Genèses 2005/2 no 59

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Article de revue

L'entrée en scène d'un anonyme : usages de l'identité dans la mise en place d'une posture intellectuelle militante (Damas, 1921) Ahmad Shâkir al-Karmî, « L'Exposition publique » (Al-ma‘rad al-‘Âmm)

Pages 94 à 113

Notes

  • [*]
    Texte publié dans Ahmad Shâkir al-Karmî, Mukhtârât min âthârihi (Choix de textes), Damas, Éditions du ministère de la Culture, 1964, pp. 79-116.
  • [1]
    Cette expression désigne la direction vers laquelle il faut se tourner pour la prière, la direction de La Mecque.
  • [2]
    « Le pays du Shâm » : l’expression se traduit (mal) en français par « Croissant fertile », il s’agit de la région dont la capitale historique est Damas (en arabe, al-Shâm). Elle comprend la Syrie et le Liban actuels, ainsi qu’une partie de la Palestine et de la Jordanie et se structure autour de pôles urbains comme Alep au nord, Jérusalem au sud puis les ports de Haïfa et Beyrouth. Ce que les auteurs nomment le Bilâd al-Shâm englobe les États qui passent sous mandats en 1920, excepté l’Irak qui constitue un ensemble autonome mésopotamien.
  • [3]
    Voir Nadine Picaudou, La Décennie qui ébranla le Moyen-Orient (1914-1923), Bruxelles, Complexe, 1992.
  • [4]
    Sur les circonstances diplomatiques de la construction de l’indépendance libanaise, voir Gérard Khoury La France et l’Orient arabe. Naissance du Liban moderne, 1914-1920, Paris, Armand Colin, 1993 ; sur les ambiguïtés de cette construction, voir Carole Hakim, The Origins of the Lebanese National Idea (1840-1914), PhD dissertation, Oxford, St Antony’s College, 1997.
  • [5]
    En 1915 et 1916, le gouverneur ottoman de la province Jamal Pacha fait exécuter une trentaine de personnalités syriennes accusées de haute trahison. Voici ce qu’en rapporte Thomas E. Lawrence dans Les Sept Piliers de la sagesse, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992, pp. 57-58 : « […] Leur arrestation et condamnation, et la moisson de déportations, d’exils et d’exécutions qu’entraîna leur procès émut le pays jusqu’au tréfonds, et apprit aux Arabes de la Fétah que, s’ils ne profitaient pas de la leçon, ils subiraient le sort des Arméniens […] Djémal Pacha unit toutes les classes, les conditions et les croyances de Syrie sous la pression d’une misère et d’un péril communs, et rendit ainsi possible une révolte concertée. »
  • [6]
    In Ahmad Shâkir al-Karmî, Mukhtârât min âthârihi, op. cit., pp. 79-81 (premier article).
  • [7]
    Cette culture de l’adab « est caractérisée par le souci de ne pas séparer le contenu du savoir à transmettre des modes mêmes de cette transmission […] à ce titre, enseigner en divertissant deviendra la règle d’or, et l’art d’écrire un moyen, autant qu’une forme, de la culture. », André Miquel, La Littérature arabe, Paris, Puf, coll. « Que sais-je ? », 1981, p. 63.
  • [8]
    « Les pensées de Karmî », paraît en 1921, publié par son ami Muhî al-dîn Ridâ. A. S. Al-Karmî, al-Karmiyyât, Le Caire, Maktabat al-sa‘âda, 1921.
  • [9]
    Al-Kawkab, 25 novembre 1919.
  • [10]
    Notons au passage que la formulation de Karmî est assez proche de celle de Christophe Charle lorsqu’il définit les intellectuels comme des « spécialistes du général », dans Naissance des intellectuels 1880-1900, Paris, Minuit, 1990, p. 119.
  • [11]
    Ahmad Shâkir al-Karmî, Mukhtârât min âthârihi, op. cit., p. 81.
  • [12]
    Ibid., p. 82.
  • [13]
    J’emprunte, après tant d’autres, cette expression à Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975.
  • [14]
    Sur ces questions, voir notamment Edouard Demoor, Robin Ostle, Stefan Wild (éd.), Writing the Self. Autobiographical Writing in Modern Arabic Literature, Londres, Saqi books, 1998.
  • [15]
    C’est la thèse du récent ouvrage collectif, Dwight F. Reynolds (éd.), Interpreting the Self : Autobiography in the Arabic Literary Tradition, Los Angeles, University of California Press, 2001.
  • [16]
    Quartier des immigrants : situé sur les pentes de Damas, c’est, dans les années 1920, le quartier des nouveaux venus, populations arrivées d’autres régions de l’Empire ottoman effondré, des Kurdes, des Tcherkesses, des Arméniens, etc. Il devient bientôt également le quartier des intellectuels et des étudiants.
  • [17]
    Ahmad Shâkir al-Karmî, Mukhtârât min âthârihi, op. cit., p. 82.
  • [18]
    Ahmad Qadrî, Mudhakkarâtî ‘an al-thawra al-‘arabiyya al-kubrâ’ (souvenirs de la grande révolte arabe), Damas, Éditions du ministère de la Culture, 2e éd., 1993.
  • [19]
    Ahmad Shâkir al-Karmî, Mukhtârât min âthârihi, op. cit., p. 83.
  • [20]
    Ibid., p. 84.
  • [21]
    Muhammad Husayn Haykal (1888-1956), grand intellectuel égyptien, publie en 1919 un ouvrage sur Jean-Jacques Rousseau. On peut penser que Ahmad Shâkir al-Karmî l’a lu. Voir Amina Rachid, « Haykal lecteur de Rousseau », in La Réception de Voltaire et Rousseau en Égypte, actes du colloque tenu au Caire du 26 au 28 février 1990, Le Caire, Centre d’études françaises, 1991.
  • [22]
    Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », Paris, 1991, p. 5.
  • [23]
    Voir infra.
  • [24]
    Il s’agit de différents couvre-chefs traditionnels qui distinguent des statuts sociaux, des âges, des régions.
  • [25]
    Ahmad Shâkir al-Karmî, Mukhtârât min âthârihi, op. cit., p. 84.
  • [26]
    Al-Mîzân, n °3, 3 février 1925, lettre d’un lecteur au rédacteur en chef lui reprochant la faiblesse des critiques littéraires.
  • [27]
    Journal puis maison d’édition fondés à Beyrouth en 1935 par Fu’âd Hubaysh.
  • [28]
    En juillet 1908, un groupe d’officiers rebelles affilié au mouvement nationaliste et constitutionnaliste des Jeunes-Turcs pousse le sultan ottoman à rétablir une constitution suspendue depuis 1876. Cette révolution porte avec elle, de manière éphémère, l’espoir d’une réforme complète de l’Empire et de l’éclosion d’une série de libertés fondamentales. Les intellectuels des provinces arabes se saisissent de cet événement pour élaborer un rôle nouveau, prendre la parole et entrer dans le jeu social et politique. Voir Inès-Leïla Dakhli, Les Intellectuels syro-libanais dans la première moitié du xxe siècle (1908-1940), thèse de doctorat, université d’Aix-Marseille I, décembre 2003.
  • [29]
    Ahmad Shâkir al-Karmî, Mukhtârât min âthârihi, op. cit., p. 79.
  • [30]
    Muhammad Kurd ‘Alî, al-Mudhakkarât (Mémoires), Damas, Maktabat al-taraqqî, 1948-1949, 1951, 4 vol.
  • [31]
    Ahmad Shâkir al-Karmî, Mukhtârât min âthârihi, op. cit., p. 85.
  • [32]
    Takhmîs désigne l’action de diviser en cinq, et tashtir celle de partager en deux. On pourrait quasiment traduire cette expression par la « poésie qui coupe les cheveux en quatre ».
  • [33]
    Al-Mudhik al-mubkî (Qui rit qui pleure), n° 4, 1929.
  • [34]
    Mayy Ziyyâdé tient un salon très couru au Caire tous les mercredis ; elle y édicte les canons de la mode en matière de littérature et de pensée. Elle est aussi une femme très courtisée.
  • [35]
    Ahmad Shâkir al-Karmî, Mukhtârât min âthârihi, op. cit., p. 93.
  • [36]
    Ibid., p. 95.
  • [37]
    Al-Mîzân, n °1, 20 janvier 1925.
  • [38]
    C’est dans la filiation de cette rupture intellectuelle que prend place la toute nouvelle science sociale en Syrie et au Liban. L’une des conséquences de cette posture est de faire naître un regard scientifique et distancé sur sa propre société. On peut citer dans ce registre les travaux de Kâzim al-Dâghistânî : sa thèse, Étude sociologique sur la famille musulmane contemporaine en Syrie, avec une préface de Maurice Gaudefroy-Demombynes, Paris, Librairie Ernest Leroux, 1932, mais aussi ses romans autobiographiques, Hikâyât al-bayt al-shâmî al-kabîr (Récits de la grande maison damascène), Damas, 1972, et ‘Âshahâ kullahâ, riwâya (Il l’a vécue tout entière, roman), Dâr al-andalus, Beyrouth, 1969.
  • [39]
    In Ahmad Shâkir al-Karmî, Mukhtârât min âthârihi, op. cit., pp. 113-114 (dixième article).

