Genèses 2004/2 no55

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Article de revue

Gouverner par les honneurs.

Distinctions honorifiques et économie politique dans l'Europe du début du xixe siècle

Pages 4 à 26

Notes

  • [*]
    Ce texte est tiré d’une communication présentée au colloque organisé par le Centre d’études de la pensée et des systèmes économiques et l’association Charles Gide pour l’étude de la pensée économique sur « Histoire des représentations du marché », Institut d’études politiques de Grenoble, 25, 26 et 27 septembre 2003. Tous mes remerciements aux lecteurs anonymes de la première version de ce papier pour leurs critiques très constructives.
  • [1]
    Cesare Beccaria, Traité des délits et des peines [Dei delitti e delle pene], Philadelphie, 1766, p. 147.
  • [2]
    Voir, dans la tradition de la sociologie parsonnienne, l’article de Jack P. Gibbs, « Norms : The Problem of Definition and Classification », The American Journal of Sociology, vol. 70, n° 5, 1965, pp. 586-594. Ou plus récemment, Martin L. Friedland (éd.), Sanctions and Rewards in the Legal System, Toronto, University of Toronto Press, 1989 et Francesco D’Agostino, Sanzione e pena nell’esperienza giuridica, Turin, Giappichelli, 1989.
  • [3]
    Voir le chapitre qu’Alasdair C. Mac Intyre consacre au « projet des Lumières de justifier la moralité », dans After Virtue, Duckworth, Londres, 2000 [1981], pp. 36 et suiv.
  • [4]
    Exemple : l’article « Sanction » de Charles-Albert Morand dans Archives de philosophie du droit, vol. 35, 1991, pp. 293-312.
  • [5]
    « C’a esté une belle invention, et receuë en la plupart des polices du monde, d’establir certaines merques vaines et sans prix, pour en honnorer et recompenser la vertu », in Reinhold Dezeimeris et Henri Barckhausen (éd.), Essais de Michel de Montaigne [texte original de 1580 avec les variantes des éditions de 1582 et 1587], Bordeaux, Feret et Fils, 1870, t. 1, chapitre vii « Des récompenses d’honneur », p. 312.
  • [6]
    Sur cette problématique générale, voir Olivier Ihl, Martine Kaluszynski, Gilles Pollet (éd.), Les sciences de gouvernement, Paris, Economica, 2003.
  • [7]
    Catherine Larrère, L’invention de l’économie au xviiie siècle. Du droit naturel à la physiocratie, Paris, Puf, 1992, notamment pp. 193 et suiv.
  • [8]
    Jean-Claude Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique (xviie-xviiie siècle), Paris, EHESS, 1992, p. 81.
  • [9]
    Giuseppe Gorani, Recherches sur la science de gouvernement, Paris, 1792. Sa première édition, sous le titre Ricerche sulla scienza dei governi date de 1790, chez Heubach, Durand & Co, à Lausanne, et non de 1788 comme l’indique, en suivant les mémoires de G. Gorani, Alessandro Casati dans sa présentation du Dal dispotismo illuminato alla rivoluzione, Milan, A. Mondadori, 1942 [1767-1791], p. 430, n. 2. On retrouve là le désir de paraître avoir anticipé la Révolution française contre les apparences d’un travail pourtant bien ancré dans les Lumières prérévolutionnaires.
  • [10]
    Sur le rôle des récompenses dans la science administrative et la pensée économique contemporaines, voir James N. Baron et Karen S. Cook, « Process and Outcome : Perspectives on the Distribution of Rewards in Organisations », Administrative Science Quarterly, n° 37, 1992, pp. 191-197.
  • [11]
    Une conceptualisation en termes de « subordination volontaire » destinée, depuis les travaux pionniers d’Oliver E. Williamson, à rendre compte de la « nature de l’autorité » au sein de la « firme moderne » ou dans la « relation d’emploi » (Markets and Hierarchies, New York, The Free Press, 1975, p. XV). On remarquera toutefois que le « jeu des sanctions et des incitations » utilisé pour produire « l’obéissance » demeure, dans cette tradition, masqué par une problématique fort peu réaliste comme celle de la « transaction hiérarchique » ou du « contrat implicite ».
  • [12]
    Sur ces « prérogatives d’honneurs » comme technique d’administration des hommes et des territoires, voir O. Ihl, « Les rangs du pouvoir. Régimes de préséances et bureaucratie d’État dans la France des xixe et xxe siècles », dans Yves Deloye, Claudine Haroche, Olivier Ihl (éd.), Le Protocole ou la mise en forme de l’ordre politique, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 1996, pp. 233-261.
  • [13]
    Un concept dont les économistes ont redécouvert l’importance, notamment sous la houlette des recherches de Marco E. L. Guidi. Voir notamment « Bentham’s Economics of Emulation », Dipartimento di Studi Sociali, Università degli Studi di Brescia, DSS Papers STO 1-97, 1997 (papier présenté au colloque de l’ISUS « Utilitarianism Reconsidered », New Orleans, 22-23 mars 1997).
  • [14]
    G. Gorani, Recherches sur la science…, op. cit., p. 20.
  • [15]
    Victor Riqueti de Mirabeau, L’ami des hommes ou Traité de la population, Avignon, [s.n.]1756, p. 235.
  • [16]
    Voir G. Gorani, Mémoires de Gorani, édition établie par Alexandre Casati, présentée et annotée par Raoul Girardet, Paris, Gallimard, 1944, p. 135 (qui reprend l’édition italienne des deux premiers tomes des Mémoires pour servir à l’histoire de ma vie).
  • [17]
    Claude Dupin, Œconomiques, t. 1, Paris, M. Rivière, 1913 [1745], p. 76.
  • [18]
    Sur la structuration académique de cette « physique économique » évoluant entre métiers d’affaires et recherches mathématiques, voir la synthèse de Marco Bianchini, Bonheur public et méthode géométrique : enquête sur les économistes italiens (1711-1803), Paris, Ined, 2002 [1982].
  • [19]
    Giacinto Dragonetti, Delle virtù e dei premi, Palerme, Dalla Reala Stameria, 1787. La première édition parut à Naples en 1767. Passant en revue l’invention des arts, de l’agriculture, des voyages maritimes ou du commerce, G. Dragonetti ne se cache pas de vouloir apporter une suite au traité de C. Beccaria. À signaler qu’une traduction française intitulée Traité des vertus et des récompenses fut réalisée par « un capitaine de l’artillerie du roi », Jean-Claude Pingeron, chez Jean Gravier, en 1767.
  • [20]
    Cela au nom de ce que G. Dragonetti appelle « la science des Politiques », voir Delle virtù…, op. cit., p. 235. Pour une présentation de cet opuscule, voir Anna Maria Rao, « Delle virtù e de’premi », Cesare Beccaria tra Milano e l’Europa, Milan, Rome, Bari, Cariplo-Laterza, 1990, pp. 534-586.
  • [21]
    Alessandro Pepoli, Saggio di libertà sopra vari punti, Genève, Bonnant, 1783, p. 63.
  • [22]
    Pietro Verri, Discorso sulla felicità (1781). Cité dans l’édition de Del piacere e del dolore ed altri scritti di filosofia ed economia, présenté par Renzo de Felice, Milan, 1964, p. 97.
  • [23]
    Publié à Brescia de 1764 à 1766, ce journal lutta, on le sait, en faveur de la liberté de penser, de produire et de commercer. Un réformisme d’où sortira outre le Dei delitti e delle pene de C. Beccaria, le Discorso sull’indole del piacere e del dolore et le Della economia politica de P. Verri ou encore le Osservazioni sui fedecommessi de Longo. Sur ce mouvement, on se reportera bien sûr à Franco Venturi, Utopia e riforma nell’illuminismo, Turin, Einaudi, 1970, pp. 30 et suiv.
  • [24]
    Sur ces groupes qualifiés de « jacobins », voir Vincenzo Ferrone, I profeti dell’illusmismo, Bari, Laterza, 1989, notamment pp. 356-357.
  • [25]
    Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Tome quatorzième, par une société de gens de lettres ; mis en ordre et publié par M. Diderot et M. d’Alembert, Neufchâtel, Chez Samuel Faulche, 1765, p. 788. L’article « Science » est signé par le chevalier de Jaucourt.
  • [26]
    C’est pourquoi il renia son livre le plus connu, le Vero Dispotismo, pour se déclarer prosélyte de l’économie politique. En témoignent en 1771 un plan de réforme Imposte secondo l’ordine della Natura puis en 1772 deux projets (pour la cour de Vienne et à nouveau pour le gouvernement de Milan) sur la façon de rédimer les droits régaliens sans blesser les droits de la propriété : des ouvrages qu’il présente comme conformes, eux, à la « science nouvelle » (Dispotismo illuminato…, op. cit., p. 184).
  • [27]
    Pour G. Dragonetti, les souverains « devraient s’attacher particulièrement à exciter l’industrie des cultivateurs par des récompenses et à rendre leur triste condition meilleure », Delle virtù…, op. cit., p. 107.
  • [28]
    Sur l’évolution de la pensée de Jérémie Bentham concernant ces techniques de management « préwebériennes », voir Leonard J. Hume, Bentham and Bureaucracy, New York, Cambridge University Press, 1981, notamment le chap. vii « The Constitutionnal Code and Bentham’s Theory of Government ».
  • [29]
    Ouvrage extrait des manuscrits de M. Jérémie Bentham, Bossange et Masson (repris dans Œuvres de Jérémie Bentham, vol. 2, Haumann, Bruxelles, 1829-1830). La première édition anglaise date, elle, de 1825 chez J. et H. Hunt : amendée, elle est le fruit du travail d’un de ses secrétaires, Richard Smith. Une version définitive modifiant sensiblement l’édition d’Étienne Dumont (rejetée par J. Bentham) fut proposée par un autre de ses assistants, John Bowring dans The Works of Jeremy Bentham, Edinburgh, W. Tait, 1838-1843. C’est à celle-ci que je me réfère en m’appuyant sur son édition électronique (www. la. texas. edu/ labyrinth).
  • [30]
    J. Bentham, The Rationale of Rewards, op. cit., l. 1, Of Rewards in General, chap. xvi « Rewards for Virtue ».
  • [31]
    Le premier à avoir analysé dans toute son étendue la place de la théorie des récompenses chez Bentham est sans doute Alessandra Facchi dans une perspective d’histoire du droit, Diritto e ricompense. Ricostruzione storica di un’idea, Turin, G. Giappichelli, 1994, pp. 53-130.
  • [32]
    Sur ces fêtes de la rose et les débats qu’elles ont suscités à la fin du xviiie siècle, voir Sarah Maza, « The Rose-Girl of Salency : Representations of Virtue in Prerevolutionary France », Eighteenth-Century Studies, vol. 22, n° 3, 1989, pp. 395-412.
  • [33]
    J. Bentham, Déontologie ou Science de la morale, revu, publié et mis en ordre par John Bowring, Paris, Charpentier, 1834, p. 113. Pour l’édition en langue anglaise, on se reportera à la publication préparée par Amnon Goldworth, Deontology, Oxford, New York, Clarendon Press, Oxford University Press, 1983.
  • [34]
    Sur la façon dont ce système de récompense combinant pouvoir, argent, et honneur est soumis au calcul, voir l’analyse de Thomas P. Peardon, « Bentham’s Ideal Republic », The Canadian Journal of Economics and Political Science, vol. 17, n° 2, 1951, notamment p. 199.
  • [35]
    Frederick Rosen et James Henderson Burns (éd.), The Collected Works of Jeremy Bentham – Constitutional Code, vol. 1, Oxford, Clarendon Press, 1983, p. 358. Sur ce point, voir aussi l’analyse de M. E. L. Guidi, « Bentham’s Economics… », op. cit.
  • [36]
    J. Bentham, Rationale of Reward, op. cit., l. 2, Reward applied to Offices, chap. iv « Minimize Emolument ».
  • [37]
    François Véron de Forbonnais, art. « Concurrence », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences…, op. cit., t. 3 (1753), p. 832.
  • [38]
    Pour une présentation générale de ces controverses, voir Albert O. Hirschman, The Passions and the Interests, Princeton University Press, Princeton, 1977.
  • [39]
    Charles His, Théorie du monde politique ou de la science de gouvernement considérée comme science exacte, Paris, Schoell, 1806, p. 209.
  • [40]
    Melchiorre Gioia, Del merito e delle ricompense. Trattato storico e filosofico, Milan, Presso Gio Pirotta, 1818 (préface). Outre cet ouvrage, il rédigea une Filosofia della statistica (1829-1830) qui fit longtemps autorité.
  • [41]
    Sur cette figure aujourd’hui ignorée, voir Piero Barucci, Il pensiero economico di Melchiorre Gioia, Milan, Giuffrè, 1965.
  • [42]
    M. Gioia Del merito e delle ricompense…, op. cit.
  • [43]
    Sur ce mécanisme cher aux justifications contemporaines du « marché », voir Nathan Rosenberg, « Mandeville and Laissez-Faire », Journal of the History of Ideas, vol. 24, avril-juin 1963, notamment pp. 186-187.
  • [44]
    Sur ce dispositif, fruit de l’application de la revendication statistique au domaine de la moralité, voir Jean Lecuir, « Criminalité et moralité : Montyon, statisticien du Parlement de Paris », Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. 21, juillet-septembre 1974, pp. 345-393.
  • [45]
    Pour une présentation détaillée de l’un d’entre eux, administré par l’Académie des sciences morales et politiques, grand pourvoyeur d’honneurs, voir O. Ihl, « Les concours de la misère. La célébration de l’indigence vertueuse à travers l’action de la Fondation Carnot », in André Gueslin et Dominique Kalifa (éd.), Les exclus en Europe 1830-1930, Paris, Éditions de l’Atelier, 1999, pp. 180-192.
  • [46]
    Un seul exemple : celui de Mary Edgeworth, Éducation pratique, Genève, Imprimerie de la bibliothèque britannique, 1801.
  • [47]
    Ambroise Clément, Recherches sur les causes de l’indigence, Paris, Guillaumin, 1846, pp. 270 et suiv.
  • [48]
    Claude-Henri Rouvroy, comte de Saint Simon, Du système industriel, Œuvres, Paris, Anthropos, 1966, t. 1, p. 161.
  • [49]
    Louis Blanc, Organisation du travail, Paris, Cauville, 1845, p. 35. Les auteurs en échange de leurs droits acquerraient le droit de concourir pour des récompenses nationales consistant en un fonds que se partageraient ceux qui « auraient le mieux mérité de la patrie ».
  • [50]
    Marcellin Berthelot (éd.), La Grande Encyclopédie, Paris, H. Lamirault et Cie, 1906, t. 29, p. 416.
  • [51]
    Sans revenir sur l’abondante littérature historienne qui s’est saisie de cette question, depuis l’article pionnier d’Alphonse Aulard, « Le centenaire de la Légion d’honneur », Études et leçons sur la Révolution française, 4e série, Paris, Félix Alcan, 1904, pp. 261-302 ou, récemment, les travaux de Sylvain Rappaport, issus de sa thèse sur les prix de vertu du baron Monthyon, notamment « Les silences de la vertu », dans Revue d’histoire du xixe siècle, n° 10, 1994, on signalera les publications sociohistoriennes de Bruno Dumons et Gilles Pollet, « Une distinction républicaine : les médailles du travail au tournant des xixe et xxe siècles. Éclairage sur le modèle républicain de la citoyenneté », in Maurice Agulhon (éd.), Cultures et folklores républicains, Paris, CTHS, 1995, pp. 69-82 ; Frédéric Caille, « La vertu en administration. La médaille de sauvetage, une signalétique officielle du mérite moral au xixe siècle », Genèses, n° 28, 1997 ; O. Ihl, « La République des titres et des honneurs », Communications, n° 69, 2000, pp. 115-137.
  • [52]
    J. Bentham, Théorie des peines…, op. cit., p. 142.
  • [53]
    On pense à Morelly, Essai sur le cœur humain ou Principes naturels de l’éducation, Paris, C. J.-B. Delespine, 1745, p. 85.
  • [54]
    J. Bentham, Théorie des peines…, op. cit., p. 138.
  • [55]
    Ainsi chez Jean-Louis Alibert, dans sa Physiologie des passions ou Nouvelle doctrine des sentiments moraux, Paris, Bechet jeune, 1825, t. 1, p. 289. L’auteur parle d’un « état d’énergie du système sensible » et même d’un « attribut natif du système nerveux qui le rend apte à s’approprier tout ce qui tend à améliorer la condition humaine ».
  • [56]
    J. Bentham, Théorie des peines…, op. cit., p. 150.
  • [57]
    Dans la société indienne basée sur les castes, « [l’]émulation est réduite à son moindre terme, et l’énergie nationale est au plus bas degré » (ibid., p. 163). Une façon de hiérarchiser le développement économique des nations par l’intensité de leur « système d’émulation » comme chez Constantin François de Chasseboeuf, comte de Volney, Les ruines, ou Méditations sur les révolutions des empires, Paris, Dugour et Durand, 1799, p. 73.
  • [58]
    J. Bentham, The Rationale of Rewards, op. cit., l. 1, chap. iii « Reward and Punishment combined ».
  • [61]
    Des structures de relations que la sociologie du conflit, depuis les années 1960, s’est employée à formaliser. Par exemple, James T. Tedeschi, « Threats and Promises », in Paul Swingle (éd.), The Structure of Conflict, New York, Academic Press, 1970, pp. 155-191.
  • [59]
    G. Gorani, Recherches sur la science…, op. cit., chap. l, « Des ordres d’honneur », t. 1, pp. 271 et suiv.
  • [60]
    Ibid., p. 272. Sur cette antienne pédagogique, Charles Castel de Saint Pierre (abbé de), Projet pour perfectionner l’éducation ; avec un discours sur la grandeur et la sainteté des hommes, Paris, Briasson, 1728, p. 109.
  • [62]
    Sur cette professionnalisation, voir Madeleine Ventre-Denis, « Sciences sociales et Université au xixe siècle. Une tentative d’enseignement de l’économie politique à Paris sous la Restauration », Revue historique, vol. 256, 1976, pp. 321-342.
  • [63]
    Les travaux récents des psychologues et des sociologues des organisations le soulignent : ces dispositifs émulatifs accentuent le sentiment d’injustice, sinon la conflictualité sociale. Plus ces pratiques, dénoncées comme « paternalistes », se développent, plus sont élevés les niveaux de contentieux dans les entreprises. Pour un bilan, Paul Milgrom et John Roberts, « An Economic Approach to Influence Activities In Organizations », American Journal of Sociology, n° 94, (supplément), 1988, pp. 154-179.
  • [64]
    Cours complet d’économie politique pratique, t. 2, Paris, 1852, chap. xxxi « Des récompenses nationales », p. 356.
  • [65]
    Éléments de l’économie politique, Paris, Guillaumin et Cie, 1848 (2e éd.), p. 263.
  • [66]
    Nicolas-François Canard, Principes d’économie politique, Ouvrage couronné par l’Institut national le 15 nivose an X, Paris, Buisson, 1801, p. 28.
  • [67]
    Bien qu’il en appelait à récompenser « les agriculteurs, les manufacturiers et les commerçants », Examen des principes les plus favorables aux progrès de l’agriculture, des manufactures et du commerce en France, t. 1, Paris, A. A. Renouard, 1815, p. 323.
  • [68]
    Sur l’enrôlement des savoirs opéré par la renaissance de l’Académie des sciences morales et politiques, voir Élise Feller et Jean-Claude Goeury, « Les Archives de l’Académie des sciences morales et politiques : 1832-1848 », Annales historiques de la Révolution française, n° 47, 1975, pp. 567-583.
  • [69]
    Jules du Mesnil-Marigny, Catéchisme de l’économie politique basée sur des principes rationnels, Paris, Cournol, 1863 (3e éd.), p. 229.
  • [70]
    Sur la redécouverte récente de cette figure, voir Evelyn L. Forget, The Social Economics of Jean-Baptiste Say. Markets and Virtue, London, New York, Routledge, 1999.
  • [71]
    Emmanuel Blanc et André Tiran (éd.), Jean-Baptiste Say, Œuvres complètes, Œuvres morales et politiques, t. 5, Paris, Economica, 2003, p. 206.
  • [72]
    Sur le lien entre ces deux hommes, voir l’article d’Hiroshi Kitami « Jean-Baptiste Say et Étienne Dumont », in Jean-Pierre Potier, André Tiran (éd.), Jean-Baptiste Say. Nouveaux regards sur son œuvre, Paris, Economica, 2003, pp. 683-697, qui reprend la correspondance de l’ancien secrétaire de J. Bentham avec J.-B. Say conservée à la bibliothèque publique et universitaire de Genève.
  • [73]
    Ibid., p. 449.
  • [74]
    Ibid., p. 451.
  • [75]
    Sur le débat entraîné au xixe siècle par l’affirmation d’un caractère naturel des « lois » de l’économie politique, un trait cher à l’école française (qui s’empressa de les déclarer « harmoniques » sinon « providentielles ») mais décrié par les Allemands et les Anglais, voir Charles Gide, Cours d’économie politique, Paris, Sirey, t. 1, 1926 (9e éd.), pp. 12 et suiv.
  • [76]
    Art. « Encouragements », in Charles Cauquelin et Gilbert-Urbain Guillaumin, Dictionnaire de l’Économie politique, Paris, Guillaumin, 1852-1853, t. 1, p. 687.
  • [77]
    Cours complet d’économie…, op. cit., p. 354.
  • [78]
    Comme chez Léopold Thézard qui leur reproche de ne « procurer à celui qui les adopte aucun plaisir, sinon celui de paraître supérieur ou de ne pas paraître inférieur en richesse à ceux qui l’entourent ». Voir Léopold Thézard, Du luxe et des lois somptuaires, Niort, L. Clouzot, 1867, pp. 3 et 15.
  • [79]
    Robert F. Meier et Weldon T. Johnson, « Deterrence as Social Control : the Legal and Extralegal Production of Conformity », American Sociological Review, vol. 42, n° 2, 1977, pp. 292-304. Une doctrine qui associe le contrôle des comportements au mécanisme extérieur de sanctions – récompenses et punitions – que les auteurs font remonter à C. Beccaria et J. Bentham (p. 293). Ils n’en étudient cependant – et le point est caractéristique des sciences sociales des années 1970 – que la face punitive.
  • [80]
    C’est le credo d’Ernest Renan déclarant « la liberté individuelle, l’émulation, la concurrence, étant la condition de toute civilisation, mieux vaut l’iniquité actuelle que les travaux forcés du socialisme ». Voir E. Renan L’avenir de la science, pensées de 1848, Paris, Calmann-Lévy, 1910, p. 379.
  • [81]
    Jean-Baptiste Jobard, Nouvelle économie sociale ou Monautopole industriel, artistique, commercial et littéraire, Paris, Mathias, 1844, p. 22.
  • [82]
    On peut lire dans l’ouvrage de vulgarisation de Jean-Jacques Rapet, Manuel populaire de morale et d’économie politique, Paris, Guillaumin et Cie, 1863, 2e éd., couronné par l’Académie des sciences morales et politiques : « Si les hommes comprenaient ces harmonies sociales […], ils sauraient que le bien général résulte des efforts légitimes de chacun vers son intérêt bien compris » (p. II).
  • [83]
    On en trouve une illustration dans les colonies où les distinctions honorifiques ont longtemps reproduit le schème évolutionniste de hiérarchies échelonnées en « stades » de l’histoire de l’humanité. En somme, en y distinguant des hommes réputés déjà distincts. Sur ces pratiques, voir O. Ihl, « Sous le regard de l’indigène. Le voyage du président Loubet en Algérie », in Jean-William Dereymez, Olivier Ihl, Gérard Sabatier (éd.), Un cérémonial politique : les voyages officiels des chefs d’État, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 1998, notamment pp. 226-234.

