitance, au « self-employment » étudié pour la Pologne, toutes ces formes d’emploi atypiques qui se sont fortement développées dans ces trente dernières années. Cette précarité peut retarder l’entrée dans la vie adulte et conjugale, en particulier en France et en Espagne. Elle peut dans les pays anglo-saxons où le jeune se doit d’être rapidement autonome, réduire le temps des études et ainsi la chance de trouver un emploi qualifié. Les jeunes constituent ainsi un segment de la main-d’œuvre particulièrement exploité mais ils ne sont pas les seuls : les femmes, condamnées au temps partiel non choisi, forment les bataillons les plus nombreux des travailleurs pauvres (présentés comme asexués) ; les immigrés ou enfants d’immigrés sont également victimes de la restructuration du marché du travail.

4Aussi convient-il de nuancer la thèse de Louis Chauvel interrogé ici sur la place des jeunes dans l’élection présidentielle. Dans un livre paru en 1998 [1], et qui a fait date, ce dernier oppose « les oubliés de demain », la jeunesse, et la génération du baby boom qui les aurait sacrifiés à son confort. La notion de génération est une notion pertinente dans les sciences sociales, car elle permet de cerner des processus de socialisation, d’insertion professionnelle différents. Mais la société fonctionne comme un tout. La génération du baby boom subit également, quoique différemment, les effets des politiques libérales : les seniors ne barrent pas l’entrée dans l’entreprise aux jeunes puisqu’ils en sont évincés avant l’âge de la retraite, car jugés trop coûteux et moins rentables, et ce à un moment où ils ont à charge des enfants au parcours professionnel chaotique. La France, qui se focalise à l’excès sur le diplôme comme seul point d’accès à la carrière, est ainsi doublement atypique puisque la part des personnes encore au travail lors de la retraite y est particulièrement basse. Ce travers n’est pas nouveau, au reste. Lors de la crise des années 1930, les entreprises industrielles ont conservé le noyau dur de la main-d’œuvre la plus qualifiée, les 30-50 ans. Il en est de même depuis les années 1970.

5Les articles mentionnent notamment pour la Pologne, et d’une façon générale pour les pays de l’Est, le rôle des politiques libérales dans la précarisation des jeunesses. Mais là encore, il faut élargir l’observation vers l’amont. La crise des années 1970 constitue un tournant avec l’irruption du chômage de masse. C’est alors que la commission européenne commence à vanter la flexibilité du travail et que les entreprises multiplient externalisation, sous-traitance, CDD ou intérim afin de diminuer le coût du travail mais aussi la capacité de résistance collective des salariés. Le tournant néolibéral de 1979-1981 fait de la lutte contre l’inflation, et non plus comme précédemment de l’éradication du chômage, la priorité. La politique de l’offre et la politique de la concurrence qui s’imposent désormais évacuent la question sociale et font des salaires, directs et indirects, la principale variable d’ajustement. Il importe donc de contextualiser le sort fait aux jeunes qui résulte moins d’une lutte entre générations que de choix politiques et économiques assumés par les dirigeants des pays européens, à l’ouest comme à l’est. Les jeunes comme le dit L. Chauvel sont bien en France dans un « non-être démocratique » mais le recul des syndicats, l’effondrement du parti communiste liés aux « trente piteuses » ne sont pas pour rien dans leur sentiment d’abandon. Par ailleurs, il convient au regard de l’histoire de ne point avoir la nostalgie du sort réservé aux jeunes pendant les trente glorieuses, assurés d’un travail certes, mais abonnés aux très bas salaires, aux postes d’ouvrier spécialisé (comme les femmes et les immigrés), à la lourdeur des horaires, à la discipline tatillonne. Bref, la comparaison est instructive mais la profondeur de champ également ainsi que l’interaction entre générations.

6Anne-Marie Sohn

Livres

Vincent Porhel, Ouvriers bretons. Conflits d’usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968, Rennes, Pur (Histoire), 2005, 479 p.

7Dirigée par Jacqueline Sainclivier et soutenue en 2005 à l’université de Rennes II, la thèse de Vincent Porhel est à l’origine de cet ouvrage qui étudie « dans les années 1968 » quelques conflits sociaux dans une région traditionnellement réputée de droite et dont l’industrialisation n’apparaît pas comme un trait dominant. Mais où, dans les années 1960, des structures anciennes cohabitaient avec une certaine modernité dans l’agriculture, dans l’industrie également tandis que la politique gaullienne de développement des régions permettait une implantation plus aisée de sites de production. Ces années-là aussi, le mouvement régionaliste breton, longtemps caractérisé par une dimension conservatrice voire réactionnaire et encore stigmatisé par les engagements de certains militants aux côtés des nazis, a pu acquérir une image différente, reprise entre autres par une extrême gauche qui faisait feu de tout bois.

8Pour percevoir dans cet espace et dans ce contexte le « Moment 68 », l’auteur use des sources habituelles, notamment les archives de la police et de la gendarmerie, de films (dont celui que Roger Vautier a consacré au reclassement d’ouvriers d’Hennebont) ainsi que d’entretiens qui permettent de prendre la mesure de la prégnance de certaines représentations. Mais il signale également l’absence de source pour confirmer certains propos, comme lorsqu’il est question des jeunes couturières de Brest amenées à l’usine CSF par le curé. Il étudie pour cela cinq mouvements sociaux, dont quatre « conflits d’usine » qui se déroulent entre 1966 et 1974. Il y a d’abord la fermeture des forges d’Hennebont, site industriel du xixe siècle où l’enjeu est d’abord du côté des salaires. En 1968, la grève de CSF à Brest se traduit par une longue occupation, presque un mois, et s’inscrit dans un continuum d’une décennie de mouvements sociaux. Le conflit du Joint français à Saint-Brieuc, en 1972, a eu une notoriété nationale et apparaît comme archétypique d’une lutte victorieuse d’OS (ouvriers spécialisés) mais se rejoue huit ans plus tard et se clôt alors par une défaite. Dernier de ces mouvements, d’autant plus significatif qu’il s’agit ici d’une industrie agro-alimentaire qui met également en jeu des exploitations de la région, le long conflit des abattoirs Doux, à Pédernec, qui conduit à la mise en place clandestine d’une production sauvage, qui évoque bien sûr Lip mais dont V. Porhel nous montre à quel point les enjeux sont complexes. Pour tous ces conflits, il décortique les gestes de solidarité, rarement intéressés (les gauchistes donneurs de leçon se révèlent peu efficients en ce domaine), explique à quel point a compté la solidarité financière, parfois venue des petits commerçants, jamais des grandes surfaces. La somme de 1 100 francs par gréviste, un peu plus d’un mois des salaires les plus bas, réunie pour le Joint français est loin d’être anecdotique.

9Outre les salariés et leurs patrons, qui dans les quatre cas sont décidés à ne rien céder de leurs prérogatives, le rôle des différents protagonistes est pris en compte, des édiles au clergé. Les médias jouent dans ces conflits un rôle de premier plan, décisif parfois. L’auteur s’attarde à ce propos sur l’usage qui fut fait d’une des photographies les plus fameuses de ces années, celle d’un ouvrier du Joint français prenant un CRS au collet. Il nous en détaille le contexte, le recadrage de l’image avant publication (qui ne permet pas de se rendre compte que le policier était isolé au milieu d’un groupe de grévistes), les exégèses ultérieures et même la destinée de ces deux hommes. L’État non plus n’est pas en reste, ne serait-ce que par l’usage de la force publique. L’auteur nous relate ainsi « l’intervention des forces de l’ordre dans l’usine qui permet […] de faire sortir un camion de poulets » pendant le conflit de l’abattoir de volailles Doux.

10Le cinquième épisode est plus difficile à caractériser, puisqu’il s’agit de l’opposition pendant la deuxième moitié des années soixante-dix, dans la commune de Plogoff, à l’installation d’une centrale nucléaire. Ce chapitre est quelque peu décalé, il ne s’agit pas ici d’ouvriers et d’industrie, mais on comprend bien comment une partie de la population a réagi par hostilité à la perspective de l’implantation d’un site industriel tout autant que par opposition au nucléaire : lors des élections qui ont suivi les écologistes n’ont d’ailleurs pas connu le succès escompté. Le passage permet pourtant de revenir sur certaines caractéristiques d’une partie de la population bretonne comme les retraités de la marine. On doit se remémorer les travaux antérieurs d’autres chercheurs en sciences sociales, et l’auteur n’est pas dupe qui commence son ouvrage par le récit de la barricade de Plozévet, dans la nuit du 26 mai 1968. La force de la communauté locale, qui contraint les militants communistes de Plogoff à déménager, et cette hostilité à l’égard de l’industrialisation que la mémoire n’a pas évacuée témoignent de certaines pesanteurs d’une partie de la société.

11Si les communistes et surtout les militants chrétiens sont somme toute à l’aise dans ces luttes, si la CFDT (Confédération française démocratique du travail) de ces années-là apparaît bien comme une force à l’indéniable dynamisme, les textes montrent à quel point sont décalés les militants d’extrême gauche qui débarquent avec tracts et brochures dès qu’est annoncée une grève, et plus encore des régionalistes qui pour les journalistes et photographes plantent devant les usines un drapeau blanc et noir, mais dont les préoccupations sont à mille lieues de celles des grévistes. Car ce sont bien d’abord des grèves ouvrières. Ainsi, les ouvriers d’Hennebont, présentés dans les médias comme bretons sont avant tout des sidérurgistes, un peu comme les grévistes étudiés par Laure Pitti [2] ouvriers davantage qu’immigrés, en dépit des stéréotypes. On conçoit bien comment toutes ces identités, locales ou de mobilité, ont pu être mises en avant pour faire oublier que ces mouvements étaient avant tout des grèves de travailleurs.

12Toutes ces approches peuvent parfois susciter des questions, laisser regretter que quelques pistes n’aient pas été explorées. Ainsi, pour Doux, la prise en compte de la pénibilité du travail de l’abattoir permettrait peut-être de comprendre l’importance du turn over. À propos des forges d’Hennebont, pour lesquelles l’auteur insiste sur le fait que l’entrée dans l’usine est une consécration, il serait intéressant de savoir s’il est vrai que « la majorité des acteurs est […] entrée par tradition familiale » en s’appuyant sur d’autres sources que les discours, tant ces « véritables dynasties » ont une autre signification, si elle sont rarissimes et pourtant considérées comme communes, que si elles se révèlent répandues. Mais c’est le lot de toute démarche comparative qui contraint à mettre de côté ce qui est superflu dans une démonstration. En revanche, si l’on ne peut que trouver légitime l’absence d’index (pour une recherche du rôle des individus qui serait contradictoire avec la volonté d’étudier les collectifs), le lecteur peut déplorer l’absence d’une carte de la région qui lui permettrait de situer les sites des conflits, ne serait-ce que parce que les rapports à l’espace (et aux distances) sont essentiels.

13Cet ouvrage est bien une histoire des ouvriers bretons, mais aussi, à travers notamment les forges d’Hennebont et l’usine CSF de Brest, une histoire de la Bretagne. Ces luttes sociales sont d’autant plus marquantes qu’elles sont a priori atypiques, mais elles sont révélatrices des transformations qui eurent lieu, ces années-là, en Bretagne, comme en France. Certaines caractéristiques géographiques persistent. L’immigration demeure presque inexistante mais elle n’en est pas moins à l’origine de l’échec de l’élargissement du conflit aux autres usines de Doux, où les Turcs et les Espagnols qui travaillent sur le site de Port-Launay ne se sentent pas concernés par les revendications des grévistes, ne serait-ce que parce que leurs salaires sont bien plus importants que ce qu’ils gagneraient dans leurs pays. L’engagement des chrétiens est plus notable encore que dans bien d’autres régions. Ces spécificités locales se révèlent néanmoins bien moindres qu’on aurait pu le croire. Si les analystes ont tendance à insister sur les dimensions rurale, religieuse d’une Bretagne construite comme terre de malheur et de retard social, V. Porhel démontre en quoi l’histoire du monde ouvrier breton, part essentielle de la société, ne serait-ce que du fait de son dynamisme par une ouverture obligée au monde, est un élément fondamental pour appréhender les mutations en cours. Les conflits sociaux y sont d’autant plus significatifs. Cet ouvrage nous montre s’il en était encore besoin à quel point le « Moment 68 » mérite une approche qui voit plus loin que le boulevard Saint-Michel ; il s’inscrit dans un ensemble d’analyses parmi lesquelles la démarche des historiens est sans aucun doute la plus féconde [3].

