Genèses 2004/1 no54

Couverture de GEN_054

Article de revue

Carlo Ginzburg, « L'historien et l'avocat du diable »

Suite de l'entretien avec Charles Illouz et Laurent Vidal

Pages 112 à 129

Notes

  • [*]
    Cet entretien débute devant un public étudiant à l’université de La Rochelle (le 10 décembre 2002) et se poursuit à Bologne (les 22 et 23 avril 2003). L’organisation de ces rencontres a bénéficié du soutien du ministère de la Recherche (Action concertée incitative jeunes chercheurs). Carlo Ginzburg enseigne l’histoire de la Renaissance (University of California, Los Angeles), Charles Illouz l’anthropologie (université de La Rochelle-Espace nouveaux mondes) et Laurent Vidal l’histoire (université de La Rochelle-Espace nouveaux mondes). La première partie de cet entretien est parue dans Genèses, n°53, décembre 2003.
  • [1]
    Carlo Ginzburg, Carlo Poni, « La micro-histoire », Le Débat, n° 17, 1981, pp. 133-136 (texte présenté au colloque sur « Les Annales et l’historiographie italienne », Rome, janvier 1979).
  • [2]
    Alberto M. Banti, « Storie e microstorie : l’histoire sociale contemporaine en Italie (1972-1989) », Genèses, n° 3, 1991, pp. 134-147, surtout p. 145.
  • [3]
    Edoardo Grendi, « Repenser la micro-histoire ? », in Jacques Revel (éd.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard-Seuil, coll. « Hautes Études », 1996.
  • [4]
    Ibid., p. 242.
  • [5]
    L’ouvrage est à paraître dans la collection « Culture » dirigée par Simona Cerutti et C. Ginzburg chez Feltrinelli.
  • [6]
    Sur cette discussion emicetic, voir la première partie de l’entretien (Genèses, n° 53, 2003).
  • [7]
    Osvaldo Raggio, Faide e parentele. Lo stato genovese visto dalla Fontanabuona, Turin, Einaudi, 1990.
  • [8]
    C. Ginzburg, « L’inquisitore come antropologo », in Regina Pozzi, Adriano Prosperi (éd.), Studi in onore di Armando Saitta dei suoi allievi pisani, Pise, Giardini, 1989, pp. 23-33.
  • [9]
    Palmiro Togliatti, Lezioni sul fascismo, Rome, Editori Riuniti, 1970.
  • [10]
    C. Ginzburg, Le juge et l’historien. Considérations en marge du procès Sofri, Lagrasse, Verdier, 1997 [Il giudice e lo storico. Considerazioni in margine al processo Sofri, Turin, Einaudi, 1991]. Dans le post-scriptum, rédigé six mois plus tard, en 1991, C. Ginzburg ajoute : « Cela dit, je ne mets pas en doute la bonne foi des membres de la cour, mais il me semble que dans ce cas, on est sorti des limites du raisonnable. »
  • [11]
    Francesco Orlando, Illuminismo e retorica freudiana, Turin, Einaudi, 1982 (nouv. éd., F. Orlando, Illuminismo, barocco e retorica freudiana, Turin, Einaudi, 1997).
  • [12]
    « Mythologie germanique et nazisme. Sur un ancien livre de Georges Dumézil », in C. Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989, p. 203.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Georges Dumézil, « Science et politique. Réponse à Carlo Ginzburg », Annales ESC, n° 40, 1985.
  • [15]
    Otto Höfler, Kultische Geheimbünde der Germanen, Francfort-sur-le-Main, Moritz Diesterweg, 1934.
  • [16]
    G. Dumézil, « L’étude comparée des religions indo-européennes », NRF, n° 55, 1941, pp. 355-389, en particulier p. 387, cité, avec un commentaire pertinent, par Cristiano Grottanelli (Quaderni di storia, n° 37, 1993, pp. 181-189, en particulier pp. 188-189). Le texte de G. Dumézil continue d’une façon assez cryptique : « on ne voit sur la planète qu’un coin de terre où pût grandir un appelant contre ce triomphe. Mais sans doute arriverait-il trop tard ». La dernière phrase ne figure pas dans la traduction italienne de Jupiter, Mars, Quirinus (Turin, Einaudi, 1955), qui se fondait sur un texte revu par G. Dumézil.
  • [17]
    G. Dumézil, Mythes et dieux des Germains : essai d’interprétation comparative, Paris, Ernest Leroux, 1939.
  • [18]
    Georges Bataille, Choix de lettres 1917-1962, Paris, Gallimard, 1997, pp. 80-83.
  • [19]
    G. Bataille, Le bleu du ciel, Paris, Pauvert, 1963.
  • [20]
    Boris Souvarine, À contre-courant : écrits 1925-1939, Paris, Denoël, 1985.
  • [21]
    C. Ginzburg, « Montrer et citer, la vérité en histoire », Le Débat, n° 56, 1989.
  • [22]
    C. Ginzburg, Le juge et l’historien…, op. cit.
  • [23]
    C. Ginzburg, Rapports de force, Paris, Seuil-Gallimard, coll. « Hautes Études », p. 34. Développant cette même conception de la vérité en histoire appuyée sur des preuves irréfutables, C. Ginzburg ironise : « la connaissance est possible, même dans le domaine de l’histoire », p. 34.
  • [24]
    Roland Barthes, « Le discours de l’histoire », Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984 ; « Montrer et citer. La vérité de l’histoire », Le Débat, n° 56, 1989, pp. 43-54.
  • [25]
    C. Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 2001, pp. 89-103.
  • [26]
    Notamment sur nombre de fragments d’Isaïe.
  • [27]
    À propos de la rupture évitée des os de Jésus suivie du coup de lance, C. Ginzburg, s’appuyant sur Exode XII, 46 et Zacharie XII, 10, souligne que « Jean ne décrivait pas un événement qui, selon toutes probabilités n’eut jamais lieu, mais présentait un theologoumenôn, c’est-à-dire une idée messianique donnée à voir comme un événement ».
  • [28]
    C. Ginzburg, À Distance…, op. cit., p. 163.
  • [29]
    Amos Fukenstein, Théologie et imagination scientifique du Moyen âge au xviie siècle, Paris, Puf, 1995.
  • [30]
    C. Ginzburg, À distance…, op. cit., p. 164.
  • [31]
    Luce Giard (éd.), Michel de Certeau, Paris, Centre Georges-Pompidou, Cahiers « Pour un temps », 1987, pp. 71-72.
  • [32]
    Saul Friedlander (éd.), Probing the limits of representation. Nazism and the final solution, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1992.
  • [33]
    Paul Veyne, « L’interprétation et l’interprète. À propos des choses de la religion », Enquêtes, n° 3, 1996, pp. 241-272.
  • [34]
    « C’est eu égard à ces apories de la référentialité du discours historique que la mise à l’épreuve des propositions de la rhétorique narrative de White, par les événements horribles placés sous le signe de la Solution Finale, constitue un défi exemplaire qui dépasse tous les exercices d’école. Face à White, Carlo Ginzburg fait un plaidoyer vibrant en faveur, non pas du réalisme, mais de la réalité historique elle-même, dans la visée du témoignage. Il rappelle la déclaration du Deutéronome, XIX, 15, qu’il cite en latin : “Non stabit testis unus contra aliquem”, et en rapproche la prescription du Code Justinien : “Testis unus, testis nullus”. Témoigner en faveur de la réalité du passé historique, apparenté à celui de Vidal-Naquet dans Les juifs, la mémoire, le présent et dans Les assassins de la mémoire, revêt ainsi le double aspect d’une affirmation incontestable et d’une protestation morale » (Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 416).
  • [35]
    C. Ginzburg, « Just One Witness », in S. Friedlander (éd.), Probing the limits of representation…, op. cit., pp. 82-96.
  • [36]
    C. Ginzburg, « Beweis, Gedächtnis, Vergessen », Werkstatt Geschichte, n° 30, 2002, « Memory », pp. 50-60.
  • [37]
    Benedict Anderson, Imagined Communities, London, Verso, 1991.

Retour sur la microhistoire

1 Revenons sur la microhistoire : en 1979, avec Carlo Poni[], vous portiez témoignage d’une expérience originale et présentiez les principaux aspects méthodologiques de la démarche microhistorique : l’importance du nom, les jeux d’échelle…

2 Carlo Ginzburg – Je tiens à préciser tout de suite ma méfiance envers toute orthodoxie. Lorsque, par exemple, Giovanni Lévi a pris ses distances par rapport à ce texte pour donner son interprétation, il a fait quelque chose de tout à fait légitime. On a dit aussi que la microhistoire avait été dévoyée, ou étouffée dans l’œuf, par mon article sur les traces [2]… Même s’il n’est pas question pour moi de me placer comme représentant attitré de la microhistoire, je pense que cette dernière est un projet qui est loin d’être épuisé.