1 En 1921, les lecteurs du journal damascène Alif Bâ’ (« A B C ») dans toute la Syrie, au Liban et jusqu’en Égypte, découvrent un nouveau personnage, qui alimente vite toutes les conversations : Qudâma. Ce nom, désignant un personnage populaire réputé pour son éloquence, devenu le symbole du beau parleur et du tribun, est celui que s’est choisi le jeune journaliste Ahmad Shâkir al-Karmî pour signer une série de onze pamphlets contre la société intellectuelle de son temps, entre ironie et aspiration à la réforme.

2 Né en 1894 en Palestine, il y entame ses études primaires et se rend ensuite à la prestigieuse université cairote de al-Azhar. Pendant la Première Guerre mondiale, il rejoint les partisans de la révolte arabe menée par le chérif Husayn de La Mecque contre l’Empire ottoman et écrit dans les colonnes de al-Qabla[1]. Il passe un an au Hedjaz avant de retourner au Caire, où il travaille au journal al-Kawkab (L’Astre) et apprend l’anglais. À Damas, où il s’installe vers 1920, son père, le shaykh Sa’îd al-Karmî, est écrivain et membre de la toute jeune Académie arabe. Ahmad gagne sa vie comme secrétaire de comptabilité aux chemins de fer.

3 En cette année 1921, il se lance dans des entreprises ambitieuses, avec quelques amis : le cercle de réflexion et d’échange al-Râbita al-adabiyya (l’Union littéraire), qui se réunit à Damas chez l’écrivain et journaliste Marie ‘Ajamî, se transforme vite en une chambre d’écho et un lieu de publication pour une nouvelle génération de lettrés. Les billets d’humeur publiés dans Alif Bâ’ peuvent ainsi être lus comme une première étape dans la construction d’une posture intellectuelle nouvelle. Nous les analysons comme une prise de position publique qui définit un espace dans le métier de journaliste, ou plutôt de tribun, mais aussi un espace social à travers la définition d’une identité nouvelle pour l’intellectuel, élaborée par l’édification biographique elle-même.

4 Le projet de Qudâma se présente dès les premières lignes de « l’Exposition publique » comme une volonté de sortir de leur torpeur le monde de la presse et des intellectuels dans le Bilâd al-Shâm [2]. Il s’agit d’un projet critique global, qui s’articule sur le constat préalable de la démission des élites intellectuelles. Ces articles, écrits juste après la désillusion de la défaite de Maysalûn [3], qui met fin au royaume arabe de Faysal et à l’enthousiasme qu’il avait suscité pour laisser la place au mandat français sur la région divisée entre un État du Grand Liban proclamé [4] et une Syrie administrée en quatre régions, sont le premier signe d’un retour critique sur l’œuvre accomplie par la génération précédente. La révolte arabe, initiée en 1916 sous l’impulsion d’une alliance entre la puissance britannique, représentée par le colonel Thomas Edouard Lawrence, et la dynastie hachémite, avait porté Faysal, proclamé roi de Syrie, à Damas en 1918. L’ensemble des intellectuels s’était mobilisé et avait pris part à cette expérience, après le traumatisme de la guerre et de la répression ottomane [5]. Mais le 24 juillet 1920, à Khân Maysalûn, la dernière bataille a lieu : les ultimes défenseurs du royaume arabe syrien sont défaits face à l’armée française. Et l’État du Grand Liban est proclamé le 1er septembre à la Résidence des pins de Beyrouth, mettant fin aux rêves d’unité de l’ensemble syrien, hypothéquant les rêves de royaume arabe.

5 Les rêves d’union s’étant effondrés, les intellectuels syro-libanais prennent pour la plupart le parti de prendre place dans l’État syrien tel qu’il se construit sous le mandat français. L’effort national se concentre sur un territoire plus limité et bien vite l’essentiel des luttes deviennent de factions, de clientèles, de portefeuilles. C’est dans ce paysage, où la critique se fait de plus en plus rare, qu’émergent quelques voix plus vives, comme celle de Ahmad Shâkir al-Karmî. Dans l’atmosphère d’apathie intellectuelle qui suit l’installation du mandat, l’intervention dans l’espace public prend nécessairement des formes de provocation.

6 Les articles publiés par Qudâma apparaissent au premier regard comme un ensemble hétéroclite de textes : il y associe différents registres, différents genres, dans un mouvement qui peut sembler obscur, comme l’est la définition même du projet dans sa première formulation. Ouvrant sa prise de parole par une adresse au lecteur, il déroule les pans de sa réflexion en une série rhétorique de questions et de réponses : la première question est « qui suis-je ? » et elle sert de prétexte à ce que l’on peut lire comme des anti-mémoires. La seconde, implicite, est « où en sommes nous ? » La réponse lui vient sous la forme d’une correspondance entre l’Égypte et Damas, tableau croisé des paysages intellectuels des deux villes. Par la suite, les textes semblent s’orienter vers de la critique littéraire, un genre plus proprement journalistique, mais qui, lui aussi, est prétexte à d’autres paroles, plus philosophiques. Enfin, ces textes sont entrecoupés de « considérations », à la manière de Jean-Jacques Rousseau, et aussi à la manière allégorique des récits anciens de la littérature arabe classique, dont le sens n’est pas immédiatement donné. Il y a une reprise des modes d’écriture de l’adab en particulier, ce courant littéraire né au ixe siècle et qui prône un usage humaniste de la prose, support pour toutes les digressions philosophiques, poétiques, morales, scientifiques [7]. Le texte n’est jamais ce qu’il semble être, il est à interpréter, il suit les mouvements de la réflexion, parfois même de la conversation.

« L’Exposition publique » (Al-ma‘rad al-‘âmm)[6]

« Le lecteur croira peut-être, à la lecture de ce titre, que nous voulons lui parler d’une exposition parmi d’autres et lui décrire ce que l’on peut y voir comme merveilles d’économie et abondance de biens ; qu’on l’inciterait à l’abstinence par la lecture et à se détourner de ces biens. C’est pour cela que nous avons le devoir de l’apaiser en lui disant que le sujet que nous allons examiner mérite d’être lu et que ce qui nous a poussé au choix de ce titre pour notre article est la ressemblance et la conformité entre ce que l’on peut trouver dans une exposition et le sujet que nous allons traiter ici.
Oui, avec l’aide de Dieu, nous allons ouvrir ici les portes d’une grande exposition, où nous allons exposer une partie des aspects de notre vie quotidienne, un choix de nos états sociaux et moraux, et ce qui les touche directement ou indirectement, nous tenant dans cette démarche à la sincérité et à la liberté, évitant le favoritisme et la flagornerie. Nous faisons une promesse, celle de ne pas exposer les personnes, de nous concentrer sur les réponses à trouver aux grandes questions morales, sociales, culturelles, et de nous éloigner de ce qui n’aurait pas de rapport avec ces questions.
La plupart de nos écrivains ont pris le chemin de la politique ; ils ont abandonné tout le reste. Mais la nation a un immense besoin d’autre chose que de cette branche amère dans l’arbre de la culture. Nous avons besoin d’une renaissance culturelle pour détruire tous ces fantômes que nous ne cessons de vénérer et de sanctifier ; la nation a besoin de voir naître un contexte où pourra émerger un homme capable de dire des paroles au souffle divin, des paroles que d’autres nations ont entendues avant nous par la voix d’Homère, de Virgile, de Dante, de Shakespeare, de Goethe, de Musset, ces voix qui étaient la référence des paysans occidentaux, le secret de leurs avancées, le fondement de leur civilisation devant laquelle nous sommes subjugués aujourd’hui. Il y a dans notre vie publique des vices nombreux dont nous ne nous débarrasserons pas en faisant des croix dessus ou en les camouflant. Nous sommes restés dans notre retard et notre décadence bien mérités. Et il n’est pas défendu – si nous voulons avancer et réussir – de montrer ces vices et de lever le secret sur eux, de les poser comme sujet de notre recherche, pour découvrir le moyen de les guérir et de s’en débarrasser. Nous ne nous sommes que trop menti à nous-mêmes.
Nous voulons dire la vérité et poursuivre cette voie pour contredire cette doctrine très répandue qui dit que “le vrai se sait mais se tait”. Nous voulons nommer blanc le blanc, et noir le noir, jusqu’à ce que l’on distingue les bons et les méchants, les vertueux et les vicieux.
Voici qu’à présent, au nom de Dieu, j’ouvre les portes de cette exposition aux spectateurs, et je commence par m’y exposer moi-même, avant toute autre chose. »

7 Si Qudâma joue avec les genres littéraires et les attentes du lecteur, il joue aussi dans le détail avec les mots et les références, cherchant à brouiller les pistes – dans un premier temps en usant du masque qu’il porte tout en le dévoilant par bribes et indices – mais aussi à instaurer un rapport direct et une complicité avec son public, dans un jeu incessant sur les identités, la sienne comme celle de ceux à qui il s’adresse.