1 L’Europe des lumières rêva de décorer le mérite. Elle prétendit même faire des distinctions honorifiques le fondement des hiérarchies sociales. Que l’on songe à la conclusion du célèbre Traité des délits et des peines :

« Si les prix distribués par les Académies aux Auteurs des découvertes utiles ont étendu les connaissances et multiplié les bons livres, pourquoi des récompenses de la main d’un Monarque bienfaisant n’augmenterait-elle pas le nombre des belles actions [1] ? »
Promue dans les milieux utilitaristes, cette revendication reste difficile à analyser, notamment à partir de nos spécialisations académiques. Sans doute parce que chaque bastion disciplinaire prétend d’abord y installer sa propre « avant-garde ». Pour la sociologie du droit, ce type de récompense relève de l’arsenal des « sanctions positives », autrement dit d’un moyen alternatif de garantir l’observance des lois [2]. Pour la philosophie morale, il faut y lire la quête d’une vertu susceptible de ne faire appel à aucune transcendance autre que le sentiment de la loi : d’où son assimilation à la controverse sur les « fondements de la moralité » qu’aurait ouverte en 1745 l’Essai sur le mérite et la vertu d’Anthony Ashley Cooper, comte de Shaftesbury [3]. Quant aux juristes, ils en font la métaphore d’un « droit distributif » : par opposition au « droit pénal », celui-ci permettrait d’affirmer la supériorité de la prévention sur la punition [4]. Et si cette « monnaie d’honneurs », que Cesare Beccaria, aristocrate réformiste de vingt-cinq ans, présentait comme « inépuisable et féconde entre les mains d’un sage distributeur », relevait d’une autre histoire : de l’entrée des honneurs dans le giron d’une économie politique œuvrant à modeler de nouvelles catégories d’intervention publique ?

