Notes
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[*]
Carlo Ginzburg est professeur d’histoire de la Renaissance (University of California, Los Angeles) et d’histoire de la culture moderne à l’université de Sienne ; Charles Illouz est maître de conférences en anthropologie ; Laurent Vidal est maître de conférences en histoire (université de La Rochelle-Espace nouveaux mondes). Ces entretiens ont fait l’objet d’une relecture attentive de la part de C. Ginzburg. L’organisation de ces rencontres a bénéficié du soutien du ministère de la Recherche (Action concertée incitative – ACI – Jeunes Chercheurs).
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[1]
Pour une bibliographie exhaustive des travaux de C. Ginzburg (ainsi que de leurs différentes traductions), voir la mise à jour réalisée par C. Ginzburg et Andréa Del Col en août 2002 et publiée dans Aldo Colonello, A. Del Col (éd.), Uno Storico, un mugnaio, un libro. Carlo Ginzburg, il formaggio e i vermi, 1976-2002, Circolo Culturale Menocchio, 2002, pp. 165-187.
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[2]
Erich Auerbach, Mimésis : la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, 1968 [1946].
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[3]
Benedetto Croce, Histoire de l’Europe au xixe siècle, Paris, Gallimard, 1973 [1932].
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[4]
Arsenio Frugoni, Arnaud de Brescia dans les sources du xiie siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1993 [1954].
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[5]
B. Croce, Un calvinista italiano, il marchese di Vico, Galeazzo Caracciolo, Bari, Gius, Laterza & Figli, 1933 ; publié aussi en 1936 : « Il marchese di Vico Galeazzo Caracciolo », dans Vite di avventure di fede e di passione, Bari, 1936, pp. 179-281.
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[6]
Jacob Burckhardt, Considérations sur l’histoire du monde, Paris, Alcan, 1938 [1905].
-
[7]
J. Burckhardt, La civilisation de la Renaissance en Italie, Paris, Plon, 1966 [1860].
-
[8]
Marc Bloch, Les Rois thaumaturges. Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre, Paris, Armand Colin, 1924.
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[9]
H. Milford, Oxford University Press, Paris-Strasbourg, 1924.
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[10]
Armand Colin, 1961.
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[11]
Gallimard, 1983.
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[12]
C. Ginzburg a préfacé la première édition italienne : I re taumaturghi. Studi sul carattere sovrannaturale attribuito alla potenza dei re particolarmente in Francia e in Inghilterra, Turin, Einaudi, 1973, pp. XI-XIX.
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[13]
C. Ginzburg, Le Sabbat des sorcières, Paris, Gallimard, 1992 [Storia notturna, una decifrazione del sabba, Turin, Einaudi, 1989].
-
[14]
C. Ginzburg, « Witches and Shamans », New Left Review, n° 200, 1993, pp. 75-85.
-
[15]
C. Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989 [Miti emblemi spie. Morfologia e storia, Turin, Einaudi, 1986].
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[16]
C. Ginzburg, Mythes…, op. cit., pp. 11-12.
-
[17]
C. Ginzburg, I Benandanti. Ricerche sulla stregoneria e sui culti agrari tra Cinquecento e Seicento, Turin, Einaudi, 1966.
-
[18]
C. Ginzburg, Les Batailles nocturnes, sorcellerie et rituels agraires en Frioul xvie-xviie siècle, Paris, Verdier, 1980.
-
[19]
Ibid., pp. 9-10.
-
[20]
Hermann von Bruiningk, « Der Werwolf in Livland und das letzte im Wendeschen Landgericht un Dörpschen Hofgericht i.j. 1692 deshalb stattgehabte Strafverfahren », in Mitteilungen aus der livländischen Geschichte, vol. 22, 1924, pp. 163-220. Voir Les Batailles nocturnes, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1984, pp. 49-53.
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[21]
C. Ginzburg, Le Fromage et les vers : l’univers d’un meunier du xvie siècle, Paris, Aubier, 1980 [Il formaggio e i vermi. Il cosmo di un mugnaio del ’500, Turin, Einaudi, 1976].
-
[22]
C. Ginzburg, Enquête sur Piero della Francesca. Le « Baptême », le cycle d’Arezzo, la « Flagellation » d’Urbino, Paris, Flammarion, 1981 [Indagini su Piero. Il Battesimo, il ciclo di Arezzo, la Flagellazione di Urbino, Turin, Einaudi, coll. « Microstorie », n° 1, 1981].
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[23]
C. Ginzburg, Le Fromage…, op. cit.
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[24]
Edoardo Grendi (1932-1999). Cet oxymoron a été formulé dans l’article « Micro-analisi e storia sociale », Quaderni storici, n° 35, 1977, pp. 506-520, surtout p. 512.
-
[25]
Michel Foucault, Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère : un cas de parricide au xixe siècle, Paris, Gallimard, 1977.
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[26]
C. Ginzburg prépare actuellement une biographie de Jean-Pierre Purry, calviniste de Neufchâtel et fondateur de Purrysburg en Caroline du Sud (à partir de 1732).
-
[27]
C. Ginzburg, Enquête…, op. cit.
-
[28]
C. Ginzburg, « Traces, racines d’un paradigme indiciaire », in Mythes…, op. cit., pp. 139-180 ; Giovanni Morelli, De la peinture italienne, les fondements de la théorie de l’attribution en peinture à propos de la collection des galeries Borghèse et Doria-Pamphili, Paris, Lagune, 1994 [1897].
-
[29]
Francesco Botticini, 1446-1498.
-
[30]
Jacques Revel (éd.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard-Seuil, coll. « Hautes études », 1996.
-
[31]
Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1970 [1928].
-
[32]
V. Propp, Les Racines historiques du conte merveilleux, Paris, Gallimard, 1983 [1946].
-
[33]
Pierre Saintyves, Les contes de Perrault et les récits parallèles, leurs origines (coutumes primitives et liturgies populaires), Paris, E. Nourry, 1923.
-
[34]
C. Ginzburg, « Traces : racines d’un paradigme indiciaire », in Mythes…, op. cit., pp. 178-179.
-
[35]
Kenneth L. Pike, Language in Relation to a Unified Theory of Structure of Human Behavior, The Hague-Paris, Mouton, 2e éd. revue, 1967, pp. 37 et suiv.
-
[36]
Simona Cerutti, Giutizia sommaria. Pratica e ideali di giutizia in una societá di Ancien Régime (Torino, XVIII secolo), Milan, Feltrinelli, 2003.
-
[37]
C. Ginzburg, « L’inquisitore come antropologo », in Studi in onore di Armando Saitta dei suoi allievi pisani, a cura di Regina Pozzi e Adriano Prosperi, Pisa, Giardini, 1989, pp. 23-33. Cet article n’a jamais été traduit en français.
