Genèses 2008/2 n° 71

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Article de revue

Livres

Pages 153 à 170

Notes

  • [1]
    La part des femmes lesbiennes et bisexuelles à Act Up est donc nettement supérieure aux chiffres relevés dans les enquêtes en population générale. Elle dépasse également ce que l’on connaît ou devine s’agissant des autres associations antisida.
  • [2]
    Claude F. Poliak, La Vocation d’autodidacte, Paris, L’Harmattan, 1992 ; Histoires de lecteurs, Paris, Nathan, 1999.
  • [3]
    C. F. Poliak et Fabienne Pavis, « Romance et ethos populaire », in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 123, 1998, pp. 65-85.
  • [4]
    Voir notamment Daniel Fabre (éd.), Écritures ordinaires, Paris, BPI, 1993.
  • [5]
    Essai sur la société des gens de lettres et des grands (1753).
  • [6]
    Une autre publication est consacrée aux arts plastiques et architecturaux, voir G. Mauger (éd.), Droits d’entrée. Modalités et conditions d’accès aux univers artistiques. Paris, MSH, 2006.
  • [7]
    On regrettera que ce choix ne soit pas commenté, dans le sens où il ne correspond pas aux découpages classiques par genre (on aurait pu alors imaginer une partition musique/danse et comédiens/cinéastes) ou par catégories de spectacle (vivant/enregistré). Il aurait été intéressant de connaître les raisons du regroupement de ces contributions.
English version

Christophe Charle, Jürgen Schriewer et Peter Wagner (éd.), Transnational Intellectual Networks. Forms of Academic Knowledge and the Search for Cultural Identities, Francfort/New York Campus Verlag, 2004, 558 p.

1Cet ouvrage dirigé par Christophe Charle, Jürgen Schriewer et Peter Wagner constitue une importante contribution à l’étude historique des réseaux intellectuels transnationaux et à l’analyse de la circulation internationale des idées, des savoirs et des pratiques universitaires. L’objectif de ce volume est d’étudier les différentes interactions entre les formes « nationales » des pratiques savantes et l’émergence des orientations transnationales, voire universelles, dans le domaine scientifique. À travers de nombreux exemples, les auteurs retracent avec finesse l’intensification des processus d’interconnexion de la communication intellectuelle et l’ « internationalisation » de la production du savoir de la fin du xixe siècle au début de la Seconde Guerre mondiale. Les contributions couvrent un cadre géographique très vaste, allant de l’Europe aux États-Unis, de la Chine au Japon. Le résultat ne peut que réjouir le lecteur : un véritable essai d’histoire sociale de l’enseignement supérieur et de la recherche ainsi qu’une réflexion érudite sur la sociologie des sciences et de la connaissance. Subdivisé en trois sections, cet ensemble de recherches permet de surcroît d’examiner et de discuter les problèmes méthodologiques désormais « classiques » de l’histoire transnationale et ouvre la voie à des perspectives de recherche fort stimulantes.

2La première partie cherche à évaluer les conflits entre des traditions académiques nationales et l’essor des réseaux scientifiques transnationaux. En effet, l’histoire de l’enseignement supérieur et de la recherche universitaire en Europe est caractérisée par une contradiction permanente entre des « forces » locales et internationales. Autrement dit, des cultures savantes profondément ancrées dans leurs propres traditions se heurtent dès le xixe siècle à l’aspiration de la science de parvenir à une signifiance universelle. Les activités scientifiques et le rayonnement international dans le domaine bactériologique de l’institut Pasteur (Anne-Marie Moulin), les contacts de l’école des Annales avec les courants historiographiques allemands dans l’entre-deux-guerres (Peter Schlötter), les tentatives d’instituer des catalogues bibliographiques scientifiques internationaux (Eckhart Fuchs) ne constituent que quelques exemples de la tension provoquée par l’interaction de styles nationaux avec l’ « internationalisation » des pratiques savantes et académiques. D’une part, le cadre national exerce de fortes pressions servant souvent de référence directe ou indirecte aux activités transnationales (renforcer le prestige scientifique d’une nation, consolider des stratégies de domination coloniale, etc.). Le travail scientifique de leurs promoteurs, sujets individuels ou collectifs, reste donc ancré dans des structures identitaires très profondes. D’autre part, l’émergence d’innombrables projets scientifiques globaux et la multiplication d’espaces transnationaux d’échange intellectuel pendant le xixe siècle fournissent des éléments de prestige à leurs initiateurs (l’article sur les réseaux scientifiques des mathématiciens du xixe siècle de Jean Dhombres est fort éclairant à ce sujet). La persistance de styles nationaux peut toutefois souligner la pluralité de stratégies de recherche dans des nouveaux champs d’étude (c’est le cas des sciences génétiques dans l’entre-deux-guerres en Allemagne et aux États-Unis exploré par Jonathan Harwood) ou exprimer la diversité des interprétations des changements sociaux, par exemple dans le champ de la sociologie et des sciences sociales contemporaines (Peter Wagner).

3Les contributions de la deu-xième partie de l’ouvrage affrontent les dynamiques engendrées par cette tension. L’accent est mis sur les formes et les effets des transferts intellectuels entre des différentes cultures académiques et dans plusieurs champs disciplinaires. Comme le souligne Christophe Charle, « tout échange transnational est effectué à travers des formes sociales spécifiques » (p. 13), structurant une circulation des idées souvent contradictoire et traversée par des luttes de pouvoir. Les chapitres se focalisent ainsi sur l’identification des facteurs qui modulent la transmission des savoirs entre deux contextes culturels. Les transferts rencontrent souvent une résistance plus ou moins forte, déterminée par les spécificités du champ culturel « récepteur » ainsi que par les barrières linguistiques. Selon les champs d’études, les formes sociales que prenent les voies de transmission de l’échange intellectuel transnational peuvent être très hétérogènes. Michael Werner analyse le rôle de deux professeurs français de philologie (Gaston Paris et Michel Bréal) et leur fonction de médiateurs dans l’échange académique et disciplinaire entre la France et l’Allemagne dans la deuxième moitié du xixe siècle. En revanche, Peter Dreweck illustre l’ « inertie » de l’exemple scolaire américain sur le système éducatif et le champ réformateur allemand entre 1860 et 1930. Enfin, l’exemple de l’instruction supérieure chinoise au tournant du xxe siècle montre que les transferts peuvent intervenir également comme une volonté d’enrichissement d’une tradition nationale et d’avancement vers un modèle jugé plus « avancé » et « moderne » (Yongling Lu et Ruth Hayhoe).

4La troisième et dernière section du livre se penche plus précisément sur l’étude des réseaux transnationaux et cherche à identifier les registres historiques, culturels et institutionnels régissant la circulation des savoirs. Le but est de discuter les contrastes inhérents à la mobilité des réseaux, car le processus de globalisation des pratiques savantes ne suit pas une logique linéaire. La circulation des flux d’étudiants en Europe entre 1880 et 1930 et le choix des lieux d’études sont alors soumis à des considérations culturelles, sociopolitiques et religieuses en fonction du prestige et de la qualité des enseignements (Rudolf Stichweh et Victor Karady). Les activités académiques internationales et notamment les échanges de professeurs entre les universités parisiennes et berlinoises de 1890 à 1930 (Christophe Charle) ainsi que les « Missions Littéraires » et les voyages d’études financés par le ministère de l’Instruction publique français entre 1842 et 1914 (Jean-Christophe Bourquin) montrent les soubassements nationaux, voire nationalistes, de l’ « internationalisation ». Le transnational est alors appréhendé comme une stratégie délibérée, un instrument de pouvoir et/ou de domination. Jürgen Schriewer présente enfin une réflexion sur les différents critères déterminant l’adoption différentielle d’idéologies et de modèles « internationaux » en fonction de considérations sociopolitiques évoluant dans le temps. Toutes les contributions soulignent l’énorme richesse des médiateurs de l’échange, les différentes logiques gouvernant leur action et surtout la pluralité des canaux à travers lesquels les savoirs et les connaissances se déploient au niveau planétaire.

5Multipliant les échelles d’analyse et les champs d’étude, faisant alterner des exemples empiriques et des réflexions théoriques raffinées, le lecteur se retrouve décidément dans un ouvrage dense, complexe et souvent exigeant. Sa vertu est de restituer des dynamiques trop souvent restreintes à un cadre national à un mouvement et à une circulation internationale d’idées, de projets et d’expériences aux contours variables et en mutation permanente. Cet ouvrage constitue sans nul doute une référence incontournable montrant la richesse et les aspects problématiques d’un champ d’étude en pleine ébullition.