14Christian Chevandier

Marie-Bénédicte Vincent, Serviteurs de l’État. Les élites administratives en Prusse de 1871 à 1933, Belin, Paris (Europes centrales), 2006, 368 p.

15La cohérence de l’ouvrage de Marie-Bénédicte Vincent sur les hauts fonctionnaires prussiens de 1871 à 1933 repose sur un fait historique essentiel et bien connu : en 1918-1919, lors de la chute de l’Empire et l’établissement de la république de Weimar, il n’y a pas eu de renouvellement massif du personnel administratif. Le nouveau pouvoir républicain, d’une part, n’ose pas épurer l’administration et, d’autre part, les fonctionnaires n’estiment pas opportun de quitter leur poste, se considérant comme un rempart devant la supposée anarchie révolutionnaire. M.-B. Vincent montre qu’il y eut certes une réelle politique de démocratisation à partir de 1920, mais ses effets restèrent très limités ; trop timide pour éroder les positions des fonctionnaires en place, elle eut pour principal effet d’accroître leur malaise. Ainsi il y a une continuité au niveau de l’État entre l’Empire et la République, ce qui justifie de suivre le groupe des hauts fonctionnaires sur la longue durée.

16L’ouvrage suit ainsi trois générations de hauts fonctionnaires. Le matériau de base de cette recherche est formé des trois cent cinquante-sept dossiers administratifs qui donnent des renseignements sur l’origine sociale et régionale, les étapes de carrières, les promotions, les revenus, la situation financière, l’éventuelle détention de titre de noblesse, mais aussi sur la religion et parfois l’appartenance à un parti politique. Autant de données qui permettent une différenciation fine des membres de ce groupe. Ils offrent aussi la correspondance que les fonctionnaires entretiennent avec leur hiérarchie, ce qui permet d’entendre la voix de ces hommes (qui apparaît également dans les journaux corporatistes ou dans les mémoires qu’ont pu écrire certains d’entre eux). L’utilisation de ces archives a pour but de rester au plus près des acteurs et de reconstituer leurs stratégies, par exemple lorsqu’il s’agit pour eux de choisir entre les possibilités de promotion offertes par l’administration fédérale en plein développement ou celle de rester au service de l’État prussien, choix dans lequel entrent des considérations économiques, politiques ou affectives (l’attachement à la Prusse et la défiance face à l’État central).

17La première partie du livre est consacrée à la position sociale des hauts fonctionnaires. La notion d’élite, ouverte et souple, permet de montrer que ce groupe est en lien permanent avec les autres groupes dominants. Ils sont en effet proches du monde militaire (non seulement par les valeurs, mais aussi par des activités concrètes, beaucoup sont officiers de réserve), de la sphère économique (la plupart ont des activités annexes, gestion d’un domaine foncier, enseignement à l’Université, participation au conseil d’administration d’entreprises ou de banques), et du monde politique. Les liens familiaux et les stratégies matrimoniales achèvent de souder ces groupes. La seconde partie du livre se concentre sur la question des positionnements politiques des hauts fonctionnaires : alors que sous l’Empire il y a une loyauté inconditionnelle à la monarchie, sous la République les fonctionnaires se retranchent derrière une neutralité de façade, affirmant un attachement à l’État qui est défini indépendamment du type de régime. Cette partie adopte une démarche chronologique et suit les méandres de la loyauté politique dans les différents régimes politiques. Elle montre l’importance de la Première Guerre mondiale qui met à l’épreuve la légitimité des hauts fonctionnaires et prépare la crise de 1918 ; elle offre une relecture du putsch Kapp de mars 1920, où les fonctionnaires ne s’engagent pas massivement du côté des insurgés par souci de légalisme ; elle cible le moment où le sentiment antirépublicain latent se transforme en une hostilité ouverte, en 1929. Enfin, elle présente l’attitude envers les nazis, attitude qui ressemble beaucoup à celle des autres élites déjà étudiées et qui n’est pas sans rappeler les travaux sur l’administration française face à Vichy : mettant en avant la pure professionnalité et un prétendu apolitisme en réalité bienveillant à l’égard des nazis, les hauts fonctionnaires pensent sauver leur autonomie et estiment continuer leur devoir, servir l’État.

18Mais c’est dans les renvois entre les deux parties que le livre trouve son originalité, dans les concordances ou discordances qu’il établit entre l’histoire faite corps et l’histoire faite chose. L’ouvrage montre à quel point la période impériale se caractérise par une parfaite adéquation entre l’habitus des fonctionnaires et l’État prussien. Ce point apparaît clairement lorsque le livre décrit l’activité des hauts fonctionnaires dans les administrations locales qu’ils ont en charge, la participation à des banquets ou l’organisation des élections. Tout ce qui a été accumulé pendant la socialisation, la sélection sociale lors du parcours universitaire, la formation de la personnalité au sein des Corps d’étudiants, la conception de l’honneur pendant le service militaire, la culture bureaucratique, l’apprentissage de la « prestance », tout se retrouve investi ici pour l’exercice de l’autorité royale et l’affichage de la supériorité sociale du représentant de l’État. La fortune personnelle est alors également mobilisée, M.-B. Vincent analyse précisément « le coût de la représentation de l’État » (p. 120) que les fonctionnaires ont parfois du mal à assumer. La période weimarienne représente un bouleversement à cet égard. Alors que leur formation évolue peu et que perdure l’idée qu’être haut fonctionnaire est un état (Stand) plus qu’une profession, la fonction politique qui leur est assignée change. Ils deviennent avant tout des experts, détenteurs d’un savoir juridique spécifique qu’ils doivent défendre par le lobbying, un groupe social parmi d’autres qui a recours aux moyens d’expression communs à tous (il est fait mention de leur première manifestation en 1927). C’est ce qui explique la force du sentiment de nivellement par rapport au reste de la société et l’impression de dégradation dans ces années-là, alors que leur supériorité économique et sociale reste inchangée. Ce que propose en somme cet ouvrage, c’est l’histoire de la représentation (au sens large) de l’État et des rapports, souvent tendus, entre la haute administration et l’ensemble de la société.

19Jérôme Bazin

Libby Schweber, Disciplining Statistics. Demography and Vital Statistics in France and England, 1830-1885, Durham et Londres, Duke University Press, 2006, 277 p.

20Dans l’histoire de la statistique, il est courant de caractériser les années 1830 comme celles d’un « enthousiasme statistique ». Dans la plupart des pays d’Europe, le recours au langage chiffré pour pénétrer un monde social recomposé par l’industrialisation naissante façonna cette image persistante de la statistique, d’être un outil privilégié de représentation et de gestion de l’État. Adossée à ce panorama convenu, Libby Schweber introduit sa recherche en rappelant d’abord que cet engouement pour le chiffre renvoyait à des conceptions différentes et concurrentes de la statistique, celles notamment issues du xviiie siècle, de l’arithmétique politique et de la statistique descriptive. La première, ancrée à l’origine dans les calculs de probabilité, en s’élargissant à tout calcul d’estimations, était alors fortement discréditée, tandis que la seconde s’officialisait avec la création des bureaux de statistique. Stimulés par l’œuvre d’Adolphe Quetelet, qui opéra la fusion des deux courants, des savants proposèrent une nouvelle approche dite scientifique de la statistique, parce qu’elle s’appuyait sur des entités abstraites et des raisonnements probabilistes ou inductifs, pour identifier lois et causes. Ces approches se propagèrent à travers l’Europe, mais connurent une réception différenciée, dont ont rendu compte les travaux sur les styles de raisonnement, en distinguant, selon une double polarité politique, régimes libéraux et autoritaires. La comparaison faite par L. Schweber entre l’Angleterre et la France, deux États libéraux, nuance fortement cette vision. La révision de cette typologie résulte de deux déplacements : d’une part, le choix d’une nouvelle périodisation, celle peu étudiée des années 1830-1880 et, d’autre part, une démarche sociologique peu courante en histoire de la statistique, centrée sur la notion de discipline.

21À la suite d’une longue introduction particulièrement bien étayée, dans laquelle l’auteur expose sa problématique et ses choix théoriques, la première partie rend compte, à partir de quelques personnages clés, de la promotion, dans les deux pays, dans la première moitié du xixe siècle, de cette nouvelle conception de la statistique. En France, sous l’intitulé de démographie, elle était défendue par Achille Guillard et Adolphe Bertillon, qui en soumirent tour à tour le projet auprès des cercles savants et académiques prééminents de l’époque – ceux de l’économie politique et de la médecine – et de l’administration. Leurs revendications échouèrent ; deux décennies durant, elles se heurtèrent au même refus de reconnaissance de toute redéfinition de la statistique comme science inductive, au motif qu’elle ne pouvait être qu’un savoir descriptif. Durant la même période, en Angleterre, William Farr réussissait à imposer, aussi bien dans l’organisme d’état civil nouvellement créé qu’était le GRO (General Register Office), qu’auprès du puissant mouvement de santé publique, sous le nom de Vital Statistics, une science statistique s’appuyant également sur des raisonnements inductifs et expérimentaux. Sous son action, la statistique allait devenir en Angleterre un instrument de la réforme sociale, tandis qu’en France elle resterait confinée, malgré les efforts répétés de ses homologues, à une fonction de représentation. À cette première partie qui s’achève sur le devenir très différent des deux projets, succède une seconde partie, où, au bénéfice de changements institutionnels et politiques, Bertillon réussit à instituer la démographie, comme science distincte ayant comme objet la population.

22Suivant une démarche méthodique exemplaire, L. Schweber s’inscrit explicitement dans la sociologie des sciences, notamment le courant institutionnaliste qui considère les activités savantes du point de vue des organisations et des normes qui en régulent l’accès. L’intérêt porté aux critères de reconnaissance lui permet de saisir les logiques institutionnelles qui expliquent la vocation divergente de la statistique dans les pays. Ainsi, à la domination des élites académiques en France correspond en Angleterre un champ scientifique aux frontières poreuses, dans lequel se mêlent les élites savantes, politiques, réformatrices. L’auteur retravaille aussi ce cadre conceptuel, et emprunte à l’histoire socioculturelle des sciences une approche, qui à rebours des définitions a priori de la science, est attentive à ce qui est effectivement postulé comme tel. Le résultat fait ressortir des différences entre les deux pays. Il montre, par exemple, qu’en France les critères de reconnaissance de l’activité scientifique sollicités vis-à-vis de la démographie étaient d’ordre épistémologique, tandis qu’en Angleterre, c’était l’utilité politique de la Vital Statistics qui était mise en regard. Le renouvellement le plus significatif concerne la notion de discipline. Trop restrictive selon l’auteur qui lui adjoint la notion de « disciplinarité » pour inclure, en amont des communautés scientifiques instituées, les demandes de reconnaissance. Ce déplacement est là aussi fécond, il permet de prendre en considération les premières reven- dications en faveur de la démographie, comme visant d’abord à son insertion au sein de disciplines existantes – économie politique, médecine – et cela en modifiant leurs critères de reconnaissance. L’échec de ces actions conduira, dans un second temps, Bertillon à fonder la démographie comme une discipline séparée. De même, devenue une discipline instituée dans les années 1870, elle sera dissoute dix ans plus tard, absorbée comme méthode par la statistique administrative, ou comme science de la population dans l’économie politique. Le même sort sera réservé à la Vital Statistics, qui deviendra une composante de la formation professionnelle en santé publique. Cette définition élargie de la notion de discipline permet aussi d’inclure des lieux, autres que l’Université, où s’exerçaient les activités savantes au xixe siècle, que ce soit l’administration, mais également les sociétés philanthropiques, les municipalités, et les rencontres internationales. Enfin, cette approche institutionnelle invite à problématiser la question des rapports entre sciences sociales et politique, et celle concomitante de l’expertise, en termes de conditions d’accès au processus de décision.

23Issu d’une recherche scrupuleuse, tant en ce qui concerne les matériaux empiriques que l’élaboration du cadre conceptuel, l’ouvrage de L. Schweber se distingue, dans une littérature devenue abondante sur ce sujet, par son exigence analytique. Même si l’on n’en partage pas tous les postulats théoriques, ou les résultats, il doit être une référence pour les recherches futures que sa lecture ne manquera pas de stimuler.