3 C’est pourquoi il semble intéressant d’en arriver à l’article d’Edoardo Grendi revenant sur les conditions de la naissance de la microstoria [3], et distinguant une microhistoire à contextualisation culturelle, dont vous seriez l’une des figures marquantes, et une microhistoire à contextualisation sociale, qu’illustreraient les travaux de Giovanni Lévi. Cet article prenait surtout acte de la fin de cette expérience collective en Italie, qu’il mettait sur le compte de la renonciation des microhistoriens à un « engagement exigeant[4] ». Dans des paragraphes assez amers, il vous reproche – en raison de la résonance internationale de vos travaux, puisqu’il écrit : « on en arrive à croire que la microhistoire est née à Bologne » – d’en avoir réduit les propositions aux seules dimensions culturelles, et de n’avoir pas joué le jeu d’un dialogue avec les autres microhistoriens.

4 C. Ginzburg – Je dois dire que je ne me suis pas senti concerné par cette phrase. Je n’ai jamais prétendu que la microhistoire était née à Bologne, l’hypothèse avait été formulée par un historien américain, qui avait même suggéré que le fait qu’Umberto Eco et moi enseignions à Bologne n’était pas dû au hasard… Mais démentir cette idée bizarre aurait été tout aussi bizarre. Il y a eu tellement d’interprétations concernant la genèse de la microhistoire… De toute façon, lorsqu’elle a pris son essor, je me suis un peu dégagé de cette entreprise. Grendi note d’ailleurs qu’elle a été pour moi une expérience parmi d’autres, ce qui est vrai. D’un côté je m’occupais avec Giovanni Lévi et Simona Cerutti de la collection « Microstorie », et de l’autre, je travaillais à mon livre sur le Sabbat, qui était franchement macrohistorique.

5 Il y a quelques années, j’ai commencé une recherche sur Jean-Pierre Purry, un calviniste qui a fondé une ville en Caroline du Sud : ce sera l’occasion de repenser cette dichotomie des approches à l’intérieur du projet microhistorique. Pour moi, il s’agit, entre autres choses, d’une tentative de surmonter l’opposition formulée par Grendi. Cela dit, il est vrai que je m’intéresse surtout aux formes culturelles, mais je pense que le partage essentiel est ailleurs. En relisant un recueil de textes de Grendi [5], j’ai été frappé par le côté radical de son projet, par cette attention presque obsessionnelle au côté emic, au langage à travers lequel les différents groupes sociaux se perçoivent eux-mêmes et leurs relations à l’intérieur d’une société donnée. Or, en discutant avec Simona Cerutti, qui se place du côté de Grendi, j’ai insisté sur le fait que le côté emic ne peut pas se passer, comme je le disais tout à l’heure, du côté etic[6]. Le rapport entre ces deux dimensions me paraît essentiel pour l’historien, sauf à tomber dans une forme regrettable de positivisme, comme si l’observateur n’était pas en jeu.

6 Grendi réalise une lecture critique du Fromage et les vers, affirmant qu’on aurait peut-être eu une autre vision de Menocchio si l’on avait étudié les relations interpersonnelles…

7 C. Ginzburg – J’ai utilisé, de façon partielle évidemment, des registres d’actes notariés qui se rattachent à ce village : il y avait des bribes, des traces… J’ai choisi de mettre au centre de mon livre Menocchio, mais on aurait pu faire un autre choix comme, par exemple, celui que propose Grendi. D’ailleurs je me souviens que lorsque mon livre sur les benandanti, et même Le Fromage et les vers, ont été traduits en allemand, au début des années quatre-vingt, j’ai été présenté comme Sozialhistoriker. Je m’intéressais pourtant à l’histoire culturelle, mais pour un public allemand, comme il y avait des paysans, un meunier, et toutes sortes de métiers villageois, c’était de l’histoire sociale. Bien sûr le choc culturel entre paysans frioulans et inquisiteurs avait une dimension sociale ; certes j’aurais pu essayer de rattacher les noms des benandanti à d’autres sources, par exemple impôts, actes notariés – c’était prendre la voie longue, celle qui part des noms… J’aurais écrit un autre livre.

8 Mais envisager l’histoire sociale, ne serait-ce pas essayer de retrouver l’organisation proprement paysanne, qui était accompagnée de ces batailles nocturnes, de ces phénomènes chamaniques ? Il y a une relation sociale supérieure, peut-on dire, une relation à l’État, que représentent les inquisiteurs, radicalement distincte de l’organisation sociale rurale, détachée de l’État, et qui ne s’y confronte que par des truchements comme les curés, les dénonciateurs et les inquisiteurs.

9 C. Ginzburg – Je ne nie pas que tout cela existe, même si lorsqu’on parle des inquisiteurs, c’est l’Église, plutôt que l’État, qu’il faut évoquer. Mais encore une fois il fallait faire des choix. J’aurais ressenti comme un poncif de partir de la coquille pour retrouver l’animal vivant, pour reprendre la métaphore de Marc Bloch dans Les caractères originaux. Cette relation entre la coquille et l’animal peut être présentée comme allant de soi, « one could take it for granted ». Or, je pense que c’est justement ce qu’il faut regarder comme un problème. Il y a peut-être une voie tortueuse qui partirait de l’animal pour aller à la coquille. Mais accepter a priori une hiérarchie, même pour l’exposé des données, cela n’avait pas d’attrait pour moi. Lorsque Grendi a étudié les bouchers à Gênes au xvie siècle et leur forme d’association, est-ce du social ou du culturel ? Cette question n’a pas de sens. Il y a quelque chose dans sa façon de poser la question que je ne comprends pas.

10 Pour ce qui touche au social dans sa forme immédiate, Marcel Mauss donne le modèle : c’est l’échange et le don, inscrit dans une appréhension du « fait social total ». Le substrat économique ne peut être détaché de ce qui constitue l’ensemble des représentations qui y sont intriquées. C’est aussi Karl Polanyi : il y a intrication et encastrement, dit-il, de l’économie et de toutes les formes d’institutions qui l’accompagnent, et où le symbolisme, bien entendu, tient une part importante.

11 C. Ginzburg – En effet, Mauss et Polanyi partagent cette idée de l’économique en tant que embedded. L’essai de Mauss sur le don approche d’ailleurs le social à travers des phénomènes culturels. C’est pourquoi je trouve parfois qu’il y a un usage un peu flou, voire terroriste, du mot « social ». Parce que, au fond, l’exemple de Mauss est tout à fait éloquent : il a parlé du « fait social total », mais c’est à travers la culture qu’il a posé ce concept. Cette question, et certains exemples donnés par Mauss en particulier, me préoccupent fortement en ce moment. Aussi je ne veux pas accorder une grande importance à cette opposition entre social et culturel. L’opposition entre emic et etic, en revanche, me semble plus féconde. C’est quelque chose à quoi Grendi ne fait pas allusion, et si je pouvais maintenant lui répondre, je formulerais plutôt les choses à ce niveau. Je me rends compte que nous avons travaillé ensemble sans aborder des questions comme celles-là, qui étaient importantes…

12 Certaines choses sans doute nous étaient-elles masquées par la réception internationale diversifiée de la microhistoire. Par exemple, le recueil Jeux d’échelles, introduit par Jacques Revel, privilégiait d’une façon nette le rapport entre microhistoire et histoire sociale, et s’inscrivait dans la perspective de Giovanni Lévi et Eduardo Grendi. Mes travaux semblaient tout à fait périphériques, de ce point de vue, ce qui peut être légitime. J’ai l’impression que mon parcours de recherche ne s’identifie pas entièrement à la microhistoire, même si aux États-Unis c’est plutôt mon nom qui y est associé, ce qui ne m’enchante pas. Je suis plutôt frappé par cette sorte de diffraction qu’a connue la microhistoire, peut-être parce que justement il n’y avait pas d’orthodoxie, pas de programme, et qu’il s’agissait plutôt d’une orientation. Et il est dommage que certaines contributions remarquables ne soient pas connues par le public international. Grendi aujourd’hui accède à cette reconnaissance, c’est un auteur très original, qui écrivait néanmoins dans une langue très difficile, même pour des lecteurs italiens. Sa pensée était torturée, compliquée, parfois difficile à suivre. Et pourtant un livre tout à fait remarquable comme celui d’Osvaldo Raggio, Faide e parentele[7], l’une des contributions les plus brillantes à la microhistoire, attend encore sa traduction pour un public international.