6Damiano Matasci

Christophe Broqua, Agir pour ne pas mourir ! Act Up, les homosexuels et le sida,vParis, Presses de Sciences-po (Collection académique), 2005, 450 p.

7Ce livre est issu d’une thèse en anthropologie soutenue en 2003 à l’École des hautes études en science sociales, sous la direction de Marie-Elisabeth Handman. S’appuyant sur un travail de terrain ethnographique réalisé entre 1993 et 1999, sur plusieurs dizaines d’entretiens ainsi que sur une enquête quantitative, il est devenu une référence indispensable pour les spécialistes du mouvement homosexuel comme des mobilisations antisida, ce qui justifie cette chronique tardive.

8L’ouvrage s’ouvre sur une citation de Michael Pollak, qui pressentait dès 1991 : « quand un jour les historiens écriront l’histoire sociale du sida, la mobilisation excédant le champ médical et prenant des formes associatives sera, sans aucun doute, le fait le plus marquant. Et dans les pays industrialisés occidentaux […], la contribution d’homo- et de bisexuels (surtout masculins) à cette lutte sera un chapitre incontour-nable » (p. 15). C. Broqua renouvelle ici l’approche en s’intéressant particulièrement aux luttes de position entourant la définition du rapport souhaitable des homosexuels au sida et à la place qu’y a tenu Act Up depuis les débuts de l’épidémie. Suivant une trame largement chronologique, il rappelle d’abord le contexte de la création du groupe parisien, les conditions d’importation du modèle new-yorkais et les limites de la comparaison avec les États-Unis. En France, l’organisation collective de la réponse à l’épidémie est considérée comme tardive, puisque la toute première association, Vaincre le sida, est créée en 1983. Une explication couramment admise pointe la faiblesse de l’organisation sociale des homosexuels au moment de l’apparition du sida. Si le mouvement homosexuel français s’est construit sur la base d’une polarisation entre « militantisme revendicatif » (« logique politique ») et « militantisme social » (« logique de service communautaire ») (p. 35), le pôle politique du mouvement homosexuel aurait disparu avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 et la satisfaction des principales revendications homosexuelles, laissant la place au développement des espaces de convivialité et de rencontre. Contrairement aux États-Unis, aucune association de lutte contre le sida, hormis AIDES, ne rassemble les anciens militants homosexuels. Les fondateurs d’Act Up-Paris ne dérogent pas à la règle. Ce sont de nouveaux venus au militantisme ; des journalistes dont le capital est toutefois inscrit dans la subculture homosexuelle. C’est dans la presse gaie que leur conversion au militantisme « puise ses racines » (p. 55). Cette spécificité contribue à expliquer qu’ils accordent d’emblée une priorité à la publicisation de leurs actions et à l’instrumentalisation des médias (p. 78).

9On peut distinguer trois grandes périodes correspondant à des réaménagements majeurs sur le terrain des mobilisations homosexuelles et antisida. Entre les débuts de l’épidémie et la fin des années 1980, c’est une logique de « déshomosexualisation » qui gouverne le champ antisida : bien que le sida touche en premier lieu les gays et qu’ils composent l’essentiel des effectifs associatifs, les responsables de la santé publique et les responsables associatifs s’attachent à masquer ce lien, essentiellement par crainte d’une stigmatisation en retour. Au sein de ce champ où AIDES occupe une position dominante, les malades se voient proposer des services concrets mais restent dans l’ombre, le corps médical bénéficiant d’un quasi-monopole de la parole publique sur le sida.

10Dès sa création en 1989, Act Up-Paris devient le fer de lance d’une nouvelle génération d’associations entendant au contraire donner une visibilité aux homosexuels et aux séropositifs, représenter leurs intérêts, et revendiquer clairement le lien existant entre homosexualité et sida. Act Up fait précisément de l’homosexuel séropositif un « référentiel identitaire » (p. 131) et c’est une forme d’héroïsation de la figure de l’homosexuel séropositif (parallèle à d’indéniables réussites dans la prévention gay) qui apparaît en creux dans la « théorie de l’étiologie politique du sida » que concourent bientôt à formuler les normaliens qui ont rejoint le groupe. Cette théorie est condensée dans le slogan « SILENCE = MORT » : ce n’est pas un hasard si le sida a frappé en premier lieu des catégories socialement définies (homosexuels, toxicomanes, minorités ethniques…) ; le fait de se situer en dehors de la norme en fait des « exclus de la prévention, de la recherche et des soins » (p. 94) ; « ce sont le silence, l’indifférence, le mépris et l’inaction (des politiques en particuliers) qui sont responsables de l’épidémie » (p. 95). On constate au passage l’influence indirecte de Michel Foucault et de son analyse du « racisme d’État » dans « la lecture que fait l’association de l’inaction initiale des pouvoirs publics face au sida » (p. 104). Si à cette époque la plupart des militants d’Act Up-Paris sont séronégatifs, leur engagement découle d’une forte proximité affective et cognitive à l’épidémie. Les homosexuels trouvent à Act Up un espace privilégié de socialisation mais aussi de « mise en cohérence » (p. 191) des tensions identitaires quand le sida ajoute au stigmate invisible de l’orientation sexuelle un nouvel attribut discréditable et une nouvelle menace, tandis que la plupart des associations continuent d’entretenir l’occultation (ici le silence pesant sur le sida homosexuel renvoie immanquablement au silence antérieur sur l’expérience homosexuelle).

11La troisième phase commence au milieu des années 1990 et correspond schématiquement à l’arrivée des trithérapies. La requalification du sida comme maladie chronique pousse Act Up à ajuster et transformer progressivement la définition de son action (recentrage thérapeutique, modification de son positionnement rhétorique entre espoir et désespoir, élargissement de la cause par l’engagement aux côtés du « mouvement social »). Parallèlement, le statut social de l’homosexualité évolue sensiblement. Certes, la lutte pour la reconnaissance du couple homosexuel s’appuie initialement sur les drames personnels vécus par les survivants de couples homosexuels dont les compagnons sont décédés du sida. Pourtant, dans le sillage du Pacs (Pacte civil de solidarité), les revendications qui s’enchaînent pour le mariage, l’homoparentalité, etc., consacrent une « normalisation » de l’homosexualité dont un des effets est d’invisibiliser le problème de la maladie. En 1999, Act Up est confrontée à la démobilisation qui affecte l’ensemble du champ antisida et accroît les tensions entre associations mais également à une forme de concurrence nouvelle, les gays s’épanouissant désormais au sein de multiples espaces sociaux. C’est le moment qu’Act Up choisit pour réinvestir la figure de l’homosexuel séropositif, sous l’angle des comportements sexuels et de la prévention. Les nouvelles lignes de partage dans la définition du rapport que doivent entretenir les homosexuels au sida s’expriment alors à travers la controverse qui oppose Act Up à deux écrivains, Guillaume Dustan et Erik Rémès, dont les écrits témoignent de pratiques sexuelles non protégées. C. Broqua y voit un glissement progressif de l’association sur l’axe normalisation-dissidence : « la logique institutionnelle réclamant avant tout le maintien de l’association, elle a progressivement choisi de délaisser la défense d’une partie de ceux qu’elle s’était donné pour objectif de représenter en premier lieu, rejoignant plutôt les tenants des normes dominantes de la prévention, et les défenseurs de la normalisation de l’homosexualité » (p. 403).

12L’auteur signe ici un ouvrage engagé, qui va à l’encontre des représentations monolithiques d’Act Up et des « communautés» homosexuelle et sida. Il souligne les contradictions internes au groupe (par exemple concernant l’adoption du principe de l’outing ou la référence à l’Holocauste). Il éclaire sous un jour nouveau les oppositions entre associations, insistant sur la part de calcul stratégique (voir l’affrontement entre AIDES et Act Up comme logique de légitimation mutuelle ou la violence imputée à Act Up comme prétexte masquant des raisons plus politiques). Mais il opère également des rapprochements inattendus, parfois « politiquement incorrects » (comme lorsqu’il affirme que ceux qu’Act Up a vite nommé les « écrivains barebackers » ont poursuivi la proposition initiale de l’association en rendant publique l’expérience du sida homosexuel et en valorisant le point de vue des séropositifs).

13La place prise par les extraits d’entretiens pourra agacer certains sur la longueur, voire perturber la compréhension des arguments de l’auteur dans les derniers chapitres. Néanmoins, la lecture est agrémentée par les qualités littéraires du texte et C. Broqua réussit son pari de « faire reposer la démonstration sur des éléments choisis (tel évènement, telle action, telle trajectoire) pour être significatifs d’une réalité connue par l’observation participante de longue durée » (p. 21). Par ailleurs, si les références bibliographiques qu’il exploite sont souvent anglo-saxonnes, reconnaissons que c’est surtout le rôle moteur attribué à Act Up dans le « mouvement social », plutôt que sa dimension homosexuelle qui ont motivé l’attention récente des chercheurs (Janine Barbot, Lilian Mathieu…), succédant à un relatif désintérêt au cours de ses premières années d’existence (p. 273).