2 Explorer cette hypothèse, c’est revenir sur les conditions qui ont permis aux traditionnels « bienfaicts » du roi, ceux dont parle encore Michel de Montaigne au titre d’une police des mœurs [5], de s’imposer comme une technique de gouvernement à part entière [6]. Un processus qui s’est déployé dans le mouvement même par lequel la récompense, se distinguant de la « libéralité » et de la « faveur », est devenue l’objet d’une revendication de scientificité, celui d’un militantisme savant dont cet article s’attache à reconstituer les contours. Voyages, séjours, correspondances : un véritable réseau européen s’est mobilisé sur cette thématique, celle d’un management honorifique d’État. Pour trouver un substitut aux piétés consolantes et autres dévotions protectrices chères à la pastorale chrétienne, il fallait établir un « trésor d’honneurs ». Et plus encore : exciter l’émulation, rétribuer le mérite, honorer la vertu. Très vite, le mot d’ordre devient un lieu commun. À la veille de la Révolution française, il se déploie aux marges d’une professionnalisation économique déjà amorcée [7] et de sciences expérimentales (comme la physique ou la statistique) qu’abritent, dans toute l’Europe, collèges royaux et Académie des sciences. Comme si promouvoir la « monnaie des honneurs », c’était pour ces réformateurs en appeler à transformer un art de gouvernement en une science d’État. Jean-Claude Perrot a montré combien la prétention de fonder une « science » de l’économie accompagna l’école physiocratique, entre 1767 et 1774 avant de disparaître puis de rebondir au tournant du siècle grâce à l’abbé Joseph-André Brun de La Combe, François Véron Duverger de Forbonnais ou Julien-Hyacinthe Guer marquis de Marnières et, enfin, de se généraliser [8]. D’autres figures, aujourd’hui oubliées, permettent d’en prendre la mesure, cette fois au nom d’une « science » des honneurs. Comme celle du comte Giuseppe Gorani, dont l’ouvrage, publié en 1790, fut traduit deux ans plus tard à Paris sous le titre Recherches sur la science de gouvernement[9]. Pour cet illuminista qui fait transition entre la science mondaine du xviiie siècle et celle, académique, du xixe siècle, régénérer l’édifice des relations sociales, c’était imposer une nouvelle ingénierie du mérite. Une idée abondamment débattue dans la première moitié du xixe siècle, notamment par Jérémie Bentham, Jean-Baptiste Say ou les « économistes » italiens.

3 Restituer le contexte de cette revendication, c’est – comme on le verra dans un premier temps – contribuer à l’histoire d’une démocratisation des honneurs et, plus largement, d’une émulation premiale que l’Europe des Lumières plébiscita comme un moyen d’accéder à l’économie de marché et à une démocratie civique [10]. C’est renouer surtout – ce sera l’objet d’un second temps – avec une constellation de savoirs et de pratiques devenus étrangers à la science économique, notamment à la théorie des incitations, alors même que celle-ci a colonisé, sous son versant managérial, les organisations hiérarchiques, depuis la bureaucratie stato-nationale jusqu’à la firme industrielle [11]. Car cette « science » des honneurs n’a rien d’anecdotique. Elle a bel et bien participé d’une forme d’administration du social [12] : celle dont témoigne, tout au long du xixe siècle, l’inflation des médailles, prix, concours et autres émulations honorifiques, celle dont le tournant néolibéral en Europe pourrait bien célébrer à nouveau l’ordre des vertus.

Une « science » des honneurs

4 Jusqu’à la fin du xviie siècle, récompenser, du latin recompensare, c’était donner en retour, fournir compensation à une perte ou une privation. Du latin compensare, le mot exprimait le dédommagement chrétien, c’est-à-dire la rédemption des péchés. Après 1750, les activités productrices sont vantées par les écrivains et les philosophes. On se prend d’enthousiasme pour les théories économiques. Au point que les mécanismes de la production se voient assimilés à ceux de la « civilisation ». L’idée de récompense se spécialise. Elle se fixe sur le versant positif du terme : non plus réparer mais gratifier. C’est ainsi que le siècle des Lumières considéra sous un jour nouveau la notion d’émulation, qu’il en fit une fonction de l’État libéral [13]. Apologie des expositions agricoles, création de sociétés d’encouragement, multiplication des prix proposés par les académies et sociétés savantes : tout était bon pour répandre des « motifs d’encouragement ». Il s’agissait, en primant le plus beau cheval de labour, le meilleur essai philosophique ou telle innovation technique, de défendre une certaine conception du « progrès ». Cantonnée jusque-là au monde de la pédagogie ou aux activités scientifiques – que l’on songe aux prix offerts par la British Board of Longitude en 1713 pour l’élaboration d’un chronomètre mesurant la longitude en trente, quarante ou soixante minutes – la technique se généralise. En 1795, le général Napoléon Bonaparte se tourne vers la Société d’encouragement de l’Industrie pour trouver une méthode de panification utilisable par les forces armées. Il est vrai qu'entre-temps l’émulation a acquis les traits d’une véritable ingénierie de gouvernement.

Une économie politique du mérite

5 1790 : G. Gorani, réformateur issu d’une grande famille de la noblesse lombarde, propose que chaque État organise une distribution d’honneurs : un moyen d’« alimenter l’émulation » et, partant, d’augmenter vertus et talents. Accordée par le prince, cette « monnaie d’honneur » suivrait les vœux d’académies spécialisées : ceux de sénats composés de spécialistes rompus à l’examen des mérites individuels. Une façon de transformer les faveurs princières en récompenses « objectives », cela contre la conception aristotélicienne de la « juste valeur » ou celle du Prince comme arbitre de la parité des monnaies. Ces examinateurs n’étaient tant des administrateurs de vertu que des doxosophes. Leur tâche ? Mettre un prix au « cours » des renommées individuelles. C’est l’estime qui sert ici de point de référence. Autrement dit, une forme de considération dont la cotation est présentée comme « naturelle » : dans l’esprit de G. Gorani, il faut entendre par là qu’elle émane des jugements et des opinions échangés par les individus eux-mêmes. Aussi note-t-il dans son ouvrage :

« Les cordons, les médailles, les signes extérieurs de décoration distribués avec économie, justice et sagacité, sont toujours des monnaies d’une valeur incroyable, pourvu qu’elles représentent un mérite dont la vérité soit bien connue du public [14]. »
La « récompense d’honneur » présente toutes les caractéristiques d’un instrument fiduciaire. Elle s’apparente à une monnaie dont l’État garantit les conditions d’émission et de circulation :
« Si les signes représentatifs de ce trésor pouvaient être falsifiés impunément, il en résulterait dans le système moral, les mêmes désordres que produirait dans le commerce et la circulation, la falsification des monnaies et des autres signes de valeur. »
Il faut se garder ici de recourir aux notions, chères aux historiens des idées, de « précurseur » ou de « pionnier ». L’appel de G. Gorani n’a rien de singulier en cette fin de xviiie siècle. On pourrait le rapprocher du souci de « récompenser la vertu » que manifestent tant de moralistes depuis l’Éthocratie du baron d’Holbach ou le Nouveau plan de gouvernement de l’abbé de Saint Pierre. Un seul exemple : le marquis de Mirabeau – dont G. Gorani avoue avoir lu « deux fois » l’Ami des Hommes ou Traité de la population. Il en proclame lui aussi l’exigence :
« La véritable police, la police digne d’un grand prince, d’un père du peuple, de l’oingt du seigneur, consiste moins à punir les crimes qu’à sécher le germe des vices en réchauffant et faisant éclore celui des vertus [15]. »

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Giuseppe Gorani en 1780. © Collection personnelle.

6 Pourtant, l’auteur des Recherches sur la science de gouvernement se distingue de ces programmes de réforme purement morale. Si la récompense est conçue comme un recours, ce n’est pas ici en ce qu’elle promet de tempérer l’égoïsme par la vanité. Mais parce qu’elle ouvre sur un savoir expérimental. Un savoir que les sciences camérales découvertes à la cour de Berlin [16] ou les « économistes » travaillaient justement à constituer. Preuve que le propos participe d’une mobilisation plus large. Il exprime les attentes d’un militantisme qui, face à la centralisation étatique de l’absolutisme monarchique et à sa réorganisation financière, s’efforce d’« éclairer » le législateur en lui indiquant la façon d’administrer le désir social de distinction. De ce gouvernement des honneurs, Claude Dupin a suggéré l’utilité en rappelant que les Romains traitaient « avec honneur » ceux qui réussissaient dans le commerce et la navigation : « Ils récompensaient les bons Pilotes et les bons Matelots ; moyen infaillible de faire promptement de bons élèves à peu de frais. » Et d’évoquer Louis XIV qui, pour lever en 1680 soixante mille matelots « et exciter leur émulation », fit frapper des médailles « pour être distribuées à ceux d’entr’eux qui se seraient distingués dans leur Art » [17].

7 Récompenser ? Désormais, ce devait être une manière de suivre des « lois » au regard desquelles les « faits » se lieraient à des « causes » et à des « résultats ». Si la récompense incite à se comparer, sinon à se surpasser, c’est aussi qu’elle s’autorise d’un « intérêt » réputé ouvrir sur une compréhension plus réaliste des rapports sociaux. G. Gorani la définit comme la matière première d’une sorte de manufacture de l’ambition. Une manufacture capable de rendre les « passions » accessibles à l’œil du pouvoir. On retrouve cette revendication dans les cercles académiques italiens. Là, comme en Allemagne, les chaires d’économie politique se sont multipliées depuis le milieu du siècle [18]. Au point de former un dense réseau d’échanges. Au-delà de leurs spécificités administratives ou culturelles, un projet les unifie : celui d’appliquer les principes galiléens au domaine des sciences sociales. Occupées par des administrateurs, des philanthropes, des mécènes, des magistrats, ces chaires précipitent l’entrée en jeu de nouveaux modèles d’action publique. Exemple : le marquis Giacinto Dragonetti qui, en 1765, dans Delle virtù e dei premi[19], s’efforce d’autonomiser la notion de vertu [20]. D’où l’idée de la traiter du seul point de vue de l’économie politique. Assimilée aux « actions utiles à la société », la vertu devient une technique de rémunération des « motifs les plus louables ». Une conception que Dragonetti va promouvoir lorsque, jurisconsulte fixé en Sicile, il deviendra président de la Cour royale. Même type de raisonnement au fondement d’une demande d?;;;;;;;;9;élargissement des bases du patriciat chez le comte Alessandro Pepoli [21] : la « vertu » y nourrit un argument de type expérimental dressé contre l’oligarchie dominante, notamment après la réforme constitutionnelle à Venise en 1781. Ou encore chez Pietro Verri présentant ce concept comme une émanation de l’« intérêt ». Un intérêt dont devrait s’inspirer une « sage législation ». L’amour-propre éclairé : voilà donc le mode de régulation des ambitions que ces hommes destinaient « au meilleur bonheur possible réparti avec la plus grande égalité possible » [22]. Pour ces « investiganti », admirateurs des sciences appliquées, proches des administrateurs de terres et autres exportateurs de grains, adversaires résolus de la Curie romaine, la commercialisation de la vertu n’était qu’une façon d’encourager l’émulation des intérêts. Une manière finalement de fondre l’antique vertu républicaine dans le mérite bourgeois.

8 L’entreprise du Lombard Gorani participe de ce militantisme savant. Figure proche de l’Accademia dei Pugni ou du journal milanais Il Caffè (que dirigeaient les frères Verri, Cesare Beccaria, Alfonso Longo ou Paolo Frisi [23]), l’homme est au service d’un prophétisme se légitimant par la rhétorique du calcul marginal ou la théorie du coût de production. Ce prophétisme emprunte, plus largement, aux utopies d’un milieu social (celui du libertinisme mondain et des courants hétérodoxes de la pensée maçonnique et protestante [24]) tout en cultivant une scientificité d’apparat : celle de la comptabilité d’État, de l’ingénierie hydraulique ou de la politique monétaire. Si la science est ici une rhétorique convoitée, c’est qu’elle passe pour une instance d’habilitation pleine et entière. La notion désigne, rappelons-le, l’opposé conceptuel du « doute ». Elle passe pour « un degré de connaissance capable de produire une conviction entière » [25].

9 La découverte de l’économie politique à la fin des années 1760 fut pour G. Gorani à l’origine de la scientificisation de ses écrits, comme le montrent, outre plusieurs publications spécialisées [26], sa correspondance avec l’abbé Nicolas Baudeau ou Pierre-Paul Le Mercier de la Rivière. Certes, ni relevés statistiques, ni méthode géométrique ne jettent ici les bases d’une approche à proprement parler mathématique. Mais il ne s’agit pas tant de réalité que de projet. Moins de décrire ou de comprendre que de recommander. C’est pourquoi G. Gorani va utiliser l’éclat d’une « science » économique à laquelle les auteurs lombards de l’Accademia dei Pugni venaient de donner une nouvelle impulsion. La récompense ? Elle doit, selon lui, être proportionnée au degré d’utilité des services distingués et rétribuer talents et « belles actions » (par opposition aux « distinctions et prérogatives que l’opinion attache à la naissance »). Ses destinataires ? Avant tout, les « classes inférieures de la société » : comme elles sont « les plus nombreuses », ce serait « encourager le perfectionnement de l’agriculture et des arts et des métiers les plus utiles » [27]. On le voit : l’ingénierie de gouvernement dont se réclame G. Gorani, doit avant tout édifier et modifier. Un programme pour lequel ce « girondin », aide de camp du comte de Mirabeau, sera finalement remercié. Le 26 août 1792, il est naturalisé « citoyen français ».