8 Ahmad Shâkir al-Karmî annonce ici ce qui est l’essence de son projet, développé dans son ouvrage al-Karmiyyât[8] et mis en acte dans la fondation de son journal al-Mîzân en 1925 (La Balance). Il poursuit sa vision du journaliste non pas simplement comme un diffuseur d’information, ni même un éditorialiste, mais comme un intellectuel universel, dont la vie même est exposée, qui a un devoir civique et politique, une place à tenir. Cette dernière est caractérisée par l’extraordinaire étendue de son champ d’action. C’est ce qu’il écrit en 1919 :

« Le vrai journaliste doit connaître tout ce qui touche son environnement, c’est pour cela que l’art journalistique est plus difficile que tout autre, parce que les autres arts ont tous des frontières et des limites auxquelles s’arrêter. Quant au journalisme, il ne connaît ni bornes ni frontières ; il exige un intérêt pour toutes les affaires, une connaissance de la diversité des sciences et des arts ; il exige de se tenir au courant de toute chose, de faire le tour de toutes les circonstances. Et cela n’est pas donné à tout le monde [9]. »
L’enjeu de cette définition est la constitution d’une opinion publique (al-ra’y al-’âmm), et le terme « public » est à mettre au centre de la réflexion, affiché dans le titre de ces articles, « L’Exposition publique » – choisi d’évidence pour traduire le mot « ’amm » du texte, plutôt que le terme vague de « général » [10].

9 Qudâma dresse un état des lieux du monde intellectuel et en fait la critique. L’écriture même du pamphlet permet de dessiner une posture nouvelle, en l’incarnant d’abord dans sa propre parole et sa fonction, en commençant par lui-même. Il dresse une forme de défi en exposant les deux versants complémentaires de l’écriture et de la réflexion. Dans un contexte où les intellectuels ont pris des fonctions de gouvernants, il fait émerger une voix qui revendique sa singularité et qui affiche son individualité pour critiquer les hommes et la littérature de pouvoir. Ainsi, ses articles, qui mettent au centre les rapports entre privé et public, entre individu et société, entre écriture singulière et lecture plurielle sont en eux-mêmes une forme de réponse à l’institutionnalisation de la vie intellectuelle et à l’affaiblissement de la pensée critique dans le pays sous mandat.

Des anti-mémoires : se bâtir soi-même

10

« Voici qu’à présent, au nom de Dieu, j’ouvre les portes de cette exposition aux spectateurs, et je commence par m’y exposer moi-même, avant tout autre chose [11]. »
L’article suivant cette solennelle invite s’intitule simplement « Qui suis-je ? », et Qudâma se propose d’y livrer des renseignements sur lui-même. Il commence par prendre appui sur le sens commun de son époque. Puisqu’il est d’usage que l’on cherche, à la lecture d’un article, et parfois même avant – mise en confiance ou en défiance – à savoir qui en est l’auteur, quel est son nom, celui de ses ancêtres, quelle est sa situation sociale, il s’engage à répondre aux attentes. Ces éléments, véritables indices d’insertion sociale, sont des déterminants a priori de la lecture qui va s’engager, et éventuellement même du plaisir qu’on va y trouver, des jugements de pertinence et d’impertinence.
« Il ne fait aucun doute que de nombreux lecteurs se demandent qui est l’auteur de ces articles, cherchent à savoir quelque chose de sa vie et de son parcours, et j’ai fait la promesse de commencer l’exposé par moi-même. Je me souviens de cette promesse, et je la tiens, pour nouer un lien de connaissance entre le lecteur et moi [12]. »
Partant du sens commun, il fait semblant d’y adhérer. Faisons donc connaissance, dit-il, mais cette connaissance ne doit pas excéder ce que je voudrai bien vous dire de moi, et ce que je considère comme utile à la compréhension de mon propre projet. Il soumet à condition son dévoilement. Ce « pacte autobiographique [13] » repose explicitement sur le mensonge par omission, exposé comme garant d’une autre sincérité – s’il ne dit pas tout, tout ce qu’il dira pourra être tenu pour vrai. L’écriture même de sa biographie est construite comme un reflet inversé de ce que sont les mémoires des grands auteurs, dans cette page initiale et cruciale des « présentations », celle où s’énonce le pacte.

11 En effet, ceux qui le précèdent dans ce genre littéraire se racontent selon une codification particulière. L’historiographie comme l’histoire littéraire tendent à faire des textes autobiographiques de la Nahda (renaissance littéraire arabe du xixe siècle) des émergences radicalement nouvelles de l’individu, de la voix singulière dans un contexte qui n’aurait pas, jusque-là, laissé la place à l’écriture du sujet [14]. Même s’il ne faut pas négliger la nouveauté de ce mouvement d’individuation, les écritures autobiographiques sont également les filles de traditions plus anciennes [15], notamment celle des « recueils biographiques ». Il s’agit de successions de biographies de personnages qui se concluent par la narration du parcours personnel de l’auteur, placé en héritier de cette suite biographique. L’une des traces de cet héritage dans l’autobiographie arabe contemporaine est le passage obligé par les « présentations » des ancêtres et de la filiation, la nécessité de les établir comme un positionnement, une preuve même de la validité de l’écriture du moi. En effet, la déclinaison d’une linéarité de prédécesseurs décrit une descendance, mais inscrit aussi une forme d’isnâd : une citation, l’allégation d’une autorité à l’appui de son opinion qui est l’une des formes majeures de la preuve, notamment dans les sciences coraniques. La référence à ceux qui précèdent est un critère de validité des textes, reposant sur une somme de témoins dont la valeur et l’importance donnent à la nouvelle voix qui émerge sa légitimité. Les recueils biographiques servaient à situer un auteur et une œuvre dans une lignée, une histoire ; la démarche individuelle de l’autobiographie décline cette figure en se donnant des pères, en se construisant une filiation. C’est contre cela que Karmî, intellectuel et fils d’intellectuel, formé dans la génération des fondateurs, de la révolte arabe et des temps de l’émancipation, élabore une posture sociale qu’il veut unique.

12 La première information que délivre Karmî est en ce sens déjà une nouveauté : « je suis un jeune homme ». Cette jeunesse affichée est une manière d’induire un pacte, qui n’est pas celui de la remontée dans le passé (ce qu’indique déjà le titre, nominal, présent) et qui est peut-être une demande d’indulgence pour ses audaces à venir. Ahmad écrit contre un modèle classique de déclinaison des origines, et contre les codes dominants de la société dans laquelle il vit : il se présente et décline son identité sans donner les repères habituels. Ce qu’il dit de sa famille, c’est simplement qu’elle s’est distinguée dans la science et la religion, ce qui est une manière d’agacer le lecteur. Mais donner le nom de son père, académicien et notable de la communauté intellectuelle arabe, reviendrait à barrer toute voie à la critique, mais aussi à gommer une partie de la légitimité de sa propre voie, qu’il veut distincte, personnelle, originale.

13 Pourtant, ce n’est pas seulement une posture théorique qu’il affiche ici, puisque son propre parcours montre bien qu’il cherche à s’affranchir du cadre familial. Il quitte dès 1922 (à vingt-huit ans) le domicile familial pour s’installer dans le quartier de Muhâjirîn [16], sans fonder son propre foyer, ce qui à l’époque et dans cette société pouvait être considéré comme un acte courageux et de toute façon rare. De même, il reste employé à la société des chemins de fer jusqu’à ce qu’il puisse vivre de son activité de journaliste, sans chercher à user des relations de sa famille : son souci d’indépendance et de la nécessité de « se faire tout seul » est bien réel.