14Dans un contexte où l’épidémie tend à se tasser en population générale (Bulletin épidémiologique hebdomadaire – BEH – de l’Institut de veille sanitaire, 27 novembre 2007) et où elle est de plus en plus abordée sous l’angle des pays en développement, on sait d’autant plus gré à l’auteur de nous offrir les moyens d’une piqûre de rappel en recentrant le mouvement sida dans sa dimension gay. Au final, l’on exprimera un seul véritable regret en refermant ce livre : le déficit de prise en compte de la dimension du genre dans l’analyse. En effet, C. Broqua élude cette question dès l’introduction de l’ouvrage, à travers une simple note de bas de page (p. 19). On apprend seulement, plus loin, que la part des femmes à Act Up-Paris est restée relativement stable autour de 33 %, que sur les 71 % d’homo/bisexuels déclarés environ 12 % sont des femmes [1] et que celles-ci sont surreprésentées dans les postes à responsabilité (p. 165)… Sans nier que l’impact de l’épidémie de sida sur les existences lesbiennes soit sans commune mesure avec les bouleversements provoqués dans les modes de vie et la sexualité des gays, l’implication massive et durable des lesbiennes à leurs côtés dans la lutte antisida, sa signification et ses conséquences, mériteraient de faire l’objet d’une plus grande attention.

15Cécile Chartrain

Michel Heichette, Société, sociabilité, justice. Sablé et son pays au xviiie siècle, Rennes, Pur, 2005, 321 p.

16Petite bourgade du Haut-Maine, aux confins de l’Anjou, au xviiie siècle, Sablé se distingue par une forte présence du pouvoir seigneurial. Celui-ci se manifeste notamment par le rôle important que joue le tribunal du marquisat, dont l’autorité s’exerce sur la ville ainsi que sur les paroisses rurales environnantes. Michel Heichette s’est consacré à l’exploitation rigoureuse et minutieuse de ses archives, ce qui lui permet de livrer un portrait de la société locale, vue au « raz du sol », selon une formule désormais consacrée. Les archives judiciaires offrent en effet de riches aperçus sur des comportements sociaux qui apparaissent plus rarement dans d’autres sources : querelles de voisinage, pratiques ordinaires de sociabilité, solidarités familiales. Elles permettent d’entendre la voix des hommes et des femmes du peuple, obligés, devant le greffier, de rendre explicite ce qui va habituellement sans dire. On reconnaît là un projet historiographique qui fut en vogue dans les années 1980, avec les travaux de Claude Gauvard, d’Yves Castan et d’Arlette Farge, entre autres, lorsque les archives judiciaires semblaient offrir la clé d’une autre histoire sociale, celle des jours ordinaires et de la « vie fragile ». L’auteur n’ignore pas les difficultés méthodologiques que soulèvent ces sources, et qui ont fait l’objet de nombreux débats parmi les historiens, mais il estime que leur apport est suffisamment important pour passer outre. Après s’en être expliqué, il présente donc une exploitation thématique de ces archives, qui oscille entre les tentations d’une histoire de la vie quotidienne, et les ambitions d’une microsociologie historique. Qu’y apprend-on ? Que la famille nucléaire constitue, dans ce pays de bocage, le cadre essentiel de la vie sociale, et recouvre des solidarités rarement démenties. La famille n’y apparaît guère comme le lieu des querelles d’héritages, mais plutôt comme une cellule cohérente où les rôles sont moins formels qu’on ne le pense. Les enfants y sont choyés et protégés ; les époux savent ménager des relations qui vont au-delà des contraintes de la vie commune et témoignent souvent de l’affection qu’ils se portent. L’enquête confirme aussi que les lieux de sociabilité sont assidûment fréquentés : le cabaret, surtout, où les hommes se retrouvent pour « boire chopine », mais aussi le marché, la boutique et l’atelier, où le jeu social est assuré par les mises en scène du quotidien. Les débordements, comme ailleurs, sont principalement le fait des jeunes, et sont largement tolérés. En revanche, on trouve peu de traces, ici, d’une sociabilité plus instituée : les associations de jeunes et les sociétés de jeux sont rares.

17Dans cette fresque attachante et pittoresque de la vie ordinaire du Haut-Maine sous l’Ancien Régime, l’auteur privilégie les enjeux de la violence et de l’honneur. Omniprésente, la violence est d’abord verbale et théâtralisée. Lorsqu’on s’en prend physiquement à autrui, c’est en général à mains nues, parfois en saisissant un objet à portée de main, dans le feu de la querelle. L’usage d’armes est plus exceptionnel, ce qui révèle que la violence physique est d’abord la conséquence d’un dérapage, quand l’affrontement verbal échauffe les esprits. En règle général, les témoignages révèlent une conscience précise de l’injure et de son rôle, dans une société où chacun s’observe et se connaît. Loin des stéréotypes sur la violence populaire, spontanée et irrationnelle, l’auteur démontre que celle-ci répond à des codes précis, partagés par tous. La plupart du temps, l’agression verbale est à caractère sexuel : elle met en cause la moralité des femmes, et par là même l’honneur des hommes. La répartie doit être vive et publique, sous peine de laisser la rumeur s’accréditer au sein de la communauté, si bien que ces joutes s’apparentent souvent à un jeu de rôle où les excès se règlent devant le juge. L’archive judiciaire permet ainsi de décrire les scénarios de la violence, qui révèlent les normes et les attentes d’une société régulée par les codes de l’honneur et de l’honnêteté. Le tribunal n’a pas seulement pour fonction de punir, mais aussi de rétablir les réputations et d’assurer la cohésion de la communauté.

18Antoine Lilti

Claude F. Poliak, Aux Frontières du champ littéraire. Sociologie des écrivains amateurs, Paris, Economica (Études sociologiques), 2006, 305 p.

19À partir de l’enquête, quantitative et qualitative, menée par questionnaires et par entretiens, auprès d’ « écrivains d’intention » (les participants au premier concours de nouvelles ayant pour thème l’amour, destiné à des non professionnels, organisé en 1990 par l’entreprise de vente de livres par correspondance France loisirs), Claude F. Poliak propose, dans ce nouvel ouvrage qui prolonge et élargit ses recherches antérieures sur les rapports profanes à la culture [2], une sociologie des écrivains amateurs. Non qu’elle reprenne à son compte cette partition profanes/professionnels, mais qu’elle cherche, tout au contraire, à comprendre les mécanismes sociaux et les luttes qui la fondent.

20L’auteur s’attache d’abord à rendre raison de l’expansion des « offres d’écriture destinées aux profanes » depuis le début des années 1980 et, partant, de la divulgation des pratiques littéraires, à la faveur notamment des politiques culturelles prosélytes des « années Lang » (concours, stages, ateliers d’écriture, guides pratiques…), mais aussi de la multiplication des agents et des instances concurrentiels qui s’autorisent à juger et consacrer plus ou moins légitimement ces « aspirants » (chap. ii et ix). L’accroissement du nombre des prétendants au titre d’écrivain s’explique également plus « mécaniquement » par des faits sociologiques mieux connus (démocratisation du système scolaire – prolongation des scolarités, inflation et dévaluation corrélative des titres scolaires – décalages entre ces certifications et les postes accessibles, phénomènes de frustrations intellectuelles, tentatives de lutte contre le déclassement par l’entretien de pratiques culturelles et artistiques – en particulier littéraires – amatrices). L’absence d’un « droit d’entrée » explicitement codifié dans le champ littéraire contribue, en outre, à entretenir la croyance profane – y compris parmi les plus démunis des capitaux nécessaires (chap. iii) – qu’ils ne sont pas forcément voués au « hors jeu ».