Contre les tièdes

13 On vous a parfois associé à des points de vue que peut-être vous ne partagiez pas. Je pense à cet article « Traces », et à ce fameux dilemme dont vous aviez parlé : « assurer un statut scientifique faible pour arriver à des résultats marquants, ou assumer un statut fort pour arriver à des résultats négligeables ». C’est une phrase qui a fait couler beaucoup d’encre et divisé les historiens : ceux qui étaient prêts à prendre le risque de la première option et ceux qui, au contraire, voyaient là-dedans une faiblesse, qui allait dans le sens de la narrativité.

14 C. Ginzburg – Peu de temps après avoir publié cet article, j’ai donné un séminaire à l’École des hautes études. François Furet était très perplexe, pour ne pas dire plus. Ensuite l’ambiance intellectuelle a changé. J’ai perçu le risque d’être englobé parmi les narrativistes plus ou moins sceptiques. Il y avait un élément d’équivoque. J’avais essayé de montrer qu’il existait d’autres façons d’écrire l’histoire : de toute évidence, un livre comme celui sur les benandanti n’était pas écrit d’une façon classique. J’étais parfaitement conscient de cela : dès les deux premières phrases, j’ai eu le sentiment de m’être engagé dans quelque chose de nouveau, pas une chose extraordinaire, mais quelque chose de nouveau. Ensuite, lorsqu’il y a eu ce tournant sceptique, j’ai essayé de souligner ma distance par rapport aux théories narrativistes, qui pouvaient sembler assez proches de ma démarche. Mon ami Perry Anderson m’a fait remarquer que le scepticisme n’était pas forcément un défi à relever. Mais je ne voulais pas en partager les conséquences.

15 Il s’agit là d’une polémique, et l’on ne peut pas identifier la polémique à un acte de narration. Une telle prise de parole suppose le refus d’aligner son point de vue à côté d’autres points de vue légitimes. Le polémiste s’inscrit comme porteur de parole, il est un sujet. D’une certaine façon, l’objet qui est en question dans l’histoire, c’est l’historien lui-même…

16 C. Ginzburg – Je crois que vous avez touché quelque chose d’important. J’aime beaucoup ce mot de Pascal sur le « moi haïssable ». Et même si j’ai un côté narcissique, comme tout le monde, et peut-être même plus, je résiste à l’idée de m’afficher moi-même dans ce que je fais. Je l’ai fait dans de très rares occasions. Par exemple, j’ai donné une conférence à Tokyo, où j’ai fait allusion, d’ailleurs très rapidement, à mon enfance : le « moi haïssable » prenait alors de l’intérêt parce qu’il permettait d’exposer un trajet de connaissance, davantage peut-être, il rendait compte d’un filtre. Il n’est pas sans intérêt de se regarder soi-même comme un champ d’expérimentation privilégié. Le but n’étant pas la connaissance de soi-même, mais d’observer un « moi » comme celui d’un autre, comme celui de n’importe qui. En revanche, cette notion de prise de parole, où le sujet est en première place, ne me convainc pas vraiment. De toute façon, je n’ignore pas, contre les tenants d’un positivisme naïf, le rôle du sujet dans la connaissance. Mais le sujet doit savoir rester en retrait.

17 La contrepartie du positivisme naïf est précisément le narrativisme. Faisons-nous encore une fois l’avocat du diable : dans Le Fromage et les vers se laisse discerner assez clairement une sorte de fascination pour Menocchio, ce personnage atypique, au carrefour de la culture populaire orale, dont il semble être le chantre, et de cette culture livresque qui suscite chez lui le désir de prendre la parole et de proclamer scandaleusement des idées sur la tolérance religieuse… N’y a-t-il pas le risque de perdre tout ou partie de sa neutralité analytique à éprouver une telle sympathie ?

18 C. Ginzburg – Je pense que, dans le rapport avec le lecteur, on doit déclarer d’une façon explicite les enjeux et les positions que l’on prend. C’est pourquoi, dès mon introduction, je n’ai pas caché ma sympathie pour Menocchio. Je n’ai pas triché là-dessus. Il y a pourtant, comme vous dites, le risque d’abolir une distance nécessaire. C’est justement pour cela que cette idée de distance m’intéresse au plus haut point, alors qu’il s’agit pourtant d’éviter la neutralité. Il y a ce texte magnifique tiré de l’Apocalypse (3, 14 suiv.) : « Malheur aux tièdes ! ». J’y souscris complètement. Cela fait partie de mon éducation la plus profonde. Pour être contre les tièdes, il faut déclarer où l’on se place et accepter l’idée qu’il y a des forces qui s’opposent et que le but n’est pas de chercher un compromis. Cet investissement émotionnel, idéologique même, nous oblige à multiplier les preuves, porter une extrême attention au langage, utiliser l’érudition afin d’inclure le hasard dans le jeu, ce hasard qui complique le jeu… Tout cela permet de contrebalancer cet investissement qui conduirait autrement à l’abolition de la distance. Il ne faut pas reculer devant la possibilité de chocs, car le travail de l’historien se situe à l’intérieur d’un champ de forces. Un champ de forces où des mouvements s’opposent, et le parallélogramme des forces, bien entendu, n’est pas le compromis. Pour quelqu’un qui travaillerait sur des thèmes où il ne s’investit pas émotionnellement, une telle obsession de l’érudition et de la preuve n’aurait pas de sens. Mais dans mon cas, c’est très important.

19 Il y a aussi une autre technique que vous exposez dans cet article « L’inquisiteur en tant qu’anthropologue[8] » : penser des deux côtés.

20 C. Ginzburg – L’avocat du diable, en somme. Essayer de sauver les voix des victimes, tout en sachant que leurs voix nous parviennent à travers les inquisiteurs, les juges, les persécuteurs. Il faut penser des deux côtés. Le scrupule méthodologique répond au souci de comprendre la réalité historique dans toute sa densité et ses contradictions. Ainsi, me placer du côté des victimes en travaillant sur des procès d’Inquisition m’obligeait à observer aussi les inquisiteurs, et à jeter un regard plus général sur ce que mon projet avait de paradoxal : étudier les victimes à travers leurs persécuteurs. Je me rappelle une métaphore militaire, qui a été utilisée par Antonio Gramsci : la guerre des tranchées (guerra di posizione). Dans ce cas, tout est statique. Tandis que de façon plus dynamique on peut imaginer s’infiltrer dans le camp de l’ennemi pour attaquer au centre et vaincre de l’intérieur.

21 Il y a un texte de Togliatti qui m’a beaucoup marqué : il s’agit de leçons sur le fascisme qu’il a données à des cadres communistes immigrés, à Moscou, en 1935 [9]. Ce texte remarquable, dépouillé de toute propagande, a été publié en 1970. Il tente de comprendre pourquoi le fascisme s’appuie sur les masses italiennes et comment il peut avoir une telle emprise sur elles, qui vont jusqu’à soutenir une dictature réactionnaire. Ici, comme chez Gramsci, il y a une distinction remarquable entre questions et réponses. Comme on l’a suggéré, l’attention portée aux instruments utilisés par le régime fasciste pour gagner l’adhésion des masses (dopolavoro, etc.) aurait été inspirée à Togliatti par la réalité soviétique qu’il avait sous les yeux, étant exilé à Moscou – ce qui explique le fait que ce texte sur le fascisme ait été utilisé dans les années 1970, comme je l’ai appris d’un historien polonais, pour déchiffrer les régimes de l’Europe de l’Est (c’était faire le chemin de Togliatti à rebours).

22 Aux questions posées par la société italienne, disait Togliatti, le fascisme donne des réponses que nous n’acceptons pas. Mais les questions sont là, et les réponses aussi. C’est ce qu’il faut essayer de comprendre. La propagande n’est pas suffisante pour expliquer cette adhésion des masses. Il faut analyser les caractères de l’ennemi et les raisons de notre défaite. C’est à la lecture de ce texte que j’ai mesuré combien il était important, d’un point de vue critique, de jouer des deux côtés. Dominer les aspects affectifs, passionnels, émotionnels, idéologiques même, c’est vouloir connaître aussi ce à quoi l’on répugne. Il faut affronter la réalité, ce qui est bien évidemment souvent difficile. On pourrait objecter qu’il s’agit d’une connaissance froide et détachée : eh bien ! il faut préserver cette froideur. On est au cœur d’un champ de tensions, et cette froideur est nécessaire parce qu’il y a aussi un investissement passionnel important.