10 Ce même jour, le décret de la Constituante rendit hommage à un autre entrepreneur de scientificité : J. Bentham qui travaillait lui aussi, en ces années, à objectiver la question de l’émulation mais au nom d’une « science de la législation » [28]. Son traité The Rationale of Rewards, rédigé entre 1775 et 1787, ne sera publié en français par Étienne Dumont qu’en 1811 sous le titre Théorie des peines et des récompenses[29]. Descendant d’une famille d’attorney, son auteur, défenseur des classes moyennes, y vante un mécanisme de contrôle qui ne relève plus du redressement mais d’une « culture de la bienveillance » (cultivation of benevolence). Persuader chacun que ses actions, bonnes ou mauvaises, sont sous le regard de tous : voilà le moyen qu’il avait imaginé pour multiplier les actes positifs. Censé orienter et diriger des conduites libres, le procédé devait joindre « l’intérêt » aux « devoirs prescrits » [30]. C’est ce qu’il nommait the junction-of-interest-and-duty principle.

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Jérémie Bentham en 1823. © C. Fuller, UCL Bentham Project.

11 Définis comme un « moyen rémunératoire », les honneurs y annoncent une politique du mérite fondée sur la force de l’exemple :

« Chaque service distingué pourrait trouver une place dans les annales [du mérite] ; et les personnes, toujours sujettes à exagérer la vigilance et les moyens d’information possédés par leur gouvernement seraient bientôt persuadés qu’une inspection perpétuelle (a perpetual inspection) a été organisée, non seulement en ce qui concerne leurs défauts mais également pour leurs actions les plus méritantes (their meritorious actions) [31]. »
Si la compétition pour les récompenses doit être « aussi ouverte que possible », c’est parce que le législateur a désormais pour tâche de produire « the greatest happiness of the greatest number ». Nombre d’expédients rémunératoires sont convoqués en renfort de la démonstration. Qu’il s’agisse de la Rosière de Salency, avec ses prix annuels qui dotent de chastes jeunes filles [32], des fêtes de gymnastique militaire à Genève récompensant l’agilité et la robustesse, de la Humane Society à Londres, avec ses médailles de sauvetage ou de l’Académie française avec son prix de vertu dû au célèbre baron de Montyon. Comme si, dans cette Europe prérévolutionnaire, l’ingénierie des honneurs promettait de devenir le nouvel adjudicataire des valeurs sociales.

12 Chez J. Bentham, les distinctions honorifiques sont surtout un moyen d’accroître « les vertus qui sont désignées à l’État comme dignes d’être récompensées par lui » [33]. Elles forment, en somme, un « code rémunératoire ». Car la récompense appartient ici au régime des primes : elle est un moyen de management propre à développer les arts, les sciences et l’industrie. Définie comme « a portion of the matter of good », elle opère comme un mobile pour développer la « performance » d’un groupe d’individus. C’est pourquoi, à la manière dont se créent les valeurs industrielles, se placent les capitaux ou se détermine l’intérêt de l’argent, la vertu chez J. Bentham émarge aux règles que l’économie politique doit connaître. Dans la société des émules, abnégation et gloire, peine et récompense se font face. Sur le modèle, pourrait-on dire, dont travail et consommation « s’équilibrent » pour l’agent économique : l’estime aussi est un calcul social [34].

13 Évidemment rien n’interdit d’associer ces honneurs à des récompenses pécuniaires. Mais parce qu’ils offrent des satisfactions spécifiques, leur emploi ne saurait se confondre avec les incitations financières. En rédigeant son Code constitutionnel, J. Bentham y perçoit une « solution » au management de la bureaucratie alors en pleine d’expansion. Dans le chapitre ix qui examine le fonctionnement de la machine d’État, la question est posée : comment maximiser l’aptitude des fonctionnaires et minimiser les dépenses pour les contribuables ? Comment sélectionner une fonction publique cumulant qualités intellectuelles, intégrité morale et excellence professionnelle ? La réponse tient en quelques mots. Étoiles, médailles, rubans : voilà les distinctions, à la fois hiérarchisées et fonctionnelles, censées promouvoir cette conception de l’autorité, voilà les distinctions capables d’associer les idées de self-interest et de rétribution du mérite. Le taux de salaire ? S’il est élevé, il peut donner le « goût de l’opulence » et créer des « besoins factices » [35]. En revanche, si les traitements sont bas, ne seront sélectionnés que des fonctionnaires attirés, non par l’argent, mais par la réputation ou la considération [36].

14 Qu’importe la validité empirique de ces formulations. Ce qui est significatif, c’est la conviction que J. Bentham martèle à plusieurs reprises : il faut attacher les agents publics à des récompenses symboliques. À des grades, à des préséances, à des insignes. Bref à une nomenclature de la déférence qui n’est autre qu’un système d’indexation des réputations individuelles. L’attrait de l’ingénierie des honneurs vient de là. Élargissant la panoplie des modes de rémunérations des agents d’État, elle allège l’imposition du contribuable tout en favorisant l’apprentissage d’une forme de servitude volontaire. Dissuadant de la corruption, elle propage un esprit de corps qui, instrument de la grandeur de l’État, jouera comme un moyen ingénieux de discipline.

L’émulation premiale

15 Pour mieux comprendre une telle apologie des honneurs, il importe de revenir sur la notion d’émulation. Au xviiie siècle, celle-ci ne se distingue guère du concept de concurrence auquel elle emprunte d’ailleurs l’essentiel de son éclat. Assimilée à un « aiguillon » (le mot ne cesse de revenir), elle promet d’enfermer les volontés dans un enchaînement salvateur : celui où « toutes les parties agissent et se communiquent un mouvement égal », où un pays « jouit de toute la vigueur dont il est susceptible » [37]. Peu importe qu’on la fasse dériver, comme Adam Smith et Bernard Mandeville, de sentiments plutôt que d’un calcul ou du self-interest comme chez Thomas Hobbes [38]. À la fin du xviiie siècle, la récompense ne s’attache plus à une anthropologie des « passions ». Elle se proclame « scientifique ». Enrôlée par l’économie politique, elle chemine sous les traits d’une théorie, celle de « vices privés » dont le pouvoir fera une « vertu publique ». Une assurance sur laquelle gouvernants et chefs d’administration s’ingénieront à asseoir leur autorité en se revendiquant d’un patronage honorifique désormais proclamé universel.

L’inflation honorifique au xixe siècle

C’est ainsi que dès son arrivée au pouvoir, Napoléon Bonaparte multiplia les signes de mérite : sénatories à vie, baccalauréat, grandes écoles, palmes académiques… Le plus célèbre d’entre eux est un ordre national créé pour récompenser le mérite civil et la bravoure militaire : l’Ordre de la Légion d’honneur. Adoptée par un décret du Corps législatif voté le 19 mai 1802 et proclamé loi de la République le 29 mai suivant, cet ordre honorifique vit réellement le jour deux ans plus tard, à la suite du décret du 11 juillet 1804 créant l’« étoile à cinq rayons doubles, émaillée de bleu ». Creuset d’une nouvelle noblesse, la Légion d’honneur était conçue comme une organisation pyramidale : elle semblait imitée des anciens ordres de chevalerie, avec des grades s’étageant du « légionnaire » (chevalier) au « grand cordon » (réservé aux « dignitaires » du régime). Reste qu’en mêlant civils et militaires, roturiers et nobles, elle intégrait les revendications des Lumières. Celle d’un gouvernement qui « ne pouvant empêcher ni le nombre, ni la diversité des passions » s’attacherait, grâce aux vertus de l’émulation, à « creuser le lit dans lequel ces passions circuleront sans endommager la société » [39]. Celle aussi d’une dignité formellement ouverte à tous : de 1802 à 1814, quarante-huit mille légionnaires furent désignés, sans considération de naissance ou de confession. Un chiffre qui tranche avec les quelques centaines d’« élus » des ordres d’Ancien Régime. Tout au long du siècle, une trentaine de nouvelles décorations d’État devaient suivre, chacune distribuée par dizaines et parfois centaines de milliers : la Médaille d’honneur dite de sauvetage (1820), la Croix des combattants de Juillet (1830), la Médaille militaire (1852), celle de Sainte-Hélène (1857), des Sociétés de secours mutuels (1858), d’Italie (1859), de Chine (1861), des Postes et Télégraphes (1882), des Préposés forestiers (1883), du Tonkin (1885), du Travail (1886), de Madagascar (1896), des Administrations pénitentiaires (1896), des Contributions indirectes (1897), des Travaux publics (1898), des Établissements pénitentiaires coloniaux (1898), des Ouvriers de l’Exposition universelle (1899), des Sapeurs pompiers (1900)… Une évolution qui se retrouve nolens volens dans la plupart des pays européens au fur et à mesure que s’affaiblissaient les modes d’émulation liés à la société d’ordres.

16 Ce qui était expérimenté là, dans ces vastes réseaux de décorés, c’est une autre figure du pouvoir. Ni guerrière ni juridique : une figure du pouvoir s’établissant dans et par l’entrecroisement des intérêts. Le pouvoir de l’émulation premiale. La prime, il faut le préciser, dérive du latin primus (qui est en avant). Un terme d’où découle primat et primauté, tous deux synonymes de supériorité, voire de prééminence. À partir de la fin du xviie siècle, le développement des échanges marchands comme l’épanouissement de la Réforme ont imposé de nouveaux principes de comptabilité. Non plus le système des bénédictions et des conjurations propice à la quête cléricale du salut mais une économie psychologique fondée sur un État de justice et des règles de commerce. En somme, sur une économie multipliant les prix et les gratifications. D’où l’apparition de l’anglais premium (récompense, prix) : il renvoie à praemium, de pra et emere, ce que l’on reçoit avant les autres. En français, c’est l’apparition du verbe « primer », sans doute en lien avec l’ancien français premier (récompenser) qui signifiait le fait de l’emporter sur ses rivaux, de prendre l’avantage et, plus généralement, d’exceller dans tel ou tel domaine. La notion de prime va par métonymie désigner au xviiie siècle toute somme versée en gage d’un service. Toute marque aussi par laquelle un individu s’agrandit socialement : se distingue, au double sens de se séparer et de s’élever.

17 On le retrouve chez Melchiorre Gioia auteur d’un Traité sur le mérite et sur la récompense[40] conçu comme au service d’un « nuovo prospetto delle scienze economiche » [41]. Étonné de voir le nombre de livres consacrés aux peines et aux délits, quand « solamente qualcuno » se penche « sul merito e sulle ricompense », M. Gioia va s’efforcer de dégager des principes plus « scientifiques ». Des principes qu’il voulait à la fois « plus utiles et plus éclairés ». Du même coup, sa « science » des honneurs épouse l’idéal d’un progrès dont chaque homme mu par le « besoin » de se distinguer devient une force active (bien que les fruits finissent collectivement appropriés). Le profil social de ce « réformateur de chaire » est proche de celui de G. Gorani : homme de lettres né à Plaisance en 1760, longtemps prêtre au collège de Saint-Lazare, il se déclare favorable au gouvernement républicain et se voit pour cela mis en prison par le duc de Parme avant d’être libéré par Bonaparte puis de s’établir à Milan pour s’occuper de statistique et d’économie politique. Avocat de l’unification italienne, plusieurs fois emprisonné pour ses liens avec les milieux carbonaristes, il s’opposera aux thèses d’Adam Smith au nom d’une conception plus volontariste des « devoirs économiques » de l’État. Dans sa préface, M. Gioia prétend placer « l’éloge des actes utiles » dans « le chemin des faits et exposer dans un même temps l’origine et la preuve, l’extension et les limites des principes qui doivent être directeurs dans les opérations économico-morales » [42].