14 Jouant avec les codes qu’il maîtrise, il ne manque pas de passer par les figures littéraires de l’écriture des mémoires, pour leur donner une couleur singulière. Ainsi, il écrit son propre mythe de l’origine, événement fondateur souvent présent dans les autobiographies, intervenant pour donner la clef de lecture d’un personnage. Il s’agit ici de la mort à laquelle il a échappé dès sa naissance. Mais, même au sujet de cet épisode dramatique, Ahmad prend ses distances, dénonçant le mythe du « miraculé » en même temps qu’il l’énonce : « des légendes étranges sont nées dans ma famille à propos de cet événement, l’une d’entre elles étant que j’allais accomplir quelque chose de grand un jour, mais je ne crois pas aux légendes, et à celle-ci encore moins [17] ». Cette dénégation s’associe à une affirmation de sa rationalité, son refus des superstitions. Il reste que c’est sa seule écriture de l’origine, qui ne peut pas ne pas passer par ce drame et cette grande joie de sa résurrection au moment même où il naît. On ne peut bien sûr s’empêcher d’y lire aussi une affirmation de son destin particulier, au moment où il s’expose sur la scène publique, où il s’engage sur la voie d’une certaine renommée.

Formation et attaches : un berceau intellectuel nationaliste remanié

15 Le récit ne s’attarde pas plus longtemps sur l’enfance et sur la vie familiale et se concentre par la suite sur la formation, où il insiste sur sa volonté d’apprendre des langues vivantes. Son choix se porte sur l’anglais et présente sa connaissance de cette langue comme un apprentissage livresque (notamment à travers la lecture de Byron), lui en rendant l’usage difficile. À ce sujet, il livre quelques clefs de sa personnalité : sa maigre loquacité et un caractère un peu asocial, et conclut que cette langue lui est étrangère, notamment sur le plan affectif. Rien n’est dit sur les lieux de l’apprentissage (l’Égypte et le Hedjaz, sous influence britannique) : il s’agit là d’un autre mensonge par omission qui n’a rien d’une simple pudeur à un moment où l’entente des Britanniques et des Français sur le dos du mouvement arabe est apparue au grand jour. En effet, alors que Lawrence accompagnait le futur roi Faysal dans la grande révolte, scandant les mots d’ordre de libération et de rébellion de tous les Arabes, les deux puissances coloniales se partageaient la région en zones d’influence à travers les accords secrets connus sous le nom de leurs signataires, Mark Sykes et François Georges-Picot. C’est l’ensemble de cette période que Ahmad dissimule sous des expressions assez floues : il évoque son séjour en Arabie en l’insérant dans sa période de formation et de perfectionnement, sans dire un mot des engagements politiques. En réalité, c’est là qu’il a fait ses premières armes de journaliste sous la direction de Muhibb ad-dîn al-Khatîb (1866-1969), un autre père en écriture, un ‘âlim (ouléma), savant musulman alliant autorité scientifique et religieuse, engagé dans la lutte arabe et principal artisan de sa propagande à travers ses journaux.

16 Ahmad cherche également à dissimuler ses origines non strictement syriennes. En effet, en 1921, la mode n’est plus à l’affirmation de l’identité plurielle et la constitution de l’identité nationale se fait aussi par le gommage de ces appartenances floues nées de l’Empire ottoman disparu. La révolte chérifienne et l’épisode du royaume arabe de Damas avaient glorifié l’appartenance à un large ensemble arabe. Ainsi, Ahmad Qadrî, militant nationaliste arabe, resté fidèle à cette définition transnationale de l’identité arabe, écrit-il dans ses mémoires :

« Ma croyance en l’unité arabe est forte comme ma croyance en Dieu, je ne m’éloigne pas d’elle et ne varie pas […]. C’est le principe de mon existence, depuis que je suis venu à la vie et au jihâd [la lutte pour une cause]. Cette croyance trouve ses racines dans ma vie personnelle : car je suis né sans connaître ma patrie de manière formelle ; et je ne connaissais pas le sens du mot ‘urûba [arabité, ensemble de ce qui fait l’identité arabe] au-delà du fait qu’il rassemblait un certain nombre de pays, où les gens prononçaient la lettre “dâd”, sans faire aucune distinction dans mon esprit entre les uns et les autres. Tous étaient mes États et mon pays, et il me fallait tout rassembler dans ma lutte (jihâd) [18]. »
La thématique nationaliste-syrienne de Karmî se retrouve quelques pages plus loin dans sa correspondance avec son ami égyptien. Répondant à sa lettre qui décrit le paysage intellectuel égyptien, il remarque immédiatement que tous les Égyptiens cités comme de grands intellectuels sont en réalité d’origine syrienne.
« Tu as énuméré trois noms dont tu dis qu’ils sont les plus grands journalistes égyptiens, et deux d’entre eux sont des enfants de ce pays-ci, Khalîl Thâbit et Dâwud Barakât. Quant au troisième, Amîn al-Râfi’î, il est issu d’une famille syrienne connue, même s’il est né en Égypte et qu’il y a vécu. »
Le groupe des émigrants syro-libanais, commerçants et intellectuels venus s’installer sur les rives du Nil, a marqué, depuis la fin du xixe siècle, l’histoire et le développement de l’Égypte comme celle des territoires du Levant. Ces hommes sont souvent considérés comme les fondateurs de la renaissance intellectuelle arabe (Nahda), à travers les journaux qu’ils ont créés. Ahmad a lui-même fait son apprentissage dans ce cadre, au début du siècle, lorsque Le Caire était le territoire de « l’exil proche » pour les intellectuels, une forme de territoire-repli, permettant de maintenir des liens forts avec le pays d’origine. C’était un lieu qui restait familier, et c’était également le centre de la contestation, le lieu où s’élaborait le paysage intellectuel et politique syrien de l’après-Empire, notamment parce qu’on pouvait y écrire dans des journaux et des revues qui, tous, circulaient abondamment et clandestinement à Beyrouth et à Damas. En 1921, les « Shawâm d’Égypte » sont des Égyptiens et les autres sont rentrés au pays : les identités nationales se définissent et se radicalisent. Dans ce contexte, le voyage reste pourtant un élément de l’apprentissage.
« J’ai passé beaucoup de temps dans l’ensemble des pays arabes, me mélangeant à toutes les catégories de gens, de tous les genres, ce qui m’a aidé à avoir des informations et à me construire mes propres opinions sur la vie et sur ses affaires, m’opposant aux opinions d’autrui parfois, m’accordant avec d’autres [19]. »
Sa capacité à écouter et à évoluer dans toutes sortes de milieux, Ahmad l’attribue à ce qu’il énonçait comme un défaut auparavant, sa nature un peu fermée et sa capacité à laisser parler les autres. Sa prise de parole publique actuelle peut donc être lue comme le moment où il lui faut énoncer ses opinions. Sortie du silence général, cette série d’articles est aussi pour lui une sortie de son propre silence. Mais pourquoi donc avec un masque ?

Le dévoilement, nouveau registre intellectuel

17

« Je me suis habitué dès ma jeunesse à la solitude et à l’isolement, suivant en cela le sage français Rousseau, si l’on peut considérer que se cacher derrière le voile des livres, des carnets, des stylos et des encriers est un isolement. Cependant, malgré ma tendance à me retirer de la compagnie des gens et à les fuir, je n’ai jamais ménagé mes forces pour mieux comprendre les affaires de la société et tout ce qui concerne l’environnement dans lequel je vis [20]. »
Cette description de son caractère, qui apparaît d’abord comme de la pudeur et de la réserve, correspond à la définition d’un véritable projet intellectuel, appuyé sur la référence à Rousseau [21]. Karmî use peu de citations d’auteurs, ce qui ne surprend pas dans ce projet d’écriture solitaire – et distingue encore son écriture de celle de ces prédécesseurs – et l’on peut considérer que cet hommage à Rousseau est extrêmement pesé. Il faut également remarquer que c’est une référence assez rare dans la littérature arabe de cette époque qui cite plus facilement des auteurs plus tardifs, ou un ensemble défini comme « philosophie des Lumières », ensemble de valeurs plus que référence précise. D’évidence, l’usage de l’auteur des Confessions en matière d’autobiographie n’est pas surprenant. Karmî tend pourtant à détourner ici la volonté solennelle de bâtir autour de la mémoire d’un homme « un monument plus solide que l’airain [22] », et on peut penser que c’est plus à l’auteur des Rêveries du promeneur solitaire qu’il se réfère. Dans les Confessions, l’écriture des mémoires est une entreprise d’édification, comme on bâtit des stèles, des bâtiments ou des statues. Ce que Karmî veut écrire, c’est sa propre fragilité, ses turbulences intérieures et son isolement, parents de ceux de « Jean-Jacques ». La rêverie, c’est aussi ce qu’il entend par la mission qu’il assigne à l’homme de lettres : donner voix à la nature, comme seuls savent encore le faire les auteurs du Mahjar [23]. Enfin, c’est une apologie de la solitude et du repli, qui permettent de dire plus justement le monde, loin des vanités.