24Morgane Labbé

Licia Valladares, La favela d’un siècle à l’autre. Mythe d’origine, discours scientifiques et représentations virtuelles, Paris, MSH (Horizons américains) 2006, 229 p.

25« [La] favela en apparence si évidente est d’une certaine façon une favela “inventée” » (p. 14). C’est par cette phrase que l’auteure termine l’introduction, soulignant ainsi la perspective adoptée dans son livre. Les représentations cristallisées aujourd’hui autour de cette forme d’habitat populaire forment un ensemble de « dogmes » – terme dont la connotation religieuse indique assez bien le caractère non questionné. La favela constituerait un territoire spécifique, singulier, fondamentalement différent des autres quartiers ; elle serait par excellence, et à l’exclusion de tous les autres, le territoire de la pauvreté urbaine ; enfin, elle formerait un espace homogène, partie prenante d’un processus de dualisation de la ville. Ces assertions, explique pourtant Licia Valladares, n’ont que peu de choses à voir avec la diversité et la complexité qui caractérisent ces territoires, et leur étroite intégration au reste de la ville, comme n’ont cessé de le montrer de nombreux travaux.

26De la mise en parallèle entre l’évolution des favelas et la consolidation de ces dogmes, se dégage l’objet de l’ouvrage. Le passage du pluriel (les favelas) au singulier (la favela) et les simplifications qui l’accompagnent ne résultent pas de la simple aggravation d’un problème et de sa prise de conscience ; il reflète le processus par lequel ces territoires ont progressivement été érigés en objets de la réforme urbaine. Une réforme urbaine qui repose sur l’idée (tout aussi construite qu’« évidente ») que c’est sur ces territoires et par ces territoires que la pauvreté est susceptible d’être résorbée. Loin de s’intéresser à des « représentations » déconnectées de la réalité, l’ouvrage nous offre un large panorama des politiques urbaines et de leur histoire, très étroitement imbriquée à celle des sciences sociales.

27La plongée dans « la favela » à laquelle nous invite cet ouvrage se fait à travers une galerie de portraits, en suivant des personnages qui ont flâné, travaillé, milité dans ces quartiers, qui ont compté, étudié, questionné leurs habitants, et qui sont issus d’univers aussi divers que les bonnes familles de Rio de Janeiro, le tiers-mondisme catholique français, les campus étasuniens ou les organisations non gouvernementales (ONG) internationales. Le premier chapitre parcourt la première moitié du siècle. Après l’évocation de l’ouvrage qui, en 1902, vient fonder le mythe de la favela, on voit des médecins, des ingénieurs, des philanthropes investir dans ce territoire leur croyance dans la possibilité d’une gestion rationnelle des maux urbains. Ils sont ainsi amenés à l’ériger en lieu de la pathologie sociale, à laquelle la construction de logements modernes pourra mettre fin. L’auteure montre comment, bien avant qu’elles ne s’étendent, la naissance de l’urbanisme, les préoccupations hygiénistes, les représentations misérabilistes qui la fondent conduisent à désigner les favelas comme problème à résoudre.

28Celles-ci commencent, avec les recensements de la fin des années 1940, à faire l’objet de travaux quantitatifs ; ce n’est cependant qu’à partir des années 1950 que les chercheurs en sciences sociales entrent en scène alors que se développe l’État planificateur. Le regard s’inverse, notamment sous l’influence du père Lebret et du développement des enquêtes de terrain qu’il encourage. La favela n’est plus un espace dangereux et pathogène ; elle est une communauté valorisée. Loin de constituer une rupture, l’auteure montre pourtant que cette période n’est qu’une étape au cours de laquelle se trouve consolidée la vision homogénéisante de la favela.

29Dans cette deuxième partie qui s’étend jusqu’à la fin des années 1960, figure une des enquêtes les plus intéressantes du livre. Elle est consacrée aux Peace Corps, ces jeunes universitaires volontaires, bras non armés de la politique étrangère des États-Unis qui, sous l’ère Kennedy, sont envoyés pour vivre parmi les pauvres, les aider et ce faisant, améliorer l’image du grand frère étasunien en Amérique du Sud. Parachutés dans ce qui est déjà érigé en symbole de la marginalité, ils combinent les meilleures intentions (en l’occurrence aider les résidents pauvres à s’organiser pour résoudre leurs problèmes) à une méconnaissance totale de la vie dans les favelas, méconnaissance masquée par « l’idée de “la favela” en tant que communauté homogène » (p. 110). Une illustration, à méditer dans d’autres contextes, des effets de l’« évidence du problème ». Celle-ci autorise en effet d’autant plus facilement à faire l’économie d’une appréhension complexe et modeste du phénomène qu’on est persuadé de sa réalité et de sa propre légitimité à le traiter.

30La troisième partie met au jour les relations étroites entre le développement de travaux de sciences sociales consacrés à la favela et la consolidation des « dogmes » après la chute du régime militaire en 1984. L’examen d’un corpus de 838 textes de 1906 à 2002 est présenté. Il permet à l’auteure d’affirmer que si la favela devient un des objets d’investigation de premier plan dans les travaux savants, c’est moins en raison de l’aggravation du problème que parce qu’il est constitué au même moment en objet des nouvelles politiques urbaines et cible de l’activité des ONG à partir des années 1980.

31La conclusion insiste, non sans provoquer chez le lecteur un certain tournis, sur la multiplication des observateurs de la favela. Dans les années 2000, ce ne sont plus seulement les touristes qui désormais s’y aventurent, et en nombre, drainés par les agences qui proposent des « tours en jeep » de quelques heures ; y sont aussi actives la fondation Carrefour et des institutions internationales qui participent, avec la mairie de Rio de Janeiro, à la muséification de sa favela la plus ancienne. Les médias jouent un rôle de plus en plus actif. Même si la violence n’est toujours pas le seul angle d’approche, le regard exotique des séries de télévision ne fait que renforcer les mythes. Des motivations diverses conduisent également responsables des politiques publiques, promoteurs immobiliers, associations, ONG mais aussi chercheurs à associer et confondre les territoires de la favela et la question de la pauvreté urbaine. Les résultats n’en sont pas moins là : « une arme à double tranchant dans la défense des plus pauvres. En effet, même si elles tirent quelques bénéfices de cette situation, la représentation des favelas comme espace de la pauvreté par excellence est un arbre qui cache la forêt. Elle laisse dans l’ombre les autres secteurs de la ville, forts nombreux, qui sont eux aussi démunis, sinon plus, où des investissements publics seraient nécessaires, comme dans les lotissements irréguliers, nombre de banlieues pauvres ou même dans certaines parties dégradées des zones centrales » (p. 179).

32Terminons en insistant sur l’invitation à la réflexivité que constitue, pour les chercheurs, ce livre, pas seulement pour la série d’enquêtes sur la « ville des sciences sociales, » mais aussi grâce à la très belle « présentation à la première personne » de l’introduction.

33Sylvie Tissot

Fiammetta Venner, Extrême France. Les mouvements frontistes, nationaux-radicaux, royalistes, catholiques traditionalistes et provie, Paris, Grasset, 2006, 518 p.

34Basée sur le recensement de plus de vingt mille mobilisations rassemblées dans une base de données ainsi que sur une enquête mêlant observations de terrain et entretiens, l’étude de Fiammetta Venner sur les mobilisations de la droite radicale couvre la période de 1981 à 2005, offrant ainsi un élargissement de son travail doctoral soutenu à l’Institut d’études politiques de Paris en 2002 et qui portait précisément sur « Les mobilisations de l’entre-soi. Définir et perpétuer une communauté. Le cas de la droite radicale française ».

35Après avoir mis à la discussion les concepts usités par les chercheurs pour définir cet objet, reconnu les difficultés à homogénéiser la droite radicale, la polysémie des termes pour en rendre compte, acceptant le flou conceptuel, elle avance, non sans réserves, une définition de la droite radicale c’est-à-dire « une nébuleuse de groupes et d’associations partageant le souci réactionnaire d’une vie en société fondée sur des valeurs naturalisantes et/ou religieuses encadrée par un système politique contraignant d’ordre et de hiérarchie ». Ce faisant, elle identifie cinq tendances de la droite radicale : les catholiques traditionalistes, les nationaux-radicaux, les frontistes, le mouvement Provie, la mouvance royaliste qu’elle se propose d’étudier méticuleusement au regard de leurs histoires respectives, et à partir d’un questionnement transversal reposant sur la volonté de cartographier la droite radicale en tant que communauté de mobilisation. Ainsi les motivations individuelles d’engagement ne sont pas au cœur de la démonstration de l’auteure qui prend donc le parti d’étudier le collectif et, du même coup, présenter des mobilisations aux acteurs désincarnés dont on ne peut cerner les trajectoires personnelles à quelques exceptions près. Elle s’applique à étudier ce mouvement du point de vue collectif ; l’ostracisme dont ces mouvements font l’objet est à l’origine de la recréation d’une vie communautaire solide qui constitue en quelque sorte la compensation du coût de l’engagement. Elle soulève ainsi ce paradoxe inhérent à la droite radicale : « comment constituer une identité collective sur des défaites quand on doit puiser dans le passé des raisons d’espérer ». Réactionnaire, la droite radicale ne peut, en effet, proposer une vision utopiste tournée vers le futur. L’auteure invite donc à saisir les modalités de constitution d’un « nous », pour ensuite montrer comment ce collectif difficilement élaboré par les acteurs de la droite radicale est éprouvé lors de la confrontation avec les « autres ».

36L’opus s’ouvre donc sur la présentation des cinq tendances constitutives de la droite radicale française. Pas moins de deux cent trois groupes, le plus souvent indépendants du Front national (FN) dans leur structure organisationnelle mais qui peuvent être représentés au sein du parti frontiste. Ainsi, les catholiques traditionalistes formés principalement d’associations cultuelles proches des lefebvristes et des ralliés sont marqués par une histoire mouvementée au sein de l’Église catholique romaine (schisme à la suite de Vatican II) et entendent incarner la mémoire de la France. Les nationaux-radicaux, quant à eux se caractérisent par la disparité de leurs membres qui proviennent aussi bien des groupuscules néonazis, des solidaristes, des pétainistes ou encore de la Nouvelle Droite et qui considèrent, depuis son institutionnalisation dans les années 1980, que le FN n’incarne plus la droite radicale. Ce groupe des nationaux-radicaux rassemble donc les nostalgiques (pétainistes, partisans de l’Algérie française), les nationaux-socialistes (néonazis, skinheads) activistes, violents et extrêmes, les nationaux révolutionnaires (Groupe union défense – Gud – Troisième Voie, Unité radicale) qui puisent dans les références révolutionnaires de droite comme de gauche (Blanqui) et les groupes entendant représenter l’élite des nationaux-radicaux à savoir l’Œuvre française et la Nouvelle Droite. Les frontistes, représentants du parti bénéficiant de la plus grande visibilité, sont structurés de sorte à rétribuer symboliquement ses membres les plus dévoués payant cher leur engagement et s’organisent au-delà du parti en cercles et associations satellites. Leurs mobilisations suivent non seulement le calendrier électoral mais également des événements clés (affaires du foulard, Carpentras, guerre du Golfe). Le mouvement Provie, qui puise ses origines dans les mouvements familialistes du début du xxe siècle en France, a connu un essor considérable dans les années 1970-1980 avec la légalisation de l’avortement et le soutien des Prolife américains. La lutte contre l’avortement est l’objet principal des mobilisations, secondairement les questions portant sur la famille (Pacte civil de solidarité – Pacs) et sur l’euthanasie. Enfin la mouvance royaliste (Action française et Restauration nationale) tient une place centrale dans la formation des élites de l’ultra droite s’inspirant du cadre de doctrine de Charles Maurras et se divisant entre les légitimistes et les orléanistes. Les royalistes constituent avec les provie la composante la plus dynamique en termes de mobilisations marquées par la martyrologie, c’est-à-dire l’érection de personnages et d’événements en martyrs victimes de la Révolution française (Louis XVI), puis de la République (ostracisme à l’encontre de Ch. Maurras).