18 Proposer, comme le firent M. Gioia, J. Bentham, G. Dragonetti ou G. Gorani, que la vertu soit primée, c’était rompre avec d’autres modèles d’action gouvernementale. Par exemple, avec les théoriciens de la souveraineté, du contrat ou de la police. Eux font du pouvoir un serviteur docile de la « loi ». Eux l’adossent à une « volonté » parée des traits de la généralité ou rêvent de l’enfermer dans le seul jeu de la règle et de l’interdit. Autant de manières pour les économistes de la vertu de tourner le dos aux rapports sociaux. Pire : de délaisser les points d’affrontements de la société, d’oublier ses foyers de compétition, de négliger ses lieux d’instabilité. C’est pourquoi ces hommes vont réclamer de primer la vertu. Non pas pour s’occuper de ceux qui ont appris à trouver en eux-mêmes le prix de leurs actions mais pour gouverner le plus grand nombre. C’est le sens de leur appel à démocratiser les distinctions honorifiques. Des distinctions que la société industrielle et les armées de masse vont transformer en primes d’encouragement et marques de reconnaissance. Si l’ascendant des récompenses accompagnera au xixe siècle l’ascension de la bourgeoisie, celle du négoce et de l’industrie, c’est bien parce qu’il portait en lui une promesse : celle de dompter des comportements que la force ou le contrat ne parvenaient plus à « civiliser ». Les distinctions honorifiques devenaient une ingénierie de gouvernement. Un moyen d’orienter ce que B. Mandeville appelait les « vices privés » vers des fins d’intérêt collectif [43].

Le management honorifique

19 Un siècle durant, le projet d’un gouvernement par les honneurs a acquis le statut d’une utopie scientifique. Tantôt au nom d’un idéal civique, tantôt au nom de considérants économiques. D’un idéal civique. La logique est simple : armée pour la répression, n’est-il pas juste que la société ait, au côté du devoir de punir, le droit de récompenser ? L’opinion en tout cas s’en propage. Il y a des tribunaux pour punir, il faut des juges pour encourager. À côté du châtiment, la rémunération. Et l’État ne doit pas laisser à d’autres cette mission. Au besoin, il doit inventer ses propres rituels d’émulation. Que l’on songe au prix de vertu crée en 1782 sous la houlette de l’Académie française [44], une innovation suivie bientôt par des centaines de prix charitables ou méritoires [45] ou la généralisation des « récompenses » dans les classes et ouvrages de pédagogie [46]. Que l’on pense aussi aux règles de préséance, escortes et autres codes de salut dans les administrations, aux citations et médailles militaires, aux livres d’or, aux annales civiles, aux éloges commémoratifs et autres décorations d’État : autant de signes de considération attribués dorénavant à raison d’une dignité acquise. De considérants économiques. Au xixe siècle, nombre d’observateurs sociaux en admonestent la conviction : la plupart des actions des hommes se font en vue d’obtenir une récompense. D’où d’innombrables projets visant à généraliser le modèle de l’émulation premiale. Comme avec ces livrets d’ouvriers retraçant les quantités de travaux et les salaires perçus : soumis au contrôle des associés, ils permettaient de « distinguer les plus actifs des travailleurs » [47]. Et ainsi d’accroître la productivité du travail.

Une théorie des incitations

20 Les critiques à l’égard de ce management honorifique n’ont pas manqué, en particulier quant au rôle de l’État au cœur de cette nouvelle économie du pouvoir. Ainsi le débat fit rage chez les premiers socialistes. Et d’abord pour savoir qui était habilité à honorer talents et mérites. Pour Saint-Simon, c’est aux industriels que revenait cette tâche. Eux seuls étaient « capables de répartir entre les membres de la société la considération et les récompenses nationales, de la manière convenable, pour que la justice soit rendue à chacun suivant son mérite » [48]. Pour Louis Blanc, des comités ad hoc d’« hommes éclairés » choisis et rétribués par les « associations du peuple » devaient y pourvoir, notamment en sélectionnant les meilleurs ouvrages de ce qui formerait bientôt une « librairie sociale » [49]. Autre front du refus : les républicains acquis à la morale néokantienne. Sous la plume de Camille Mélinand, l’article « Sanction » de La Grande Encyclopédie, que dirige Marcellin Berthelot, sous la République radicale, en formule l’objection. S’il y a récompense et châtiment, alors la moralité même est supprimée « car nous agirions en vue de la récompense ou par peur du châtiment : plus de désintéressement, donc plus de vertu [50] ».

21 Pour ces détracteurs, l’économie politique du mérite ouvrait une brèche dangereuse. La société ? Elle finirait par se réduire à la réunion d’individus ne se souciant que de connaître leur valeur particulière. L’harmonie sociale ? Elle ne résulterait plus que de l’allocation des signes de mérite et de grandeur. D’où un jeu social où la règle elle-même changerait de statut en se contentant de garantir à l’émule d’obtenir le produit de ses efforts, c’est-à-dire de « mériter » le prix de son talent. Il n’empêche. L’émulation premiale est bel et bien devenue un article de la doctrine libérale. Associée à la dénonciation des privilèges, corporatismes, lois somptuaires, corvées et autres impôts, elle a exercé une influence certaine, en particulier sous la houlette de princes « éclairés » : de Joseph II à Catherine de Russie, en passant par le duc de Toscane. Un statut prestigieux dont témoigne son enrôlement bureaucratique de plus en plus marqué. C’est la naissance d’une figure familière : celle du citoyen décoré. Une figure devenue l’emblème de la société du mérite.

22 Il faudrait, pour pleinement saisir les conditions d’institutionnalisation d’une telle figure sociale, analyser la façon dont la bureaucratie européenne ou la fabrique industrielle s’est appuyée sur la panoplie des décorations civiles et militaires pour imposer ses règles de déférence. Comment, une fois apparus au sein des grandes administrations, des services spécialisés – comme le Geheiles Zivilkabinett en Prusse qui désignait les commissions spécialisées dans l’examen des mérites des fonctionnaires civils ou le Consulta Araldica de Regno institué par la maison de Savoie en 1889 – se sont employés à contrôler leurs normes d’utilisation. Il faudrait enfin poser le problème des rapports sociaux qui se sont constitués dans et autour de ces signes de grandeur abondamment distribués, préciser de quelles contestations ou travestissements ils ont pu faire l’objet et, en retour, de quelles protections juridiques ils ont pu être entourés [51]. Une direction d’enquête qui ne peut être suivie ici, mais qui permettrait assurément de reconstituer l’histoire sociale et politique de ces pratiques honorifiques. Si l’on se contente d’éclairer la rationalité dont cette émulation d’État a pu se revendiquer, notamment ses premiers titres scientifiques, un trait s’impose immédiatement. L’ingénierie des honneurs a d’abord possédé, aux yeux de ses laudateurs, la propriété d’expérimenter la force des incitations comme dispositif pour conduire les comportements.

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Le citoyen décoré : le quartier-maître Lauri arborant la Légion d’honneur reçue en récompense d’un acte de sauvetage. © Le Monde Illustré 1856.

23 D’où la dissymétrie vigoureusement établie dans ces premiers écrits entre punitions et récompenses. La punition ? Elle est reléguée au second plan comme ne suscitant pas la « participation maximale » et surtout comme ne générant pas « l’effort individuel » lorsqu’elle est employée isolément : « Que la crainte soit le seul mobile de ses efforts, écrit par exemple Bentham, [le salarié] travaille avec douleur pour s’exempter de la peine ; mais il ne fera rien de plus : esclave à la tâche, il n’aspire qu’à la finir ». Pour obtenir un management maximal, il faut joindre « à toute la force de la peine […] toute la douceur de la récompense » [52]. Les pédagogues avaient certes tracé la voie [53]. L’économie politique va aller plus loin en formalisant les procédés par lesquels, avec une dépense comparativement petite, créer une grande masse d’attentes.

24 L’analyse de J. Bentham souligne, sous ce rapport, l’importance de la structure de la compétition, notamment pour proportionner les chances que chacun peut se flatter d’y obtenir. C’est ainsi qu’il distingue les composantes de l’incitation premiale. Avec son motif : l’attente de « quelque bien futur » et son mobile : le « plaisir de l’attente » (the pleasure of expectation). Au point d’affirmer que tous les biens, pris ensemble ne sont rien en comparaison de l’espérance de gain. Le mécanisme de l’espoir : voilà ce qui « donne la vie et le mouvement au monde moral ; […] remplit les jours et les années, dont les plaisirs n’occupent que des instants fugitifs ». Il ira même jusqu’à soutenir que « la part principale du bonheur consiste dans l’espoir mais comme peu de nos espérances sont complètement réalisées il serait nécessaire que les hommes puissent se voir épargnés tout désappointement tout en étant exclus de la joie » [54]. Malgré son tour psychologique, l’émulation est moins ici une affection innée [55] qu’un comportement défini par une structure formelle. Pour les administrateurs, l’argument, aisément généralisable, rassure. Le bénéfice escompté ne sera pas seul à générer la compétition. Une force sui generis va s’interposer qui obligera les individus à entrer dans le jeu. En fait, un sentiment d’inquiétude : celui d’être privé des récompenses promises [56]. Ce sentiment n’est ni désir de quelque chose dont on serait privé (comme chez John Locke), ni peur de la punition (comme chez Hobbes) mais l’« anxiété » de ne pas obtenir les gains promis. Reste que cet effet découle clairement chez J. Bentham de l’égalité formelle établie parmi les émules [57]. C’est elle qui pousse à se « distinguer », en incitant à agir au-delà des seules obligations légales ou contractuelles – lorsque la menace, elle, ne conduit qu’à s’y cantonner. Si l’incitation vient supplanter le principe de la contrainte, c’est qu’elle n’est pas seulement ni même principalement une capacité attendue d’infliger des dommages. Elle est un engagement conditionné : celui de primer un comportement escompté. D’où la primauté des récompenses sur les punitions. Une asymétrie sur laquelle insiste J. Bentham [58] : la promesse coûte à celui qui la formule mais seulement lorsqu’elle est couronnée de succès ; la menace, elle, coûte lorsqu’elle échoue. Preuve que, pour mettre en conformité la volonté d’autrui, punitions et récompenses ne suivent décidément jamais le même chemin [61].

La valeur de l’estime

Autre point clé de ce management honorifique : les incitations tirent leur effet d’entraînement, d’un côté, des chances de gain (qui doivent être suffisamment réelles pour exciter l’espoir), de l’autre, du nombre de compétiteurs (qui doit être suffisamment large pour maintenir la peur de demeurer sans succès). C’est cette structure de jeu, et non la seule valeur pécuniaire de l’enjeu, qui produit l’incitation. Avec un résultat qui finit par s’avérer paradoxal : les récompenses peuvent être mieux estimées qu’elles ne valent. Voire d’autant plus appréciées qu’elles se révèlent purement symboliques, c’est-à-dire simplement « distinctives ». Lorsqu’il imagine la création d’un nouvel ordre civil pour les « savants, les gens de lettres, le génie, l’industrie, les cultivateurs, les ministres, les magistrats, les administrateurs », G. Gorani en définit pour cette raison très strictement le nombre : « Il sera composé, dit-il, de quatre classes, la première de vingt-cinq grands commandeurs tous dotés de quatre mille livres de pension et décorés d’une médaille d’or qu’ils porteront en collier mais aussi d’une grande étoile brodée sur l’habit. La seconde classe sera, elle, composée de cent commandeurs pourvus de deux mille livres de pension, d’une médaille en collier comme les grands commandeurs, mais d’une étoile brodée deux fois plus petite. Les chevaliers de la troisième classe, au nombre de cinq cents, porteront une décoration semblable à celle des deux premières classes mais à la boutonnière de l’habit et sans étoile brodée ; quant à leur pension, elle sera ramenée à trois cents livres. Enfin, les chevaliers de la quatrième classe, au nombre de mille, porteront à la boutonnière une médaille et percevront une pension de seulement cent cinquante livres. » Au total, avec environ six cent mille livres par an, l’État se mettra en position de produire « plusieurs millions de livres de retombées », et ce dans tous les genres de mérite distingués [59]. Un art de la gradation des mérites qui, rationalisé, ouvrait au prince l’espoir de s’enrichir tant il est vrai que « les récompenses produisent alors plus qu’elles ne valent [60] ».

25 Dans l’univers des premiers économistes de chaire [62], le management honorifique a nourri de multiples controverses. D’abord, est-on si sûr de pouvoir honorer sans – et dans le même mouvement – décourager un plus grand nombre ? Autrement dit : comment s’assurer que l’espoir de s’agrandir ne produira pas une frustration collective [63] ? J.-B. Say a pressenti cet écueil : il consiste à croire que les récompenses honorifiques sont un bien dont la « production » ne coûte rien à la société. On songe aux couronnes de chêne et de laurier chères à la Révolution française. Ou aux rubans dont l’Empire fit un si large usage. Pour J.-B. Say, « un titre de noblesse, une décoration ne relèvent pas un homme sans rabaisser les autres ». Puisque tous les hommes sont désormais assujettis au postulat d’une dignité universelle, chaque prééminence se paie d’un abaissement correspondant, a fortiori lorsqu’il s’agit de « titres ramassés dans la rouille du moyen âge » [64]. Ensuite, si les récompenses dynamisent les entreprises humaines, multiplier les distinctions n’augmente pas d’autant la proportion des satisfactions. Au contraire, ce serait, pour certains, augmenter le nombre de prétentions devenues légitimes et, par conséquent, celui des frustrations à venir. Pour les gouvernants, il en résulte un risque majeur : récompenser des talents moins « distinctifs » ou, ce qui est encore plus propre à décrier ces honneurs d’État, consacrer des talents réels mais joints à des « réputations » qui, elles, restent sources de méfiance. C’est pourquoi, professeur à l’École des ponts et chaussées, rédacteur en chef du Journal des Économistes, Joseph Garnier plaide à la fin de la monarchie de Juillet pour limiter ce management aux savants et aux inventeurs. Schéma explicitement benthamien destiné à maintenir ces « services » à un bas salaire :

« L’attrait inhérent aux recherches scientifiques, l’honneur qu’on y attache, rend cette classe de travailleurs moins soumise au profit pécuniaire et plus d’un travailleur se trouve suffisamment récompensé par l’honneur et le plaisir qu’il a à les vulgariser [65]. »
Faut-il en déduire que la valeur des décorations est inversement proportionnelle à leur nombre, en un mot à leur démocratisation ? En réalité, la controverse révèle une contradiction : la démocratisation des honneurs cadre mal avec le postulat de la valeur/rareté. Comme si politique et économie renvoyaient à des plans distincts d’analyse.