18 Finalement, la moisson biographique que nous propose Qudâma est maigre. Il la conclut de manière provocante par un véritable affichage de son masque :

« Voici tout ce que je peux dire sur moi-même, et c’est suffisant, me semble-t-il, pour faire connaissance avec le lecteur, c’est ce dont se contentera le plus convaincu. Quant à celui qui voudrait savoir la taille du pays et du quartier dans lequel je suis né, le nom de mon père et de ma mère, si je porte le tarbouche ou la ‘amâma ou la qub’a ou le ‘aqqâl [24], si je suis marié ou célibataire, petit ou grand, ce que j’aime manger ou mes plats préférés, si je suis droitier ou gaucher, si je joue aux cartes ou aux dés, comment je marche ou je m’assois, ou tout ce genre de choses, je suis désolé de ne pouvoir satisfaire sa curiosité et le contenter, ni de pouvoir soigner son esprit et lui donner la paix [25]. »
Ce dernier paragraphe rassemble tous les vides de l’entreprise de dévoilement inachevée. Ce sont des accumulations de codes sociaux que l’on peut relever dans les non-dits de Qudâma. Il liste tous les signes de l’appartenance sociale dans la société syrienne des années 1920 : le lieu de naissance, les origines familiales définies par un nom, la tenue vestimentaire (à l’occidentale ou traditionnelle avec ses multiples déclinaisons), la situation définie par une alliance matrimoniale, et jusqu’aux habitudes alimentaires qui donnent des clés sur les origines ou sur les volontés de s’en affranchir. Tous les gestes de la vie quotidienne, même les plus anodins, sont connotés ou notables, ce sont des indices qu’il veut gommer derrière des informations qui font de lui un homme nouveau, qui s’est fait tout seul grâce à l’apprentissage, et par sa nature propre, réservée et réfléchie – à l’opposé de l’homme du monde, repérable et identifiable au moindre de ces signes.

19 Il n’est pas nécessaire de dire ce qu’il y a d’artifice dans cette entreprise. Il est difficile de savoir dans quelle mesure les lecteurs, au moins damascènes, ont méconnu l’identité de Qudâma. Il semble qu’il ait très vite été connu, sous ce nom d’emprunt ou sous le sien propre, et il est en tout cas évident que les lecteurs d’al-Mizân, quelques années plus tard, ne se trompent pas sur l’identité du rédacteur en chef, auquel ils reprochent d’être moins incisif que du temps de Qudâma [26].

20 C’est sous cette identité masquée que Ahmad Shâkir al-Karmî se « fait un nom ». Et le ton, la nouveauté affichée et la satire déguisée et proclamée lui font un style. En réalité, il joue avec le petit monde des intellectuels de Damas, où personne n’est inconnu mais où il est rare de ne pas jouer de son nom. La nouveauté et l’originalité de son projet se situent dans le jeu sur l’identité personnelle et sociale. On retrouve cette approche, plus de dix ans plus tard, dans l’œuvre du journal beyrouthin al-Makshûf[27] (« ce qui est mis à nu », mais aussi ce qui est caché puis découvert) qui fait du caché et du non-dit le champ de ses explorations ludiques.

21 Cette écriture particulière du projet autobiographique, qui dit sans dire, ou plutôt ne dit pas tout en disant, permet de percevoir l’esprit de la deuxième génération intellectuelle dans le Bilâd al-Shâm, nourrie au même sein que ses pères, mais qui ne fait pas le même usage de ses références, consciente de la manière dont elles ont été bafouées, à la fois de l’extérieur par le traumatisme de l’échec du royaume arabe et de l’intérieur par la démission ou la trahison des élites. Les intellectuels de la génération précédente, pris dans les dynamiques de l’effondrement de l’Empire ottoman et l’urgence de la construction d’une ou de plusieurs nations face aux ambitions des puissances coloniales ont, à partir de la fin de la Première Guerre mondiale, pris le chemin d’un engagement politique et institutionnel, renonçant à leur statut et à leur rôle spécifique d’intellectuels. Ils avaient pourtant inventé et élaboré ce rôle depuis la fin du siècle précédent dans un mouvement qui s’était cristallisé autour de la révolution de 1908 [28]. Cette « trahison des clercs » et la revendication qui en découle d’une autonomie de la sphère intellectuelle est l’objet du second versant de l’analyse.

État des lieux du monde intellectuel : critique des pères et devoir d’excellence

22 Nous avons vu comment s’exprimait la remise en cause du fonctionnement du monde intellectuel par l’écriture autobiographique. C’est le fil directeur de cette série d’articles, justifiant la prise de parole de Qudâma : les intellectuels ont déserté leur propre terrain, ils ont cessé de dire le monde et de regarder la société dans laquelle ils vivent avec un œil critique. Ce champ laissé libre doit être à présent occupé. L’attaque vise directement les pères :

« La plupart de nos écrivains ont pris le chemin de la politique, ils ont abandonné tout le reste. Mais la nation a un immense besoin d’autre chose que de cette branche amère dans l’arbre de la culture [29]. »
Il ne nomme personne, mais tout le monde comprend bien. En 1921, les principales figures intellectuelles ont pris place dans l’appareil de l’État en constitution. Cette situation empêche le réveil, qui, selon Qudâma, doit s’accomplir par une grande littérature, de « souffle divin ».

23 On retrouve plus loin la thématique de l’excellence : Ahmad Shâkir al-Karmî met au premier rang de la littérature arabe les écrivains du Mahjar, qui renouvellent profondément l’écriture, lui donnent un souffle nouveau. En effet, le terme de « Mahjar », qui désignait auparavant les communautés syro-libanaises d’Amérique, finit par définir, à partir des années 1920, un groupe d’intellectuels et un courant littéraire dont le plus illustre représentant est Gibran Khalil Gibran. Il se caractérise par un usage nouveau de la langue et des genres, une plus grande souplesse des codes stylistiques et une réinvention de la prose poétique. La critique vise ainsi, sur le plan de l’écriture et de l’expression, deux pôles contraires : ceux qui n’avancent pas et se complaisent dans l’archaïsme et ceux qui négligent le travail sur la spécificité de la langue arabe et se contentent d’imiter. Il en est ainsi de l’ouvrage al-Nubûgh, qui imite sans l’égaler le style du Mahjar, le vide de son sens et le transforme en maniérisme.

24 Par ses propos, ce sont les hommes de lettres qui sont visés et parmi eux surtout ceux qui se sont assigné un rôle social et politique, qui ferment les yeux et mentent sur la réalité de leur société, refusent de dire la vérité et de critiquer la médiocrité. Ces personnages sont par la suite nommés et énumérés. Muhammad Kurd ‘Alî (1886-1953), figure du monde intellectuel et journalistique damascène, président et fondateur de l’Académie arabe de Damas, et directeur du journal al-Muqtabas (La citation), symbole même de la première génération intellectuelle, est l’un des sujets de la correspondance avec l’ami égyptien « M. R. » (désigné ici par ses initiales, il s’agit en réalité de Mûhî al-dîn Ridâ, son ami et collègue, éditeur installé au Caire). Il lui est reproché de faire trop de choses à la fois. Le style dont il use dans son quotidien est stigmatisé. En effet, al-Muqtabas, revue hebdomadaire, s’est doublée d’un journal quotidien. Cette entreprise se comprend comme une entrée en politique : la parution d’un quotidien en fait un acteur régulier et permanent des péripéties de la vie locale. Muhammad Kurd ‘Alî considère dans ses Mémoires[30] que son journal, dans sa périodicité quotidienne, a joué le rôle pédagogique que pouvait à l’époque s’assigner une presse encore peu fournie. Si l’objectif énoncé par Qudâma et Kurd ‘Alî est le même, les moyens pour y parvenir divergent profondément. Pour l’un, l’opinion doit être informée ; pour l’autre, elle doit s’élever et avoir des clés pour comprendre.

25 Karmî développe une vision très élitiste d’un métier, d’une fonction un peu vague qu’il va contribuer à professionnaliser en lui fixant des règles et une déontologie : un journaliste s’exprime, donne son opinion et la livre aux autres sans l’imposer autrement que par la force de la démonstration et la beauté de la langue. Lui-même situe son exigence aux deux pôles de la chaîne sociale dans laquelle intervient l’intellectuel-journaliste. Il a pour devoir de bien faire ce qu’il sait faire (son métier, quel qu’il soit, et surtout si c’est de culture et d’art qu’il s’agit), et il a également pour devoir de parler haut, fort et vrai, le mieux et le plus justement possible. Les enjeux sont donc à la fois strictement culturels et artistiques et entièrement politiques puisqu’il est clair que l’intellectuel journaliste, le tribun polémiste est le personnage principal de son récit. La trahison décrite ici réside dans le fait d’entrer en politique avec d’autres armes que celles qui sont naturelles à l’intellectuel. C’est l’institutionnalisation et les péripéties politiciennes qui sont visées. Cette critique est une affirmation, radicalement nouvelle, de l’autonomie du champ intellectuel.