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[38]
M. Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Armand Colin, 2002, p. 52.
-
[39]
C. Ginzburg, Le juge et l’historien, considérations en marge du procès Sofri, Paris, Verdier, 1997 [Il giudice e lo storico. Considerazioni in margine al processo Sofri, Turin, Einaudi, 1991].
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[40]
C. Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 2001, p. 21 [Occhiacci di legno. Nove riflessioni sulla distanza, Milan, Feltrinelli, 1998].
-
[41]
Siegfried Kracauer, History, the Last Things before the Last, Princeton, M. Wiener, 1995 (2e préface de Paul Oskar Kristeller) [New York, Oxford University Press, 1969 (préface P. O. Kristeller)].
-
[42]
Bernard Lepetit, Carnet de croquis. Sur la connaissance historique, Paris, Albin Michel, 1999 [1990], p. 311.
-
[43]
C. Ginzburg, Enquête…, op. cit.
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[44]
Roberto Longhi (1890-1970) est l’auteur, entre autres, d’un ouvrage consacré à Piero della Francesca : Piero della Francesca, Paris, C. Crés, 1927.
-
[45]
Georges Charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Paris, Plon-Julliard, 1961.
-
[46]
Reinhardt Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, EHESS, 2000.
-
[47]
C. Ginzburg, Le Sabbat…, op. cit., p. 361, n. 54. Voir aussi M. Bloch, Apologie…, op. cit., chap. i.
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[48]
C. Ginzburg, À distance…, op. cit., p. 18.
-
[49]
C. Ginzburg, No Island is an Island, Four Glances at English Literature in a World Perspective, New York, Columbia University Press, 2000.
-
[50]
History and Theory, vol. 40, n° 4, 2001.
-
[51]
Le Débat, n° 56, 1989.
1 Il est des historiens inquiets, qui n’ont de cesse de mettre en question leurs outils, leurs méthodes et leurs démarches, des historiens qui refusent de s’installer dans une pratique « moyenne » de leur discipline. Carlo Ginzburg, qui a pris le parti de toujours donner la parole à « l’avocat du diable », est l’un de ces guetteurs. Dès Les Batailles nocturnes (1966), il s’attache à explorer des phénomènes culturels marginaux et exceptionnels, trop souvent maltraités par l’histoire des mentalités. Avec quelques historiens italiens, il défriche alors les terres vierges de la microhistoire dont il illustre la richesse heuristique en publiant, en 1976, une œuvre magistrale, Le Fromage et les vers. Ses travaux en histoire de l’art (Enquête sur Piero della Francesca, 1981) et en théorie de la littérature (No Island is an Island, 2000) lui permettent d’examiner le statut des témoignages figuré et littéraire en histoire. Parallèlement, dans plusieurs de ses enquêtes, comme Le Sabbat des sorcières (1989), il sonde les rapports entre histoire et morphologie, insistant sur les implications cognitives de cette tension analytique. Depuis plusieurs années ses travaux concernent les modalités de la connaissance en histoire : le statut de la preuve et la question de la vérité en histoire, les effets de la mise à distance de l’acteur ou de l’observateur sur le témoignage historique.
2 Ce sont quelques temps forts de ce parcours qui sont abordés dans cet entretien : invité en décembre 2002 à l’université de La Rochelle pour un débat public, C. Ginzburg a accepté de prolonger ces échanges chez lui à Bologne en avril 2003. Évoquant les rencontres et les lectures qui ont déterminé sa formation d’historien, évaluant l’aventure de la microhistoire, il aborde également les caractéristiques majeures de sa démarche, et revient sur les principaux débats auxquels il a pris part, ainsi que les questions que ne manquent pas de soulever ses travaux [1].
… « faire des choix » ?
3 Pouvez-vous nous expliquer comment s’est manifestée chez vous la vocation d’historien ? Y a-t-il eu des lectures ou des rencontres qui ont compté ?
4 Carlo Ginzburg – Vocation, c’est un bien grand mot… Il y a eu certainement du hasard dans ce choix. Je suis né dans une famille d’intellectuels. Mon père était professeur de littérature russe à l’université de Turin. Très jeune, au début des années trente, il a refusé de signer le serment de fidélité au régime fasciste et a perdu son poste. Il est mort lorsque j’avais cinq ans, en 1944, dans la section allemande de la prison de Rome, où il était détenu pour son activité antifasciste. Ma mère était romancière. J’ai grandi dans une maison pleine de livres… c’est-à-dire que ce privilège est lié à une expérience de la marginalité : celle d’un juif en Italie fasciste pendant la guerre. Il s’agit donc d’une double expérience : privilège et marginalité, ce qui est quelque chose d’assez prévisible pour quelqu’un qui grandit dans une famille d’intellectuels juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Je n’ai donc jamais eu le sentiment de faire un choix en ce qui concerne mon activité intellectuelle. Non, ce n’est pas vrai. Disons plutôt que j’ai commencé, là aussi c’est un peu banal, par l’idée d’écrire des romans, justement parce que ma mère était romancière. J’étais encore enfant et j’ai compris assez tôt que je n’étais pas doué pour cela. Mais c’est quelque chose qui est resté en moi : cette fascination pour le roman et la narration. C’est quelque chose qui a joué et qui joue encore un rôle aujourd’hui, dans mon travail d’historien. Après cela j’ai eu le désir de peindre, et là aussi j’ai compris que je n’étais pas doué. Mais cette expérience très courte avec la peinture, à l’âge de l’adolescence, m’a beaucoup marqué. J’aime la peinture et j’aurais aimé devenir historien de l’art. Et là aussi, il y a quelque chose qui a joué et qui joue un rôle dans mes choix d’historien : cette passion pour les images, qui peuvent être regardées comme des documents historiques, problèmes que j’ai abordés il y a déjà longtemps.
5 Je remarque que je viens d’adopter une démarche que je déteste, qui consiste à regarder sa propre expérience dans une perspective téléologique, c’est-à-dire à accréditer l’idée d’une progression : j’aurais fait des choix, qu’ensuite j’aurais écartés, après quoi je serais devenu historien. Je me méfie de tout cela, comme je me méfie d’ailleurs de mon propre regard sur mon expérience, parce que je pense qu’il y a toujours distorsion. Et j’ai l’impression que même les historiens qui rejettent la téléologie dans une perspective macrohistorique, s’inscrivent eux-mêmes dans une perspective téléologique dès qu’ils considèrent leur propre expérience. Je voudrais éviter cela.