21C. F. Poliak s’intéresse ensuite aux conditions sociales et culturelles de possibilité de ces pratiques d’écriture et à leurs modalités, en cherchant à mettre en évidence des trajectoires et/ou des événements biographiques qui prédisposent à la naissance de vocations littéraires (chap. iii, iv, v et vi). Présentant des profils socioculturels divers, ceux qui s’adonnent à l’écriture dans l’espoir – souvent sociologiquement improbable – d’être un jour publiés occupent en effet de manière contrastée (en fonction de leurs trajectoires sociales, familiales, scolaires…) des positions différenciées au sein d’un « univers de consolation » moins homogène qu’il pourrait paraître. Deux pôles structurent cet espace : celui des « écrivains populaires autodidactes » (pôle plutôt féminin, peu diplômé, recouvrant surtout poésie et autobiographie) et les « intellectuels de première génération » (pôle plus masculin, diplômé et âgé, engagé davantage dans la fiction, plus fréquemment publié – ou ayant tenté de l’être – et investi dans l’espace amateur), dont les profils, pratiques, représentations et attentes s’opposent. Pour étudier les positions des participants du concours et les stratégies qu’ils déploient, l’auteur met en relation leurs trajectoires sociales, leurs habitus et l’espace des possibles littéraires qui s’offre à eux, mobilisant ainsi des principes d’analyse traditionnellement convoqués pour rendre compte des producteurs reconnus. Cette démarche s’illustre particulièrement dans le premier chapitre de l’ouvrage, « La vie et l’œuvre de Denise Roux », figure improbable de la presse populaire féminine, à laquelle C. F. Poliak avait déjà consacré, avec Fabienne Pavis, une étude partielle [3], ainsi que dans le dixième et dernier chapitre, proposant cinq autres portraits d’écrivains d’intention considérés comme « plus représentatifs » des amateurs inconnus en situation « périphérique ».

22Ces univers de consolation, aux marges de l’espace légitime, structurés par des institutions et des consécrations spécifiques (maisons d’édition à compte d’auteur, prix, revues, salons, cercles régionaux, espaces locaux autoélectifs de sociabilité cultivée…), fournissent à de nombreux prétendants, exclus ou autoexclus des positions consacrées, des formes diverses de « réparation »/réhabilitation, littéraires, mais aussi, plus largement, culturelles et sociales ; leur investissement sur ce « marché des refusés » contribue à permettre aux aspirants souvent déçus de gérer leur déclassement (chap. iv et ix) ; en outre, l’existence de cet univers rend possible, sous des modalités variées, l’entretien collectif de l’illusio nécessaire pour ne pas renoncer à l’écriture.

23C’est donc aussi, plus largement, à l’analyse des règles qui gouvernent ces espaces sociaux spécifiques, jusqu’alors ignorés par la recherche, et qui fonctionnent comme ce qu’elle nomme un « simili-champ », que C. F. Poliak convie de manière convaincante : en effet, les « univers de consolation » tendent à reproduire, mutatis mutandis, les structures du champ littéraire légitime, en s’organisant autour des mêmes principes d’opposition (hétéronomie versus autonomie), de hiérarchisation (revues « commerciales » versus revues « d’avant-garde », concours « mineurs » versus concours prestigieux) et, partant, de distributions spécifiques du capital littéraire, reprenant ses croyances et, in fine, réfractant et prolongeant, à ses frontières, des luttes de classement et des concurrences homologues. Mais une reconnaissance gagnée au sein du similichamp ne garantit pas, loin s’en faut, l’accès à l’espace littéraire consacré, voire même l’investissement du premier constitue-t-il souvent un stigmate pour la conquête du second, déjà encombré, jaloux de ses positions et des capitaux qu’il valorise. Les écrivains « surnuméraires » restent ainsi, bon gré mal gré, en connaissance ou méconnaissance de cause, contenus dans un univers « fait pour eux », relégués aux frontières du champ littéraire légitime.

24Outre qu’elle investit un terrain d’enquête délaissé par les travaux de sociologie de la littérature et de la culture, l’étude de C. F. Poliak présente de nombreux intérêts : d’abord, s’interrogeant sur les effets de la porosité des frontières d’un champ littéraire fragmenté et la grande diversité de la définition des positions qu’il offre, elle ne se contente pas de pointer les différences qui existent entre les écrivains d’aspiration et les écrivains consacrés ; elle s’attache aussi – surtout – aux représentations, aux préoccupations et aux intentions qui les rassemblent. Ce faisant, l’auteur est aussi amené à prêter attention aux contenus mêmes et aux genres « courts » (essentiellement poésie, récits autobiographiques, nouvelles et contes) des textes proposés par les participants au concours (chap. iv et viii), où affleurent souvent les modes spécifiquement populaires d’appréhension ordinaire du monde social. Il s’agit là d’un autre mérite de la démarche, dans la mesure où, d’une part, elle permet de renouveler les questionnements relatifs à ce qui distingue l’écriture à prétention littéraire, pratiquée « en amateur », destinée (ou non) à être publicisée, les écritures dites « ordinaires » [4] et l’écriture « littéraire » publiée et consacrée (chap. vii). D’autre part, les résultats fournissent des éclairages que gagneraient sans doute à interroger certaines problématiques qui traversent actuellement d’autres disciplines, notamment la sociologie politique, s’intéressant aux rapports profanes « ordinaires » au monde social.

25Isabelle Charpentier

Axelle Brodiez, Le Secours populaire français 1945-2000. Du communisme à l’humanitaire, Paris, FNSP (Histoire), 2006, 365 p.

26Si le Parti communiste français (PCF) a suscité de très nombreux travaux universitaires, ses organisations « satellites », dites encore « de masse », ont été peu étudiées alors même qu’elles constituent les principaux relais sociétaux de la politisation communiste. L’apport communiste à la structuration de l’espace des associations de solidarité a également été très peu abordé. C’est à ces deux lacunes qu’Axelle Brodiez répond avec un ouvrage qui lève le voile sur l’histoire, à la fois sociale et politique, du Secours populaire français (SPF) depuis la Libération. Élément du conglomérat communiste, le SPF est issu du Secours rouge, créé en 1923 pour soutenir les « victimes de la répression et du colonialisme », et transformé en Secours populaire de France et des colonies en 1936. Le travail d’A. Brodiez s’appuie sur l’exploitation d’un important matériel archivistique complété par des entretiens menés auprès de militants, essentiellement dirigeants, et par une enquête de terrain en fédération. Mais, comme si cette démarche ethnographique n’était pas encore complètement légitime pour une historienne, elle rend peu compte de cette immersion et ne mentionne ses résultats de terrain qu’au détour de développements généraux.

27S’attachant à l’évolution des pratiques et des discours du SPF, A. Brodiez souligne en particulier l’impact de la conjoncture politique : la solidarité communiste aux sinistrés est caractéristique des phases d’ouverture tandis qu’un recentrage sur les activités plus politiques d’aide aux victimes de la répression s’opère lors de durcissements de la ligne du PCF comme, par exemple, en 1947. Dans les années d’après guerre, l’anticolonialisme est un axe central du SPF avec notamment la campagne pour la libération d’Henri Martin lors du conflit en Indochine. Mais, délaissée par les cadres communistes, l’organisation décline pendant la guerre froide : n’ayant prati-quement pas de marge de manœuvre propre, elle joue le rôle de « brancardier » de la révolution au service du PCF, de la Confédération générale du travail (CGT) ou du Mouvement de la paix.

28L’année 1955 constitue, selon l’auteur, une date charnière à partir de laquelle l’organisation de masse communiste devient progressivement une association de solidarité. En France, elle lance des campagnes de solidarité apolitique auprès notamment des sinistrés, des enfants, des personnes âgées et des handicapés tandis qu’à l’étranger, elle engage des opérations relevant de l’humanitaire d’urgence et du développement. Le SPF endosse alors une cause délaissée par le PCF, celle des « victimes de la misère » car l’organisation matricielle vise plutôt les travailleurs pauvres. Cette évolution s’inscrit dans une stratégie concurrentielle par rapport aux organisations confessionnelles et dans l’aggiornamento du PCF qui, dans les années 1960-1970, entraîne une hétérogénéisation du conglomérat communiste en réseaux associatifs davantage autonomes. Cette émancipation du SPF est cependant relative ainsi que l’illustre la promotion de son secrétaire général au Comité central du PCF en 1964.