26 Dans la correspondance échangée avec Mûhî al-Dîn Ridâ, Karmî s’attarde sur la décadence intellectuelle. Il cite des noms et, de ce tableau, seuls une dizaine de noms émergent. Ahmad Shâkir al-Karmî veut-il épargner ses collègues et parfois amis ? La réponse réside simplement dans la maigreur de la moisson : elle donne une idée de la pauvreté du débat intellectuel contemporain. Qudâma énonce que la littérature syrienne est aux États-Unis et la presse syrienne en Égypte. Rien n’existe plus sur le sol syrien. La faiblesse des intellectuels syriens dans leur pays tient à leur enfermement dans un univers clos et petit. Ils manquent de liberté, mais aussi de courage face à la constitution de cette nation et aux enjeux présents.

« N’est-ce pas elle [la Syrie] qui nous a donné Jibrân [Gibrân Khalîl Gibrân, 1883-1927], Mayy [Mayy Ziyâdé, 1885-1941], Mîkhâ’îl Nu’ayma [1889-1966], Mutrân [Khalîl Mutrân, 1872-1949], Rîhânî [Amîn al-Rîhânî, 1876-1940] et leurs semblables ? Ceux qui lancèrent la véritable Nahda littéraire, ceux qui furent les héros de la révolution intellectuelle moderne dans la culture arabe ? Pourquoi donc aujourd’hui son terreau s’est-il asséché, pourquoi sa terre a-t-elle cessé d’être fertile [31] ? »
La cause, il la trouve, non dans la disparition du génie propre à cette terre, mais dans un mauvais usage de toute cette intelligence, gâchée ou détournée. C’est autour des genres poétiques que se joue l’émergence d’une véritable littérature. En effet, lorsqu’il dit qu’aucune voix ne se fait entendre sur le terrain de la poésie, il néglige ce qui ne cesse de se publier dans tous les journaux, les poèmes lus et chantés à toute occasion. Pour lui, ils constituent une poésie de convention : madh, éloge, hijâ’, satire, auxquels Karmî ajoute takhmîs et tashtîr, poésies formalistes, fondées sur le rythme et le comptage des syllabes, coupées en cinq ou divisées en deux [32]. Elle devrait laisser la place à une vraie poésie contemporaine, censée « révéler les secrets d’une nature qui s’est tue pour nous », et non répéter à l’infini les règles de la scansion et les mêmes thématiques.

Entre Damas et Le Caire, un discours du déclin

27 L’état des lieux se poursuit dans les articles suivants et l’on voit apparaître la scène publique syrienne et égyptienne, dans une comparaison qui fait l’objet de l’échange entre Ahmad Shâkir al-Karmî et son ami. Ce dernier lui envoie un article de al-Muqattam sur la littérature arabe, signé par Taha Husayn, et un autre du journal al-Akhbâr (Les Informations) sur le même thème, afin d’esquisser un panorama du mouvement intellectuel en cours en Égypte. Les journaux font désormais leurs éditoriaux sur des sujets littéraires alors qu’il fallait auparavant batailler ferme pour se faire entendre. C’est à la personnalité de certains journalistes et directeurs de journaux, comme Khalîl Thâbit, que l’on doit cette évolution. Le Caire est devenu le centre de la vie intellectuelle arabe grâce à sa presse de qualité, et aussi – Ahmad Shâkir al-Karmî ne manque pas de le souligner – grâce à l’œuvre des immigrés syro-libanais qui furent les pionniers de ce terrain-là, et qui en restent la plaque tournante.

28 Face à la description d’un monde intellectuel cairote si dynamique, Karmî reprend la critique de ses contemporains et concitoyens. Dans leur cas, la fonction finit par primer sur le travail et la production et par rendre ces hommes de pouvoir négligents sur la qualité de ce qu’ils disent ou écrivent. Ce n’est pas seulement un jugement de valeur qu’il émet sur le style de Muhammad Kurd ‘Alî ; la critique vise son rôle social et les fonctions qu’il incarne. Ses qualités intellectuelles meurent sous les hommages et la vanité de son rôle d’homme de pouvoir. Après avoir été la cible favorite de al-Mîzân, ce symbole des intellectuels syriens devient, à la fin des années 1920, en plein cœur de son action politique et gouvernementale, le bouc émissaire du journal satirique al-Mudhik al-mubkî, dont l’un des collaborateurs réguliers n’est autre que Abû Salmâ, ‘Abd al-Hamîd al-Karmî, le frère de Ahmad. Voici un portrait datant de 1929 :

« Aujourd’hui c’est au tour de Muhammad Kurd ‘Alî, anciennement propriétaire de al-Muqtabas, président de l’Académie arabe, actuellement ministre de l’information. Que M. le professeur nous permette de le présenter à nos chers lecteurs comme un ministre dangereux et comme un grand savant ! […] S’il s’était contenté de faire de la littérature, il n’y aurait aucun reproche à lui adresser. Mais il a fait de la politique. […] Oh, s’il pouvait laisser tomber la politique et vivre comme un lettré, se contenter de littérature [33] ! »
Les attaques que l’on lit ici, auxquelles on pourrait ajouter de nombreuses caricatures de ce monsieur à petites lunettes cerclées, se font toutes sur le thème de la trahison des lettres et de l’arrogance. Un panorama désordonné énumère ensuite l’essentiel des « poètes, écrivains et penseurs de nos jours ». Le désordre et la rapidité de l’énoncé sont étudiés pour brouiller les pistes et conclure à l’absence de vie intellectuelle réelle, chacun faisant plus ou moins bien son travail de son côté, personne n’accomplissant la mission que Ahmad estime devoir être celle de tous les intellectuels.

Tracer un autre sillon

29 La lettre suivante de Mûhî al-dîn al-Ridâ est présentée comme une surprise ; il l’aurait envoyée directement au journal pour publication. Que ce scénario soit vrai ou non, c’est un bon moyen pour Ahmad Shâkir al-Karmî d’avancer une nouvelle fois masqué. Cette lettre est présentée comme publiée hors de tout contrôle de sa part : « le directeur de Alif bâ’ a voulu publier cette lettre avant même que je la voie ». Elle doit révéler pourtant ses intentions profondes dans le champ intellectuel : elle donne un prolongement à ses articles et évoque le projet de fonder un journal. Mûhî al-dîn écrit sous forme de défi, cherchant à pousser le jeune journaliste à prendre des engagements, à se dévoiler, à sortir de l’artifice. Il prend visiblement plaisir à évoquer le nouveau statut de son ami, né de ce déguisement de Qudâma. C’est le moment où le masque tombe.

« Tu m’as écrit dans la marge du premier article de “l’Exposition” que ces mots “allaient se poursuivre en une longue série paraissant en épisodes dans les numéros du mercredi et du samedi. Et qu’ils allaient nous parvenir naturellement au fur et à mesure…” Je t’ai remercié de cette attention et pour ces articles passionnants, avec lesquels tu as réussi à alimenter les discussions des réunions publiques et privées, non seulement en Syrie mais aussi en Égypte, et nous n’avons cessé d’en parler ici avec un ensemble d’hommes de science, de mérite et de lettres. Nombre d’entre eux m’ont assuré que les femmes portaient une attention démesurée à tes propos, au point que tu as suscité l’intérêt de la demoiselle Mayy [34], cet écrivain connu pour sa culture et sa connaissance. Je te félicite, mon cher ami, pour cette dignité extraordinaire qui t’es exclusivement destinée.
[…] Ne vois-tu pas que tu es devenu connu de tous les lecteurs cultivés ? Ne vois-tu pas qu’un grand nombre d’intellectuels attendent tes articles avec impatience ? Ne vois-tu pas que tu t’es constitué un public d’admiratrices ? Mais je te blâme, Ahmad, de cette situation et de l’usage que tu en fais. Si tu trouves le temps d’écrire dans les journaux, pourquoi laisses-tu de côté notre correspondance depuis plus d’un mois et demi [35] ? »
Au détour d’une phrase, Ahmad est démasqué. Il a suffi d’écrire son prénom pour qu’il soit à présent facile de découvrir le personnage qui se cachait derrière le pseudonyme. En effet, l’ami cher de Ridâ, Ahmad, c’est celui qui a publié avec lui les Karmiyyât, c’est celui qui l’a rencontré en Égypte, qui a fait ses classes de journaliste avec lui au Caire. Son anonymat n’a probablement été que bref, voire fictif. Son prénom est prononcé au moment de révéler sa notoriété nouvelle et le nouveau capital symbolique qu’il a acquis, qui doit lui permettre de mettre à exécution tous les projets qu’il a énoncés entre les lignes. Son correspondant veut l’inciter à faire usage de sa notoriété, à ne plus se cacher, à passer à l’action.