26 Cela n’empêche pas les préjugés sociaux de suppléer aux preuves. Pour G. Gorani comme pour J. Bentham, l’incitation honorifique s’impose à l’image d’une écluse : régulant la montée et la baisse des intérêts sociaux pour inonder ou rendre au talent des plages immenses. Comme si rubans, couronnes de laurier et autres médailles – biens purement symboliques – étaient soumis à ce que, en l’absence de l’analyse marginale que David Ricardo allait forger, les « économistes » appellent encore la « latitude », soit la valeur qui résulte de la lutte entre vendeurs et acheteurs, ici demandeurs et offreurs [66]. Qu’il y ait un lien entre ce « prix » et la rareté des récompenses, à la manière finalement dont il existe dans chaque État un rapport entre population et demande de grains, beaucoup s’en déclarent convaincus au xixe siècle. Mais sans pouvoir déterminer ce qui en fixe le cours. Muette, la « science des honneurs » ne reste pas pour autant impassible. Il est vrai que la tentation est grande : comment ne pas y appliquer les schémas inventés par l’économie politique ? Comme le principe d’une valeur étalon, limite variable mais impérieuse, que mettent immédiatement en œuvre ceux qu’inquiète la démocratisation des honneurs. Ainsi Louis de Boilandry :

« Si la monnaie des honneurs est aujourd’hui devenue nécessaire, si elle doit être conservée, évitons de l’avilir en la multipliant. La prodigalité des récompenses honorifiques peut être comparée à celle du papier monnaie ; plus il se déprécie et plus il faut le multiplier [67]. »
D’autres invoquent un univers relativement autonome, « équilibré » par des « ajustements réciproques », finalement comme avec les marchandises ou le prix des terres. Une manière d’accorder la société des rangs avec celle du « travail profitable ». Et d’affirmer la possibilité d’un ordre social sans ordonnateur : celui d’émules indifférenciés. Des émules mus par le seul jeu d’incitations, tantôt positives, tantôt négatives.

27 Après 1830, la professionnalisation de l’économie politique va progressivement éloigner la question des honneurs, des primes ou des prix de concours [68]. Il est vrai que l’attachement à ces marques de supériorité est de plus en plus dénoncé. Comme une survivance aristocratique. Comme un mimétisme destiné à être balayé par la réorganisation libérale de la société. « Si l’on veut que chaque classe travaille constamment avec la même énergie, il faut que ses satisfactions soient de plus en plus raffinées au fur et à mesure qu’elle vient à s’élever dans l’ordre social », donc réserver les « récompenses d’honneur » aux seuls « milieux aristocratiques » [69]. Et tandis que les comparaisons se multiplient, que les outils méthodologiques et bibliographiques se spécialisent, les usages de cette bannière scientifique sont de plus en plus étroitement contrôlés. L’économie politique se disciplinarise. Une évolution dont l’œuvre de J.-B. Say témoigne à sa manière.

28 Pour ce « girondin », issu du protestantisme genevois, opposant libéral sous la Restauration, animateur de la Décade philosophique, la « science » des honneurs avait un ressort : « l’égoïsme éclairé ». Voilà comment devait se réaliser la convergence des jouissances psychologiques (que forment la gloire ou la réputation) et matérielles qui tiennent à la distribution des richesses [70]. Dans Olbie ou Essai sur les moyens de réformer les mœurs d’une nation publié en 1800 [71], le management honorifique, celui des « bonnes conduites et des belles actions », est porté au rang d’une institution. À la manière des Olbiens qui « prévinrent et surpassèrent le conseil du célèbre Beccaria [voulant] qu’on instituât des prix pour les actions vertueuses, de même qu’on a attaché des peines aux délits. Tout chez eux devint un instrument de récompense ». Ayant rencontré J. Bentham en décembre 1814, au cours d’un voyage d’étude à Londres, il fait sienne cette revendication de scientificité notamment par des comptes rendus dans Le Censeur européen ou le Mercure de France[72]. Une démarche systématisée dans son opuscule sur la Politique pratique. Condamnant sans nuance les ordres de mérite créés par Napoléon (« des institutions fatales au public » [73]), J.-B. Say précise dans plusieurs chapitres ce que doit être cette ingénierie de gouvernement. Voulez-vous que les places ne soient pas des faveurs et par conséquent ne procurent pas une puissance dangereuse à ceux qui les confèrent ? Faites donc en sorte, ajoute-t-il, qu’il y ait des « présentations de deux, ou trois noms pour chaque place ». Des indications de noms avec « des notes sur les titres de chacun donnés par les chefs de l’administration », que les choix soient faits par une « section tirée au sort chaque fois parmi les représentants du peuple » [74]. Bref, que la politique s’objective en n’entravant plus la manifestation de « l’estime publique ». De cette « réputation » que par républicanisme autant que par libéralisme, il définit à son tour comme le pourvoyeur « naturel » des grandeurs sociales [75].

29 Un jugement que nombre d’économistes professionnels, gagnés par une défiance radicale à l’égard de la politique, vont rejeter en prétendant arracher l’économie au monde des « sciences morales ». L’homo œconomicus, avec sa rationalité prévisible, ne rattache-t-il pas les comportements humains à la sphère des phénomènes naturels ? Aussi les honneurs deviennent-ils une « excitation artificielle ». Comme les faveurs accordées par les administrations publiques, sous forme de subventions, de prêts ou d’avances, d’exemptions d’impôts, pour soutenir telle ou telle branche de l’industrie : tous sont décriés comme de simples palliatifs. La « demande » présentée comme autorégulatrice doit être la règle, clament les libéraux. Et la « prime » l’exception. Sinon ce serait outrepasser la limite juste des « besoins » [76].

30 Proche des milieux de la moyenne bourgeoisie des bureaux, du commerce et des manufactures, J.-B. Say fut bien tenté par l’argument :

« Le public est en général le meilleur juge de ce qu’on fait en sa faveur et les profits ordinaires du travail et de l’industrie sont la plus naturelle et la plus utile des récompenses ; c’est elle qui provoque la production et entretient la société [77]. »
Cependant, il ne put se résoudre à écarter la « vanité » des « jouissances réelles » qui, selon lui, fondent l’économie politique. D’autres dans la deuxième moitié du xixe siècle n’auront pas cette réticence : aspirant à faire de cette nouvelle discipline une science capable d’énoncer des lois immuables, ils en écarteront les biens symboliques et les valeurs immatérielles [78]. L’épistémologie est fille de son temps. Or, l’époque n’était plus à recommander l’envie ou l’ostentation comme moyens d’accroître la prospérité. Encore moins à se contenter de proclamer que les habitudes de travail changent plus rapidement par l’espoir du gain que par l’héroïsme ou les récompenses célestes. Concurrencée par de nouvelles revendications de scientificité, l’ingénierie des honneurs, avec son émulation universalisée, sa division des intérêts et son « désir » d’estime, se voyait délaissée. Sur le terrain académique, l’économie se séparait de la politique. Mais qu’en était-il ailleurs ? Le marché avait-il tourné le dos à ces techniques de pouvoir ? Il s’en faut évidemment de beaucoup.

Un mythe scientifique ?

31 De nos jours, la production de la conformité sociale est principalement envisagée comme le fruit d’une surveillance continue. Depuis une trentaine d’années, ce thème est revenu en force dans les sciences sociales avec le succès de la théorie du contrôle social, celle notamment qui, dans le sillage de l’ouvrage de Michel Foucault Surveiller et punir, a insisté sur la logique de l’enfermement ou, dans le monde anglo-saxon, sur la doctrine de la deterrence[79]. Les écrits des théoriciens des récompenses suggèrent une autre voie. Et si l’intériorisation des normes avait à voir avec une émulation généralisée ? La surveillance du supérieur – le roi, l’instituteur, le lieutenant, le contremaître – s’avère moins digne de confiance après tout que les répliques de l’ambition personnelle. C’est pourquoi lorsque l’économie de marché s’est conjuguée avec le développement du suffrage universel et l’avènement de l’égalité, la notion d’émulation s’est affirmée comme un dispositif pour conduire les subjectivités, dans l’entreprise comme dans la Cité. En un mot, pour surveiller et récompenser. Il faudrait s’intéresser, pour mieux le comprendre, au lien précis entre formation du marché et nouvelles techniques de pouvoir. Entre révolution bureaucratique et révolution industrielle. On pourrait alors saisir le rôle joué par l’expansion de l’idéologie méritocratique dans le déploiement d’une nouvelle forme de pouvoir social. On peut cependant en fixer le trait essentiel en s’arrêtant sur la manière dont émulation et concurrence ont été rendues synonymes, notamment pour légitimer l’inégalité de distributions des « récompenses » dans les organisations hiérarchiques de l’Europe postrévolutionnaire.

32 Fallait-il « organiser » la concurrence ? Non, répondent les libéraux. Car la concurrence est une organisation par elle-même [80]. Un argument qui suscita, au xixe siècle, d’incessants d’affrontements. « Est-ce ainsi qu’il faut appeler l’état d’antagonisme qui depuis cinquante ans résulte de l’émancipation de l’industrie et du commerce ? » Pour Jean-Baptiste Jobard, la concurrence peut se concevoir dans les sciences, les arts et la littérature. En revanche, elle est fatale au commerce et à l’industrie. Car elle y produit l’inégalité et le paupérisme [81]. Si la concurrence n’a pas à être organisée, et encore moins civilisée, c’est qu’elle s’identifie à l’émulation : c’est même là l’un des enjeux essentiels de la théorie des incitations [82]. Deux déductions l’accompagnent : les individus sont personnellement responsables de leur sort économique ; si chacun parvient en proportion de ses efforts et de ses aptitudes, la distribution des inégalités qui en résulte peut être jugée acceptable.

33 C’est chez Karl Marx que l’on trouve la critique la plus radicale de cette assimilation : la concurrence est une lutte pour l’argent, non une rivalité morale, par exemple à la façon dont Hobbes théorisait la notion d’émulation. De plus, comment considérer les récompenses (qu’elles soient pécuniaires ou honorifiques) comme simple unité de mesure alors qu’elles sont l’expression d’un rapport social. Dans Misère de la philosophie, Marx s’en prend – on s’en souvient – à cette réduction de la concurrence à l’émulation, celle opérée par Pierre-Joseph Proudhon pour en défendre le caractère « éternel », sinon « naturel ». À cela, Marx rétorque : la concurrence n’est pas l’émulation industrielle, c’est au mieux l’émulation commerciale. La preuve : les phases d’intensification de la spéculation soulignent qu’il reste toujours tentant de faire du profit sans produire. Plus important : si la concurrence a été établie en France, au xviiie siècle, c’est « comme conséquence de besoins historiques », en aucun cas comme « une nécessité de l’âme humaine, in partibus fidelium ». La notion n’est donc qu’une catégorie économique, non l’expression « de la raison impersonnelle de l’humanité ».

34 Dénaturaliser la notion de concurrence, c’est évidemment contrer l’idéalisme dont s’enveloppe au xixe siècle une grande part de l’économie politique. C’est aussi – il faut y prêter attention – retrouver la logique enfouie de la compétition marchande : celle d’un dispositif disciplinaire dont le terme de récompense dissimule, dans son ambiguïté même, la force de sujétion. Non seulement l’expansion des relations économiques a, avec l’étatisation des sociétés et le développement du salariat, canalisé les comportements, mais elle a généralisé l’emploi des techniques d’incitation et de management [83]. À ce titre, elle a procuré aux élites dirigeantes un moyen de gouvernement capable de mobiliser jusqu’à la psychologie intime de l’individu. La pénétration de cette discipline jusqu’au sein de sphères jusque-là inaccessibles (autrement que par la confession) suscite depuis des formes de subordination volontaire particulièrement subtiles. Ces pratiques de gouvernement obligent donc à distinguer les notions de concurrence et d’émulation : si la seconde est motivée par le désir de préférences ou ce qui a été appelé ici l’émulation premiale, la première est fondée sur l’appétit du profit et se conclut avec l’acte d’enrichissement personnel.