29Une autre étape, celle de l’institutionnalisation qui débute en 1979, est mise en évidence. Il s’agit d’une phase de reconnaissance de l’association par les instances nationales et européennes qui s’accompagne d’une forte médiatisation des campagnes engagées, comme la Journée des oubliés des vacances, et de la mobilisation de moyens financiers très importants. Alors même que le PCF décline, le SPF connaît une forte croissance et conquiert une position dominante dans l’espace, de plus en plus concurrentiel, des associations françaises de solidarité. Cette insertion dans le champ associatif et la coopération avec les pouvoirs publics impliquent un discours relativement consensuel et apolitique. Ces mutations illustrent l’éclatement prononcé du mouvement communiste en une nébuleuse d’associations désormais moins contrôlées par le centre partisan. Plus qu’un accès à l’indépendance, A. Brodiez préfère cependant évoquer une autonomie du SPF qui bénéficie progressivement d’une capacité de décision propre pour ce qui a trait aux campagnes et à l’utilisation des finances, tout en maintenant des liens privilégiés avec le parti communiste à travers notamment la composition de sa direction. À l’instar de ce que décrit Éric Agrikoliansky pour la Ligue des droits de l’homme où les militants socialistes déçus se réfugient dans « le militantisme moral », le SPF devient une « niche » pour militants qui perdent leurs attaches avec le PCF. Au cours de cette période, l’organisation accueille davantage de femmes, de membres des classes moyennes et d’individus âgés. Insistant sur la diversification des strates engagées et donc des profils militants, A. Brodiez met au jour différents modes d’engagement et la formation progressive d’un corps de cadres davantage pourvus en titres scolaires même si le cercle restreint des dirigeants nationaux de tout premier plan se caractérise toujours par son identité populaire (origine ouvrière, faible qualification). L’accueil des compétences devient une politique de recrutement et, au sein du cercle dirigeant, le pouvoir des élus tend à entrer en conflit avec celui des administrateurs.

30L’un des principaux apports de cette enquête est de permettre la discussion critique des travaux de Jacques Ion concernant le passage, que le sociologue situe dans la seconde moitié des années 1970, d’un engagement militant holiste à un investissement bénévole plus détaché. A. Brodiez montre qu’au SPF, mais l’interprétation bénéficie d’une portée générale comme elle le souligne en conclusion, on est moins face à une rupture franche que devant une évolution constante : sur le long terme des clivages synchroniques se forment, distinguant en particulier, à différentes périodes, une base bénévole relativement affranchie et un sommet militant davantage affilié. Dans le prolongement de l’analyse processuelle d’Olivier Fillieule, est ainsi mise au jour la superposition de cohortes de plus en plus hétérogènes dès la fin des années 1950. Cette approche a le mérite de ne pas percevoir l’association comme un tout cohérent et uniforme pour l’appréhender comme le produit d’une sédimentation progressive de strates, dont les composantes ne cessent de varier.

31Soulignons cependant que la sociographique de l’organisation est faiblement abordée : au-delà de l’observation d’une « désouvriérisation » générale, les rapports sociaux, « de classe », sont peu étudiés, au profit d’une approche centrée sur les classes d’âges et les générations d’adhérents, peut-être faute de sources disponibles. L’étude aurait pu, par exemple, éclairer comment les avocats, très nombreux dans l’association jusqu’aux années 1960-1970, vivent leur engagement au service d’un parti ouvrier. D’autre part, au lieu d’une histoire sociale du groupe dirigeant à l’image de ce qu’a fait Bernard Pudal pour le PCF, l’auteur s’intéresse essentiellement à un seul dirigeant, Julien Lauprêtre (secrétaire général-président depuis 1955), dont la trajectoire est restituée mais peut-être pas assez analysée : on aimerait notamment comprendre quels intérêts a un cadre communiste à détacher l’organisation qu’il dirige du sillon du parti ? Néanmoins cet ouvrage éclaire de façon pertinente le pluri-engagement des militants communistes par une prise en compte des réseaux extérieurs du PCF ; il s’inscrit dans le renouvellement actuel de la sociologie du militantisme associatif et humanitaire et souligne la richesse des approches combinant démarche historique et sociologie politique.

32Julian Mischi

Corinne Delmas, Instituer des savoirs d’État. L’Académie des sciences morales et politiques au xixe siècle, Paris, L’Harmattan (Logiques politiques), 2006, 344 p.

33Le « moment Guizot » a déjà offert aux historiens et notamment aux « historiens des idées » un objet d’étude privilégié et a suscité de multiples publications. Mais plus rares sont les ouvrages qui, comme celui de Corinne Delmas, se proposent de revenir sur le tournant des années 1830 à travers une réflexion historique soucieuse de faire le va-et-vient entre, d’une part, le redéploiement d’un certain « libéralisme politique » ou d’un idéal « rationaliste » et, d’autre part, les acteurs et les institutions qui s’approprient ces doctrines politiques puis s’en érigent en relais privilégiés. En se donnant pour objet l’Académie des sciences morales et politiques (fondée en 1832), l’auteur livre une réflexion très documentée sur un cénacle qui – à la charnière de l’État, du savant et du politique – a contribué, tout au long du xixe siècle, à l’institutionnalisation des sciences de gouvernement et à la promotion d’un État savant. À partir de fonds d’archives rares et de l’exploitation de documents d’époque, C. Delmas entend restituer, en premier lieu, la genèse de cette nouvelle académie au sein de l’Institut. Elle décrit alors notamment les contraintes qu’impose l’académisation des « sciences morales » aux hommes qui peuplent cette institution, et les effets de consécration et de notabilisation qu’expérimentent alors ceux qui accèdent au rang d’académicien.

34Puis, en choisissant pour focale cette institution-passerelle entre différents mondes sociaux, l’auteur analyse, dans un deuxième temps, comment les transformations structurelles qui agitent la société française dans la deuxième moitié du xixe siècle se réfractent au sein de cette assemblée. Excellent révélateur des luttes entre différentes fractions des classes dominantes, l’Académie des sciences morales et politiques apparaît alors, en effet, comme le réceptacle et la caisse de résonance des tensions qui traversent tout au long de ces années les sphères politique, administrative et savante. Puisque son rôle a profondément évolué en fonction des changements de régime et des conjonctures politiques, et dans la mesure où elle a eu à se positionner face à l’institutionnalisation progressive de l’Université et d’autres formes concurrentes de production de savoirs, cette institution offre la possibilité de se faire une idée des logiques qui ont présidé à ce qu’on pourrait appeler « une caméralisation des sciences morales », c’est-à-dire à une consécration par le pouvoir d’un savoir pratique censé décrire le réel pour mieux le réformer. C’est là un des intérêts du livre : à aucun moment l’auteur n’oublie de resituer l’Académie dans l’espace plus large des écoles proches du pouvoir et des autres lieux de production des savoirs ou des discours sur la question sociale. À partir de l’analyse de la contribution de ces académiciens à des débats publics des plus décisifs (question pénitentiaire, hygiènisme, immigration…), l’ouvrage montre notamment tout l’enjeu qu’a pu représenter, dans certaines configurations historiques, « l’embrigadement des sciences morales et politiques au service du régime et de l’affermissement de l’ordre social » (p. 68) et le maintien d’un discours « d’experts » au sein de l’espace public. Si le cheminement de la réflexion procède parfois à des détours, l’auteur s’attache avec constance à décrire dans quelle mesure certains gouvernants ont pu voir dans des sciences sociales un « outil de compréhension, de rationalisation, d’organisation voire de contrôle d’une société » (p. 7). Capable de retracer avec précision les trajectoires biographiques de la plupart des académiciens, C. Delmas restitue aussi particulièrement bien la multipositionnalité de ces acteurs « en osmose avec le milieu des notables de Juillet » et irrémédiablement liés par la suite au champ politique, quels que soient les régimes successifs. Elle décrit également assez justement comment ces « hommes spéciaux » peuvent tout autant mener une carrière d’académiciens, de grands commis ou d’hommes politiques. Mais on regrettera parfois que les effets de cette multipositionnalité – sur l’activité étatique notamment – ne fassent pas l’objet de développements plus larges.

35En débordant les couloirs de l’Académie et en étant réimportés dans d’autres lieux, ces expertises ou ces « savoirs pratiques » ont dû avoir des effets sociaux d’autant plus décisifs qu’ils ont alors pu contribuer à la rationalisation d’un travail de domination. C’est là sans doute le principal reproche à formuler face à une telle somme de recherches archivistiques et empiriques. Ce livre décrit patiemment comment l’Académie se voit confier la tâche de « contribuer à produire une nouvelle aristocratie de talent » (p. 73) mais peine souvent à déboucher sur une réflexion sur ce qu’est « le savoir » lorsqu’il se voit enrôlé – de façon quasi systématique – dans une relation de pouvoir, lorsqu’il devient ainsi l’instrument supplémentaire d’une domination toujours plus rationalisée et sophistiquée.

36Sylvain Laurens

Jean-Charles Depaule (éd.), Les mots de la stigmatisation urbaine, Paris, MSH (Les mots de la ville), 2006, 277 p.