Apprendre de son adversaire

23 Cette froideur est d’autant plus nécessaire lorsqu’il s’agit d’intervenir sur l’actualité brûlante. Ainsi, vous avez réagi dans la presse à un lapsus du pape Wojtila, aux dérapages judiciaires de l’affaire Sofri… Il semble pourtant que votre engagement ne se situe pas à ce premier niveau de polémique, mais au-delà, dans la nécessité d’affronter certaines questions, « même les plus pénibles » dites-vous.

24 C. Ginzburg – C’est bien à cela qu’il faut tendre. Mais je ne sais pas si j’en ai été toujours à la hauteur. Je n’aime pas beaucoup le mot engagement, c’est un mot un peu fruste. En outre, je me méfie de l’attitude qu’en Italie on appelle tuttologia. Être un tuttologo, c’est un terme dépréciatif. Succomber à la tentation médiatique… Je reçois parfois des coups de fil de journalistes qui demandent des commentaires. Cela n’a pas de sens. Je résiste toujours… Le problème, c’est d’utiliser sa propre compétence. Je préfère le mot « compétent » à celui de « spécialiste ». Le fait d’être spécialiste ne me fascine pas. Je pense qu’à un certain moment, les spécialistes – il y a des exceptions – deviennent aveugles. On sait tout, mais on ne comprend rien ! Alors qu’il y a une compétence qu’on peut acquérir, qui suppose des efforts, qui peut s’étendre par analogie, grâce à un certain capital technique qu’on accumule avec l’âge… Ce qui veut dire que je me débrouille comme tout le monde à un certain âge, avec une certaine vitesse, même dans un champ qui ne m’est pas familier. Mais j’insiste, il faut faire des efforts. Heureusement ! Cette notion d’engagement n’a de sens que si elle implique cet effort de connaissance, cette immersion dans la réalité empirique.

25 À cette compétence et à ces efforts de pertinence s’ajoutent parfois les vertus de la prudence lorsqu’il s’agit par exemple de s’adresser, entre autres, à des magistrats. Dans votre livre sur l’affaire Sofri, vous déclarez : « Nous écartons bien entendu l’hypothèse qui nous conduirait à celle du complot, d’un changement de cap dû à des pressions extérieures. Une telle supposition serait infamante pour un magistrat, et nous nous refusons à l’envisager, fût-ce un seul instant [10]. » Il est évident que vous pratiquez ici, sans conviction, l’exercice de la litote politique, car toute votre analyse du procès démontre une collusion de certains magistrats, policiers et témoins à charge.

26 C. Ginzburg – Tout à fait ! Pour la première fois de ma vie, j’ai été aux prises avec des contraintes liées au but pratique de ce petit livre – un but qui a fait faillite, qui n’a pas réussi à influencer dans le sens de la vérité le déroulement du procès d’appel. J’ai relu à ce moment-là un livre d’un spécialiste de littérature comparée, Francesco Orlando – un chercheur très original et un ami – qui a écrit un livre sur la façon dont les textes polémiques de Voltaire et d’autres auteurs des Lumières ont utilisé des figures rhétoriques comme la litote, la prétérition, etc. [11]. J’ai utilisé d’une façon tout à fait consciente ces procédés. L’idée n’était pas de convaincre mes lecteurs de la vérité littérale de ce que je disais. Il s’agissait d’ironie, comme dans les fameuses caricatures de Louis-Philippe : « Ceci n’est pas une poire ». Je suis très intéressé par ce genre de procédés. Dans ce cas, je les ai utilisés parce qu’il fallait bien garder une certaine retenue… Je dois dire pourtant qu’en ce qui concerne le complot, comme je l’ai dit, et là j’étais tout à fait sérieux, il y avait divergence entre Sofri et moi. Mais poser la question du complot dans mon livre, cela aurait été absurde, car je n’avais aucune preuve là-dessus. J’aurais simplement disqualifié ma position en essayant de produire des hypothèses alternatives, forcément très faibles : par exemple, de prouver qu’il y avait eu complot. Mon but était différent : il s’agissait de prouver qu’il n’y avait aucun élément justifiant l’inculpation de Sofri. Encore une fois, c’était le problème du poids de la preuve (onus probandi).

27 En effet, le procès Sofri vous a offert l’occasion de donner une nouvelle portée à votre travail d’historien : dénoncer les procédés d’une pratique institutionnelle indigne. Quelques années auparavant, vous faisiez état des ambiguïtés des premiers travaux de Georges Dumézil [12] : « entre les mailles du discours détaché de Dumézil, on voyait apparaître par moments une sympathie idéologique mal dissimulée pour la culture nazie[13] ». De façon troublante, Marc Bloch – tragique ironie – accueillit favorablement le livre de Dumézil que vous mettez en cause. Plus directement, dans la mouvance dumézilienne du Collège de sociologie, une même ombre est jetée sur Georges Bataille, Roger Caillois, se revendiquant pourtant des enseignements de Marcel Mauss. Un peu comme dans Le juge et l’historien, il vous faut désavouer une profession de foi suspecte, aux conséquences socialement désastreuses. En quoi l’historien est-il particulièrement qualifié pour démasquer l’idéologie sous le discours scientifique ?

28 C. Ginzburg – Je dois préciser que s’agissant de l’article sur Dumézil, comme du livre sur le cas Sofri, j’ai essayé de partir d’une expertise, d’une certaine façon de lire les textes. Je n’aurais jamais osé me prononcer sur les travaux de Dumézil s’il n’y avait pas eu une convergence d’intérêts, liée au fait d’avoir travaillé, à un certain moment, sur les mêmes sources : des textes médiévaux que j’avais utilisés dans mon livre sur le Sabbat. Dumézil a réagi de façon vigoureuse et agressive à mon article qui l’était aussi, mais il n’a pas discuté ma lecture. Je ne tiens pas à reprendre le détail des arguments de l’article auquel Dumézil a répondu dans les Annales[14]. Aurais-je dû répondre à cette réponse ? Peut-être ai-je eu tort de ne pas poursuivre la discussion. Toujours est-il que, de mon point de vue, Dumézil avait suivi explicitement la démarche d’un chercheur indubitablement nazi comme Otto Höfler. Pourtant cet historien remarquable m’a été utile, puisque c’est chez lui que j’ai relevé la référence des procès contre les loups-garous de Livonie. J’ai vérifié la source, évidemment. Mais je l’ai découverte chez Höfler dans un livre sur les mythes et dieux, où il est question de sociétés masculines de Germains [15]. Publié en 1934, ce livre très érudit, nourri d’idées farfelues mais témoignant aussi d’intuitions très intéressantes, se plaçait dans une perspective, je viens de le dire, résolument nazie.

29 Il faut évidemment se débarrasser de l’idée que tout ce qui est nazi est absurde, ou que toute sympathie pour l’idéologie nazie est par définition absurde. Il faut se débarrasser de l’idée qu’un chercheur proche du nazisme est par définition un mauvais chercheur. Tout cela est ridicule, simpliste, primaire. Car le risque est de ne pas comprendre le danger et la force qui étaient derrière le régime nazi. Le nazisme, en effet, a fasciné des intellectuels majeurs et il serait tout à fait anachronique de projeter aujourd’hui notre jugement sur le Paris des années 1930, par exemple. Comme le disait Lucien Febvre, il faut dater finement. Dans un article publié en 1941 dans la NRF, qui sous la direction de Drieu La Rochelle était devenue l’organe intellectuel de la collaboration, Dumézil écrivait : « Aujourd’hui, au-delà des luttes fratricides qui sont peut-être le dur enfantement d’un ordre stable […] ». On a remarqué que cet « ordre stable » était sans doute l’ordre nazi [16]. Mais le Dumézil de 1941 n’était ni celui de 1933-1935 ni celui de 1955.