6 Historien… j’étais surtout intéressé par la littérature, le roman, la critique littéraire. Là aussi, certains textes m’ont tout de suite marqué, comme Mimesis d’Auerbach [2]. C’est un livre qui a été écrit par un juif allemand, qui a quitté l’Allemagne après l’arrivée d’Hitler au pouvoir et a enseigné à Istanbul. Son livre sur la représentation de la réalité en Europe dans la littérature occidentale, entre Homère, Marcel Proust et Virginia Woolf, est un livre magnifique, qui m’a profondément mar- qué lorsque j’étais au lycée. J’y reviens aujourd’hui d’une façon plus nuancée, mais il faut bien reconnaître qu’il a beaucoup compté pour moi. J’avais lu beaucoup de livres à cette époque – des romans, surtout, mais aussi Lukács, Adorno, son Minima moralia, qui venait d’être traduit en italien, etc. Lorsque je suis entré à l’École normale supérieure de Pise, j’étais très indécis. J’hésitais entre l’histoire de l’art, la littérature, la critique littéraire, la philosophie, la linguistique. J’étais étudiant, je commençais à m’intéresser à toutes ces choses. Tout me fascinait. Et l’histoire n’était d’ailleurs pas ce qui me séduisait le plus. J’avais lu des livres d’histoire en fin d’études secondaires. Je crois bien que le premier fut celui de Benedetto Croce, le grand philosophe et historien italien qui a marqué en profondeur la vie intellectuelle italienne de la première moitié du vingtième siècle. Il s’agissait de l’Histoire de l’Europe, publié en 1932, dédicacé à Thomas Mann, écrit dans une perspective libérale antifasciste [3]. L’exemplaire que j’avais entre les mains portait une dédicace manuscrite de Croce à mon père : « avec gratitude ». En effet mon père, né à Odessa, était bilingue italien-russe, et avait pu ainsi aider Croce en ce qui concerne les références à l’histoire russe. Quoique très jeune à l’époque, il était en quelque sorte devenu son disciple. Je parle de cela parce que le fait que mon père ait écrit sur l’histoire et qu’il soit mort très jeune, à trente-cinq ans, a ajouté un poids symbolique à tout cela. Pourtant, à la lecture du livre de Croce, j’ai été très déçu : je n’y ai pas vraiment trouvé d’intérêt.
7 Revenons à mes études à Pise. J’ai rencontré un historien médiéviste remarquable : Arsenio Frugoni, auteur d’un livre majeur sur Arnaldo da Brescia, un hérétique du xiie siècle [4]. Frugoni a essayé de me convaincre d’étudier l’histoire. Tout cela est un peu anecdotique, mais je voudrais en tirer des hypothèses de portée plus générale. Frugoni m’a donc dit : « je vous conseille de lire un essai de Croce sur un hérétique italien, personnage de la noblesse napolitaine, qui a quitté sa position à Naples au xvie siècle pour aller à Genève, où il est devenu calviniste [5] ». J’ai commencé cet essai qui m’a laissé assez froid. J’ai dit alors à Frugoni que cela ne m’intéressait pas. Permettez-moi ici une parenthèse : en tant qu’enseignant, nous suggérons toujours aux étudiants les livres qui nous ont marqués lorsque nous étions jeunes ; je ferais de même aujourd’hui, en suggérant Les Rois thaumaturges de Marc Bloch, qui pourrait les décevoir, peut-être ; la transmission du savoir implique toujours la discontinuité de l’expérience… Je n’en étais donc encore qu’au début de mon expérience d’étudiant quand s’est présenté un historien très connu, dont j’avais entendu le nom : Delio Cantimori. Il avait eu une expérience politique très compliquée, très douloureuse aussi, ce que j’ignorais à l’époque. Âgé d’à peu près cinquante-cinq ans, il me paraissait très vieux ; la guerre l’avait prématurément vieilli m’a-t-on dit. Son séminaire a duré une semaine et l’on se voyait tous les jours. « On va lire ensemble, nous a-t-il dit, les réflexions sur l’histoire universelle de Jacob Burckhardt [6], le grand historien suisse, auteur de La civilisation de la Renaissance [7]. » Cantimori voulait savoir si parmi les étudiants certains connaissaient l’allemand. Comme il n’y en avait guère plus d’un, il nous proposa de travailler à partir des traductions. Du texte allemand, il y avait des traductions françaises, anglaises, italiennes. Il a donc commencé à lire et à commenter. À la fin de la semaine, nous avions lu vingt lignes. J’étais vraiment ébloui ; cela m’a marqué pour toujours. J’ai compris quelque chose que je n’avais jamais soupçonné – je n’avais il est vrai que dix-huit ans : la possibilité d’une lecture lente. Ce n’est qu’ensuite que j’ai lu cette définition de Roman Jakobson : « la philologie, c’est l’art de lire lentement ». Plus tard j’ai découvert que Jakobson faisait écho à une définition de Nietzsche, philologue de formation avant de se tourner vers la philosophie. C’est pourquoi j’ai parfois commencé mes cours à Los Angeles, dans ce pays du fast food où j’enseigne depuis 1988, en signalant qu’en Italie, il y a une mode qui s’appelle slow food. Aux États-Unis on peut apprendre le fast reading, la lecture rapide ; je présente mon séminaire comme un modèle de slow reading, de lecture lente. Quelque chose là-dedans me fascine : j’ai une propension à enchaîner rapidement les idées, à penser vite, même si parfois je me trompe, justement en raison de cette rapidité, et j’essaie de résister à cette tendance grâce à la lecture lente. Je suis sans cesse tiraillé entre ces deux mouvements opposés : rapidité et lenteur. Je dois le dire, j’aime les deux. C’est un an après ce séminaire avec Cantimori que j’ai décidé de m’engager dans des études d’histoire.
8 Comme à l’École normale de Pise on distribuait en début d’année des thèmes de recherche, Frugoni m’avait suggéré de traiter un sujet qui porterait sur la revue des Annales. Je n’en savais rien. Il faut dire qu’en 1958, en Italie, l’idée de travailler sur les Annales n’était pas évidente. J’ai commencé à lire la revue et j’ai été fasciné, particulièrement par la première série, celle des années 1929 à 1938, et par les articles de Marc Bloch, dont j’ai lu Les Rois thaumaturges, publié en 1924 [8]. Réimprimé aussitôt [9] puis au début des années soixante [10], cet ouvrage a été republié aux éditions Gallimard, avec une longue introduction de Jacques Le Goff, au début des années quatre-vingt [11]. Mais à cette époque, en 1958, ce livre était non seulement épuisé, mais aussi regardé comme quelque chose d’assez marginal dans l’œuvre de son auteur. C’est seulement ensuite qu’il est devenu une œuvre majeure, peut-être même le chef-d’œuvre de Bloch, en tout cas une sorte de manifeste pour une histoire anthropologique. À cette époque donc, je me rappelle l’avoir trouvé à Pise dans l’édition originale de 1924. Dès que je me suis plongé dans ce livre, j’ai découvert que l’analyse historique pouvait être ludique, non pas au sens superficiel, puisqu’il s’agissait d’un travail d’érudition, parsemé de longues notes. Il y avait quelque chose de vibrant dans ce livre [12]. Je ne trouvais rien de tel chez Croce, même si celui-ci m’avait marqué, paradoxalement plus comme philosophe qu’historien.