37Cette mise au point effectuée, l’auteure propose de revenir sur la constitution du « nous » et démontre que les mobilisations de la droite radicale sont destinées à consolider la communauté dans un souci de renforcement de l’identité du groupe. Elle distingue les mobilisations à visée externe (contestation, visibilité) et les mobilisations à visée interne (recueillement, dimension identitaire). Elle insiste sur les thèmes mobilisateurs (défense de la vie, de la famille), et détaille les types de mobilisation (culte religieux, martyrologie, commémorations, mobilisations liées au processus électoral). Les commémorations jouent le rôle d’appropriation d’un passé réactionnaire interprété généralement de manière critique par l’historiographie (Algérie française, Vichy, monarchie…) en inscrivant ses militants dans une filiation historique commune valorisée fondée sur la mythologie du baptême de la France (Clovis), sur la réactivation de la filiation royaliste (millénaire des Capétiens) sur la glorification du martyre d’individus (Jeanne d’Arc mère de la nation, Louis XVI, Philippe Pétain, Robert Brasillach, Jean-Marie Bastien-Thiry) en les réhabilitant comme modèles. Si la légitimité du culte catholique permet de se présenter comme une autorité supérieure à la République, le caractère solennel des processions n’est pas considéré par les observateurs comme une manifestation alors même qu’elle revêt une grande importance pour les mobilisés. Ainsi les rosaires pour la vie (prières collectives) organisés par les mouvements provie constituent la grande majorité de leurs mobilisations. La réactivation du culte païen (solstices, équinoxes) chez les non-catholiques proches de la Nouvelle Droite – mouvance qui se laisse difficilement quantifier selon l’auteure – constitue un moment initiatique pour les jeunes générations militantes. De par la précision et la complexité de son rituel, ce culte païen renforce du même coup le sentiment d’appartenance au groupe. L’auteure insiste, d’ailleurs, à partir de la trajectoire d’un militant, sur l’importance du culte dans l’engagement politique. Les formations doctrinales ont vocation, quant à elles, à homogénéiser les cultures politiques et assurent le maintien dans les organisations, car elles parachèvent le processus identitaire et nomment les ennemis du groupe. Les agents de formation sont constitués des instituts de formation (notamment l’Institut de formation nationale du FN) mais aussi des écoles de pensée (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne – Grece – royalistes). Les premiers transmettent des méthodes d’action (formations sur le fonctionnement électoral au FN) alors que les seconds entendent inculquer des façons d’être transposables dans d’autres univers conservateurs, et ce, au-delà de la droite radicale. Les dirigeants de l’Action française reconnaissent que certains cadres actuels des partis de droite parlementaires ont été formés par leurs soins. L’ensemble de la communauté a vocation à s’élargir à l’international pour renforcer son identité, se défouler (dans les pays en guerre Liban, ex-Yougoslavie), apprendre, se valoriser, voyager (rétribution). L’auteure souligne l’effet miroir de ces expériences internationales ou les mouvements entrent en contact avec des mouvements amis qui ont des ennemis communs. Aussi anachronique que cela puisse paraître le communisme apparaît un ennemi d’actualité, auquel s’ajoute l’islam en tant que « désintégrateur » de la civilisation chrétienne. Enfin, la communauté du « nous » se forge dans la musique identitaire qu’elle soit traditionnelle (chants grégoriens), qu’elle exalte la nation, le patriotisme (hymne, chants) ou encore qu’elle agisse en véritable vecteur de propagande par les paroles et de violence et de haine (par la musique) avec le rock identitaire français et la oï musique, courant musical issu du RAC (Rock Against Communism) et structurant de la subculture skinhead.

38Enfin, l’ouvrage rend compte de la confrontation avec les « autres » en tant que prolongation du « nous », la confrontation avec le modèle opposé étant le meilleur moyen de parachever sa quête identitaire. L’auteure insiste sur les campagnes de protestation qui sont l’expression de la révolte de la droite radicale contre ce qu’elle considère comme des agressions contre ses valeurs (manifestations contre le film La dernière tentation du Christ, contre le Pacs, contre Georges Boudarel). Elle montre également dans cette dernière partie que la manifestation n’a pas pour but principal de protester, de revendiquer mais bien de se rassembler et indique que le recours à la violence doit s’entendre comme le choc de la rencontre avec les autres. Cette violence se manifeste par des agressions, des attentats, des bagarres, des commandos anti-avortement et sont le fait des skinheads, des provie mais aussi des frontistes (colleurs d’affiches) qui disent agir en légitime défense – le FN se voulant respectable – alors que les skinheads assument les attaques qu’ils provoquent contre les cibles (étrangers, homosexuels, sans domicile fixe – SDF) et les ennemis (militants antifascistes) car elles valorisent leur virilité, leur radicalité.

39En somme, à l’appui de ce travail de repérage des mobilisations de l’ultra droite F. Venner contribue à la sociologie des mobilisations en montrant combien ces dernières sont tournées vers l’entre-soi. Cet ouvrage se révèle un véritable outil pour qui entend comprendre comment la droite radicale s’organise depuis les trente dernières années sans céder à la tentation d’une focalisation sur le FN, principal porte-parole certes, mais concurrencé au sein de la nébuleuse de la droite radicale par des groupes plus dynamiques.

40Magali Boumaza

Vincent Milliot (éd.), Les mémoires policiers, 1750-1850. Écritures et pratiques policières du Siècle des lumières au Second Empire, Rennes, Pur (Histoire), 2006, 415 p.

41Loin de constituer les actes d’un colloque isolé, les textes réunis par Vincent Milliot sont le premier aboutissement éditorial d’un travail collectif toujours en cours qui vise à renouveler le champ de l’histoire policière, non seulement en France, mais aussi plus largement en Europe [4]. Dépassant le cadre rigide de l’histoire juridico-institutionnelle, les chercheurs réunis dans ce volume (quatorze en tout) partagent une approche résolument portée sur les pratiques et les acteurs sociaux. Pour la plupart, ce sont de jeunes historiens intéressés de près ou de loin par le phénomène policier à travers ses résonances urbaines, politiques et militaires. Si l’objet de l’ouvrage annoncé en titre paraît questionner un aspect limité de l’histoire de la police, les mémoires policiers, à cheval entre xviiie et xixe siècles, sont en réalité symboles et vecteurs de transformations profondes qui opèrent à plusieurs niveaux. Les contributions à ce volume documentent au plus près des archives les contours d’un métier en construction et du recours à la force, non sans faire écho aux travaux de sociologues ou de politistes [5].

42Le cadre chronologique privilégié qui s’affranchit de la césure commode de la Révolution française constitue le premier intérêt historiographique de ce livre. Alors que prévaut encore souvent l’image de 1789 comme une tabula rasa de la police d’Ancien Régime – la prise de la Bastille symbolisant la fin de l’arbitraire policier – les contributions réunies mettent à l’épreuve de la pratique les travaux de Paolo Napoli sur la continuité instrumentale de la police [6]. La seconde transformation qui est pointée par la plupart des contributions concerne la place de l’écrit administratif dans l’affirmation de la police moderne. Les pratiques d’écriture sont interrogées pour elles-mêmes dans la mesure où elles deviennent une condition du travail de police. En introduction au volume, V. Milliot définit les écrits quotidiens d’une police au travail comme des « infra-mémoires » en écho aux mémoires plus développés et plus complets. Par sédimentation ou strates discursives successives, les textes policiers (rapports, notes de service, mais aussi propositions, mémoires complets, essais) finissent par composer un discours de la pratique sur elle-même, quelles que soient les modalités de diffusion de ces écrits (sphères plus ou moins réservées). La troisième transformation, sous-tendue par les deux premières, concerne le processus d’institutionnalisation des pratiques policières, l’autonomisation progressive d’un champ de l’administration à travers le recentrage de ses domaines d’intervention. Sans pour autant perdre ses attributs dans le gouvernement des hommes – la police étant principalement considérée sous l’Ancien Régime comme un « art de gouverner » – la police, au tournant du xixe siècle, devient prioritairement une institution de sécurité des biens et des personnes.

43En période de crise « sécuritaire » ou politique, de conflits institutionnels et durant les périodes révolutionnaires, l’écrit devient un support justificatif incontournable de réformes ou d’améliorations en matière de police. L’exemple le plus net est sans doute celui de Jacques Peuchet (étudié par Pierre Karila-Cohen) qui, en 1814, milite pour la conservation du ministère de la Police créé près de vingt ans plus tôt, promouvant dans le même temps une police soucieuse de l’esprit public des Français. Si tous les mémoires policiers ne sont pas aussi précis dans leurs revendications, bilans comptables, organigrammes d’effectifs, schémas d’intervention sont l’expression d’une rationalisation à l’œuvre des pratiques et des conceptions policières. Le mouvement n’est pas linéaire, mais les grandes lignes se retrouvent partout en France. La volonté des autorités municipales de Lille (Catherine Denys), au mitan du xviiie siècle, de valoriser par le salaire les fonctions policières des agents subalternes est exemplaire, comme celle du commissaire général de Lyon, au service de la police de l’Empire (Stéphane Nivet). La tendance à la « professionnalisation » du personnel de police est également au cœur des réformes envisagées à Bordeaux au même moment ou des tensions à propos du contrôle policier à Strasbourg en 1782 (Vincent Denis).

44L’écrit sert aussi à formaliser les savoirs et savoir-faire utiles à l’encadrement des agents de police, non sans susciter la réticence de certaines élites, comme à Grenoble (Clarisse Coulomb), qui tirent leur légitimité de qualités personnelles plus que des compétences acquises. Participant de la structuration de pratiques professionnelles, dès 1774, circule un manuel d’instruction à l’usage des officiers et chevaliers de la maréchaussée (Pascal Brouillet). En 1831, paraît le premier Guide des sergents de ville (Quentin Deluermoz) à l’usage des agents parisiens. Le mécanisme est connu, mais il est ici montré au plus près des sources : la normalisation des comportements sociaux passe par le polissage des mœurs des agents de l’État chargés de son application, de haut en bas de la hiérarchie des emplois.

45Le poids des armes, ou le recours à la force, dans le travail policier fait également l’objet d’une attention diffuse entre 1750 et 1850, tant parmi les autorités policières que parmi les acteurs politiques. En rédigeant des Principes généraux sur la garde de Paris, le major de Bar se fait, en 1772, « l’un des premiers théoriciens du maintien de l’ordre » (Patrice Peveri). Il y défend une police militarisée, mais au service de tous et non pas seulement du monarque. Réfléchissant aux conditions du maintien de l’ordre, Sieyès, en 1791, n’envisage de concilier la liberté citoyenne avec la nécessité de donner force à la loi qu’à la faveur d’un usage strictement codifié de la force publique (V. Denis, Bernard Gainot). Bien que légitimée, la violence d’État ne devient acceptable aux yeux de l’abbé qu’à la condition d’être strictement encadrée dans son expression par des manœuvres prédéfinies légalement et d’être accomplie par des agents suffisamment compétents. Si la dimension militaire est alors omniprésente dans les réflexions sur la police, c’est aussi que les militaires sont la promesse, toute théorique, d’un désintéressement dans l’action (ils sont salariés) et d’une maîtrise de soi (ils sont disciplinés). C’est ce que montrent en 1788 les Essais sur la maréchaussée de Cordier de Perney (P. Brouillet).

46Si les auteurs de cet ouvrage collectif se sont concentrés sur des écrits mineurs, souvent restés manuscrits, ils réussissent à donner prise à des réflexions liminaires, mais fondamentales pour comprendre les nouveaux enjeux policiers de la modernité politique. En annexe, l’éditeur a eu l’excellente initiative de publier quelques-uns (huit exactement) de ces mémoires inédits ou très rares, dont le texte du major de la garde de Paris et le texte de Sieyès. Le terme de « mémoire », pour désigner ces écrits, prête sans doute à confusion avec le genre littéraire des mémoires qui émerge au xixe siècle et qui, rédigés par (attribués à) d’anciens policiers, livrent les secrets des scènes de crime ou des enquêtes policières [7]. Une telle objection sémantique n’invalide pourtant en rien la démarche qui s’appuie précisément sur la labilité d’une forme d’écrit avant son institutionnalisation littéraire. Formulés à partir de la pratique elle-même et avec les mots de l’institution qui les génère, ces mémoires variés permettent de penser le phénomène policier à partir d’une culture d’État en construction. Reste à évaluer, comme le suggère Xavier Rousseau en fin de volume, dans une note de synthèse, la circulation internationale des écritures policières et la diversité des modèles de police.

47Marco Cicchini

Isabelle von Bueltzingsloewen, L’hécatombe des fous. La famine dans les hôpitaux psychiatriques français sous l’Occupation, Paris, Aubier (Collection historique), 2007, 512 p.