37La ville est pleine de mots, qui désignent, qualifient, identifient. Ces mots évoluent, leur sens mue en même temps qu’ils sont transportés d’un registre de langage à l’autre, ou qu’ils changent progressivement d’usage. La projection des représentations sociales sur l’espace urbain charge de signification notre vocabulaire, que ce soit dans un sens laudatif, ou, au contraire, comme c’est le cas ici, dans un sens dépréciatif. C’est sur ces « mots de la stigmatisation urbaine » que se penche cet ouvrage collectif, coordonné par Jean-Charles Depaule. Dans une approche interdisciplinaire, mettant en regard des contributions d’historiens, de géographes, d’urbanistes et d’anthropologues, ce livre aborde la question de la construction des représentations de l’espace urbain et de leur transmission par le vocabulaire. À travers l’émergence et l’évolution des désignations de l’espace urbain dégradé, les auteurs analysent les mouvements de transfert du sens du spatial vers le social : un terme tel que celui de « ghetto », dans le contexte nord-américain, analysé par Antony Schuman, désigne en effet tout autant une forme urbaine que la population qui y vit. Les études de cas, servant d’appui à des analyses souvent riches et bien documentées, se placent dans une grande diversité de contextes culturels et historiques : du slum britannique au xixe siècle à la dâhiye (« banlieue ») du Beyrouth contemporain, en passant par les Cortiços brésiliens. C’est alors avant tout la circulation des termes et les évolutions du sens qui les accompagnent qui intéressent les auteurs. Circulation qui se matérialise par le passage d’un registre de langage à un autre, par la transformation de l’usage dans le temps et/ou dans l’espace, et, surtout, par l’évolution de la désignation d’un territoire à celle de ses habitants. C’est alors que se construit la stigmatisation, qui naturalise l’exclusion d’un groupe social en l’associant à un lieu, matérialisé dans la ville par un quartier.

38Ainsi, le terme de « bidonville », qu’étudie Raffaelle Cattedra, aujourd’hui devenu nom commun, fait son apparition dans les années 1920 à Casablanca, où il désigne un quartier informel surgi sous le Protectorat français. Il s’agit alors d’un toponyme (on parle de Bidonville et non du bidonville), dont le sens s’étendra au cours du xxe siècle à un type générique de construction, pour, à la fin du siècle, devenir véritablement une catégorie de l’urbain. Le bidonville est ainsi simultanément lié à une croissance démographique de la ville contemporaine perçue comme incontrôlée, et un espace de la non-urbanité, dont la précarité de l’habitat fait obstacle à son inclusion dans la ville. De la stigmatisation du lieu à la réprobation morale, il n’y a qu’un pas. C’est de la même manière que David Reeder analyse les deux termes de slum et suburb et de leurs usages dans les études de sociologie urbaine à Londres au tournant du xxe siècle. L’East End est le quartier privilégié d’étude, et le slum, qui lui est associé, décrit une zone de non-droit, où pauvreté, criminalité et dépravation sont le décor d’une terra incognita urbaine. Dans de vastes enquêtes, telles que l’emblématique travail de Charles Booth, Life and Labour of the People of London, (1892-1897), sont décrites les conditions misérables de l’existence de la classe ouvrière, dont l’avilissement des mœurs est, dans une perspective hygiéniste, directement corrélée à la dégradation de l’environnement urbain. Son antithèse, le suburb, construit au cours du xixe siècle son image positive d’ « idyllique paradis pastoral » (David Reeder), refuge de la bourgeoisie, puis des classes moyennes désireuses d’habitat individuel. Cependant, l’opposition entre les deux termes, slum et suburb, se brouille au début du xxe siècle, lorsque sont construits en périphérie de Londres de vastes ensembles d’habitat social, qui résorbent le centre jugé trop dense. Affluent alors dans le suburb des ménages de classes moyennes modestes, des familles d’employés et d’ouvriers. Le discours porté sur lui change alors : écrivains et intellectuels de la période edwardienne dénoncent l’apathie politique des ouvriers dans le suburb, leur nouvelle idéologie consumériste, la recomposition des rôles dans le ménage comme dans le corps social, donnant à la femme une place prépondérante. Le suburb cristallise alors les maux qui, progressivement, seront décrits comme ceux de la société urbaine contemporaine dans son ensemble.

39Le sens des mots de la stigmatisation urbaine évolue dans le temps, certes, mais, plus encore, la circulation s’opère entre la désignation sociale et la désignation spatiale. Ainsi, le terme de « ghetto », dont Anthony Schuman retrace l’évolution sémantique, désigne au début du xxe siècle aux États-Unis les quartiers juifs, étudiés à Chicago par Louis Wirth, (The Ghetto, 1928) comme une « communauté culturelle » née d’un rassemblement volontaire. Après la Seconde Guerre mondiale, le « ghetto » devient celui des Noirs soumis à une législation et à des pratiques discriminatoires. Puis il se fait le lieu des revendications pour l’acquisition des droits civiques, et, aujourd’hui, il perdure comme emblème des inégalités sociales et des relations interraciales aux États-Unis.

40Les mots de la ville connaissent ainsi une plus ou moins grande longévité, la permanence de leur sens est plus ou moins longue. Cet ouvrage montre clairement, et c’est une de ses grandes qualités, comment ces mots, sous une apparence souvent purement descriptive, construisent un ordre de cohérence de l’espace urbain, qui classe et hiérarchise le réel. Les mots sont alors le lieu d’enjeux, celui de la classification ou de la catégorisation de l’action publique, mais également de l’identité et de la reconnaissance de celle-ci. Ces enjeux sémantiques forts de la désignation de l’espace urbain et de ses frontières internes sont traités, dans cet ouvrage, à travers une grande variété de discours, du discours scientifique de la sociologie du xixe siècle, aux discours littéraires, administratifs ou indigènes. Peut-être que le lecteur pourra cependant regretter l’absence de documents iconographiques ou de cartes, à l’exception de quelques contributions abondamment illustrées. Mais la lecture de cet ouvrage permet de penser, à travers des situations urbaines précises, comment les mots que l’on emploie pour parler de l’urbain sont porteurs de hiérarchies plus ou moins conscientes ou assumées. Il invite à considérer l’interrogation sur les catégories qu’ils expriment comme nécessaire pour comprendre les différenciations de l’espace des villes.

41Florence Dubois

Johan Heilbron, Naissance de la sociologie, Marseille, Agone (Banc d’essais), 2006, 426 p.

42L’expression « naissance de la sociologie » renvoie souvent à la présentation des premiers écrits qui ont mérité les épithètes « sociologique » et « présociologique » ; il s’agit alors de dater le passage d’une préhistoire à une histoire de la sociologie, passage repéré généralement à la fin du xixe siècle.

43Naissance de la sociologie de Johan Heilbron relève d’une autre démarche. L’auteur s’appuie sur un constat historique : la structuration du savoir en disciplines naît avec (et par) la professionnalisation/spécialisation de ceux qui produisent ce savoir et l’enseignent, donc avec l’avènement des institutions universitaires modernes. C’est la période antérieure (de 1600 à 1850 environ) qu’il soumet à l’analyse ; le début du xviie siècle est retenu comme point de départ, parce qu’il voit naître les premiers discours témoignant de représentations sécularisées de l’homme et de la vie humaine collective. On suit donc la genèse d’une science sociale, au long de cette phase prédisciplinaire, à travers l’évolution des modalités, des enjeux, des références, qui caractérisent et modèlent le propos savant sur l’homme et la société. Entrelaçant histoire des idées et histoire sociale, l’ouvrage étudie ce discours dans sa relation à l’autonomie de pensée, aux stratégies, aux positions sociales, des groupes intellectuels qui l’émettent.

44On est ici clairement dans un modèle d’analyse inspiré de Pierre Bourdieu, imposant la reconstitution du champ (intellectuel) – configuration sociale spécifique et historiquement variable – pour rendre compte des productions (intellectuelles) qu’il voit naître. Mais les lacunes de l’historiographie rendaient impossible, affirme J. Heilbron, l’étude serrée des évolutions du champ intellectuel sur la période (p. 23 : « Cela fait deux cents ans que paraissent des études consacrées aux Lumières, mais jusqu’à il y a peu, personne ne pouvait se faire une idée même approximative du nombre de gens qui écrivaient à cette époque, ni de leurs modes de subsistance ») ; d’où le recours à une conceptualisation apparentée, mais moins contraignante. L’auteur prend à Auguste Comte (qui l’utilisait dans un sens différent) l’expression de « régime intellectuel » ; il désigne ainsi l’état, à un moment donné, de la constellation peu ou prou durable que constituent les producteurs intellectuels : le degré d’autonomie dont disposent ceux qui écrivent (dans la période, vis-à-vis du pouvoir politique, de la théologie ou de la scholastique), la différenciation plus ou moins souple entre les genres de discours qu’ils livrent, la hiérarchie implicite ou explicite établie entre ces genres ; les connotations du mot « régime » suggèrent bien l’idée que tout producteur intellectuel subit de la part de cette constellation une certaine contrainte.