30 De toute façon, je n’ai pas instruit un procès contre Dumézil. En fait, je considère que mon article sur Dumézil est très nuancé, même s’il est résolument critique, voire agressif. Cet article m’a valu des attaques sévères, surtout en France. Mais le fait que mon dossier s’ouvrait avec le compte rendu favorable de Marc Bloch lors de la parution du livre de Dumézil, Mythes et dieux des Germains[17], montre que mon analyse n’était pas du tout simpliste. Tout cela était très compliqué, comme la fascination de Bataille pour l’idéologie nazie. Je me rappelle avoir découvert à la Bibliothèque Nationale, lors d’une exposition Queneau, une lettre, sous une vitrine, écrite par Bataille depuis Rome à son ami Raymond Queneau. Il y était question de l’exposition de la révolution fasciste à Rome en 1932. Je me revois appuyé sur la vitrine en train de la recopier. Cette lettre a été publiée par la suite [18]. Bataille évoquait cette obsession de la mort, qui semblait bien exercer sur lui une fascination. Il suffit de lire Le bleu du ciel[19] pour voir à quel point il était la proie de tout cela. Faisant écho de cette lettre à Queneau, j’ignorais alors que les mêmes mots, à la lettre près, avaient été utilisés par Boris Souvarine pour parler de Bataille [20]. Dans le jugement de Souvarine il y avait aussi, on le sait bien, des éléments personnels : mais la fascination de Bataille était réelle.

31 Je veux justement comprendre ce qui fascine Bataille dans sa perception du fascisme. Cela nous ramène à l’idée que j’avais formulée auparavant, qu’il faut apprendre de son adversaire, tout en gardant la bonne distance. La rédaction de l’article sur Dumézil m’a fait découvrir combien il était important d’opérer une distinction entre niveaux de questions et niveaux de réponses. La culture de gauche a souvent confondu ces deux niveaux. Cela veut dire qu’il y a des questions tout à fait légitimes mais auxquelles on apporte parfois des réponses aberrantes, comme le racisme. Autant que je sache, Dumézil n’a jamais été raciste et ses écrits ne témoignent d’aucun racisme. Mais la question des rapports entre ce qui est biologique et ce qui est culturel est à mon avis légitime. Il me semble impossible d’évacuer une telle question. On sait bien qu’elle a reçu des réponses fausses et monstrueuses. Mais la question ne peut être niée parce que certains ont donné de telles réponses. Dans le cas de Dumézil et celui de Bataille, mon problème était de comprendre ce qu’ils ont pu appréhender d’une société, d’une situation politique ou de certains problèmes historiques à travers cette fascination.

32 Après cet article, j’ai continué de travailler sur Bataille, mais je n’ai pas encore publié les résultats. Le nazisme sera associé pour toujours à des crimes abominables : mais réduire le nazisme à une secte de bourreaux, ce serait absurde parce qu’on se condamnerait à ne pas comprendre les raisons de son succès. Il offrait une réponse à des questions, et c’est cela qu’il faut aborder. Cela vaut aussi dans le cas du fascisme italien. Même si mon histoire personnelle a été marquée par tout cela, je refuse de simplifier les choses. Ce serait une tragédie, parce que, malheureusement, le fascisme – je ne pense pas au nazisme, je pense plutôt au fascisme italien – le fascisme, malheureusement, a, je crois, un futur. C’est terrible, mais je pense qu’il a un futur. Il ne s’agit pas d’une résurrection du fascisme au sens propre du mot, mais de certains éléments du fascisme qui ont été obscurcis par le ralliement tardif du fascisme italien à l’entreprise d’extermination des juifs qui caractérisait le nazisme. Parce que certains conservateurs en Europe l’ont jugé plus « acceptable », le fascisme ou certains de ses éléments ont un futur. Il y a là quelque chose qui mérite réflexion.

33 Dans Le Fromage et les vers, vous citez cette phrase de Walter Benjamin : « Seule l’humanité rachetée a droit à la totalité de son passé ». Faut-il comprendre que pour vous le métier d’historien s’inscrit dans cette problématique du rachat ?

34 C. Ginzburg – Je le pensais lorsque j’ai cité cette phrase de Benjamin. Peut-être. Je ne sais pas. Peut-être. Benjamin a écrit cette phrase à l’époque du pacte germano-soviétique, dans un moment terrible pour tous ceux qui étaient, comme lui, les cibles des fascismes ; terrible pour le mouvement ouvrier ; terrible pour l’Europe entière – une idée qu’il faut rétrospectivement distinguer de celle que s’en faisaient les nazis, car les nazis étaient fortement pour l’Europe, leur Europe. Or, dans ce moment tragique, Benjamin lançait ces mots comme une affirmation d’espoir. Il y a vingt-cinq ans, je les ai cités ; aujourd’hui mon attitude à l’égard du futur est beaucoup plus sombre. Je pense que les dangers qui nous entourent, qui font partie des futurs possibles, doivent nous inciter à réfléchir. Il y a sans doute quelque chose de paradoxal, car lorsque j’ai cité cette phrase de Benjamin, j’étais jeune et je parlais du passé. Aujourd’hui que je ne suis plus un jeune homme, ma perspective en ce qui concerne l’histoire est surtout affectée par les futurs possibles. Il y a là un paradoxe, un paradoxe qui n’est peut-être pas exceptionnel, mais normal.

Pour une vérité sans guillemets

35 Dans un article publié en 1989[21], vous dites qu’il est plus convenable de dire que la vérité de l’historien n’est valide que dans un contexte culturel donné. Pourtant, en 1991, dans Le juge et l’historien [22], agacé par les thèses du linguistic turn, vous expliquez que la vérité en histoire ne souffre pas de guillemets. Dans Rapports de force, ce constat vous amène à comparer les sources à des « vitres déformantes[23] », moyen terme entre la vision naïve des positivistes et celle, relativiste, des sceptiques. Cela signifie-t-il une évolution dans votre rapport aux sources ?

36 C. Ginzburg – C’est possible. Depuis longtemps, j’envisage de réaliser un recueil où devrait figurer cet article : « Montrer et citer ». Après avoir fait allusion aux éléments « aussi bien extratextuels que textuels » qui produisent l’« effet de vérité » (une expression reprise de Roland Barthes) « considéré comme un élément intrinsèque » de la tâche des historiens, j’analysais seulement des éléments textuels [24]. Encore une fois, je me plaçais sur le terrain de mes adversaires, peut-être au prix d’un certain malentendu. Ce que je voulais montrer, c’est que l’idée de vérité, considérée comme une idée régulatrice (dans le sens de Kant) a été formulée de manière très différente selon les époques, les contextes, etc. L’histoire du mot enargeia le montre très bien. On peut reconstruire une trajectoire qui mène de l’évidence poétique de l’enargeia, qui dans Homère est liée à la présence visible des dieux, à l’evidentia in narratione des rhétoriqueurs latins, à la notion d’éléments de preuve (evidence, en anglais). Tout cela se rattache à la notion de vérité – une notion sans laquelle l’espèce humaine n’aurait pas pu survivre. C’est à Yale, pendant un colloque, que, pour la première fois, il m’est arrivé de dire, en faisant le geste : « Truth, without quotation marks ». Tout le monde s’est mis à rire, parce que, dans les milieux académiques américains, la mention de la vérité est accompagnée, d’une façon presque mécanique, par le recours aux guillemets. Évidemment, je sais bien que toute vérité est provisoire, parce qu’en principe elle peut toujours être falsifiée. Mais il faut distinguer de façon nette le niveau emic (les façons dans lesquelles la notion de vérité a été exprimée dans des cultures différentes) du niveau etic (la vérité en tant que notion transculturelle).

37 Rapports de force invite les historiens à pratiquer la technique du « rebrousse-poil » pour lire les témoignages « à rebours des intentions de ceux qui les ont produits ». Une telle démarche suppose l’adoption d’une technique de lecture particulière des sources : la lecture lente. Pensez-vous que les spécialistes cèdent trop facilement à la tentation du fast reading, de la lecture rapide, au risque évidemment de ne reproduire que des évidences ?

38 C. Ginzburg – Certes, mais la lenteur n’est pas suffisante, ce n’est qu’une condition préalable. Dans Rapport de force, j’étudie ce texte de Le Gobien, cette harangue qui est incluse dans son histoire des îles Marianne. Je suis tombé par hasard sur ce texte en 1966, et je n’ai écrit mon article qu’après avoir retrouvé ce texte, trente ans plus tard. Je l’avais presque oublié. L’aurais-je mieux compris si j’avais passé dix ans dessus ? Je ne sais pas. Il s’agit toujours de retrouver le contexte, de le reconstituer. Pour cela, il y a des techniques, même s’il n’y a pas de recette, de blueprint. Et cela, évidemment, parce que chaque texte est nouveau, et, sauf s’il s’agit d’un stéréotype, il ouvre toujours un champ nouveau. Cette idée de lecture à rebrousse-poil est d’ailleurs une référence à Walter Benjamin.