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La « manne du Nouvel An » dénoncée au xixe siècle comme une curée des honneurs par le caricaturiste E. Marin. Le Pèlerin 1892 © collection Yves Deloye.

35 Le comprendre, c’est se donner les moyens de saisir le rôle que tient l’émulation premiale dans la métaphysique de l’économie politique. On connaît la critique féroce que fera La Sainte Famille de cette « justice distributive », celle des vertus récompensées. Ce ne serait qu’une façon « d’idéaliser le très humain système du domestique à gages ». D’où le tableau qu’en dresse Marx, pourfendeur de l’économie politique :

« Nom : Justice vertueuse. Signalement : Tient dans la main une couronne pour grandir d’une tête les bons. But : Récompense du bon, repas gratuits, honneur, conservation de la vie. Le peuple apprend le triomphe éclatant du bon […] État du vertueux après le verdict : il est sous la surveillance de la haute charité morale. Il est nourri chez lui. L’État fait des frais chez lui. Exécution : Juste en face de l’échafaud du criminel se dresse un pavois où monte le grand homme de bien. C’est le pilori de la vertu. »
Fondée sur la reconnaissance et la compétition, l’émulation premiale se déploie au nom d’une théorie utilitariste du prestige. La préoccupation qui lui sert de bannière ? Transformer des conduites jugées exemplaires en objets de récompense. Susciter une compétition qui puisse « moraliser » le corps social mais aussi faire pièce à « l’oisiveté » et aux « corporatismes » en tout genre. On le voit : les distinctions honorifiques ne présentent pas seulement un intérêt historique. Par les catégories de jugement dont elles firent l’objet, les procédures et controverses qu’elles ont fait naître, les distinctions dévoilent les ressorts d’une technique de gestion sociale que l’offensive néolibérale actuelle contre les politiques sociales (et leur notion d’« ayant droit ») tend, sous couvert de « salaire au mérite » ou de « management émulatif », à relancer. Au risque de s’empêtrer dans les illusions du passé.