48Il est rare qu’un livre d’histoire se termine par un épilogue d’une vingtaine de pages, a fortiori qu’il s’agisse là du récit de la genèse de l’ouvrage en question. Car c’est aussi en une mise en abîme qu’Isabelle von Bueltzingsloewen a mené une recherche sur les hommes et les femmes morts de faim dans les hôpitaux psychiatriques français sous l’Occupation. Ainsi que nombre d’institutions, l’hôpital psychiatrique peine à vivre avec un passé qu’il maîtrise mal. Ici aussi, c’est la mémoire des années sombres qui pose problème. La surmortalité asilaire, connue dès les années quarante, a été mise en avant au cours des années soixante-dix comme « le moment fondateur de la révolte des psychiatres contre l’institution asilaire ». En 1981, la thèse de médecine de Max Lafont était consacrée à la surmortalité des aliénés internés à l’hôpital psychiatrique départemental du Vinatier, à Bron, dans la banlieue de Lyon. Le jeune psychiatre expliquait que ces hommes et ces femmes avaient succombé à une famine voulue par Vichy pour, dans l’indifférence générale, se débarrasser des fous. En 1998, un autre médecin du Vinatier, Patrick Lemoine, écrivait dans un roman que, à cette occasion, les autorités de Vichy auraient bien pu suivre les instructions de l’occupant qui, outre-Rhin, tuait les malades mentaux. La thèse de M. Lafont fut publiée sous le titre L’extermination douce. La mort de 40 000 malades mentaux dans les hôpitaux psychiatrique en France, sous le régime de Vichy[8] et diffusée hors de la corporation médicale, fit même l’objet d’une recension dans Le Monde qui la présentait comme un scoop alors qu’elle ne contenait aucune information ignorée jusque-là. Ces travaux n’avaient rencontré que le scepticisme des historiens. En 1989, Henri Rousso évoquait son « agacement face à un manque évident de méthode et, plus grave, la sollicitation permanente des faits en vue de soutenir une thèse radicale » pour conclure : « Le placard vichyste est déjà bien encombré sans qu’il soit besoin de l’enrichir de nouveaux cadavres. »

49C’est dans ce contexte qu’une structure liée à l’institution psychiatrique et munie d’un conseil scientifique composé de psychiatres, mais aussi d’historiens, d’ethnologues, de sociologues, la Ferme du Vinatier, « prenant acte de la difficulté de la communauté psychiatrique à construire un point de vue distancié sur un épisode particulièrement sombre de son histoire », proposa de demander à un historien de mettre en œuvre son savoir-faire pour se pencher sur la question. I. von Bueltzingsloewen, membre du conseil scientifique de la Ferme du Vinatier, spécialiste d’une histoire de la santé publique appréhendée sur un temps long et dont les travaux portaient à ces moments-là sur la psychiatrie dans les années 1950-1960, était particulièrement qualifiée pour se charger de cette tâche. Cette recherche a été menée grâce à de nombreuses sources, notamment les archives d’établissements psychiatriques, tout particulièrement du Vinatier.

50Cet ouvrage se penche d’abord, en une première partie d’autant plus forte qu’il s’agit de comprendre le « scénario d’une famine meurtrière », sur les conditions de vie et de décès de ces hommes et femmes internés dans les hôpitaux psychiatriques, morts de faim, de froid, de maladies et d’états physiologiques en lien avec la dénutrition, la tuberculose notamment. L’auteur évalue à quarante-cinq mille décès la surmortalité due à la guerre en calculant la différence entre le nombre de décès survenus ces années-là et ceux qui auraient été constatés si le taux de mortalité de l’avant-guerre s’était maintenu. En cette période de pénurie, tout a contribué à ce que les parts deviennent plus faibles encore, lorsque le système de ravitaillement était bouleversé par toutes les défaillances, ne serait-ce que le manque de véhicules et de carburants. Les internés n’ont pas été victimes d’un rationnement spécifique, puisque leurs rations officielles étaient les mêmes que celles du reste de la population française, mais du fait qu’elles ont été peu à peu diminuées et n’ont plus suffi. Ils n’avaient pas, du fait de l’enfermement, les moyens d’acquérir les calories supplémentaires qui ont permis à la plupart des Français de survivre. Bénéficiant d’un régime de faveur, les pensionnaires de première classe des établissements psychiatriques ont, eux, beaucoup mieux supporté ces années-là.

51La deuxième partie décrit et analyse les réactions face à cette famine, notamment parmi les aliénistes qui en avaient tôt pris conscience. Très vite alertés, les services du secrétariat d’État de la Famille et de la Santé ont, dès février 1941, impulsé une enquête sur la multiplication des cas de dénutrition. Après de vifs débats, le gouvernement accorda, par une circulaire de décembre 1942, des suppléments d’alimentation aux aliénés internés. L’auteur consacre un chapitre à cette circulaire et parvient ainsi à une conclusion opposée aux hypothèses de M. Lafont. Non seulement cette famine n’a pas été provoquée intentionnellement par le régime de Vichy, mais le gouvernement a tenté de l’enrayer.

52La troisième partie revient alors sur l’état, le fonctionnement, la place dans la société de l’institution des établissements psychiatriques, où le nombre d’internés n’a cessé de croître entre les deux guerres. Les facteurs du drame se sont alors combinés : longueur des internements, fragilité des chroniques, rupture avec le milieu. La guerre a également mis à nu des causes structurelles déjà perceptibles auparavant : l’insuffisance des effectifs médicaux tout comme le caractère encore bien fruste d’infirmiers peu ou pas qualifiés. Une place est accordée au discours eugéniste et au contexte d’avant-guerre, la remise en cause du système asilaire au moment du Front populaire avec, déjà, la perspective de ce qui sera la sectorisation.

53La pertinence de l’analyse vient des mises en perspective, sur un temps long et en comparant avec la situation d’autres institutions de relégation. La dimension quantitative de l’ouvrage est indéniable, et ce sont bien des comptes et des calculs qui en constituent la base la plus solide ; ils permettent de mettre en place la chronologie lorsque, en définitive, la mort compte le tout. C’est bien en n’opposant pas le qualitatif et le quantitatif, une opposition qui fut longtemps de règle et est d’autant plus vaine que la complémentarité est d’une singulière efficacité, que l’auteur parvient à historiciser la tragédie et à la faire comprendre. Le difficile exercice d’articulation de l’individuel au collectif se révèle particulièrement fructueux. Soulignons enfin, parce que le risque était réel pour Isabelle von Bueltzingsloewen d’être la cible d’une campagne de dénigrement, le courage civique de l’historienne qui montre à quel point l’intervention dans la cité du chercheur en sciences sociales passe par la qualité de ses travaux.

54Christian Chevandier

Olivier Godechot, Working rich. Salaires, bonus et appropriation du profit dans l’industrie financière, Paris, La Découverte (Textes à l’appui), 2007, 307 p.

55Après les working poor, les working rich[9]. Comme la première, cette seconde expression invite à une discussion du concept de salariat. Mais, alors que l’expression de working poor vise à discuter la conception moderne du salariat, celui des « trente glorieuse », celle de working rich renvoie à un fondement plus ancien du salariat, celui qui fut formulé par l’économie politique classique et par sa version marxiste. Expliquons-nous : en utilisant l’expression de working poor, économistes et sociologues ont voulu souligner que, contrairement à des convictions solidement établies sur la capacité du travail salarié, associé aux institutions de protection sociale, à protéger de la pauvreté, on pouvait être salarié et pauvre. Inversement, dans son ouvrage, Olivier Godechot entend montrer, que, contrairement à la définition canonique du salariat, qui limite le revenu du travailleur salarié à la valeur de reconstitution de sa « force de travail » (suivant l’expression de Karl Marx, laquelle reprend fidèlement la conception libérale classique du « fond des salaires »), on peut être salarié et riche !

56O. Godechot n’a pas de mal à nous convaincre de l’existence d’une telle réalité sociale, au vu des chiffres vertigineux qu’il présente des revenus tirés par les professionnels de l’industrie de la finance. Mais il montre que ce n’est pas affaire de secteur, mais bien de métier. Sans doute, globalement, la banque est-elle une activité qui paie relativement bien ses salariés. Pourtant, les écarts de rémunération y sont considérables et en constante augmentation depuis une dizaine d’années. Même dans le sous-secteur de la finance, les rémunérations sont rien moins qu’homogènes : les rémunérations les plus élevées vont aux traders, qui opèrent les transactions sur les marchés financiers, et aux « vendeurs » qui gèrent les portefeuilles des clients. Il faut ici donner un minimum de chiffres pour l’édification du profane. Selon un tableau fourni (p. 37), en 1998, les 215 traders d’une grande banque française avaient gagné en moyenne 376 291 euros par an (valeur 2005) et les 144 vendeurs, 351 377 ; parmi eux, les 5 % les mieux payés avaient gagné en moyenne 725 495 euros pour les premiers, et 430 773 pour les seconds ! Après eux, on trouve dans l’ordre les ingénieurs financiers, les analystes, les chargés d’affaires fusion-acquisition, les informaticiens, les responsables de back-office [10] et enfin les contrôleurs de risque. Ces derniers ne gagnaient en moyenne que 75 371 euros par an (valeur 2005) en 1998, ce qui reste un revenu confortable, mais nous fait quitter les zones vertigineuses des traders et des vendeurs. De plus, quand on descend dans la hiérarchie des niveaux de salaire selon les métiers, la dispersion au sein de chaque métier ainsi que l’importance des bonus relativement à la part fixe du salaire tend à diminuer. Traders et vendeurs ont les plus hauts salaires fixes (respectivement 71 930 et 71 219 euros en moyenne), mais l’écart, pour le salaire fixe, entre ceux-ci et les moins payés du tableau (les contrôleurs de risque) reste limité, puisque ces derniers gagnent 5 658 euros en moyenne. C’est donc bien sur les bonus que reposent les revenus, fantastiques pour des salariés, des traders et vendeurs, revenus qui sont, pour les mieux payés d’entre eux, dix fois supérieurs à ceux des directeurs généraux de la banque !

57Sur la base de ce constat, O. Godechot pose une question simple : comment expliquer la possibilité même de tels salaires ? Comment ceux-ci peuvent-ils être compatibles avec l’état de salariés ? Si les chiffres en jeu stupéfient, la réponse de l’auteur, convaincante, est finalement assez classique, pour peu qu’on ne se laisse pas guider par une interprétation trop juridiste des rapports sociaux. Elle n’invalide pas le modèle salarial classique, si on le comprend bien comme un idéal-type, mais le confirme par le contre-exemple, contre-exemple qui n’est d’ailleurs pas en soit exceptionnel. Comme il le montre, les hauts revenus du front-office et tout particulièrement les bonus, ne fonctionnent pas en effet comme des « salaires », mais comme des « rentes », perçues par ces salariés, du fait de la position qu’ils occupent dans l’organisation, c’est-à-dire de l’indépendance relative dont ils bénéficient vis-à-vis de leur employeur juridique dans la réalisation des opérations qu’ils gèrent pour lui.

58Le cas le plus communément interprétable est celui des vendeurs, qui gèrent une clientèle et qui se trouvent à cet égard dans une situation analogue à celle, par exemple, des représentants de commerce qui, eux aussi, risquent à tout moment de partir à la concurrence avec leurs carnets d’adresses. Le cas des traders est plus original, puisque l’« actif transférable » qu’ils détiennent est très largement incorporé en eux : expérience des marchés, ficelles du métier ; mais ces « actifs transférables » comptent aussi, pour les « chefs de salle » notamment, leur équipe de collaborateurs qu’ils peuvent entraîner avec eux dans une stratégie de défection. O. Godechot montre à cet égard qu’une analyse classique en termes de « capital humain » rend mal compte du pouvoir de marché des traders face à leur employeur. D’une part, les traders ne sont pas plus titrés que bien d’autres professionnels de la finance, pourtant largement moins bien payés, comme on l’a vu. D’autre part, la référence à la compétence professionnelle n’est pas en soit explicative, comme le montre le fait que les informaticiens qui conçoivent les formules utilisées par les traders n’ont pas la même capacité que ces derniers à monnayer leur savoir-faire. En effet, comme le souligne O. Godechot, leurs innovations peuvent difficilement faire l’objet d’une appropriation privée, puisqu’elle ne peuvent être exploitées sans être du même coup divulguées. A contrario, c’est le caractère instantané et quasi corporel de la compétence du trader qui lui permet d’échapper à la logique de captation du savoir-faire, caractéristique de l’organisation industrielle. C’est aussi ce qui en fait la grande fragilité, c’est-à-dire la faible capacité de capitalisation sur le long terme : un trader qui quitte le marché plus de quelques mois ne pourra pas y retrouver la place qu’il y occupait avant son départ.