45Sur ce schéma théorique, et pour le cas français, J. Heilbron repère trois temps à l’intérieur de la période au terme de laquelle la sociologie se constituera en discipline. Le stade des théories sociales séculières, faiblement différenciées de la philosophie morale, et toujours dominées par la recherche de principes « naturels », c’est-à-dire, dans les catégories de l’époque, universels. Le stade où ces théories se scientifisent, en important les schémas explicatifs concurrents développés alors dans les mathématiques ou les sciences de la vie. Enfin, selon J. Heilbron, le Cours de philosophie positive d’Auguste Comte signe le passage à un troisième stade : l’épistémologie générale apportée par ce livre disqualifie la recherche d’un critère universel de validité scientifique ; spécifié pour l’analyse du social, ce principe revient à poser que les explications pertinentes des faits sociaux ne sont pas à rechercher dans les autres sciences. Lorsqu’Émile Durkheim pose, un demi-siècle plus tard, qu’elles sont à rechercher dans les faits sociaux eux-mêmes, il fonde une tradition sociologique ouverte en fait par l’analyse de Comte.

46L’intérêt de Naissance de la sociologie se situe au-delà de cette périodisation, dans le compte rendu des états successifs du régime intellectuel que connaît la France au long des années 1600-1850. À titre d’exemple, on en proposera ici un aspect. Il renvoie à l’émergence tardive en France (dans une perspective d’histoire comparée avec un certain nombre de pays protestants) d’une approche scientifique des phénomènes sociaux. Jusqu’au début du xviiie siècle, avance J. Heilbron, le discours sur le social s’articule en France à la configuration que construisent de manière juxtaposée, absolutisme et vie de cour. Dans ce cadre, les comportements humains constituent à la fois des objets autorisés et des sujets d’une étude nécessaire : vivre dans la « société » impose une réflexion sur les ressorts de la sociabilité ; que l’on pense aux Maximes de La Rochefoucauld (1664), ou aux Caractères de La Bruyère (1688). L’importance pour les écrivains d’un lectorat aristocrate et mondain modèle les formes : le ton doit être élégant, le recours à des notion abstraites, à une démonstration aride, est nécessairement exclu comme indice de pédantisme ; et l’enseignement des jésuites (installé malgré l’opposition de la Sorbonne et des parlements) inculque ces règles aux jeunes générations aristocratiques. Que l’absolutisme s’affaiblisse à partir des années 1730 ne change pas fondamentalement les choses. Émerge certes le personnage du philosophe qui élargit le champ d’analyse du moraliste, et entend aussi donner leur place aux sciences dans une vision éclairée du monde. Mais il dépend toujours, pour sa subsistance, du public de la cour et des salons. Ce qui fait écrire à d’Alembert [5] qu’en Angleterre, on se contente de ce que Newton soit le plus grand savant de son temps ; en France, on exigerait de surcroît qu’il soit « aimable ». Une approche scientifique des phénomènes sociaux n’était pas aimable. Il en sera encore ainsi jusqu’à la Révolution française. Et (continuité des traditions culturelles indique J. Heilbron) le genre de l’essai correspondant à ces normes s’est maintenu en France, alors qu’il a été historiquement disqualifié partout ailleurs pour son caractère superficiel.

47On aurait souhaité que les différences avec d’autres pays soient examinées de façon systématique ; l’introduction paraît l’annoncer, mais un seul chapitre (sur quatorze) est véritablement consacré à une comparaison (France et Écosse au xviiie siècle). On peut regretter aussi que, dans la description des régimes intellectuels, J. Heilbron assigne à l’économie politique une place bornée, celle d’un savoir « en prise sur le développement du commerce et de l’industrie ». En fait, de Jean Baptiste Say à Walras en passant par Jules Dupuit, les économistes français ont souvent expertisé bien au-delà, et même sur des territoires qui relevaient plutôt de la théorie morale : la naissance de la sociologie comme discipline a aussi à voir avec ces conflits de frontières.

48Il est vrai que l’ampleur du sujet imposait des choix. Tiré d’une thèse (soutenue en 1990) et traduit du néerlandais, l’ouvrage, par sa densité, requiert une lecture patiente. Il est par ailleurs remarquablement édité, et son index des noms sera très utile.

49Danielle Cazals

Gérard Mauger (éd.), L’accès à la vie d’artiste. Sélection et consécration artistiques,Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant (Champ social), 2006, 253 p.

50Dans le prolongement du séminaire qu’il a animé à l’École des hautes études en sciences sociales entre 2000 et 2002, Gérard Mauger réunit ici sept contributions centrées sur la question de l’accès à la vie d’artiste et plus spécifiquement sur les modalités d’entrée, de durabilité et de consécration dans le champ des arts du spectacle [6].

51L’une des particularités de l’ouvrage est l’unicité du cadre théorique mobilisé par l’ensemble des contributeurs, à savoir celui de « la théorie des champs » de Pierre Bourdieu. Les auteurs abordent tous la question du « droit d’entrée » dans ce champ des arts du spectacle, que ce soit en examinant ses marges (entre amateurs et professionnels), en interrogeant le rôle des agents qui en bloquent ou, au contraire, en facilitent l’accès (gatekeepers et passeurs), en repérant les ressources que doivent posséder les postulants ou en analysant son degré d’autonomie par rapport à d’autres champs (économique par exemple).

52L’ouvrage se compose de deux parties intitulées « Les danseurs, comédiens, cinéastes » et « Les musiciens » [7]. Dans la première partie, Pierre-Emmanuel Sorignet nous fait suivre le parcours de danseurs désirant intégrer une compagnie de danse contemporaine. Il décrit les interactions entre les concurrents, les critères qui organisent la sélection et la manière dont les candidats intériorisent les normes des recruteurs. La contribution de Serge Katz prend la même entrée, celle des critères qui président à la distribution des places, mais nous fait vivre à travers de jeunes comédiens l’épreuve du casting. Là encore, les candidats doivent apprendre à jouer avec les attentes des recruteurs pour se présenter sous leur meilleur jour. Vanessa Pinto analyse ensuite la manière dont deux comédiens d’origine populaire – incarnant le duo comique « Dino et Shirley » – ont converti avec succès leurs stigmates en emblèmes, se faisant du même coup une place de choix dans le champ théâtral. L’étude d’Audrey Mariette clôt la partie en présentant le rôle de la critique de presse écrite dans la construction sociale de la réputation d’un film et de son auteur. Elle montre comment Ressources humaines de Laurent Cantet a atteint la consécration, en distinguant ce qui revient aux propriétés mêmes du film, à la trajectoire biographique de son auteur et aux catégories de jugement mises en œuvre par les critiques.

53Dans la seconde partie, Hyacinte Ravet revient sur la difficile incursion des femmes dans la carrière de musicienne en orchestre symphonique. Insistant sur la dimension sexuée des capitaux artistiques, l’un des intérêts de son analyse réside dans la présentation des critères de discrimination (reproduisant comme ailleurs l’argument des « capacités physiques lacunaires », p. 165) et dans la description des stratégies de dissimulation de l’identité sexuelle mises en œuvre par les candidates (comme mettre de « gros godillots » et marcher d’un « pas pesant » lors des auditions à l’aveugle afin d’avoir une démarche d’homme). Denis Ferey dément ensuite l’idée selon laquelle l’entrée dans la carrière de musicien punk serait plus libre et plus aisée que dans les autres champs artistiques. Bien que les exigences techniques y soient effectivement moins élevées qu’ailleurs (il est même conseillé pour être admis par les pairs d’être un mauvais musicien), l’accès au champ est soumis à d’autres critères qui peuvent se révéler tout aussi sélectifs : avoir le bon look, le bon langage, la bonne attitude, être un fan incollable et surtout posséder un stigmate bien visible. Enfin, Morgan Jouvenet s’attache à la description de l’ « entrée en rap ». Les rappeurs doivent ainsi apprendre à gérer leur carrière entre les contraintes du champ économique (respecter l’imagerie du rap qui fait vendre) et les exigences artistiques d’authenticité.

54G. Mauger conclut l’ouvrage sur un récapitulatif de quelques propriétés du « capital spécifique » artistique : authenticité (pouvant aller jusqu’à la valorisation de stigmates), formation (scolaire et sur le tas), capital social, entretien de l’illusio de la vie d’artiste… Ce capital, qui ne confère du pouvoir aux agents que s’il est effectivement perçu comme tel, a également la particularité d’être sexué, ce qui signifie que les exigences diffèrent selon le sexe des prétendants.