Notes

  • [*]
    Ce texte est tiré d’une communication présentée au colloque organisé par le Centre d’études de la pensée et des systèmes économiques et l’association Charles Gide pour l’étude de la pensée économique sur « Histoire des représentations du marché », Institut d’études politiques de Grenoble, 25, 26 et 27 septembre 2003. Tous mes remerciements aux lecteurs anonymes de la première version de ce papier pour leurs critiques très constructives.
  • [1]
    Cesare Beccaria, Traité des délits et des peines [Dei delitti e delle pene], Philadelphie, 1766, p. 147.
  • [2]
    Voir, dans la tradition de la sociologie parsonnienne, l’article de Jack P. Gibbs, « Norms : The Problem of Definition and Classification », The American Journal of Sociology, vol. 70, n° 5, 1965, pp. 586-594. Ou plus récemment, Martin L. Friedland (éd.), Sanctions and Rewards in the Legal System, Toronto, University of Toronto Press, 1989 et Francesco D’Agostino, Sanzione e pena nell’esperienza giuridica, Turin, Giappichelli, 1989.
  • [3]
    Voir le chapitre qu’Alasdair C. Mac Intyre consacre au « projet des Lumières de justifier la moralité », dans After Virtue, Duckworth, Londres, 2000 [1981], pp. 36 et suiv.
  • [4]
    Exemple : l’article « Sanction » de Charles-Albert Morand dans Archives de philosophie du droit, vol. 35, 1991, pp. 293-312.
  • [5]
    « C’a esté une belle invention, et receuë en la plupart des polices du monde, d’establir certaines merques vaines et sans prix, pour en honnorer et recompenser la vertu », in Reinhold Dezeimeris et Henri Barckhausen (éd.), Essais de Michel de Montaigne [texte original de 1580 avec les variantes des éditions de 1582 et 1587], Bordeaux, Feret et Fils, 1870, t. 1, chapitre vii « Des récompenses d’honneur », p. 312.
  • [6]
    Sur cette problématique générale, voir Olivier Ihl, Martine Kaluszynski, Gilles Pollet (éd.), Les sciences de gouvernement, Paris, Economica, 2003.
  • [7]
    Catherine Larrère, L’invention de l’économie au xviiie siècle. Du droit naturel à la physiocratie, Paris, Puf, 1992, notamment pp. 193 et suiv.
  • [8]
    Jean-Claude Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique (xviie-xviiie siècle), Paris, EHESS, 1992, p. 81.
  • [9]
    Giuseppe Gorani, Recherches sur la science de gouvernement, Paris, 1792. Sa première édition, sous le titre Ricerche sulla scienza dei governi date de 1790, chez Heubach, Durand & Co, à Lausanne, et non de 1788 comme l’indique, en suivant les mémoires de G. Gorani, Alessandro Casati dans sa présentation du Dal dispotismo illuminato alla rivoluzione, Milan, A. Mondadori, 1942 [1767-1791], p. 430, n. 2. On retrouve là le désir de paraître avoir anticipé la Révolution française contre les apparences d’un travail pourtant bien ancré dans les Lumières prérévolutionnaires.
  • [10]
    Sur le rôle des récompenses dans la science administrative et la pensée économique contemporaines, voir James N. Baron et Karen S. Cook, « Process and Outcome : Perspectives on the Distribution of Rewards in Organisations », Administrative Science Quarterly, n° 37, 1992, pp. 191-197.
  • [11]
    Une conceptualisation en termes de « subordination volontaire » destinée, depuis les travaux pionniers d’Oliver E. Williamson, à rendre compte de la « nature de l’autorité » au sein de la « firme moderne » ou dans la « relation d’emploi » (Markets and Hierarchies, New York, The Free Press, 1975, p. XV). On remarquera toutefois que le « jeu des sanctions et des incitations » utilisé pour produire « l’obéissance » demeure, dans cette tradition, masqué par une problématique fort peu réaliste comme celle de la « transaction hiérarchique » ou du « contrat implicite ».
  • [12]
    Sur ces « prérogatives d’honneurs » comme technique d’administration des hommes et des territoires, voir O. Ihl, « Les rangs du pouvoir. Régimes de préséances et bureaucratie d’État dans la France des xixe et xxe siècles », dans Yves Deloye, Claudine Haroche, Olivier Ihl (éd.), Le Protocole ou la mise en forme de l’ordre politique, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 1996, pp. 233-261.
  • [13]
    Un concept dont les économistes ont redécouvert l’importance, notamment sous la houlette des recherches de Marco E. L. Guidi. Voir notamment « Bentham’s Economics of Emulation », Dipartimento di Studi Sociali, Università degli Studi di Brescia, DSS Papers STO 1-97, 1997 (papier présenté au colloque de l’ISUS « Utilitarianism Reconsidered », New Orleans, 22-23 mars 1997).
  • [14]
    G. Gorani, Recherches sur la science…, op. cit., p. 20.
  • [15]
    Victor Riqueti de Mirabeau, L’ami des hommes ou Traité de la population, Avignon, [s.n.]1756, p. 235.
  • [16]
    Voir G. Gorani, Mémoires de Gorani, édition établie par Alexandre Casati, présentée et annotée par Raoul Girardet, Paris, Gallimard, 1944, p. 135 (qui reprend l’édition italienne des deux premiers tomes des Mémoires pour servir à l’histoire de ma vie).
  • [17]
    Claude Dupin, Œconomiques, t. 1, Paris, M. Rivière, 1913 [1745], p. 76.
  • [18]
    Sur la structuration académique de cette « physique économique » évoluant entre métiers d’affaires et recherches mathématiques, voir la synthèse de Marco Bianchini, Bonheur public et méthode géométrique : enquête sur les économistes italiens (1711-1803), Paris, Ined, 2002 [1982].
  • [19]
    Giacinto Dragonetti, Delle virtù e dei premi, Palerme, Dalla Reala Stameria, 1787. La première édition parut à Naples en 1767. Passant en revue l’invention des arts, de l’agriculture, des voyages maritimes ou du commerce, G. Dragonetti ne se cache pas de vouloir apporter une suite au traité de C. Beccaria. À signaler qu’une traduction française intitulée Traité des vertus et des récompenses fut réalisée par « un capitaine de l’artillerie du roi », Jean-Claude Pingeron, chez Jean Gravier, en 1767.
  • [20]
    Cela au nom de ce que G. Dragonetti appelle « la science des Politiques », voir Delle virtù…, op. cit., p. 235. Pour une présentation de cet opuscule, voir Anna Maria Rao, « Delle virtù e de’premi », Cesare Beccaria tra Milano e l’Europa, Milan, Rome, Bari, Cariplo-Laterza, 1990, pp. 534-586.
  • [21]
    Alessandro Pepoli, Saggio di libertà sopra vari punti, Genève, Bonnant, 1783, p. 63.
  • [22]
    Pietro Verri, Discorso sulla felicità (1781). Cité dans l’édition de Del piacere e del dolore ed altri scritti di filosofia ed economia, présenté par Renzo de Felice, Milan, 1964, p. 97.
  • [23]
    Publié à Brescia de 1764 à 1766, ce journal lutta, on le sait, en faveur de la liberté de penser, de produire et de commercer. Un réformisme d’où sortira outre le Dei delitti e delle pene de C. Beccaria, le Discorso sull’indole del piacere e del dolore et le Della economia politica de P. Verri ou encore le Osservazioni sui fedecommessi de Longo. Sur ce mouvement, on se reportera bien sûr à Franco Venturi, Utopia e riforma nell’illuminismo, Turin, Einaudi, 1970, pp. 30 et suiv.
  • [24]
    Sur ces groupes qualifiés de « jacobins », voir Vincenzo Ferrone, I profeti dell’illusmismo, Bari, Laterza, 1989, notamment pp. 356-357.
  • [25]
    Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Tome quatorzième, par une société de gens de lettres ; mis en ordre et publié par M. Diderot et M. d’Alembert, Neufchâtel, Chez Samuel Faulche, 1765, p. 788. L’article « Science » est signé par le chevalier de Jaucourt.
  • [26]
    C’est pourquoi il renia son livre le plus connu, le Vero Dispotismo, pour se déclarer prosélyte de l’économie politique. En témoignent en 1771 un plan de réforme Imposte secondo l’ordine della Natura puis en 1772 deux projets (pour la cour de Vienne et à nouveau pour le gouvernement de Milan) sur la façon de rédimer les droits régaliens sans blesser les droits de la propriété : des ouvrages qu’il présente comme conformes, eux, à la « science nouvelle » (Dispotismo illuminato…, op. cit., p. 184).
  • [27]
    Pour G. Dragonetti, les souverains « devraient s’attacher particulièrement à exciter l’industrie des cultivateurs par des récompenses et à rendre leur triste condition meilleure », Delle virtù…, op. cit., p. 107.
  • [28]
    Sur l’évolution de la pensée de Jérémie Bentham concernant ces techniques de management « préwebériennes », voir Leonard J. Hume, Bentham and Bureaucracy, New York, Cambridge University Press, 1981, notamment le chap. vii « The Constitutionnal Code and Bentham’s Theory of Government ».
  • [29]
    Ouvrage extrait des manuscrits de M. Jérémie Bentham, Bossange et Masson (repris dans Œuvres de Jérémie Bentham, vol. 2, Haumann, Bruxelles, 1829-1830). La première édition anglaise date, elle, de 1825 chez J. et H. Hunt : amendée, elle est le fruit du travail d’un de ses secrétaires, Richard Smith. Une version définitive modifiant sensiblement l’édition d’Étienne Dumont (rejetée par J. Bentham) fut proposée par un autre de ses assistants, John Bowring dans The Works of Jeremy Bentham, Edinburgh, W. Tait, 1838-1843. C’est à celle-ci que je me réfère en m’appuyant sur son édition électronique (www. la. texas. edu/ labyrinth).
  • [30]
    J. Bentham, The Rationale of Rewards, op. cit., l. 1, Of Rewards in General, chap. xvi « Rewards for Virtue ».
  • [31]
    Le premier à avoir analysé dans toute son étendue la place de la théorie des récompenses chez Bentham est sans doute Alessandra Facchi dans une perspective d’histoire du droit, Diritto e ricompense. Ricostruzione storica di un’idea, Turin, G. Giappichelli, 1994, pp. 53-130.
  • [32]
    Sur ces fêtes de la rose et les débats qu’elles ont suscités à la fin du xviiie siècle, voir Sarah Maza, « The Rose-Girl of Salency : Representations of Virtue in Prerevolutionary France », Eighteenth-Century Studies, vol. 22, n° 3, 1989, pp. 395-412.
  • [33]
    J. Bentham, Déontologie ou Science de la morale, revu, publié et mis en ordre par John Bowring, Paris, Charpentier, 1834, p. 113. Pour l’édition en langue anglaise, on se reportera à la publication préparée par Amnon Goldworth, Deontology, Oxford, New York, Clarendon Press, Oxford University Press, 1983.
  • [34]
    Sur la façon dont ce système de récompense combinant pouvoir, argent, et honneur est soumis au calcul, voir l’analyse de Thomas P. Peardon, « Bentham’s Ideal Republic », The Canadian Journal of Economics and Political Science, vol. 17, n° 2, 1951, notamment p. 199.
  • [35]
    Frederick Rosen et James Henderson Burns (éd.), The Collected Works of Jeremy Bentham – Constitutional Code, vol. 1, Oxford, Clarendon Press, 1983, p. 358. Sur ce point, voir aussi l’analyse de M. E. L. Guidi, « Bentham’s Economics… », op. cit.
  • [36]
    J. Bentham, Rationale of Reward, op. cit., l. 2, Reward applied to Offices, chap. iv « Minimize Emolument ».
  • [37]
    François Véron de Forbonnais, art. « Concurrence », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences…, op. cit., t. 3 (1753), p. 832.
  • [38]
    Pour une présentation générale de ces controverses, voir Albert O. Hirschman, The Passions and the Interests, Princeton University Press, Princeton, 1977.
  • [39]
    Charles His, Théorie du monde politique ou de la science de gouvernement considérée comme science exacte, Paris, Schoell, 1806, p. 209.
  • [40]
    Melchiorre Gioia, Del merito e delle ricompense. Trattato storico e filosofico, Milan, Presso Gio Pirotta, 1818 (préface). Outre cet ouvrage, il rédigea une Filosofia della statistica (1829-1830) qui fit longtemps autorité.
  • [41]
    Sur cette figure aujourd’hui ignorée, voir Piero Barucci, Il pensiero economico di Melchiorre Gioia, Milan, Giuffrè, 1965.
  • [42]
    M. Gioia Del merito e delle ricompense…, op. cit.
  • [43]
    Sur ce mécanisme cher aux justifications contemporaines du « marché », voir Nathan Rosenberg, « Mandeville and Laissez-Faire », Journal of the History of Ideas, vol. 24, avril-juin 1963, notamment pp. 186-187.
  • [44]
    Sur ce dispositif, fruit de l’application de la revendication statistique au domaine de la moralité, voir Jean Lecuir, « Criminalité et moralité : Montyon, statisticien du Parlement de Paris », Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. 21, juillet-septembre 1974, pp. 345-393.
  • [45]
    Pour une présentation détaillée de l’un d’entre eux, administré par l’Académie des sciences morales et politiques, grand pourvoyeur d’honneurs, voir O. Ihl, « Les concours de la misère. La célébration de l’indigence vertueuse à travers l’action de la Fondation Carnot », in André Gueslin et Dominique Kalifa (éd.), Les exclus en Europe 1830-1930, Paris, Éditions de l’Atelier, 1999, pp. 180-192.
  • [46]
    Un seul exemple : celui de Mary Edgeworth, Éducation pratique, Genève, Imprimerie de la bibliothèque britannique, 1801.
  • [47]
    Ambroise Clément, Recherches sur les causes de l’indigence, Paris, Guillaumin, 1846, pp. 270 et suiv.
  • [48]
    Claude-Henri Rouvroy, comte de Saint Simon, Du système industriel, Œuvres, Paris, Anthropos, 1966, t. 1, p. 161.
  • [49]
    Louis Blanc, Organisation du travail, Paris, Cauville, 1845, p. 35. Les auteurs en échange de leurs droits acquerraient le droit de concourir pour des récompenses nationales consistant en un fonds que se partageraient ceux qui « auraient le mieux mérité de la patrie ».
  • [50]
    Marcellin Berthelot (éd.), La Grande Encyclopédie, Paris, H. Lamirault et Cie, 1906, t. 29, p. 416.
  • [51]
    Sans revenir sur l’abondante littérature historienne qui s’est saisie de cette question, depuis l’article pionnier d’Alphonse Aulard, « Le centenaire de la Légion d’honneur », Études et leçons sur la Révolution française, 4e série, Paris, Félix Alcan, 1904, pp. 261-302 ou, récemment, les travaux de Sylvain Rappaport, issus de sa thèse sur les prix de vertu du baron Monthyon, notamment « Les silences de la vertu », dans Revue d’histoire du xixe siècle, n° 10, 1994, on signalera les publications sociohistoriennes de Bruno Dumons et Gilles Pollet, « Une distinction républicaine : les médailles du travail au tournant des xixe et xxe siècles. Éclairage sur le modèle républicain de la citoyenneté », in Maurice Agulhon (éd.), Cultures et folklores républicains, Paris, CTHS, 1995, pp. 69-82 ; Frédéric Caille, « La vertu en administration. La médaille de sauvetage, une signalétique officielle du mérite moral au xixe siècle », Genèses, n° 28, 1997 ; O. Ihl, « La République des titres et des honneurs », Communications, n° 69, 2000, pp. 115-137.
  • [52]
    J. Bentham, Théorie des peines…, op. cit., p. 142.
  • [53]
    On pense à Morelly, Essai sur le cœur humain ou Principes naturels de l’éducation, Paris, C. J.-B. Delespine, 1745, p. 85.
  • [54]
    J. Bentham, Théorie des peines…, op. cit., p. 138.
  • [55]
    Ainsi chez Jean-Louis Alibert, dans sa Physiologie des passions ou Nouvelle doctrine des sentiments moraux, Paris, Bechet jeune, 1825, t. 1, p. 289. L’auteur parle d’un « état d’énergie du système sensible » et même d’un « attribut natif du système nerveux qui le rend apte à s’approprier tout ce qui tend à améliorer la condition humaine ».
  • [56]
    J. Bentham, Théorie des peines…, op. cit., p. 150.
  • [57]
    Dans la société indienne basée sur les castes, « [l’]émulation est réduite à son moindre terme, et l’énergie nationale est au plus bas degré » (ibid., p. 163). Une façon de hiérarchiser le développement économique des nations par l’intensité de leur « système d’émulation » comme chez Constantin François de Chasseboeuf, comte de Volney, Les ruines, ou Méditations sur les révolutions des empires, Paris, Dugour et Durand, 1799, p. 73.
  • [58]
    J. Bentham, The Rationale of Rewards, op. cit., l. 1, chap. iii « Reward and Punishment combined ».
  • [61]
    Des structures de relations que la sociologie du conflit, depuis les années 1960, s’est employée à formaliser. Par exemple, James T. Tedeschi, « Threats and Promises », in Paul Swingle (éd.), The Structure of Conflict, New York, Academic Press, 1970, pp. 155-191.
  • [59]
    G. Gorani, Recherches sur la science…, op. cit., chap. l, « Des ordres d’honneur », t. 1, pp. 271 et suiv.
  • [60]
    Ibid., p. 272. Sur cette antienne pédagogique, Charles Castel de Saint Pierre (abbé de), Projet pour perfectionner l’éducation ; avec un discours sur la grandeur et la sainteté des hommes, Paris, Briasson, 1728, p. 109.
  • [62]
    Sur cette professionnalisation, voir Madeleine Ventre-Denis, « Sciences sociales et Université au xixe siècle. Une tentative d’enseignement de l’économie politique à Paris sous la Restauration », Revue historique, vol. 256, 1976, pp. 321-342.
  • [63]
    Les travaux récents des psychologues et des sociologues des organisations le soulignent : ces dispositifs émulatifs accentuent le sentiment d’injustice, sinon la conflictualité sociale. Plus ces pratiques, dénoncées comme « paternalistes », se développent, plus sont élevés les niveaux de contentieux dans les entreprises. Pour un bilan, Paul Milgrom et John Roberts, « An Economic Approach to Influence Activities In Organizations », American Journal of Sociology, n° 94, (supplément), 1988, pp. 154-179.
  • [64]
    Cours complet d’économie politique pratique, t. 2, Paris, 1852, chap. xxxi « Des récompenses nationales », p. 356.
  • [65]
    Éléments de l’économie politique, Paris, Guillaumin et Cie, 1848 (2e éd.), p. 263.
  • [66]
    Nicolas-François Canard, Principes d’économie politique, Ouvrage couronné par l’Institut national le 15 nivose an X, Paris, Buisson, 1801, p. 28.
  • [67]
    Bien qu’il en appelait à récompenser « les agriculteurs, les manufacturiers et les commerçants », Examen des principes les plus favorables aux progrès de l’agriculture, des manufactures et du commerce en France, t. 1, Paris, A. A. Renouard, 1815, p. 323.
  • [68]
    Sur l’enrôlement des savoirs opéré par la renaissance de l’Académie des sciences morales et politiques, voir Élise Feller et Jean-Claude Goeury, « Les Archives de l’Académie des sciences morales et politiques : 1832-1848 », Annales historiques de la Révolution française, n° 47, 1975, pp. 567-583.
  • [69]
    Jules du Mesnil-Marigny, Catéchisme de l’économie politique basée sur des principes rationnels, Paris, Cournol, 1863 (3e éd.), p. 229.
  • [70]
    Sur la redécouverte récente de cette figure, voir Evelyn L. Forget, The Social Economics of Jean-Baptiste Say. Markets and Virtue, London, New York, Routledge, 1999.
  • [71]
    Emmanuel Blanc et André Tiran (éd.), Jean-Baptiste Say, Œuvres complètes, Œuvres morales et politiques, t. 5, Paris, Economica, 2003, p. 206.
  • [72]
    Sur le lien entre ces deux hommes, voir l’article d’Hiroshi Kitami « Jean-Baptiste Say et Étienne Dumont », in Jean-Pierre Potier, André Tiran (éd.), Jean-Baptiste Say. Nouveaux regards sur son œuvre, Paris, Economica, 2003, pp. 683-697, qui reprend la correspondance de l’ancien secrétaire de J. Bentham avec J.-B. Say conservée à la bibliothèque publique et universitaire de Genève.
  • [73]
    Ibid., p. 449.
  • [74]
    Ibid., p. 451.
  • [75]
    Sur le débat entraîné au xixe siècle par l’affirmation d’un caractère naturel des « lois » de l’économie politique, un trait cher à l’école française (qui s’empressa de les déclarer « harmoniques » sinon « providentielles ») mais décrié par les Allemands et les Anglais, voir Charles Gide, Cours d’économie politique, Paris, Sirey, t. 1, 1926 (9e éd.), pp. 12 et suiv.
  • [76]
    Art. « Encouragements », in Charles Cauquelin et Gilbert-Urbain Guillaumin, Dictionnaire de l’Économie politique, Paris, Guillaumin, 1852-1853, t. 1, p. 687.
  • [77]
    Cours complet d’économie…, op. cit., p. 354.
  • [78]
    Comme chez Léopold Thézard qui leur reproche de ne « procurer à celui qui les adopte aucun plaisir, sinon celui de paraître supérieur ou de ne pas paraître inférieur en richesse à ceux qui l’entourent ». Voir Léopold Thézard, Du luxe et des lois somptuaires, Niort, L. Clouzot, 1867, pp. 3 et 15.
  • [79]
    Robert F. Meier et Weldon T. Johnson, « Deterrence as Social Control : the Legal and Extralegal Production of Conformity », American Sociological Review, vol. 42, n° 2, 1977, pp. 292-304. Une doctrine qui associe le contrôle des comportements au mécanisme extérieur de sanctions – récompenses et punitions – que les auteurs font remonter à C. Beccaria et J. Bentham (p. 293). Ils n’en étudient cependant – et le point est caractéristique des sciences sociales des années 1970 – que la face punitive.
  • [80]
    C’est le credo d’Ernest Renan déclarant « la liberté individuelle, l’émulation, la concurrence, étant la condition de toute civilisation, mieux vaut l’iniquité actuelle que les travaux forcés du socialisme ». Voir E. Renan L’avenir de la science, pensées de 1848, Paris, Calmann-Lévy, 1910, p. 379.
  • [81]
    Jean-Baptiste Jobard, Nouvelle économie sociale ou Monautopole industriel, artistique, commercial et littéraire, Paris, Mathias, 1844, p. 22.
  • [82]
    On peut lire dans l’ouvrage de vulgarisation de Jean-Jacques Rapet, Manuel populaire de morale et d’économie politique, Paris, Guillaumin et Cie, 1863, 2e éd., couronné par l’Académie des sciences morales et politiques : « Si les hommes comprenaient ces harmonies sociales […], ils sauraient que le bien général résulte des efforts légitimes de chacun vers son intérêt bien compris » (p. II).
  • [83]
    On en trouve une illustration dans les colonies où les distinctions honorifiques ont longtemps reproduit le schème évolutionniste de hiérarchies échelonnées en « stades » de l’histoire de l’humanité. En somme, en y distinguant des hommes réputés déjà distincts. Sur ces pratiques, voir O. Ihl, « Sous le regard de l’indigène. Le voyage du président Loubet en Algérie », in Jean-William Dereymez, Olivier Ihl, Gérard Sabatier (éd.), Un cérémonial politique : les voyages officiels des chefs d’État, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 1998, notamment pp. 226-234.
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