59L’intérêt de l’ouvrage d’Olivier Godechot est double. D’une part, il constitue, à la suite de son premier ouvrage sur les traders [11], une plongée ethnographique dans un univers qui ne peut manquer de fasciner. On est impressionné par la qualité du matériel documentaire qu’il a recueilli, compte tenu du caractère brûlant du dossier, mais aussi par les analyses statistiques raffinées par lesquelles il valide ses hypothèses et dont pourtant il fait un usage remarquablement discret dans sa rédaction. S’il prend comme clé d’entrée la question des salaires, son ouvrage propose une analyse beaucoup plus générale de cet univers professionnel ; celle-ci est menée dans un esprit assez proche de la sociologie des organisations de Michel Crozier et Erhard Friedberg, puisque la variable structurante en est celle du pouvoir stratégique. Au-delà de cette dimension descriptive, O. Godechot contribue par cet ouvrage à une réflexion de sociologie économique sur le rapport salarial et la forme entreprise, inspirée pour une part de l’institutionnalisme d’Oliver Williamson, mais qui rejoint aussi la sociologie du salariat de Bernard Mottez ou celle plus contemporaine de Pierre-Michel Menger.

60O. Godechot montre en effet que le modèle classique qui oppose de façon binaire employeur et employé est trop grossier pour identifier les formes multiples de la production et de la captation de valeur dans les organisations. Son hypothèse, qui transparaît dans la conclusion de l’ouvrage, est que de telles formes sociales d’appropriation du profit par des franges privilégiées du salariat : les working rich, caractéristiques de son terrain d’étude, sont probablement appelées à se développer, ce qui expliquerait pour une part, autant que la question du partage profit/salaire, plus souvent commentée, la montée actuelle des inégalités de revenu. À cet égard, on peut regretter que ce ne soit que dans sa conclusion qu’il s’autorise des rapprochements avec d’autres secteurs, alors qu’il a plutôt cherché à montrer auparavant la radicale originalité de son terrain d’enquête. Mon sentiment est en effet qu’il décrit une forme exacerbée, dans le contexte de l’industrie financière, d’un modèle beaucoup plus général. La tension entre subordination salariale stricte et capacité de marché propre des travailleurs est en effet constitutive du rapport salarial lui-même [12]. Si on redécouvre périodiquement comme un paradoxe, l’existence de tels salariés à pouvoir de marché fort, c’est qu’on a eu par trop tendance à prendre comme une réalité empirique homogène et universelle la figure marxienne du salariat, qui n’est qu’un idéal-type, certes à fort pouvoir explicatif de l’histoire économique de ces deux derniers siècles, mais qui ne saurait, par lui-même, résumer la question salariale.

61François Vatin

Antoine Prost, Regards historiques sur l’éducation en France xixe-xxe siècles, Paris, Belin (Histoire de l’Éducation), 2007, 272 p.

62L’école est un lieu d’acquisition de savoirs et de savoir-faire qui ne cesse d’alimenter les débats politiques et de société en France. Au-delà de sa dimension fonctionnelle, cette institution constitue un lieu privilégié d’observation de l’État et de la société française, de leurs attentes respectives mais aussi de leurs tensions (à l’image de la « question scolaire »). L’école est en effet une matrice de culture et d’identité qui véhicule, avec plus ou moins de succès selon les générations et en fonction des régimes politiques, un « modèle de civilisation », c’est-à-dire tout un ensemble de normes, de valeurs et de pratiques. Elle permet donc d’analyser la façon dont les logiques politiques, sociales, et culturelles de la France des xixe et xxe siècles s’expriment. À cet égard, l’école constitue bien un « fait social total », un microcosme ou bien encore une société en miniature dont un certain nombre d’acteurs sont partie prenante (hauts fonctionnaires, parents, enseignants, élèves).

63La forme plurielle du titre de l’ouvrage – Regards historiques sur l’éducation – ne doit pas tromper le lecteur : il ne s’agit pas d’un ouvrage collectif sur l’éducation dirigé par Antoine Prost, mais bien d’un volume dont l’unité repose sur le regard singulier de son auteur. À travers son double regard de pédagogue « impénitent et fier de l’être » (p. 9) et d’historien du social, spécialiste entre autres des questions éducatives en France, A. Prost nous invite à « entrer dans l’école » française, c’est-à-dire à mieux connaître l’histoire de ses institutions (collèges, lycées, instituts universitaires de formation des maîtres – IUFM – jusqu’aux zones d’éducation prioritaires – ZEP), de ses acteurs célèbres ou anonymes (hommes politiques, enseignants, inspecteurs généraux), de ses pratiques pédagogiques (la dictée, la dissertation, la géométrie), de ses diplômes (le certificat d’études, le baccalauréat général et professionnel, le certificat d’aptitude professionnelle – CAP), de ses rapports avec l’Église. Le champ d’études dépasse le simple cadre de l’institution scolaire pour s’attacher à l’analyse des mouvements de jeunesse et des colonies de vacances. Sans prétendre à l’exhaustivité, A. Prost réussit le tour de force de couvrir un certain nombre de domaines relatifs au monde de l’éducation.

64Pour ce faire, il a choisi une forme de mise en récit historique relativement peu répandue au sein de la profession historienne, si ce n’est sous la forme des dictionnaires. Plutôt que de réunir un volume d’articles de fonds ou d’écrire un manuel d’histoire générale de l’éducation en France, A. Prost a privilégié le mode d’écriture de la chronique, c’est-à-dire d’articles concis de trois pages traitant d’un thème particulier. Sont ainsi réunis dans cet ouvrage une cinquantaine de « billets historiques » qu’Antoine Prost a publiés chaque mois depuis octobre 2001 dans la revue Le Monde de l’Éducation. Le lecteur trouve en annexe un précieux index chronologique ainsi qu’un index général et des noms de personnes. Sur un mode d’écriture proche de la nouvelle, A. Prost propose d’aller à l’essentiel sans perdre de vue la profondeur historique du sujet traité et sans omettre d’analyser le thème à l’aune des dernières recherches. Cette capacité de synthèse et de clarté permet tout à la fois de dire l’essentiel tout en « échappant aux pesanteurs du récit méthodique » (p. 9).

65Au point de départ de chaque chronique se trouvent une question d’actualité, une publication scientifique relative à l’histoire de l’éducation, la découverte d’un fonds d’archives. Chacune d’entre elles peut se lire indépendamment de l’autre et ce volume constitue au final une multitude d’invitations à faire le point sur une thématique, à explorer l’histoire d’une institution ou d’une pratique, à réinscrire un sujet d’actualité comme l’absentéisme dans l’histoire de longue durée. La forme concise de la chronique appelle le lecteur à approfondir la réflexion au moyen d’ouvrages plus spécialisés mentionnés à la fin de chaque billet. À la lecture de ce volume, le lecteur est mieux à même de comprendre les enjeux présents et futurs de l’éducation en France en prenant conscience que les structures éducatives ont une histoire qui remonte souvent au xixe siècle (époque souvent décisive qui pose les bases d’une politique éducative moderne), parfois à l’époque de l’Ancien Régime (pour les collèges par exemple).

66La lecture de cet ouvrage fragmenté fait ressortir le souci de l’historien du social d’analyser les institutions mais également leurs acteurs et leurs pratiques en variant les jeux d’échelles. Dans la perspective d’une sociohistoire du pouvoir à l’échelle micro, A. Prost rappelle à juste titre dans des chroniques consacrées aux « grands hommes » de l’éducation le rôle essentiel, mais souvent méconnu dans les hautes sphères du pouvoir, des « commis de l’État » comme Louis Cros ou Jean Capelle qui ont contribué à la modernisation du système scolaire au début des années 1960. Par ailleurs, le lecteur est frappé du rôle essentiel joué par la Chambre des députés sous la IIIe République dans la définition de l’enseignement secondaire. Alors que depuis quelques années, le pouvoir exécutif ne cesse de mettre en place des commissions d’experts qui court-circuitent en quelque sorte le travail des députés, A. Prost souligne le travail exemplaire de la commission Ribot (1898-1899) qui a débouché en 1902 sur des décrets régissant l’enseignement secondaire jusqu’à la Ve République !

67On pourra toujours reprocher à l’auteur un manque de nuances, l’absence de thématiques ou d’acteurs (comme les parents d’élèves, la petite enfance), ou le caractère toujours très franco-français des billets (où se situe une éventuelle spécificité française ?). Balayant avec sa plume des sujets plus ou moins connus, mû par le souci de déconstruire un certain nombre d’idées reçues, A. Prost démontre par cet ouvrage que l’une des qualités de l’historien est l’art de dire l’essentiel sans jamais perdre de vue les exigences de clarté, de profondeur historique et de rigueur dans l’analyse des concepts, des structures et des acteurs. Et en ce sens, ce livre est une réussite.

68Emmanuel Droit

Anne Martin-Fugier, La Vie d’artiste au xixe siècle, Paris, Audibert, 2007, 471 p.

69À travers la « vie d’artiste », ce sont en fait l’émergence et la structuration du marché de l’art, ainsi que les modalités de l’autonomisation du champ artistique au cours du xixe siècle qu’observe Anne Martin-Fugier. Ouvrant son étude par l’inauguration du musée du Luxembourg en 1818 (un choix contestable – on y reviendra), elle place au centre de son livre le développement de l’intérêt pour ce qu’on appelle alors « l’art vivant » et les conséquences de cette évolution sur le statut des artistes, du « rapin » chevelu des années 1820 au « peintre-entrepreneur » de la IIIe République. L’auteur suit en effet la mise en place, jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, du « système du marchand critique » [13] fondé sur la multiplication des lieux d’exposition, sur la double professionnalisation de la vente et de la critique d’art, et sur la fin du monopole de la formation et de la consécration des artistes par les organismes d’État (École des beaux-arts, salon, institut…), piliers d’un système académique désormais suranné.

70Plutôt que de traiter le sujet chronologiquement, l’auteur a opté pour un sommaire organisé selon les grands moments de « la vie d’artiste » : formation, modes d’exposition, sociabilité familiale et professionnelle, etc. Comme dans tous ses livres, A. Martin-Fugier fait montre ici d’une réelle érudition, mais, malgré l’abondance de la documentation (correspondances, mémoires, romans, biographies) mobilisée pour cet ouvrage, un type de source fait étrangement défaut : les archives de l’administration des Beaux-Arts, dont la consultation aurait permis à A. Martin-Fugier de s’apercevoir que l’année 1818, choisie pour débuter son étude, ne marque aucune rupture décisive dans l’évolution du monde de l’art. Peut-être aurait-il été plus pertinent de choisir un point de départ vingt ans plus tôt, sous la Révolution, alors que sont fondés le Muséum (futur musée du Louvre), le Salon libre, la 4e classe du Nouvel Institut (future Académie des beaux-arts) et son école (future École des beaux-arts), sous l’influence, malheureusement négligée ici, d’un personnage central dans l’histoire des arts et des artistes au xixe siècle : Jacques-Louis David.

71En évitant la période impériale et en ne traitant la Restauration ou la monarchie de Juillet qu’en passant, l’auteur néglige des éléments essentiels à la compréhension des événements du dernier tiers du siècle sur lequel il insiste davantage. De même, à propos du rapport des artistes au politique, il exprime – à juste titre – son désir de revenir sur la « vision romantique [selon laquelle] les artistes étaient forcément engagés dans l’opposition au pouvoir en place » (p. 305). Le fait que la population artistique, loin d’être socialement homogène, présentait forcément un vaste panel d’opinions politiques semble donc lui avoir échappé. Les trois cas traités dans ce chapitre, cantonnés à la seconde moitié du siècle – le socialisme de Gustave Courbet (dont le rôle lors de la Commune est passé sous silence), l’anarchisme de Camille Pissarro et le catholicisme conservateur de Maurice Denis (deux engagements qui ne sont pas clairement mis en rapport avec l’origine sociale de ces deux peintres) – sont donc finalement peu représentatifs de la diversité des engagements des artistes au xixe siècle. Les rapports ambivalents du romantisme avec la politique (des bas-reliefs néogothiques de la très légitimiste Félicie de Fauveau au Delacroix de La Liberté guidant le Peuple) ou le parcours d’artistes républicains tels Jeanron ou Daumier auraient pourtant pu être évoqués ici avec profit. David et ses élèves (Gérard ou Gros, barons d’Empire) auraient en outre illustré le fait que les artistes, loin d’être systématiquement opposés au pouvoir, en étaient même parfois des soutiens très actifs.