9 Si l’on continue ce parcours, il y a la thèse. Comment avez-vous choisi votre sujet ?
10 C. Ginzburg – À l’époque où j’étudiais à Pise, je me rappelle m’être demandé : « Qu’est ce que je vais faire ? Oui, je vais étudier les sorcières. » Ça s’est passé ainsi, une idée soudaine. Il y a ici quelque chose qui, encore une fois, va peut-être au-delà de l’anecdote. Car tous les gens qui sont impliqués dans la recherche font des choix. Mais que signifie « faire un choix » ? Et même, au-delà de la recherche, que signifie « faire des choix » ? Depuis longtemps, mais à une époque où je n’étais déjà plus un jeune homme, j’ai réalisé quelque chose qui peut sembler banal, mais qui ne s’était jamais imposé à moi auparavant : dans la vie d’un individu tous les choix importants sont faits dans un état de quasi-aveuglement, avec un manque d’informations tout à fait surprenant. Ainsi, « tomber amoureux », « choisir un travail », etc. Tous ces choix, si l’on peut parler de choix – mais c’est comme cela qu’on en parle couramment – sont faits à l’aveuglette. On tombe amoureux de quelqu’un, d’un homme ou d’une femme, sans le connaître ou sans la connaître. On prétend que c’est l’instinct ou quelque chose comme ça, ce qui bien sûr ne veut rien dire. C’est un mot pour masquer quelque chose de profond qui nous échappe. Pour le travail c’est la même chose. Si l’on dit par exemple « oui, je vais faire ça ! », notre vie en sera marquée. Évidemment on peut quitter un amour, rompre avec quelqu’un, on peut quitter un travail, il y a bien sûr des ruptures dans la vie des individus, ce problème se pose en tout, voilà ce qui est frappant. J’ai une profonde méfiance à l’égard de l’irrationalisme en tant qu’attitude devant la réalité ; mais je ne crois pas pour autant être rationaliste au sens étroit du mot. De toute façon, faire des choix c’est s’engager ; on voit ensuite, mais on s’engage. Ceci arrive à tout le monde pour toute décision importante.
11 Je me suis donc dit : « Je vais travailler sur les sorcières. » Des années plus tard, j’ai essayé de comprendre pourquoi. Je me rappelle l’occasion. Je venais d’écrire un gros livre sur les sorcières, paru en traduction française chez Gallimard sous le titre, regrettable à mon avis, de « Histoire du sabbat » [13]. Le titre italien Storia notturna ne pouvait pas être littéralement traduit en français, pour des raisons sur lesquelles je pourrais revenir. Ce livre venait d’être traduit en japonais, et j’ai eu l’occasion de le présenter à Tokyo. C’est sans doute parce que j’étais loin de l’Europe, à un moment assez particulier de ma vie – mais ce sont toujours des moments particuliers – que j’ai essayé d’expliquer pourquoi j’avais choisi d’étudier les sorcières. J’évoquais un peu, mais très peu, mon enfance et le fait que, derrière ce choix, il y avait peut-être la mémoire des histoires que j’avais lues ou qu’on m’avait lues lorsque j’étais enfant [14]. J’ai passé ma petite enfance dans un village des Abruzzes, où mon père avait été assigné à résidence surveillée pour ses positions antifascistes. Cela explique que la première langue que j’ai apprise était le patois des Abruzzi, que j’ai oublié par la suite. J’ai découvert, au travers de certains écrits de ma mère, que j’ai grandi entouré de ces histoires, de ces légendes… Tout cela était encore vivant dans cette culture. Cela a-t-il joué un rôle ? Je ne peux le dire. On ne sait rien ou presque.
L’avocat du diable
12 Venons-en à un de vos ouvrages emblématiques : Mythes, emblèmes, traces [15]. Vous écrivez, dans la préface : « Pendant que je travaillais à « Traces », je crois avoir éprouvé pour la première fois une sensation qui est devenue de plus en plus précise dans les années qui suivirent : je ne savais pas si je devais prendre parti pour moi ou pour mon adversaire. Je ne savais pas si je voulais élargir le domaine de la connaissance historique ou en rétrécir les frontières ; résoudre les difficultés liées à mon travail ou en créer continuellement de nouvelles [16]. » Voulez-vous revenir plus précisément sur cette étrange alternative ?
13 C. Ginzburg – Il y a là un élément psychologique, l’idée en quelque sorte d’une introjection de l’avocat du diable. Cette idée a mûri en moi au cours d’une difficile réflexion sur les implications découlant du sujet de mon premier livre. J’avais vingt-sept ans et ce livre venait d’être publié en italien en 1966 sous le titre de I Benandanti [17]. Il fut traduit en français et intitulé Les Batailles nocturnes [18]. J’avais moi-même suggéré ce changement, c’est ce qui a empêché ensuite une traduction littérale du titre Storia notturna. Les Batailles nocturnes, donc, analysait un phénomène spécifique, marginal et exceptionnel. J’ai aimé ce travail pour ces raisons aussi. J’ai longtemps réfléchi – j’y réfléchis toujours – aux implications de cette attirance pour ce qui est exceptionnel et marginal.
14 J’avais découvert une secte de contre- sorciers, les benandanti, « ceux qui vont pour le bien », dans le Frioul du xvie-xviie siècle. Elle avait été poursuivie de façon relativement indulgente par l’inquisition. Néanmoins cette dernière essayait de comprendre ce qu’était cette secte, qui lui apparaissait comme quelque chose d’étrange. Les inquisiteurs essayèrent de convaincre les adeptes qu’ils n’étaient pas des contre-sorciers mais de véritables sorciers. Ils finirent par les convaincre et les benandanti commencèrent à avouer qu’ils étaient des sortes de sorciers. J’ai mené une analyse sur une cinquantaine de procès, certains très longs, d’autres très courts. Ce qui me frappait dans ces histoires, dans les aveux spontanés des benandanti, c’était une ressemblance entre les personnages de ces récits et les chamans que je connaissais à travers les ouvrages d’ethnologie. En effet, cette compétence du chaman qui, en esprit, parfois sous forme animale, va se battre contre des esprits malins, mauvais, méchants, contre les ennemis de la communauté, de la fertilité, etc., je l’ai retrouvée au Frioul, avec beaucoup de détails et nombre d’analogies. Dans l’introduction des Batailles nocturnes, je prétends que toutes ces ressemblances ne sont pas seulement d’ordre typologique [19]. Je dois dire que je suis encore surpris d’avoir eu l’audace d’écrire cela. J’étais face à l’alternative d’une comparaison large, disons du genre ethnologique, ou d’une comparaison historique. J’ai choisi la deuxième solution en suivant Marc Bloch dans Les Rois thaumaturges.