39 Cette idée de lecture à rebrousse-poil peut directement s’appliquer à votre article intitulé « Ecce »[25]. On ne peut manquer de remarquer que vous ne suivez pas vraiment le programme que vous vous fixez dans les toutes premières lignes : « Mettre en contact deux domaines de recherche généralement étrangers l’un à l’autre, les études néotestamentaires, et celles qui portent sur l’iconographie chrétienne ». Or, trois des quatre parties de votre article portent sur la question de la rédaction des Évangiles, dont vous montrez, à la suite d’autres chercheurs, qu’elle a indéniablement été réalisée sur le canevas vétérotestamentaire[26]. Le récit de la Passion dans les Synoptiques et dans Jean ne constitue pas un témoignage, même hagiographique, sur la mort de Jésus, mais un scénario dont la trame et les formules sont empruntées à l’Ancien Testament. Après donc avoir souligné le caractère de fictions messianiques au cœur des Évangiles, vous abordez finalement les problèmes entre citations néotestamentaires ostensibles et iconographie chrétienne. Il y a une sorte de déséquilibre qui trahit chez vous un intérêt supérieur pour une question qui n’était pas censée représenter l’objectif déclaré de votre étude : la nature des faits racontés par les Évangiles, et à travers eux l’existence historique de Jésus[27].

40 C. Ginzburg – Oui… c’est un article auquel je tiens beaucoup, même si ma contribution originale est assez faible. J’ai essayé de reprendre des idées qui avaient été avancées par d’autres chercheurs d’une façon très prudente, et à mon avis trop prudente. Je me rappelle que lorsque je travaillais à cet article, j’étais dans un état de bouleversement : j’avais l’impression de toucher à des vérités extraordinaires qui n’avaient jamais été énoncées explicitement. J’avais l’impression que les travaux des chercheurs catholiques, comme ceux des chercheurs protestants, avaient été inspirés par une prudence effleurant l’autocensure, dictée par des raisons politiques. La même prudence d’ailleurs caractérisait les chercheurs juifs : une thèse comme celle-là, même si à mon avis elle ne vise pas une démonstration de l’inexistence de Jésus en tant que figure historique, aurait pu être attaquée par des chrétiens comme thèse hyperjuive. J’avais l’impression que même si toutes les données de recherche étaient disponibles, les conclusions n’avaient pas été tirées. J’ai donc pensé qu’il y avait là quelque chose à faire.

41 Quant au problème de l’iconographie, je ne pense pas qu’il s’agisse d’un simple camouflage. Je voulais écrire un texte court et concis sur un sujet très délicat, où ma contribution scientifique personnelle arrivait à la fin. De toute façon, je ne voulais pas donner l’impression de présenter des choses que l’on savait déjà comme de grandes découvertes. C’est pourquoi j’ai commencé par souligner ma dette envers d’autres chercheurs, dont j’ai exploité les matériaux de façon serrée et dense. Enfin, il y a eu cette conclusion qui a été préparée par cette approche. Mais cette conclusion n’avait pas pour but de faire oublier ce qui précédait. Cela dit, je m’attendais à des critiques, voire des attaques, mais rien n’est venu. J’avais immédiatement été attaqué après la parution dans la Repubblica, un journal grand public, d’un article sur le lapsus du pape Wojtila. En revanche, cet article, qui soulevait à mon avis des problèmes beaucoup plus importants, n’a suscité aucune réaction. Je trouve cela curieux. Ma curiosité attend l’avis de quelqu’un de compétent. Cet article est-il disqualifié d’un point de vue scientifique, ou y a-t-il, encore une fois, un élément d’autocensure ? J’ai eu l’impression que mon exposé n’était pas inutile, dans le sens où personne, me semble-t-il, n’a proposé de conclusions explicites sur ce sujet. La thèse qu’on voit se dessiner au-dessous des travaux de plusieurs chercheurs de différentes obédiences religieuses, est qu’une grande partie des Évangiles a été écrite à partir de la Bible juive.

42 Pour rester sur ces questions, vous dites vous être rendu compte tardivement que « notre mode de connaissance du passé est profondément informé par l’attitude de supériorité chrétienne vis-à-vis des juifs[28] ». Vous évoquez justement à ce sujet le troublant « lapsus du pape Wojtila » sur les « frères aînés »…

43 C. Ginzburg – Ce constat est lié à un autre article, également publié dans À distance. Dans « Distance et perspective », j’évoque un texte de saint Augustin où la notion de perspective est transposée sur le mode acoustique, musical. Je suis frappé par le fait que cette notion, aussi centrale dans le rapport des historiens au passé, vienne de cette discussion où saint Augustin souligne la supériorité de la religion chrétienne par rapport à la religion juive. D’où le paradoxe, où le rôle de l’avocat du diable serait joué par saint Augustin. Pour moi, qui n’ai pas eu d’éducation juive ni chrétienne, la relation entre ces deux traditions est très compliquée. La perception de mes rapports complexes avec la tradition juive (et mon identité juive) et avec la tradition chrétienne, n’a cessé d’évoluer. Mais rattacher l’idée de perspective historique à ce texte de saint Augustin, c’est peut-être la seule idée que j’ai eue dans ma vie. J’y attache un grand prix.

44 Je dois en partie cette idée à un ami, un grand chercheur auquel j’ai dédié ce livre, Amos Fukenstein. Il avait cité ce texte, mais l’avait lu dans une perspective différente. La première fois que j’ai rencontré Amos, c’était au début des années 1980, lors d’une conférence sur Le Sabbat des sorcières que je donnais à Jérusalem. J’avais fait référence à un texte de Flavius Josèphe, et au moment des questions, un inconnu – qui avait une ressemblance avec quelqu’un que je ne parvenais pas à retrouver, et que j’ai identifié par la suite comme étant Kafka – se lève et m’interpelle en citant en grec un autre texte de Flavius Josèphe. Nous sommes restés très liés, c’est devenu un ami cher, un homme extraordinaire, auteur (entre autres ouvrages) d’un livre magnifique, traduit en français [29]. Il fait partie de ceux qui m’ont beaucoup appris. J’espère pouvoir dire aujourd’hui, comme Goya l’évoque dans un dessin magnifique où un vieil homme à la barbe blanche avance péniblement appuyé sur deux bâtons : « Aún aprendo ». Devise merveilleuse : j’apprends encore, oui (même si je ne suis pas aussi vieux que cela).

De la connaissance en histoire

45 Revenons à cet antipositivisme qui rapporte la recherche historique à un acte de rhétorique. Le linguistic turn n’est-il pas la sanction d’une attitude savante, comme celle du structuralisme, qui considère la structure comme l’objet scientifique par excellence ? Dans votre article « Distance et perspective », vous dites : « Pour des raisons diverses, voire opposées, fondamentalistes et néo-sceptiques ont dénié ou ignoré ce qui dans le passé a fait de la perspective une métaphore cognitive dont nous avons mesuré la puissance. La tension entre un point de vue subjectif et une vérité objective et vérifiable, que la réalité (comme chez Machiavel) ou Dieu (comme chez Leibniz) en soient donnés comme la garantie ultime. Si cette tension était maintenue, la notion de perspective cesserait de constituer un obstacle entre les sciences et les sciences sociales, pour devenir au contraire un lieu de rencontre où la conversation, la discussion et la contradiction seraient possibles[30]. » A contrario, la position narrativiste repose sur le fantasme de l’objectivité qui consiste à déplacer l’objet « réalité historique » sur l’objet construit que constitue le récit de l’histoire ; dénégation dont on voit les conséquences les plus terribles si l’on songe notamment au problème de la Solution finale.

46 C. Ginzburg – La trajectoire de Barthes serait de ce point de vue exemplaire : d’abord il a utilisé le structuralisme pour polémiquer avec les positivistes, ensuite il l’a rejeté parce qu’il était trop proche du positivisme… Mais le problème le plus intéressant serait de savoir pourquoi le narrativisme a résisté, s’est diffusé et a connu tant de popularité. J’ai le sentiment que cette approche est en recul aujourd’hui, notamment depuis que le 11 septembre est apparu comme un fait historique majeur, irréductible, qui a secoué le fantasme narrativiste. Longtemps, on a voulu donner l’impression que le narrativisme était une attitude de gauche, ce qui est absurde. Que la dénégation de la réalité puisse être un geste révolutionnaire, c’est grotesque ! Le scepticisme est bon, l’hyperscepticisme est absurde. Où se situe la limite ? Ce que je trouve ridicule dans l’attitude des soi-disant relativistes, c’est leur paresse : l’idée de remâcher toujours les mêmes exemples, de ne pas s’intéresser à la complexité du travail qui a rendu des narrations historiques possibles. Tout cela est somme toute peu intéressant, mais en tant que symptôme, c’est différent.