72On regrette également le manque de recontextualisation sociale et politique des nombreuses trajectoires ou anecdotes exposées dans ce livre. Les artistes évoqués par A. Martin-Fugier de manière si vivante, n’ayant affaire qu’à des individus de « leur monde » (collègues, modèles, clients…), semblent déconnectés de leur époque : les crises économiques, les révolutions de 1830 et 1848, les guerres coloniales, la Commune, la montée des nationalismes, les progrès scientifiques et techniques n’auraient-ils donc eu aucune conséquence sur leur quotidien ? Enfin, plus grave, l’auteur néglige le fait que les conditions de travail et le statut social d’un peintre sur porcelaine diffèrent radicalement de ceux d’un sculpteur sur marbre, d’un auteur de tableaux religieux ou d’un illustrateur. En parlant « des » artistes, A. Martin-Fugier oublie que cette population est en réalité profondément multiple.

73Tout en montrant que le statut sociosymbolique des artistes s’est « dignifié » [14] avec la constitution d’un marché, c’est-à-dire que la valeur artistique, loin d’être un donné éternel et universel, s’enracine en fait profondément dans le domaine socioéconomique, l’auteur reste néanmoins prisonnier des mythes engendrés par la conception « vocationnelle » de l’art [15] dont il retrace l’émergence tout en contribuant, paradoxalement, à les perpétuer. La question du rapport des artistes au mariage est, par exemple, biaisée par l’empathie évidente de l’auteur pour son objet d’étude : le créateur, forcément écrasé sous « le poids d’une famille » (p. 274). Avec un seul exemple positif (celui du couple Ingres) sur la dizaine développée dans ce chapitre, la « structure conjugale », quoique « nécessaire » dans certains cas (p. 272), est effectivement présentée comme une entrave à la production artistique – une idée qui relève du plus pur stéréotype, car le mariage était pour les artistes, comme pour la majorité de leurs contemporains, un destin des plus habituels.

74Tout aussi paradoxalement, tandis que l’auteur explique, dans son excellente conclusion, que, au cours de la période étudiée, le monde de l’art a été bouleversé en profondeur, il choisit pourtant d’illustrer chacun de ses chapitres par des exemples pris indifféremment au début ou à la fin du siècle, contribuant ainsi à maintenir une uniformité fallacieuse des caractères et des situations au sein de la population artistique et donnant l’impression d’une homogénéité sociale atemporelle de cette catégorie au xixe siècle : « S’il avait une compagne officielle, l’artiste avait plutôt comme préoccupation de lui cacher ses liaisons avec les modèles » (p. 136) ; « Les artistes […] étaient volontiers accueillis chez des dames de mœurs irrégulières » (p. 309) ; etc. Enfin, en identifiant les fluctuations du goût à « l’évolution du regard du public qui, tout à coup, se met à voir » (p. 435), A. Martin-Fugier conforte cette image stéréotypique et enchantée du monde de l’art dont elle voulait néanmoins faire « l’histoire sociale » en y distinguant « deux volets : la réalité concrète et sa représentation » (p. 11). Que ce livre soit reçu comme un travail qui « s’en prend aux légendes » de la vie d’artiste en dit donc finalement moins sur la vie d’artiste [16] elle-même que sur la force persistante de ces « légendes ».

75Séverine Sofio

Jacques Dubois, Stendhal, une sociologie romanesque, Paris, La Découverte (Textes à l’appui) 2007, 250 p.

76Le parcours de Jacques Dubois est sans doute l’un de ceux qui illustrent le plus brillamment la volonté maintenue au sein des études littéraires, depuis les années 1970, de sauver « le contexte » et l’inscription sociale des auteurs et des œuvres en dépit de la prééminence de la critique formaliste des textes. Dans les mêmes années où Roland Barthes, Michael Riffaterre et Philippe Hamon mettaient notamment en évidence l’ensemble des contraintes et des procédés textuels propres à créer de « l’illusion référentielle » et des « effets de réel » [17], J. Dubois, tout en s’intéressant précisément aux romanciers « de l’instantané » et au réalisme du xixe siècle [18], menait une réflexion sur « l’idéologie » portée dans la formalité même des textes [19]. Il s’est ensuite attaché à construire une sociologie du « fait » et de « l’institution » littéraires, largement appuyée sur les notions de champ et d’habitus [20]. La forte complicité de ce professeur de littérature à l’université de Liège avec la sociologie française s’est traduite, concrètement, par la publication de certains de ses ouvrages dans des collections de sociologie : ainsi, son Pour Albertine. Proust et le sens du social dans la collection de Pierre Bourdieu, « Liber », au Seuil en 1997 et ce Stendhal, qui paraît dans la collection dirigée par Bernard Lahire à La Découverte.

77S’il s’agit toujours de réfléchir à l’inscription sociale des œuvres sans réduire le texte à son contexte ou à ses conditions de production, ce Stendhal se situe pourtant à distance de toute sociologie de la littérature : il n’est question ici ni d’institution ni de « champ » ni de « condition » littéraires (alors même que la position d’écrivain de littérature sous la Restauration demeure peu étudiée), ni de la circulation des œuvres dans le monde social. Car c’est le romancier, et non le critique des textes, qui joue le rôle du sociologue. J. Dubois propose en effet une lecture de Stendhal proche de celle initiée autour du personnage d’Albertine et sensible au « sens du social » propre à certains textes littéraires réalistes. Héritier du projet « sociocritique » [21], J. Dubois s’intéresse à cette zone de connexion entre la société réelle et la société du texte réaliste – la « socialité » du texte – où celui-ci produit des « instruments de lecture » de la société réelle.

78Dans sa synthèse consacrée aux « Romanciers du réel », J. Dubois soulignait non seulement la dimension de critique sociale propre aux romans réalistes du xixe siècle, mais aussi leur intention savante. Ces romans développent ainsi un « savoir » et une « pensée sociologique » « en appui étroit sur la fiction » : comme dans une série de « scénarios expérimentaux », ils décrivent les modalités et les nuances de la différenciation sociale, la confrontation des trajectoires individuelles et des appartenances sociales et interrogent finalement l’espace des possibles ouverts aux individus dans la société du xixe siècle [22]. Dans cette sociologie littéraire élaborée, dans ce nouvel essai, au contact des romans de Stendhal, J. Dubois propose donc de mettre en valeur « l’intelligence du social » propre aux textes ; intelligence trop souvent ignorée par une critique littéraire dépourvue, selon l’auteur, des « armes théoriques utiles à ce décryptage – armes que procurent aujourd’hui un Goffman, un Bourdieu et quelques autres » (pp. 19 et 22).

79J. Dubois rappelle dans un premier temps la dimension « résolument politique » des romans stendhaliens, hors de laquelle ils ne sauraient prétendre, aux dires de l’écrivain lui-même, à être des romans de 1830. Le parcours des héros se lit comme l’affrontement de ces personnalités passionnées avec les pesanteurs, les blocages, l’hypocrisie de la société de ces monarchies censitaires qui n’accomplissent pas les promesses révolutionnaires. Ces individualités, en constant frottement avec leur temps, apparaissent comme fortement marquées par leurs dispositions d’origine tout en vivant cette appartenance dans le malaise : s’ils sont si mobiles, voire instables, c’est qu’ils ne parviennent jamais à coïncider avec eux-mêmes. Évoquant successivement Norbert Elias, Bernard Lahire et Axel Honneth, J. Dubois souligne combien ces métisses sociaux aux dispositions hétérogènes, toujours en négociation avec eux-mêmes, sont exemplairement des individus du monde moderne, qui perturbent, tout en les mettant à nu, les règles du jeu social.

80Viennent les femmes, et l’amour : tout le parcours du livre de J. Dubois, depuis Armance jusqu’à Lamiel, en passant par Lucien Leuwen, Le Rouge et le Noir et La Chartreuse de Parme vise à comprendre les « convergences surprenantes » de l’amour et de la politique dans un univers romanesque qui donne une place croissante à la quête et la revendication de liberté des héroïnes. Les héros se jettent souvent dans l’aventure amoureuse faute de pouvoir s’exercer à l’action politique ; mais la passion amoureuse est sans cesse politisée, non seulement parce qu’elle met en jeu des rapports de domination entre les groupes sociaux et les sexes, mais surtout parce que la passion attente « insolemment à des structures profondes de l’ordre social et à ce que l’on peut appeler le code général » (p. 241). Dans chaque roman, le héros apparaît ainsi comme « expérimentateur d’une sociologie pratique », explorant les milieux sociaux et leurs antagonismes, mais faisant aussi émerger des recompositions inattendues. Il n’est pas jusqu’au goût de l’imprévu et à l’humour stendhaliens qui ne soient affectés d’une valeur sociologique, rappelant que toutes les logiques sociales ne sont pas « rectilignes » et invitant à explorer l’imagination sociale des individus.

81Rendant un vif hommage à quelques grands noms de la sociologie contemporaine, l’essai de J. Dubois propose, paradoxalement, une réflexion sur la socialité de la littérature qui ignore l’histoire. Si le savoir sociologique des romans stendhaliens concerne le monde post-révolutionnaire, celui-ci n’est évoqué – d’ailleurs rapidement et quelque peu caricaturalement – que comme un arrière-plan dont le texte littéraire parle mais dont il n’est pas partie prenante. Certes J. Dubois signale que « sociologie et roman réaliste sont nés presque à la même époque » (p. 53). Mais la sociologie empirique du roman selon J. Dubois, est fort éloignée des savoirs sociaux du xixe siècle. Ce savoir romanesque apparaît avant tout comme le produit du regard de J. Dubois sur les textes, et il est de ce fait beaucoup plus moderne (éliasien, bourdieusien, lahirien, etc.) que les « théories sociales du xixe siècle » : c’est avant tout une « sociologie des dispositions anticipatrices » (p. 54). Dans cette évacuation de l’histoire, ni les gestes d’écriture de Stendhal, ni les conditions de production de ses textes, ni leurs modalités de diffusion et leurs réceptions différenciées, ni plus généralement, le statut cognitif du roman réaliste au xixe siècle ne sont évoquées. La socialité de l’écriture littéraire se trouve ainsi curieusement affirmée au détriment de son historicité, comme s’il fallait une lecture sociologique résolument anachronique pour mettre en évidence ce « sens du social » que les romanciers, de Stendhal à Zola, n’ont pourtant cessé de revendiquer, et qui a fait le succès du roman réaliste, en ce siècle d’invention du « social », où l’exigence d’un savoir renouvelé sur la complexité de la société contemporaine est devenue si forte.

82Judith Lyon-Caen

Christian Jouhaud, Sauver le Grand Siècle ? Présence et transmission du passé, Paris, Seuil, 2007, 311 p.

83Christian Jouhaud n’est jamais là où on l’attend et, venant après la maîtrise des Pouvoirs de la littérature, ce nouvel essai étonnera autant qu’avait surpris celui qu’il avait consacré à Richelieu après son premier livre sur les mazarinades. Voici en effet un ouvrage qui résiste. À la facilité, d’abord, car C. Jouhaud pose une question que, pour notre confort, nous préférons habituellement ignorer : celle des conditions de « la rencontre du passé dans sa vérité matérielle et monumentale et du passé retravaillé par un imaginaire dont les figures traversent le temps ». Et il prend le risque d’y répondre en interrogeant le témoignage de Marie Du Bois, valet de chambre de Louis XIV. Le passé retravaillé par le mythe, c’est ce Grand Siècle, la vérité celle d’un témoin modeste mais doué d’une remarquable capacité évocatrice, celle aussi d’un historien qui, avec intelligence et sensibilité, engage toute sa compétence dans cette lecture. C’est bien un livre de lecteur, entraîné à repérer les harmoniques d’un texte mais aussi à en scruter les dissonances par un érudit travail de contextualisation. C’est pourquoi le livre résiste aussi par son exigence : le destinataire n’est pas pris dans un récit faussement univoque ; il est au contraire invité à suivre l’auteur, à le lire comme celui-ci lit les historiens du Grand Siècle et à accéder ainsi, au risque de l’anachronisme, à une forme de vérité qui donne sens à une connaissance historique présente.