15 Si Les Batailles nocturnes est bien un livre sur le Frioul, il y a néanmoins un autre élément découvert après coup, par hasard. J’avais terminé mon manuscrit qui se trouvait depuis un an chez Einaudi. Mais il y eut un malentendu, car si mon livre était accepté, j’ignorais que l’éditeur attendait une nouvelle version, étant donné que j’avais évoqué la possibilité de revenir sur ces questions. Or, à la dernière minute j’ai découvert par hasard dans une revue baltique, un document publié par un chercheur allemand : les confessions d’un loup-garou de Livonie de la fin du xviie siècle [20]. Ce vieux loup-garou, nommé Thiess, avouait quelque chose de tout à fait extraordinaire : il allait se battre en esprit contre les sorciers. Les loups-garous sont le plus souvent considérés en Europe comme des sortes de sorciers ou, en tout cas, comme des individus malheureux et assez proches des sorciers. Or, dans ce cas, il y avait des similarités frappantes avec mes benandanti. Dans l’urgence, j’ai donc ajouté un paragraphe sur ces loups-garous. De toute évidence, il fallait entreprendre des recherches comparées sur ces problèmes.
16 Mais après la publication de mon livre, je me suis tourné vers d’autres choses. J’ai étudié les hérétiques au xvie siècle, j’ai écrit Le Fromage et les vers au sujet d’un meunier frioulan [21], mais j’étais toujours obsédé par la question que m’avait posée ce document et à laquelle je n’avais pas répondu. Je ressentais comme une sorte de lâcheté. J’avais été lâche ou, autrement dit, j’avais été sobre, prudent, lorsque je n’avais pas abordé la comparaison entre benandanti et chamans : même si je pense que j’ai bien fait car sinon j’aurais discrédité mon livre – à l’époque, il m’était difficile de faire autrement. À ce moment-là – et peut-être maintenant encore – un historien ne pouvait traiter impunément une telle question. Il s’agissait donc de relever un défi ou de demeurer dans une lâcheté potentielle : devais-je répondre ou non ? Bien sûr, parfois la lâcheté n’implique pas seulement le respect de soi-même, mais consiste en quelque chose de plus grave, comme lorsqu’il y a des vies humaines en jeu. Ici, il ne s’agissait pas de cela, mais d’un problème de conscience intellectuelle. Je pensais vraiment que si je n’écrivais pas ce livre, si je n’essayais pas de répondre à cette question, je serais intellectuellement un raté. Autrement dit, il me fallait être à la hauteur du choix que j’avais fait. Ces questions se mêlaient à d’autres choses, sans doute très profondes. J’ai passé quinze ans de ma vie, et peut-être plus, à développer toutes sortes d’idées sur le thème du sabbat pour finalement arrêter et passer à tout autre chose. C’est alors que j’ai écrit un livre sur le grand peintre italien Piero della Francesca [22]sans me rendre compte que ce projet n’était pas sans rapport avec celui du sabbat. Ce livre n’était qu’un détour qui m’a ramené au projet d’écrire enfin un livre sur le sabbat.
17 En donnant la parole à l’avocat du diable, je m’aventurais sur des terres peu fréquentées par la corporation des historiens. Le diable m’adressait des objections au nom de cette corporation. Mais ce n’était pas aussi simple que cela, il y avait aussi des métamorphoses, qui après tout sont typiques du diable. Les objections peuvent être formulées à partir de points de vue différents, voire opposés. Mais il faudrait toujours lutter avec soi-même. Je me souviens d’un de mes séminaires à Bologne, alors que j’étais en train de travailler sur le sabbat, au cours duquel j’ai fait le geste de m’étrangler pour illustrer cette lutte avec l’avocat du diable, en disant : « Je ne sais pas si les mains qui me tordent le cou sont les miennes ou celles d’un autre. » Un étudiant américain s’esclaffait. Il faut apprendre à vivre avec l’avocat du diable, et pas seulement en matière de recherche. Il faut parfois savoir être son propre ennemi sans pour autant s’autodétruire. Être indulgent avec soi-même c’est sans doute ce qu’il y a de pire. Au contraire s’attaquer, se critiquer, voilà qui peut être utile. Tout cela nous renvoie peut-être un peu du côté de la psychologie, mais c’est surtout un problème de méthode.
18 Ainsi, le sous-titre de Mythes, emblèmes, traces est morphologie et histoire. Il s’agit là d’un problème qui ne cesse de me passionner. J’ai fini par me rendre compte que s’il y avait une unité thématique ou méthodologique, parmi les recherches que j’ai entreprises – souvent très disparates du point de vue du contenu, de la chronologie ou des disciplines – c’est précisément la réflexion sur les rapports entre histoire et morphologie. Qu’est ce que cela veut dire ? Peut-être que l’histoire, la discipline historique, accorde un rôle central à la chronologie et à l’idée que l’on peut aussi interpréter ces rapports chronologiques, même si de façon complexe, selon des rapports de causalité. Une telle idée me laisse très perplexe : même si d’un côté je suis littéralement obsédé par la chronologie, de l’autre côté, je m’intéresse comme tout le monde aux causes, prétendues ou réelles. Dans la perspective de la morphologie, il n’y a pas place pour la chronologie : tout est par définition atemporel. Je suis tiraillé entre ces deux perspectives ; je suis fasciné par leurs rapports, leurs tensions ; je pense en tant qu’historien qu’il faut accepter la fécondité d’une perspective morphologique. Peu d’historiens l’admettent. Je continue en ce qui me concerne à travailler sur cette tension où l’avocat du diable se tient plutôt du côté de la morphologie. Dans Le Sabbat des sorcières apparaît une telle tension. J’en veux pour preuve certains comptes rendus de ce livre, dont celui d’une historienne précisant qu’elle ne parlerait que de la première des trois parties avouant n’avoir rien compris aux deux autres.