30 Avec cette lettre et sa réponse, on quitte l’exposition des critiques et l’état des lieux du monde intellectuel dans son ensemble ; on quitte l’entreprise anonyme et générale, pour entrer dans le métier du journaliste et de l’écrivain, et dans la description du travail même de Ahmad Shâkir al-Karmî. Ce qui suit est peut-être le véritable volet autobiographique. Après un détour par le plaisir d’écrire, seule motivation de son engagement, il définit son métier à travers la frontière qui sépare le public du privé. Il trace les limites du pacte de sincérité précédemment proclamé.

« Voici la raison du retard que j’ai pris dans ma correspondance avec toi, qui est aussi une exposition, mais privée cette fois-ci. Il m’aurait été agréable de te décrire plus longuement ce qui me pousse intérieurement à écrire ou m’en empêche, si je sentais la possibilité de le décrire et de le connaître ou si du moins cela pouvait raisonnablement et décemment s’écrire. Mais cette question est comme toutes celles qui sont portées par l’affect : elle ne peut être dévoilée sagement et intellectuellement aux gens. Quant à la renommée dont tu me parles et que j’aurais acquis en écrivant, il m’est indifférent de la perdre parce que je ne l’ai pas recherchée ; ce n’était pas le but que je poursuivais. Seuls souffrent de la perte de renommée ceux qui la considèrent comme “tout ce qui compte” dans la vie [36]. »
C’est ici que Ahmad se livre. Il semble s’adresser à un ami, auquel il rend compte de ses actes et de leur motivation. Il révèle aussi, en dehors de la volonté d’autonomie, un élément important du travail intellectuel, une forme d’art poétique aussi : le va-et-vient entre public et privé, le mouvement de miroir entre réception et création, la centralité du dévoilement, de la révélation. Ce mouvement est un phénomène induit par la notoriété, mais la mission intellectuelle place en son cœur son évaluation et sa maîtrise.

31 Après ces recommandations, Qudâma peut retrouver son métier. Les articles qui suivent relèvent de la littérature, de l’histoire, de la philosophie du quotidien. Il y réagit à des publications récentes et livre ses réflexions sur le monde contemporain et qu’il appelle « l’ère de la destruction ».

Réussir son entrée dans le monde, fonder son propre monde

32 S’il est d’abord solitaire, le projet d’Ahmad Shâkir al-Karmî suscite, accompagne et suit toute une série d’initiatives dans le domaine intellectuel, et notamment dans le monde des journaux syro-libanais. Au moment où il écrit ce texte, il pense à créer son propre journal. Ce dernier va s’engager dans une entreprise de révélation plus que d’information, et l’on voit s’y exprimer des figures originales du monde intellectuel. La profession de foi du premier numéro donne le ton :

« Quant à nous, grâce à Dieu, nous n’avons pas à tenir de promesses, pas d’espoirs à combler, mais nous avons un projet culturel auquel nous voulons nous tenir. Au lecteur de lire ce numéro pour voir quel est ce projet, et de se faire son idée sur ses présupposés et sur ses limites [37]. »
Pas de passé, pas d’attente, un défi seul. Karmî émerge comme une figure originale et une voix claire. D’autres journaux naissent avec un projet de renouveau ; des cercles intellectuels (en particulier féminins) préparent également cette évolution. Ces nouvelles aventures intellectuelles forment un réseau original autour de lieux de culture et de création, mais aussi autour d’une idée de la relève et de la mission intellectuelle qu’ils s’assignent, ensemble, à Beyrouth, à Damas, à Alep ou ailleurs. Le point commun à ces lieux, au-delà des hommes qui les constituent et du réseau qu’ils forment, est la posture critique, une élaboration de la spécificité du champ intellectuel, de son autonomie nécessaire.

33 La relève générationnelle cible des domaines d’engagement et d’investissement. Elle sélectionne des maîtres et des références, elle remet au centre la société et la culture, pour questionner les appartenances et les identités acquises. Elle place au centre ce qui pourrait être appelé un courant du dévoilement et une prise de distance par rapport à la société contemporaine. Cette recherche débouche sur des langages journalistiques nouveaux, la satire politique dans al-Mudhik al-mubkî, l’ouverture des pages aux lecteurs dans al-Mîzân comme dans la plupart des journaux féminins, le jeu avec les tabous, le secret et les révélations dans al-Makshûf, mais aussi la place nouvelle faite aux sciences sociales dans la revue al-Thaqâfa (La Culture).

34 L’établissement de ce réseau contribue à créer une profession, celle de journaliste. C’est un espace spécifique d’intervention pour l’intellectuel qui le met hors de la sphère proprement politique (hors du gouvernement et du militantisme de parti) pour qu’il trouve une place légitime dans la publication et l’édition de textes, nécessairement engagés par leur contenu ou leur forme : l’éditorialiste, l’écrivain et le poète forment ainsi un nouveau monde.

35 Mais l’entreprise de Karmî nous dit autre chose sur l’élaboration d’une figure intellectuelle.

36 La posture intellectuelle qu’il prône ici est celle d’un héritier en rupture avec son héritage. Il fait de cette rupture une condition pour s’affirmer en tant qu’intellectuel. Sa posture prend donc la forme d’une rupture avec la tradition, au moins dans l’énonciation : il ne faut plus se revendiquer d’une lignée, d’une ascendance prestigieuse pour exister sur le terrain de la pensée, apparaissant dorénavant comme « purifié », débarrassé de ses compromissions et de ses effets de rentes mondaines. Il s’agit de se présenter comme un homme nouveau, un anonyme pour rompre avec le consensus et les règles de la notabilité classique. La marginalité est ici revendiquée à travers l’usage du pseudonyme, la construction d’une biographie libre de codes sociaux, l’invention d’une posture critique. Elle s’affirme socialement dans la création de nouveaux cercles intellectuels non institutionnels, de salons moins installés ; elle contribue à diffuser, à publier, à composer selon des styles moins classiques [38].

37 Les intellectuels syro-libanais des années 1920 et 1930 introduisent un nouvel élément dans la construction de leur propre posture sociale, celui de la nécessaire affirmation de leur autonomie. Ils fondent un art nouveau, une distinction de l’intellectuel qui n’est plus fondée sur sa notabilité ou sa mondanité mais sur la compétence et la maîtrise des codes, afin de les détourner et les retourner contre ceux qui les énoncent.

« Les nuages » (al-Ghuyum)[39]

« Pourquoi as-tu l’esprit préoccupé et inquiet ? As-tu peur pour ton beau jardin ? As-tu peur de l’action de ces nuages qui ont couvert la page blanche du ciel, et noirci le visage de l’air pur ? Tu dis que ton basilic et tes fleurs ont besoin de la lumière et de la chaleur du soleil pour que le souffle de la vie coure en eux ?
Les saisons ne sont-elles pas déjà passées devant toi et ne sais-tu pas que la vie est faite de printemps, d’hivers, d’étés et d’automnes, et que chaque saison a son temps, que chaque période marque son empreinte ? Sans les nuages de l’hiver, ton jardin serait privé de pluies, tes arbres durciraient et tes fleurs faneraient. Et si le jardin était toi-même, et les nuages les soucis et les tristesses de la vie, que ferais-tu ? Pleurerais-tu, affligé et effrayé par ton sort ?
C’est le propre des soucis de nous vider de notre énergie, de nous faire pleurer, des larmes ou du sang… Tout ceci est malheur, mais ces pleurs sont un remède aux blessures de nos cœurs et une pluie qui éteint nos brûlures et apaise nos tourments.
L’homme n’est pas étranger aux angoisses et aux tristesses, elles l’ont accompagné toute sa vie ; et la vie n’est rien d’autre qu’une succession de moments difficiles et de sourires, il n’est pas en elle une période ardue qui ne soit suivie par une période joyeuse, et le destin n’est rien d’autre qu’un homme qui parfois sourit aux humains, et d’autres fois leur montre les dents. »