84C. Jouhaud s’engage dans une aventure audacieuse, mais il ne part pas à l’aventure et s’il fallait dessiner son parcours sur une carte, on commencerait par une rose des vents opposant Michel de Certeau à Louis Marin, Walter Benjamin à Roland Barthes. On prendrait ensuite pour fil directeur le récit de Marie Du Bois et l’on marquerait les différents moments de sa lecture et de sa contextualisation. Le premier chapitre est donc moins consacré à Marie Du Bois, dont il retrace néanmoins la carrière, qu’à la présentation du pacte de lecture. Symboliquement, le deuxième chapitre s’ouvre sur la figure de Voltaire ou, plutôt, mesure l’ombre portée par son œuvre historique en analysant son utilisation des témoignages – l’opération même à laquelle on va se livrer avec Du Bois. Notre lecture, pourtant, sera toute différente. C. Jouhaud s’empare en effet d’une anecdote, une halte faite par Du Bois au Mont-Valérien le 19 septembre 1648, et nous rend sensible le tableau du domestique en prière au pied du calvaire : « ce qui me frappe ici, c’est la longue durée de l’effet de présence produit par une écriture », note C. Jouhaud – et ce qui me frappe, là, c’est la capacité du critique à nous le rendre sensible, à nous associer à son expérience et à sa réflexion, immédiatement réinvestie dans l’appréhension du récit par Du Bois de ce moment de la Fronde, puis dans la critique du Siècle de Louis XIV. Véritablement fascinant, le troisième chapitre analyse le récit de la mort de Louis XIII et l’utilisation qu’en fait le valet de chambre en l’offrant à Louis XIV. Voilà que l’agonie du souverain narrée par le petit commensal offre l’occasion d’une méditation sur sa sacralité, l’historien nous faisant percevoir, grâce au mémorialiste, « l’incommensurable différence entre la main royale touchée et la main royale qui touche », entre le grabataire impuissant et la majesté rayonnante qu’il continue d’incarner. On pourrait être surpris que l’acte de commémoration serve à éclairer la célébration de Pascal en 1923 s’il ne s’agissait d’utiliser la médiocrité d’une reconstruction dépassée du passé pour retrouver l’énergie historique du texte que l’on célèbre, puis pour comprendre cette énergie à travers la double expérience de Walter Benjamin et de Paul Bénichou faisant œuvre d’historiens à l’heure et en raison de la débâcle de 1940. De même que voir en le dépaysant le texte écrit au xviie siècle permet d’en mesurer l’image historique, de même l’actualisation capture la puissance séculaire de l’histoire en en révélant les potentialités. Le quatrième chapitre va donc explorer l’envers de cette histoire qui a fait le Grand Siècle ; mythifiée par Chateaubriand, la retraite de l’abbé de Rancé à la Trappe, construite à force de pieux récits, y sert d’antithèse aux fastes glorieux de Versailles avant que l’on voie Marie Du Bois triompher de l’accusation mensongère d’avoir dérobé au roi quatre bourses de jetons d’or et obtenir un acte signé de lui et que ce dernier se fait lire à son coucher en présence de l’innocent enfin justifié. Et l’envers du Grand Siècle est que le Grand Roi a été impuissant à faire régner la justice dans le cercle intime de sa chambre. Après l’envers, la trame : le cinquième chapitre met en scène la vie de Du Bois, l’une des existences dont est tissé le Grand Siècle. Du Bois apparaît d’abord en père, ému par le courage de son jeune fils éprouvé par le froid tandis qu’ils galopent dans la campagne blaisoise – une scène rendue visible, présente, sans le secours d’une description ; Du Bois revient ensuite, dix ans plus tard, en bonhomme que son fils doit désormais aider à fendre la neige. C’est pourtant ce vieillard qui, passé au service du Grand Dauphin, va se révolter contre l’éducation qu’il reçoit du duc de Montausier et de Bossuet. Pour contextualiser ces éclats de récit, C. Jouhaud retient des enfances cévenoles (Robert Sauzet et, surtout, André Chamson), qu’il éclaire des recherches historiographiques de Philippe Joutard de sorte que la survie de ce passé utile au présent fait ressortir à quel point les mots de Du Bois, « qui dans leur oralité semblent porter la voix du passé jusqu’à nous », ne décrivent pas Louis XIV meilleur père qu’il n’était apparu en justicier dans le chapitre précédent. Ouvert sur la volonté exprimée par Du Bois d’être enterré dans le giron de sa mère, le sixième chapitre ajoute une dimension supplémentaire car, après avoir révélé la fortune d’une anecdote des Mémoires de Bassompierre, relevée par Bussy-Rabutin, reprise par Goethe, réinvestie par Chateaubriand (le biographe de Rancé !) et remployée par Hofmannsthal, C. Jouhaud analyse pourquoi elle traverse le temps jusqu’à émouvoir ses lecteurs successifs, malgré les incompatibilités du rapport au temps de chacun. Quelle belle introduction au baroque dont, entre naguère et jadis, Pierre Charpentrat faisait miroiter les mirages. La force de C. Jouhaud est d’être capable de lire l’historien de l’art avec une sensibilité et une érudition égales à celles qu’il déploie pour Du Bois. De fait, sa démarche entre en résonance avec celle de Charpentrat qui produit « un savoir historique par la voie paradoxale de l’érudition (immense) et d’une expérience singulière qui passe par un anachronisme assumé ». On touche là à un moment décisif d’un parcours savamment construit, à l’instant où l’intuition, née de la fréquentation des critiques passés du Grand Siècle, qu’il faut accepter le risque de l’anachronisme pour accéder à une forme actuelle de vérité historique, commence à se dire en tant que méthode. Et C. Jouhaud de l’expérimenter à propos des possédées de Loudun car quoi de moins historique que la présence du diable, du surnaturel, et quoi de plus concret que l’identification de Laubardemont, qui combat la possession, comme une créature de Richelieu et un instrument de la raison d’État ? Le septième chapitre reprend moins les analyses de Charpentrat comme contrepoint de la description de l’espace par Du Bois que comme outil d’analyse d’une dynamique. C’est que le valet de chambre du roi a deux vies, l’une à la cour et l’autre chez lui, et qu’il met toute son énergie à recueillir auprès du roi les moyens de modifier l’espace de la paroisse Saint-Oustrille à Montoire en dégageant les abords du monument, abîmés par les guerres de religion. L’espace est action et cette action construit l’identité de Du Bois et le pose aux yeux de ses amis et voisins. Et l’on accède ici à une forme de vérité historique, non pas directement sur le temps louisquatorzien mais sur son écriture par Du Bois qui dans l’événement, transpose en agissant dans son territoire (son terroir) une force gagée sur l’ailleurs de la cour, et acquiert ainsi une forme d’autorité qu’il ne peut transmettre que par le récit qu’il en compose. Il ne reste plus qu’à revenir sur ce récit, ainsi que le dernier chapitre le propose. On y retrouve le valet de chambre offrant au roi les fruits de son jardin afin d’obtenir des subsides pour édifier dans l’église de Couture une chapelle royale. Elle prouve aujourd’hui encore et sa foi et son habileté – ultime avertissement contre les discontinuités que peut masquer la continuité de son écriture.

85Tout au long de son ouvrage, l’historien travaille comme un diamantaire. Il taille sa démonstration facette par facette, cherchant à faire scintiller les unes de la lumière qui joue sur les autres. Sertie par un style brillant, cette écriture en éclats a un prix. Vingt fois elle invite le lecteur à plonger dans son eau et vingt fois elle l’oblige à reprendre la marche. Vingt fois on voudrait repousser la contextualisation et lire encore avec l’auteur, vingt fois on est contraint à quitter Du Bois pour le bonhomme de Ferney ou pour le vicomte de Chateaubriand. Bref, vingt fois l’auteur nous rend perceptibles les temporalités. Puisqu’il le veut, il faut aussi le lire par fragments. Mais son livre résistera dans son unité parce qu’il rend palpable le temps.

86Christophe Blanquie

Notes

  • [1]
    Louis Chauvel, Le destin des générations. Structure sociale et cohortes en France au xxe siècle, Paris, Puf (Le lien social), 1998.
  • [2]
    « Ouvriers algériens à Renault-Billancourt de la guerre d’Algérie aux grèves d’OS des années 1970. Contribution à l’histoire sociale et politique des étrangers en France », thèse d’histoire, université de Paris VIII, 2002.
  • [3]
    Pour situer la thèse de Vincent Porhel au sein de l’historiographie sur les années 1968, voir Michelle Zancarini-Fournel, Le moment 68. Une histoire contestée, Paris, Seuil, 2008, notamment pp. 266-267.
  • [4]
    Jean-Marc Berlière et al. (éd.), Métiers de police. Être policier en Europe, xviiie-xxe siècle, Rennes, Pur, 2008.
  • [5]
    Pour ne citer que deux exemples : Dominique Monjardet, Ce que fait la police. Sociologie de la force publique, Paris, La Découverte, 1996 ; Fabien Jobard, Bavures policières ? La force publique et ses usages, Paris, La Découverte, 2002.
  • [6]
    Paolo Napoli, Naissance de la police moderne. Pouvoir, normes, société, Paris, La Découverte, 2003.
  • [7]
    Dominique Kalifa, Crime et culture au xixe siècle, Paris, Perrin, 2005.
  • [8]
    Max Lafont, L’extermination douce. La mort de 40 000 malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques en France, sous le régime de Vichy, Le Cellier, Association pour la recherche, l’enseignement, la formation et la pratique d’une psychanalyse institutionnelle, 1987.
  • [9]
    Olivier Godechot fournit aimablement l’origine de ce titre suggestif : un article du magazine Forbes de juillet 1998 : « The world’s working rich », repris par Thomas Piketty et Emmanuel Saez.
  • [10]
    Traders et vendeurs forment, selon une métaphore militaire, le « front office », directement « au feu » du marché ; ils sont soutenus par un « back office », l’arrière, qui s’occupe de l’intendance.
  • [11]
    O. Godechot, Les traders. Essai de sociologie des marchés financiers, Paris, La Découverte, 2005.
  • [12]
    On me permettra de souligner à cet égard que la réflexion d’Olivier Godechot rejoint les questions que j’ai tenté de poser dans l’ouvrage collectif que j’ai récemment dirigé sur Le salariat. Théorie, histoire, formes, Paris, La Dispute, 2007.
  • [13]
    Harrison et Cynthia White, La carrière des peintres au xixe siècle, Paris, Flammarion, 1991
  • [14]
    Paul Bénichou, Romantismes français, vol. 1 : Le Sacre de l’écrivain, Paris, Gallimard, 2004, p. 76.
  • [15]
    Nathalie Heinrich, Être artiste, Paris, Klinckcieck, 1996.
  • [16]
    Mona Ozouf, « Les gaietés de la vie d’artiste », La Nouvel Observateur, n° 2216, 26 avril 2007.
  • [17]
    Tous ces textes ont été repris dans Roland Barthes, Léo Bersani, Philippe Hamon, Michael Riffaterre, Ian Watt, Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982.
  • [18]
    Les Romanciers français de l’instantané au xixe siècle, Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises, 1963 ; Le Roman policier ou la modernité, Paris, Nathan, 1992 ; Les Romanciers du réel : de Balzac à Simenon, Paris, Seuil, 2000.
  • [19]
    Jacques Dubois collabore ainsi au travail collectif dirigé par Robert Escarpit, Le littéraire et le social. Élément pour une sociologie de la littérature, Paris, Flammarion, 1970.
  • [20]
    J. Dubois, L’institution de la littérature : introduction à une sociologie, Bruxelles, Labor, 1978.
  • [21]
    Claude Duchet, « Une écriture de la socialité », Poétique, n° 16, 1973, pp. 446-454 ; Graham Falconer et Henri Mitterrand, La Lecture sociocritique du texte romanesque, Toronto, Hakkert, 1975.
  • [22]
    Les Romanciers du réel, op. cit., chap. ii, pp. 60, 64, 65.
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