19 Les Batailles nocturnes, Le Fromage et les vers, Le Sabbat des sorcières, autant d’études qui s’attachent à montrer, dans le contexte de l’Europe préindustrielle, l’affrontement inégal entre une culture paysanne spécifiquement orale, caractérisée donc par l’évanescence de la parole sociale, constituée sur un fonds de pratiques païennes très anciennes, et une culture savante dont le livre imprimé est devenu le médium. Vous notez néanmoins dans Le Fromage et les vers [23] « de surprenantes analogies entre les tendances de fond de la culture paysanne […] et celle des secteurs les plus avancés de la haute culture du xvie siècle » tout en refusant l’idée d’« une simple diffusion du haut vers le bas », ce qui laisserait croire que « les idées naissent exclusivement au sein des classes dominantes ». En quoi un « cas limite comme celui de Menocchio », par exemple, jette-t-il un pont entre ces deux univers culturels en apparence disjoints ?
20 C. Ginzburg – Vous évoquez le problème de l’affrontement entre culture des élites et culture paysanne que l’on peut reconstituer à travers un procès d’inquisition. Lorsque j’ai commencé à travailler sur ces procès d’inquisition, j’ai d’abord essayé d’examiner la portée de cet affrontement. Mais il y avait le filtre des documents, et c’est justement ce filtre qui trahissait un rapport asymétrique, puisque l’inquisiteur posait des questions et les réponses étaient retenues par écrit par un greffier aux ordres de l’inquisiteur. Cette asymétrie néanmoins laissait poindre des bribes, même déformées, qui permettaient une reconstitution de ces cultures orales. Ce pari d’intelligibilité d’une culture paysanne, à travers des sources écrites par des persécuteurs, imposait une réflexion sur la méthode. J’ai donc travaillé sur ces procès à partir de points de vue différents. L’idée consistait donc à travailler sur les archives de la répression pour accéder, justement, à l’objet de cette répression. Un autre pari consistait à utiliser un procès exceptionnel, comme celui contre Menocchio dont les dossiers des deux procès successifs nous sont parvenus. Ce cas exceptionnel pouvait se révéler de plus large portée, comme y invitait ce mot d’ordre lancé par Edoardo Grendi, qui vient de disparaître : « l’exceptionnel normal » [24]. Cet oxymoron, que je trouve fascinant, a été expliqué par Grendi de la façon suivante : il y a des attitudes et des comportements qui sont répandus dans le corps social, et sont donc normaux, mais auxquels nous n’accédons que par des témoignages écrits qui les présentent comme exceptionnels. C’est dire (c’est ma façon d’interpréter la remarque de Grendi) qu’il y a asymétrie entre les comportements et leurs traces. Mais il y a aussi autre chose dont je me suis rendu compte après coup : il est possible de connaître les comportements normaux en partant de l’étude de certains cas présentés comme exceptionnels. Qu’est-ce que cela veut dire ? Si on part des normes, on ne peut pas prévoir la gamme des infractions multiples et variées qu’elles peuvent engendrer. Tandis que toute infraction, toute exception, implique d’une façon intrinsèque la norme. Cela veut dire que, du point de vue cognitif, et j’insiste bien du point de vue cognitif, s’il y a une asymétrie entre norme et exception, l’exception est plus riche que la norme parce que la norme y est systématiquement impliquée.
21 Si j’insiste sur la valeur cognitive d’une analyse qui part de l’exceptionnel, ce n’est pas en vertu d’une attraction esthétique ou esthétisante pour des cas comme celui de Pierre Rivière par exemple [25]. Je ne suis pas fasciné par un homme qui égorge sa famille, mais je pense qu’on peut tirer parti d’une analyse approfondie des exceptions. En étudiant par exemple les minces références aux livres que Pierre Rivière avait lus, et qui n’ont pas été évoqués dans les séminaires de Michel Foucault, on pourrait découvrir quelque chose qui n’a plus rien d’exceptionnel au sens étroit du mot. Qu’est ce que cela veut dire ? Il y a là une nouvelle réflexion. J’ai étudié un individu exceptionnel comme le meunier Menocchio à partir duquel j’ai essayé de formuler des hypothèses sur la culture paysanne. Est-ce que tout cela est légitime ? Je pense que oui, ce qui n’implique évidemment pas que mes conclusions aient été correctes, même si je le crois. En effet, un individu ne peut pas être considéré simplement comme le lieu d’une singularité. Tout individu peut être regardé comme membre d’une espèce biologique, membre d’un genre masculin ou féminin, d’une communauté linguistique, nationale, professionnelle, etc. L’individu est donc à l’intersection d’un certain nombre de classes, au sens mathématique du mot, d’un certain nombre d’ensembles. Mais il arrive aussi qu’un individu soit membre d’une classe où il n’y a pas d’autre membre que lui. C’est le cas par exemple pour la classe des empreintes digitales, où un individu particulier constitue à lui seul un ensemble exclusif. Mais peut-on identifier un individu avec ses empreintes digitales ? Seulement du point de vue de la police. Si l’on considère le problème de l’individualité dans une perspective plus large, c’est l’intersection entre toutes ces classes qui nous intéresse. Il s’agit d’un jeu très complexe qui se prête à la mise en forme de biographies dans des perspectives nouvelles, et c’est ce que je suis en train de faire [26].
22 Votre Enquête sur Piero Della Francesca [27] vous conduit à réfléchir sur la signification des témoignages figurés en histoire. Ce qui vous permet d’une certaine manière de relier un mythe (que vous étudiez dans Le Sabbat des sorcières) et une œuvre picturale. Vous reprenez d’une certaine manière ce rapport « mise en parole/mise en image » dans l’article « Ecce » de À distance : est-ce cela le raisonnement analogique ?
23 C. Ginzburg – Je suis très attiré par la démarche de certains historiens de l’art que l’on pourrait considérer comme assez éloignée de l’approche historique à proprement parler. Il s’agit d’une opposition qui marque aussi la relation entre l’anthropologie et l’histoire. En dépit des controverses, il y a des convergences entre ces disciplines. Certains anthropologues ont une démarche compatible avec des perspectives historiques. Pour ma part ce qui m’a toujours passionné chez certains anthropologues, et en tout premier lieu chez Claude Lévi-Strauss, c’était précisément leur perspective ahistorique. C’est encore l’avocat du diable qui parle, en faveur de points de vue que les historiens négligent le plus souvent. J’entretiens un rapport de cet ordre avec les historiens de l’art. Je suis très impressionné par la connoisseurship, par l’attitude des « connaisseurs » qui, placés devant un tableau, peuvent dire : « Cremona, 1590 » et parfois ajouter un nom ou une école. C’est-à-dire que, sans connaître ni le commanditaire ni l’histoire du tableau, et en partant d’éléments formels, le connaisseur propose un lieu, une date et même un nom qui surgissent d’une connaissance purement formelle. Cela me fascine vraiment. Je pense qu’il y a là une richesse extraordinaire, et la polémique qui a été nourrie contre la connoisseurship est ridicule. Je n’ignore pas que la pression du marché a pu inciter certains connaisseurs à manipuler les noms ou les attributions. Peu importe. Ce qui m’intéresse c’est la richesse de cette démarche qui soulève des questions qui dépassent le cadre de l’histoire de l’art. De quelle façon peut-on arriver à formuler ce jugement ? En effet, qu’y a-t-il dans la forme qui garde en profondeur la trace d’un contexte historique ? Voilà ce qui m’importe. Il s’agit encore de cette tension entre morphologie et histoire parce que le jugement du connaisseur est un jugement morphologique. Je me suis intéressé à la démarche de Morelli [28], ce connaisseur italien qui distinguait les originaux des copies des peintres de la renaissance, en regardant les lobes d’oreilles, les ongles, etc. Une telle démarche a joué un rôle important, comme nous le savons, dans l’invention – au double sens du mot latin invenire : « invention, création et découverte » – de la psychanalyse. Freud avait lu Morelli et a dit avoir beaucoup appris de lui. L’idée de partir des formes – les lobes d’oreille, les ongles, peints de façon presque automatique – ce que Morelli rapprochait de l’écriture calligraphique – permettait de distinguer sans ambiguïté une œuvre de Botticelli d’une autre de Botticini [29]. Et ce qui est le plus remarquable dans cette comparaison morphologique c’est qu’elle débouche sur un jugement historique, parce que lorsqu’il y a un nom propre, il y a toujours de l’histoire.