55Deux éléments recoupent encore l’ensemble des contributions : le corps et le jugement des pairs. Le corps est enjeu constant. Il s’agit parfois de le mettre en valeur et de le travailler comme un atout. C’est le cas des comédiens et des danseurs, les seconds devant allier à la beauté la force et la maîtrise. Il s’agit aussi de l’utiliser pour afficher des codes ou pour garantir une authenticité, que ce soit par l’attitude, la posture, l’habillement ou par l’utilisation de ses stigmates (pour le punk ou le rap par exemple). Le jugement des pairs est également central. De manière très organisée (par le rite de l’audition) ou sur le mode d’une cooptation implicite, il est toujours un moment fondateur de l’entrée des nouveaux postulants.

56L’ouvrage tient donc ses promesses, les contributions mises bout à bout donnent à voir un tableau relativement complet des modes d’entrée dans la vie d’artiste. La seule question qui aurait méritée d’être davantage traitée, bien qu’elle ne se pose pas pour tous de la même manière, est celle de l’emploi. En effet, en plus de marquer d’une certaine manière le passage de l’amateurisme au professionnalisme, l’emploi (et plus encore l’accès au « statut » pour les intermittents du spectacle) est l’une des dimensions à la fois pratique et symbolique de l’appartenance au champ artistique.

57Enfin, même si cet ouvrage n’apporte pas de réelle nouveauté d’un point de vue théorique (chaque cas fonctionnant en quelque sorte comme une illustration du modèle des champs), la grande qualité des descriptions ethnographiques en fait un outil indispensable pour qui s’intéresse au champ artistique tout en donnant au lecteur « l’impression d’y être ».

58Jérémy Sinigaglia

Catherine Achin et Sandrine Lévêque, Femmes en politique, Paris, La Découverte (Repères), 2006, 122 p.

59Depuis le tournant des années 2000, dans un contexte marqué par l’institutionnalisation des recherches sur le genre et par la féminisation des assemblées politiques à la suite des lois sur la parité, les recherches sur les femmes en politique, domaine jusque-là très marginal en science politique française – les travaux de Janine Mossuz-Lavau et de Mariette Sineau ont longtemps été les seuls dans le domaine – ont connu un essor nouveau. Catherine Achin et Sandrine Lévêque, qui se situent au cœur de ce nouveau champ de la science politique française, se livrent ici, en se pliant aux exigences pédagogiques de la collection « Repères » des éditions La Découverte, à un panorama des travaux sur les « femmes en politique » – en s’appuyant de manière privilégiée sur l’exemple de la France. Ces recherches défendent l’idée que le genre, en tant que principe de division hiérarchisée entre les sexes, est une catégorie pertinente d’analyse du champ politique. Étudier la place des femmes en politique induit non seulement un apport sur le plan descriptif mais permet également de mettre à l’épreuve les grands axes de la recherche en science politique : la définition de la compétence politique, les principes d’accès et de hiérarchisation du champ, la construction de ses frontières légitimes, l’articulation entre ordre politique et ordre social, entre politique conventionnelle et non conventionnelle, etc. La perspective en termes de genre conduit d’ailleurs les auteurs à ne pas se limiter à l’étude de la politique conventionnelle (vote, élection), mais à apprécier la participation politique des femmes à l’aune de « leur influence […] globale sur l’espace public ». L’ouvrage explore en effet la participation des femmes à la politique en analysant tour à tour celles-ci comme citoyennes, militantes, représentantes et objets de politiques publiques. Les auteurs font ainsi tenir ensemble des analyses traditionnellement peu connectées entre elles, relevant de domaines souvent séparés en science politique (partis, mouvements sociaux, politiques publiques).

60Dans la première partie, c’est l’histoire de l’accès des femmes à la citoyenneté qui est explorée, en faisant une grande part aux comparaisons internationales. Cette partie présente d’abord les interprétations disponibles du « retard » dans l’accès des femmes au droit de vote et d’éligibilité, retard perceptible dans la plupart des régimes occidentaux mais qui varie sensiblement en fonction des contextes nationaux. Les auteurs dressent ensuite un panorama des travaux sur les comportements politiques des femmes depuis qu’elles ont accédé au suffrage, en interrogeant la pertinence actuelle de la notion de gender gap, qui décrit le décalage de comportement politique entre les femmes et les hommes.

61La deuxième partie de l’ouvrage est dévolue à l’analyse du militantisme féminin. La première section est consacrée aux « féminismes », c’est-à-dire aux mouvements constitués autour de la cause des femmes. Depuis leur émergence, ces mouvements ont été traversés par une tension constante entre radicalisme et réformisme. Dans le cas de la France, après une première vague (dans la première moitié du xxe siècle) majoritairement réformiste et une seconde vague (dans les années 1970) dominée par une rhétorique anti-institutionnelle, les années 1990 ont vu émerger de nouveaux enjeux qui, comme la parité, ont marqué un certain retour des mouvements féministes à la politique conventionnelle. Dans un second temps, c’est le militantisme des femmes dans des collectifs non féministes qui est exploré. Les auteurs mettent en évidence les barrières à l’entrée des femmes dans les collectifs militants (partis politiques, syndicats et « mouvements sociaux ») et la division sexuée du travail qui y prévaut.

62La troisième partie, dévolue à l’analyse des femmes dans le « métier politique », étudie d’abord les causes de la sous-représentation politique des femmes, particulièrement accentuée en France par rapport à d’autres démocraties. Si les règles institutionnelles jouent un rôle (mode de scrutin, cumul des mandats), ce sont surtout les processus de sélection des candidats contrôlés par les partis qui constituent un blocage notoire à l’accès des femmes au métier politique et qui révèlent, par là même, l’autonomie relative du champ politique, « imperméable » aux bouleversements des rapports de genre dans l’ordre social. La loi du 6 juin 2000 dite sur la « parité », en provoquant l’arrivée massive de femmes dans certaines assemblées politiques (surtout à l’échelon local), a induit une rupture dans l’économie genrée du champ politique. Les auteurs montrent qu’en « contexte paritaire » l’identité sexuée peut parfois fonctionner comme une ressource politique, les femmes étant couramment associées à un « renouveau » souhaité des pratiques politiques. Toutefois, cette identité fonctionne aussi souvent comme un stigmate, comme le marqueur d’une distinction hiérarchisée entre profanes et professionnels, assignant les femmes à des positions minorées.

63La dernière partie de l’ouvrage s’intéresse aux femmes comme objets de politiques publiques. Après avoir rappelé les biais genrés des politiques sociales depuis l’émergence de l’État providence, les auteurs soulignent la montée en puissance du référentiel de l’égalité des sexes dans les politiques publiques contemporaines, et s’attachent à en analyser les causes. C’est pour elles l’occasion de souligner, notamment, l’impact de l’institutionnalisation de la cause des femmes à l’intérieur de l’État (« féminisme d’État »), et de discuter les théories dites de la « masse critique », qui établissent un lien entre la présence des femmes dans les lieux de pouvoir et la prise en charge de leurs « intérêts » spécifiques.

64Ainsi, en présentant un panorama particulièrement riche des travaux parus en France (et de certains travaux en langue anglaise) sur la participation politique des femmes, cet ouvrage constitue une excellente introduction aux objets et problématiques de ce domaine de recherche en pleine expansion. Il fournit également, de par sa structure et sa problématique, un éclairage novateur sur ce champ de recherche et dépasse largement, à ce titre, les objectifs d’un ouvrage de vulgarisation scientifique.

65Laure Bereni

Notes

  • [1]
    La part des femmes lesbiennes et bisexuelles à Act Up est donc nettement supérieure aux chiffres relevés dans les enquêtes en population générale. Elle dépasse également ce que l’on connaît ou devine s’agissant des autres associations antisida.
  • [2]
    Claude F. Poliak, La Vocation d’autodidacte, Paris, L’Harmattan, 1992 ; Histoires de lecteurs, Paris, Nathan, 1999.
  • [3]
    C. F. Poliak et Fabienne Pavis, « Romance et ethos populaire », in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 123, 1998, pp. 65-85.
  • [4]
    Voir notamment Daniel Fabre (éd.), Écritures ordinaires, Paris, BPI, 1993.
  • [5]
    Essai sur la société des gens de lettres et des grands (1753).
  • [6]
    Une autre publication est consacrée aux arts plastiques et architecturaux, voir G. Mauger (éd.), Droits d’entrée. Modalités et conditions d’accès aux univers artistiques. Paris, MSH, 2006.
  • [7]
    On regrettera que ce choix ne soit pas commenté, dans le sens où il ne correspond pas aux découpages classiques par genre (on aurait pu alors imaginer une partition musique/danse et comédiens/cinéastes) ou par catégories de spectacle (vivant/enregistré). Il aurait été intéressant de connaître les raisons du regroupement de ces contributions.
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