47 C’est dans la longue postface que j’ai rédigée en 1984 pour l’ouvrage de Natalie Zemon-Davis Le retour de Martin Guerre, que j’ai abordé pour la première fois ce thème du narrativisme. J’évoquais alors le livre fascinant de François Hartog, Le miroir d’Hérodote, indéniablement marqué par l’influence de Michel de Certeau. J’ai formulé une comparaison entre ce qu’écrit Hartog et l’attitude d’Hayden White. J’avais été alerté par un article de Momigliano sur les dangers de la position d’Hayden White. Ensuite j’ai lu la lettre envoyée par Vidal-Naquet à de Certeau, publiée dans un volume en hommage à ce dernier [31]. Vidal-Naquet rappelait la discussion qu’il avait eue avec de Certeau lors de la soutenance de la thèse d’Hartog. À propos de scepticisme, Vidal-Naquet faisait une distinction subtile entre l’attitude des narrativistes et celle de Faurrisson. Faurisson, disait-il, est un positiviste primaire, grossier… Et pourtant, il y a eu cette convergence paradoxale. Hayden White avait un passé d’homme de gauche, gauchiste même, et affirmait que les positions de Faurrisson étaient écœurantes d’un point de vue moral et inacceptables d’un point de vue politique. Mais il n’osait pas, pour éviter de se contredire, réfuter Faurrisson sur le terrain des faits. J’ai trouvé cela incroyable. Qu’une théorie pareille ne puisse pas démentir les affirmations de Faurrisson, il y avait là quelque chose de consternant. D’une telle faiblesse, il fallait dévoiler les racines intellectuelles. Ce colloque organisé par Saul Friedländer a eu un grand retentissement [32].

48 Donnons à présent la parole à Paul Veyne, qui a défini « l’histoire [comme] un roman vrai ». Dans un article publié en 1996, il met en garde contre la tentation de surinterprétation qui guette l’historien : « un badigeon d’universelle banalité recouvre les siècles et les continents[33] ». Vous rangez-vous à ses côtés dans cette mise en garde ?

49 C. Ginzburg – Malheureusement, je n’ai jamais rencontré Paul Veyne, mais j’ai lu son livre Comment on écrit l’histoire dès sa parution. Il m’a beaucoup irrité, mais il avait un côté euphorisant. Un livre très intelligent, dont je ne partageais pas les conclusions. J’avais l’impression qu’enfin, après Bloch, un livre de méthodologie de l’histoire parlait vraiment de l’histoire. Et cela sans doute parce que la formation d’épigraphiste et d’historien de Paul Veyne donnait à ses propos un poids et une épaisseur que la plupart des propos sur la méthodologie de l’histoire n’ont pas. Cette expression de « roman vrai », on peut parfaitement la comprendre de deux façons. Au fond, il s’agit d’un oxymoron. D’une part, c’est un roman vrai au sens où le côté narratif de l’histoire est souligné, et il est vrai qu’il y a un côté narratif, même lorsqu’il s’agit de statistiques parce qu’on les intègre dans une narration construite. Mais on sait aussi que le roman ce n’est pas seulement une intrigue, puisqu’il inclut toutes sortes de digressions, de descriptions, d’essais même… Depuis Proust et Musil, on peut parler de « roman vrai », dans le sens où la narration constitue la base cognitive du travail de l’auteur. L’affirmation de Paul Veyne est tout à fait compatible avec certains aspects de mon attitude à l’égard de l’histoire. Mais d’autre part, cette affirmation peut renvoyer au côté sceptique, même si je n’ai pas eu l’impression que Paul Veyne mettait particulièrement en jeu le linguistic turn dans son livre. J’avais l’impression que même lorsqu’il soulignait cette idée d’intrigue, il n’y avait pas une pure réduction à l’intrigue. L’élément factuel était là, même s’il insiste sur ces aspects de surinterprétation que vous évoquez.

50 Dans le même ordre de question, comment avez-vous reçu les propos de Paul Ricœur lorsque, dans La mémoire, l’histoire et l’oubli [34], il évoque votre controverse avec White ?

51 C. Ginzburg – L’enjeu de ma discussion avec Hayden White porte sur un point précis. J’ai voulu tenter une expérience en partant d’un groupe d’événements historiques (en l’occurrence, il s’agit de massacres de juifs) dont le témoignage est porté par un témoin unique [35]. L’idée du témoin unique, formulé soit dans la Bible soit dans la tradition juridique romaine, souligne que pour être acceptable un témoignage doit être corroboré au moins par un deuxième. Ces cas extrêmes, qui ont constitué mon point de départ, me permettaient de dévoiler la stratégie de White qui « démontre » l’impossibilité de tracer une distinction rigoureuse entre narrations fictives et narrations historiques, ignorant les recherches préalables (le travail d’enquête ou l’analyse philologique) qui ont rendu possibles ces dernières. Il s’agit bien sûr d’une démarche parfaitement artificielle. Or dans les cas des événements rapportés par des narrations uniques, se passer du travail préalable de l’historien est beaucoup plus difficile.

52 En dehors des implications morales ou politiques de la position de Hayden White, demeure le problème des conditions de la connaissance en histoire. Parce que ce qui est en jeu n’est pas de constater que l’attitude de White débouche, malgré lui, sur celle de Faurrisson, qu’il ne peut donc plus réfuter. Il s’agit là, à mon avis, d’un point de départ, qui prend acte d’un symptôme, mais en aucun cas d’une conclusion. J’ai essayé d’aborder ces problèmes dans Rapports de force.

53 Dans votre article « La preuve, la mémoire et l’oubli »[36], vous évoquez la négation d’Auschwitz. Il s’agit, dites-vous, d’un indice d’une présence affaiblie de la Shoah dans le monde d’aujourd’hui. En vous appuyant sur le célèbre texte de Renan, vous rappelez la fonction de l’oubli dans la création d’une nation. Le paraphrasant, vous émettez ce constat inquiet : « Tout citoyen européen doit avoir oublié Auschwitz ou Treblinka, telle serait la victoire posthume de Hitler. » Une telle amnésie est-elle possible ?

54 C. Ginzburg – Il y a plusieurs formes de mémoire, et donc plusieurs formes d’oubli. Je pense qu’il ne faut pas aborder le problème dans la perspective du tout blanc ou tout noir. La disparition des survivants implique forcément une mémoire affaiblie, donc un certain oubli. Je ne suis qu’un témoin indirect : et pourtant je me souviens du numéro tatoué sur le bras de Primo Lévi, ou même de ce numéro inscrit sur le bras d’un inconnu installé à la table d’un café de la place Royale à Bruxelles. La possibilité de ces rencontres va disparaître, la mémoire des événements dont ces individus portaient témoignage dans leur propre corps sera donc peu à peu atténuée. Il ne s’agit plus de la présence obsédante d’un passé qu’on ne peut anesthésier. Cela renvoie à la notion d’enargeia dont j’ai parlé auparavant, qui n’est pas seulement une notion littéraire. La disparition des derniers survivants va amener un certain affaiblissement (une distance accrue, si vous voulez) de la mémoire de la Shoah. C’est, à mon avis, inévitable. Mais le texte de Renan, qui est très important, nous apporte autre chose. J’ai précisé dans mon article ma dette envers Benedict Anderson, qui dans son livre Imagined Communities[37] affirme, en reprenant ce texte de Renan, que pour construire une identité nationale, ou supranationale, il faut que tout le monde oublie quelque chose : les Français, pour devenir Français, ont dû oublier soit les massacres des Cathares, soit la Saint-Barthélemy, etc. Il y a dans cet oubli un côté positif auquel je souscris. Je ne pense pas en effet que les générations suivantes doivent être tenues pour responsables des actions de leurs parents, de leurs grands-parents ou de leurs aïeux. Et pourtant cette notion de responsabilité a des contours flous : à côté de la responsabilité juridique objective, il y a une notion de responsabilité morale qui relève largement de la subjectivité. On le voit très bien dans le cas des Allemands : quelques-uns affichent une surdité complète à l’égard de leur passé, d’autres montrent un souci que j’ai trouvé bouleversant, celui d’avouer un sentiment d’implication (qui manque au contraire à certains de mes compatriotes). La notion (en elle-même problématique) d’identité nationale devrait impliquer la prise en charge de notre histoire à nous : Italiens, Français, maintenant Européens. En suivant Renan, on pourrait donc imaginer une identité qui se construit sur une mémoire affaiblie d’Auschwitz. Il y a là quelque chose de troublant. Mon texte était une réflexion sur l’oubli. Aujourd’hui, je pourrais ajouter, sur l’oubli qui prend appui sur des formes atténuées de la mémoire. Mais d’un autre côté, il y a aussi cette possibilité d’une autre forme d’oubli, sous la pression d’une identité englobante, européenne, où la distinction entre bourreaux et victimes tendrait à s’effacer. C’est troublant.