Entre emic et etic : une tension féconde
24 Revenons à Mythes, emblèmes, traces placé sous le double éclairage : morphologie et histoire. Cette opposition, rappeliez-vous, est au centre des débats récurrents qui animent l’histoire et l’anthropologie depuis que la plupart des recherches se sont détournées des thèses évolutionnistes. Ce sont encore les problèmes de synchronie et de diachronie, de morphologie ou de structure, dans leur relation avec l’histoire, qui étaient soulevés par l’ouvrage collectif dirigé par Jacques Revel : Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience [30]. On y retrouve le reproche souvent adressé à Lévi-Strauss sur la difficulté de l’analyse structurale à envisager les contenus historiques des objets dont elle traite, de ne jamais réellement rendre compte des instances conjoncturelles ou processuelles des rapports sociaux qui les ont suscités ou transformés. Dans Mythes, emblèmes, traces, vous citez assez peu cet anthropologue dont l’œuvre mythologique est pourtant considérable, pour affirmer un véritable penchant pour la méthode de Vladimir Propp. Pour quelles raisons à vos yeux l’analyse morphologique de Propp est-elle plus compatible avec des attendus historiques que la méthode structurale ?
25 C. Ginzburg – J’ai été marqué en profondeur par la lecture de l’œuvre de Claude Lévi-Strauss et je pense qu’il a été un interlocuteur silencieux pendant cette longue période où je travaillais au livre sur le sabbat. On peut dire qu’il prenait place parmi les avocats du diable. D’un autre côté, il y avait quelque chose qui m’intéressait profondément chez Propp : il a été le premier, avant Lévi-Strauss, à opérer cette disjonction entre morphologie et histoire. Propp a d’abord écrit à la fin des années 1920, dans la Russie de l’Union soviétique, Morphologie du conte [31]. Ce livre, étranger à toute perspective historique, n’a été redécouvert que trente ans plus tard. En 1946, il publie Les Racines historiques du conte merveilleux [32] en inscrivant son dossier dans une perspective historique. Que s’est-il passé entre ces deux textes ? Après l’attaque lancée contre les formalistes russes par Staline, l’atmosphère intellectuelle et politique a profondément changé. Mais il y avait aussi autre chose. Cet ouvrage de Propp, qui a été traduit en français, a eu moins de retentissement que le premier, peut-être parce qu’il s’ouvre avec des références opportunistes à Marx, Engels, Lénine et Staline, si je me souviens bien. Pourtant les questions qu’il traite ne sont pas de pur opportunisme, loin de là. Sa démarche consiste à interpréter les contes de fées dans une perspective évolutionniste assez simpliste. Propp s’appuie, entre autres, sur les travaux d’un folkloriste français très connu, Pierre Saintyves [33], pseudonyme d’Émile Nourry, qui cherchait les traces de rites initiatiques dans les contes de fées. Propp lui a emboîté le pas pour arriver à des conclusions très discutables à mon avis. Je pense néanmoins que la tentative était intéressante. C’est cette disjonction dans l’œuvre de Propp qui m’a beaucoup intéressé. De manière différente, Lévi-Strauss a été très important pour moi. J’ai apprécié son attitude résolument hostile à l’histoire, même si par la suite sa position était beaucoup plus nuancée. Il y a toujours quelque chose à apprendre d’un adversaire, surtout quand celui-ci a la stature de Lévi-Strauss. L’idée de ne travailler qu’avec des proches, qui partagent les mêmes convictions intellectuelles, me paraît morne.
26 Cette question renvoie à des choses dont on a déjà parlé. Je voudrais reprendre un court passage de votre article de « Traces » : « Le paradigme indiciaire peut-il être rigoureux ? L’orientation quantitative et anti-anthropocentrique des sciences de la nature a contribué à placer les sciences humaines devant un dilemme désagréable : assurer un statut scientifique faible pour arriver à des résultats marquants, ou assumer un statut fort pour arriver à des résultats négligeables. » Vous poursuivez plus loin : « Il semble impossible d’éliminer la rigueur élastique du paradigme indiciaire. Il s’agit de formes de savoirs tendanciellement muettes. Leurs règles ne se prêtent ni à être formalisées, ni à être dites » [34]. Dans ce genre de connaissances, entrent en jeu le flair, le coup d’œil, l’intuition. Le paradigme indiciaire, auquel votre travail a sans conteste donné un statut épistémologique, était adopté auparavant dans le champ du contrôle social, pour mettre en fiche les individus : détails anthropométriques, empreintes digitales, etc. Faut-il croire que la portée pratique et utile, ici pour l’appareil d’État, d’un tel paradigme, qui devient donc un instrument puissant de coercition, a permis à l’esprit policier, et vous citez souvent Sherlock Holmes, des hardiesses intellectuelles et des pertinences dans l’enquête, auxquelles le monde scientifique n’était pas prédisposé ?
27 C. Ginzburg – On peut répondre à cette question de plusieurs manières. Marc Bloch aborde cette idée, à laquelle je souscris entièrement, dans son livre posthume Apologie pour l’histoire : l’histoire ne doit pas emprunter de modèles aux sciences de la nature – comme jadis celui de la physique a pu l’être. Cela pose des difficultés majeures. L’une d’elles, qui ne fait pas l’objet d’une réflexion explicite chez Marc Bloch, réside dans le fait que l’historien utilise le langage ordinaire. Même si l’on imaginait formaliser le langage de l’historien, ce métalangage hypothétique serait trop distant par rapport au langage des sources : en effet les atomes ne parlent pas, mais les gens oui. Et même lorsque nous travaillons à partir d’indices muets, qui ne prennent pas la forme de mots, des mots se cachent derrière ces indices. Ainsi les peintres ont utilisé des mots pour parler de leur propre travail… Il y a donc un rapport étroit entre le métalangage de l’historien et le langage des sources.