Notes

  • [*]
    Texte publié dans Ahmad Shâkir al-Karmî, Mukhtârât min âthârihi (Choix de textes), Damas, Éditions du ministère de la Culture, 1964, pp. 79-116.
  • [1]
    Cette expression désigne la direction vers laquelle il faut se tourner pour la prière, la direction de La Mecque.
  • [2]
    « Le pays du Shâm » : l’expression se traduit (mal) en français par « Croissant fertile », il s’agit de la région dont la capitale historique est Damas (en arabe, al-Shâm). Elle comprend la Syrie et le Liban actuels, ainsi qu’une partie de la Palestine et de la Jordanie et se structure autour de pôles urbains comme Alep au nord, Jérusalem au sud puis les ports de Haïfa et Beyrouth. Ce que les auteurs nomment le Bilâd al-Shâm englobe les États qui passent sous mandats en 1920, excepté l’Irak qui constitue un ensemble autonome mésopotamien.
  • [3]
    Voir Nadine Picaudou, La Décennie qui ébranla le Moyen-Orient (1914-1923), Bruxelles, Complexe, 1992.
  • [4]
    Sur les circonstances diplomatiques de la construction de l’indépendance libanaise, voir Gérard Khoury La France et l’Orient arabe. Naissance du Liban moderne, 1914-1920, Paris, Armand Colin, 1993 ; sur les ambiguïtés de cette construction, voir Carole Hakim, The Origins of the Lebanese National Idea (1840-1914), PhD dissertation, Oxford, St Antony’s College, 1997.
  • [5]
    En 1915 et 1916, le gouverneur ottoman de la province Jamal Pacha fait exécuter une trentaine de personnalités syriennes accusées de haute trahison. Voici ce qu’en rapporte Thomas E. Lawrence dans Les Sept Piliers de la sagesse, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992, pp. 57-58 : « […] Leur arrestation et condamnation, et la moisson de déportations, d’exils et d’exécutions qu’entraîna leur procès émut le pays jusqu’au tréfonds, et apprit aux Arabes de la Fétah que, s’ils ne profitaient pas de la leçon, ils subiraient le sort des Arméniens […] Djémal Pacha unit toutes les classes, les conditions et les croyances de Syrie sous la pression d’une misère et d’un péril communs, et rendit ainsi possible une révolte concertée. »
  • [6]
    In Ahmad Shâkir al-Karmî, Mukhtârât min âthârihi, op. cit., pp. 79-81 (premier article).
  • [7]
    Cette culture de l’adab « est caractérisée par le souci de ne pas séparer le contenu du savoir à transmettre des modes mêmes de cette transmission […] à ce titre, enseigner en divertissant deviendra la règle d’or, et l’art d’écrire un moyen, autant qu’une forme, de la culture. », André Miquel, La Littérature arabe, Paris, Puf, coll. « Que sais-je ? », 1981, p. 63.
  • [8]
    « Les pensées de Karmî », paraît en 1921, publié par son ami Muhî al-dîn Ridâ. A. S. Al-Karmî, al-Karmiyyât, Le Caire, Maktabat al-sa‘âda, 1921.
  • [9]
    Al-Kawkab, 25 novembre 1919.
  • [10]
    Notons au passage que la formulation de Karmî est assez proche de celle de Christophe Charle lorsqu’il définit les intellectuels comme des « spécialistes du général », dans Naissance des intellectuels 1880-1900, Paris, Minuit, 1990, p. 119.
  • [11]
    Ahmad Shâkir al-Karmî, Mukhtârât min âthârihi, op. cit., p. 81.
  • [12]
    Ibid., p. 82.
  • [13]
    J’emprunte, après tant d’autres, cette expression à Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975.
  • [14]
    Sur ces questions, voir notamment Edouard Demoor, Robin Ostle, Stefan Wild (éd.), Writing the Self. Autobiographical Writing in Modern Arabic Literature, Londres, Saqi books, 1998.
  • [15]
    C’est la thèse du récent ouvrage collectif, Dwight F. Reynolds (éd.), Interpreting the Self : Autobiography in the Arabic Literary Tradition, Los Angeles, University of California Press, 2001.
  • [16]
    Quartier des immigrants : situé sur les pentes de Damas, c’est, dans les années 1920, le quartier des nouveaux venus, populations arrivées d’autres régions de l’Empire ottoman effondré, des Kurdes, des Tcherkesses, des Arméniens, etc. Il devient bientôt également le quartier des intellectuels et des étudiants.
  • [17]
    Ahmad Shâkir al-Karmî, Mukhtârât min âthârihi, op. cit., p. 82.
  • [18]
    Ahmad Qadrî, Mudhakkarâtî ‘an al-thawra al-‘arabiyya al-kubrâ’ (souvenirs de la grande révolte arabe), Damas, Éditions du ministère de la Culture, 2e éd., 1993.
  • [19]
    Ahmad Shâkir al-Karmî, Mukhtârât min âthârihi, op. cit., p. 83.
  • [20]
    Ibid., p. 84.
  • [21]
    Muhammad Husayn Haykal (1888-1956), grand intellectuel égyptien, publie en 1919 un ouvrage sur Jean-Jacques Rousseau. On peut penser que Ahmad Shâkir al-Karmî l’a lu. Voir Amina Rachid, « Haykal lecteur de Rousseau », in La Réception de Voltaire et Rousseau en Égypte, actes du colloque tenu au Caire du 26 au 28 février 1990, Le Caire, Centre d’études françaises, 1991.
  • [22]
    Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », Paris, 1991, p. 5.
  • [23]
    Voir infra.
  • [24]
    Il s’agit de différents couvre-chefs traditionnels qui distinguent des statuts sociaux, des âges, des régions.
  • [25]
    Ahmad Shâkir al-Karmî, Mukhtârât min âthârihi, op. cit., p. 84.
  • [26]
    Al-Mîzân, n °3, 3 février 1925, lettre d’un lecteur au rédacteur en chef lui reprochant la faiblesse des critiques littéraires.
  • [27]
    Journal puis maison d’édition fondés à Beyrouth en 1935 par Fu’âd Hubaysh.
  • [28]
    En juillet 1908, un groupe d’officiers rebelles affilié au mouvement nationaliste et constitutionnaliste des Jeunes-Turcs pousse le sultan ottoman à rétablir une constitution suspendue depuis 1876. Cette révolution porte avec elle, de manière éphémère, l’espoir d’une réforme complète de l’Empire et de l’éclosion d’une série de libertés fondamentales. Les intellectuels des provinces arabes se saisissent de cet événement pour élaborer un rôle nouveau, prendre la parole et entrer dans le jeu social et politique. Voir Inès-Leïla Dakhli, Les Intellectuels syro-libanais dans la première moitié du xxe siècle (1908-1940), thèse de doctorat, université d’Aix-Marseille I, décembre 2003.
  • [29]
    Ahmad Shâkir al-Karmî, Mukhtârât min âthârihi, op. cit., p. 79.
  • [30]
    Muhammad Kurd ‘Alî, al-Mudhakkarât (Mémoires), Damas, Maktabat al-taraqqî, 1948-1949, 1951, 4 vol.
  • [31]
    Ahmad Shâkir al-Karmî, Mukhtârât min âthârihi, op. cit., p. 85.
  • [32]
    Takhmîs désigne l’action de diviser en cinq, et tashtir celle de partager en deux. On pourrait quasiment traduire cette expression par la « poésie qui coupe les cheveux en quatre ».
  • [33]
    Al-Mudhik al-mubkî (Qui rit qui pleure), n° 4, 1929.
  • [34]
    Mayy Ziyyâdé tient un salon très couru au Caire tous les mercredis ; elle y édicte les canons de la mode en matière de littérature et de pensée. Elle est aussi une femme très courtisée.
  • [35]
    Ahmad Shâkir al-Karmî, Mukhtârât min âthârihi, op. cit., p. 93.
  • [36]
    Ibid., p. 95.
  • [37]
    Al-Mîzân, n °1, 20 janvier 1925.
  • [38]
    C’est dans la filiation de cette rupture intellectuelle que prend place la toute nouvelle science sociale en Syrie et au Liban. L’une des conséquences de cette posture est de faire naître un regard scientifique et distancé sur sa propre société. On peut citer dans ce registre les travaux de Kâzim al-Dâghistânî : sa thèse, Étude sociologique sur la famille musulmane contemporaine en Syrie, avec une préface de Maurice Gaudefroy-Demombynes, Paris, Librairie Ernest Leroux, 1932, mais aussi ses romans autobiographiques, Hikâyât al-bayt al-shâmî al-kabîr (Récits de la grande maison damascène), Damas, 1972, et ‘Âshahâ kullahâ, riwâya (Il l’a vécue tout entière, roman), Dâr al-andalus, Beyrouth, 1969.
  • [39]
    In Ahmad Shâkir al-Karmî, Mukhtârât min âthârihi, op. cit., pp. 113-114 (dixième article).

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