Notes

  • [*]
    Cet entretien débute devant un public étudiant à l’université de La Rochelle (le 10 décembre 2002) et se poursuit à Bologne (les 22 et 23 avril 2003). L’organisation de ces rencontres a bénéficié du soutien du ministère de la Recherche (Action concertée incitative jeunes chercheurs). Carlo Ginzburg enseigne l’histoire de la Renaissance (University of California, Los Angeles), Charles Illouz l’anthropologie (université de La Rochelle-Espace nouveaux mondes) et Laurent Vidal l’histoire (université de La Rochelle-Espace nouveaux mondes). La première partie de cet entretien est parue dans Genèses, n°53, décembre 2003.
  • [1]
    Carlo Ginzburg, Carlo Poni, « La micro-histoire », Le Débat, n° 17, 1981, pp. 133-136 (texte présenté au colloque sur « Les Annales et l’historiographie italienne », Rome, janvier 1979).
  • [2]
    Alberto M. Banti, « Storie e microstorie : l’histoire sociale contemporaine en Italie (1972-1989) », Genèses, n° 3, 1991, pp. 134-147, surtout p. 145.
  • [3]
    Edoardo Grendi, « Repenser la micro-histoire ? », in Jacques Revel (éd.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard-Seuil, coll. « Hautes Études », 1996.
  • [4]
    Ibid., p. 242.
  • [5]
    L’ouvrage est à paraître dans la collection « Culture » dirigée par Simona Cerutti et C. Ginzburg chez Feltrinelli.
  • [6]
    Sur cette discussion emicetic, voir la première partie de l’entretien (Genèses, n° 53, 2003).
  • [7]
    Osvaldo Raggio, Faide e parentele. Lo stato genovese visto dalla Fontanabuona, Turin, Einaudi, 1990.
  • [8]
    C. Ginzburg, « L’inquisitore come antropologo », in Regina Pozzi, Adriano Prosperi (éd.), Studi in onore di Armando Saitta dei suoi allievi pisani, Pise, Giardini, 1989, pp. 23-33.
  • [9]
    Palmiro Togliatti, Lezioni sul fascismo, Rome, Editori Riuniti, 1970.
  • [10]
    C. Ginzburg, Le juge et l’historien. Considérations en marge du procès Sofri, Lagrasse, Verdier, 1997 [Il giudice e lo storico. Considerazioni in margine al processo Sofri, Turin, Einaudi, 1991]. Dans le post-scriptum, rédigé six mois plus tard, en 1991, C. Ginzburg ajoute : « Cela dit, je ne mets pas en doute la bonne foi des membres de la cour, mais il me semble que dans ce cas, on est sorti des limites du raisonnable. »
  • [11]
    Francesco Orlando, Illuminismo e retorica freudiana, Turin, Einaudi, 1982 (nouv. éd., F. Orlando, Illuminismo, barocco e retorica freudiana, Turin, Einaudi, 1997).
  • [12]
    « Mythologie germanique et nazisme. Sur un ancien livre de Georges Dumézil », in C. Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989, p. 203.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Georges Dumézil, « Science et politique. Réponse à Carlo Ginzburg », Annales ESC, n° 40, 1985.
  • [15]
    Otto Höfler, Kultische Geheimbünde der Germanen, Francfort-sur-le-Main, Moritz Diesterweg, 1934.
  • [16]
    G. Dumézil, « L’étude comparée des religions indo-européennes », NRF, n° 55, 1941, pp. 355-389, en particulier p. 387, cité, avec un commentaire pertinent, par Cristiano Grottanelli (Quaderni di storia, n° 37, 1993, pp. 181-189, en particulier pp. 188-189). Le texte de G. Dumézil continue d’une façon assez cryptique : « on ne voit sur la planète qu’un coin de terre où pût grandir un appelant contre ce triomphe. Mais sans doute arriverait-il trop tard ». La dernière phrase ne figure pas dans la traduction italienne de Jupiter, Mars, Quirinus (Turin, Einaudi, 1955), qui se fondait sur un texte revu par G. Dumézil.
  • [17]
    G. Dumézil, Mythes et dieux des Germains : essai d’interprétation comparative, Paris, Ernest Leroux, 1939.
  • [18]
    Georges Bataille, Choix de lettres 1917-1962, Paris, Gallimard, 1997, pp. 80-83.
  • [19]
    G. Bataille, Le bleu du ciel, Paris, Pauvert, 1963.
  • [20]
    Boris Souvarine, À contre-courant : écrits 1925-1939, Paris, Denoël, 1985.
  • [21]
    C. Ginzburg, « Montrer et citer, la vérité en histoire », Le Débat, n° 56, 1989.
  • [22]
    C. Ginzburg, Le juge et l’historien…, op. cit.
  • [23]
    C. Ginzburg, Rapports de force, Paris, Seuil-Gallimard, coll. « Hautes Études », p. 34. Développant cette même conception de la vérité en histoire appuyée sur des preuves irréfutables, C. Ginzburg ironise : « la connaissance est possible, même dans le domaine de l’histoire », p. 34.
  • [24]
    Roland Barthes, « Le discours de l’histoire », Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984 ; « Montrer et citer. La vérité de l’histoire », Le Débat, n° 56, 1989, pp. 43-54.
  • [25]
    C. Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 2001, pp. 89-103.
  • [26]
    Notamment sur nombre de fragments d’Isaïe.
  • [27]
    À propos de la rupture évitée des os de Jésus suivie du coup de lance, C. Ginzburg, s’appuyant sur Exode XII, 46 et Zacharie XII, 10, souligne que « Jean ne décrivait pas un événement qui, selon toutes probabilités n’eut jamais lieu, mais présentait un theologoumenôn, c’est-à-dire une idée messianique donnée à voir comme un événement ».
  • [28]
    C. Ginzburg, À Distance…, op. cit., p. 163.
  • [29]
    Amos Fukenstein, Théologie et imagination scientifique du Moyen âge au xviie siècle, Paris, Puf, 1995.
  • [30]
    C. Ginzburg, À distance…, op. cit., p. 164.
  • [31]
    Luce Giard (éd.), Michel de Certeau, Paris, Centre Georges-Pompidou, Cahiers « Pour un temps », 1987, pp. 71-72.
  • [32]
    Saul Friedlander (éd.), Probing the limits of representation. Nazism and the final solution, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1992.
  • [33]
    Paul Veyne, « L’interprétation et l’interprète. À propos des choses de la religion », Enquêtes, n° 3, 1996, pp. 241-272.
  • [34]
    « C’est eu égard à ces apories de la référentialité du discours historique que la mise à l’épreuve des propositions de la rhétorique narrative de White, par les événements horribles placés sous le signe de la Solution Finale, constitue un défi exemplaire qui dépasse tous les exercices d’école. Face à White, Carlo Ginzburg fait un plaidoyer vibrant en faveur, non pas du réalisme, mais de la réalité historique elle-même, dans la visée du témoignage. Il rappelle la déclaration du Deutéronome, XIX, 15, qu’il cite en latin : “Non stabit testis unus contra aliquem”, et en rapproche la prescription du Code Justinien : “Testis unus, testis nullus”. Témoigner en faveur de la réalité du passé historique, apparenté à celui de Vidal-Naquet dans Les juifs, la mémoire, le présent et dans Les assassins de la mémoire, revêt ainsi le double aspect d’une affirmation incontestable et d’une protestation morale » (Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 416).
  • [35]
    C. Ginzburg, « Just One Witness », in S. Friedlander (éd.), Probing the limits of representation…, op. cit., pp. 82-96.
  • [36]
    C. Ginzburg, « Beweis, Gedächtnis, Vergessen », Werkstatt Geschichte, n° 30, 2002, « Memory », pp. 50-60.
  • [37]
    Benedict Anderson, Imagined Communities, London, Verso, 1991.

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