28 Cette distinction a été posée par un anthropologue américain, également linguiste, Kenneth Pike, à partir des suffixes emic et etic [35]. C’est une distinction que je fais volontiers mienne. Pike souligne qu’il y a deux niveaux de langage : celui employé par les acteurs, dans une culture donnée – c’est le côté emic (mot calqué sur phonemics) ; de l’autre, le niveau etic (qui renvoie à phonetics), langage distancié de l’observateur ou du chercheur. Ce qui m’intéresse au plus haut point dans cette distinction, c’est que le chercheur, selon moi, n’est pas censé choisir entre ces deux niveaux. C’est précisément le rapport entre les deux niveaux qui est important. J’ai récemment discuté de cela avec Simona Cerutti, qui est en train de publier un livre sur un tribunal piémontais au xviiie siècle [36]. Selon elle, cette distinction doit essentiellement nous conduire à reconstituer le niveau emic. C’est, au fond, la perspective d’Edoardo Grendi. Bien sûr il est très important de souligner ce niveau emic, si difficile à reconstituer. Mais demeure toujours le rapport entre les niveaux emic et etic : l’historien, avec son langage, est toujours mis en cause. À la lecture de certaines réflexions de Pike, cela m’a semblé si important que je me suis souvenu des difficultés que j’ai rencontrées en écrivant mon premier livre, Les Batailles nocturnes : je m’étais heurté à la distinction entre le niveau emic des benandanti, qui se présentaient eux-mêmes comme benandanti, et le niveau etic des inquisiteurs, qui s’interrogeaient sur le sens de cette déclaration, et ne parvenaient pas à les nommer autrement que « sorciers ». J’ai trouvé trace de la tension entre ces deux niveaux dans mes sources. Cela m’a donné à réfléchir et j’ai écrit cet article « L’Inquisiteur en tant qu’anthropologue » [37]. Au fond n’est-ce pas là le problème ? l’inquisiteur en tant qu’anthropologue, l’historien en tant qu’inquisiteur, etc.
29 Pour revenir à votre question, on ne peut pas imaginer entièrement formaliser l’histoire dans un langage scientifique, parce qu’il y a toujours la dimension emic qui doit apparaître en tant que telle. Il serait intéressant d’évaluer la perte qu’imposerait l’exclusivité du niveau etic. Il y a eu et il y a peut-être toujours un côté « bovariste » chez les historiens, cette aspiration à se rattacher à une science dure, à inventer ou réinventer une science dure. C’est une question qui ne m’intéresse pas. Mon ambition est différente, et s’inscrit plutôt dans la distinction tracée par Bloch, dans Apologie pour l’histoire entre l’ouvrier fraiseur et le luthier : « tous deux travaillent au millimètre, mais l’ouvrier fraiseur use d’instruments mécaniques de précision ; le luthier se guide, avant tout, sur la sensibilité de l’oreille et des doigts [38] ». Le travail de l’historien peut ici être comparé à celui du luthier. Cela dit, je ne défends pas une histoire impressionniste… Comme je l’ai dit auparavant, il est nécessaire de conjuguer ces deux aspects en une sorte de rigueur élastique. Et c’est justement en raison de cette tension que le statut de la preuve me fascine. Puisqu’il s’agit toujours d’un tiraillement, si l’on fait un pas dans une direction, il faut essayer d’en envisager un dans une autre, envisager le poids et le contrepoids. Dans le cas contraire, on est réduit à l’intuition, au sens impressionniste du mot.
30 Il y a toujours cette possibilité de renverser une stratégie qui a été utilisée dans une perspective particulière, dans des buts tout à fait différents. Mais je pense que le problème n’est pas simplement de faire écho aux méthodes des policiers. Lorsqu’on dit qu’il y a un côté « détective » chez l’historien, il s’agit d’une métaphore. D’ailleurs, cette notion d’individu a peu de choses à voir avec celle des policiers. L’individu n’est pas réductible à ses empreintes digitales. Il y a quelque chose de plus riche. Cette démarche de détective renvoie tout de même à quelque chose de plus complexe. Il ne s’agit pas seulement ou simplement de trouver qui a fait quoi. On pourrait peut-être revenir à l’une de ces distinctions que je fais dans Le juge et l’historien [39]. Lorsqu’il y a des processus collectifs, le juge doit les rattacher à des responsabilités individuelles. L’historien en revanche peut s’intéresser à des processus au sein desquels les acteurs sont restés anonymes. Et je dois dire que même lorsqu’il y a des noms, la relation entre l’individu et le processus global est très compliquée. Il ne s’agit donc pas d’identifier des criminels. Mais ce qu’il faut retenir dans cette démarche du détective c’est précisément le côté indiciaire ; le fait de travailler sur des traces et ce qu’elles masquent, et cela même lorsqu’il s’agit d’un geste individuel – le coup de pinceau d’un peintre… C’est là qu’intervient quelque chose d’autre : où placer les limites de l’individu ? Nous sommes traversés par des phénomènes qui ne sont pas tous individuels. Ce qui m’intéresse c’est cette porosité des individus – j’ai utilisé parfois cette métaphore – porosité par rapport aux contextes, aux milieux, etc. Dans ce sens, l’individu n’est pas donné, c’est un point d’interrogation.
31 Vous parliez tout à l’heure de Flaubert, permettez-moi d’évoquer Stendhal, pour savoir justement si l’historien ne pourrait pas être comparé à Fabrice del Dongo à Waterloo. Enthousiaste à l’idée de retrouver l’armée française, mais la cherchant « de tous les côtés sans pouvoir la trouver » ; impatient à l’idée de participer à la bataille, mais ne la suivant que de loin « à une distance énorme » au point qu’il ne découvre que des traces éparses du combat. L’historien est en effet aux prises avec cette tension, entre le désir d’être au contact le plus étroit de son sujet et la frustration de ne l’atteindre que par les traces. Mais si Fabrice demeure dans un état d’incompréhension (« Ai-je vraiment assisté à une bataille ? »), l’historien se doit de dépasser ce stade premier pour rendre compte, malgré tout, de la situation. Pourtant, dites-vous, cette incompréhension peut avoir une dimension heuristique. Aussi conseillez-vous la pratique de l’estrangement, de la mise à distance, qui consiste à « regarder [les choses] comme si elles étaient parfaitement dénuées de sens – comme des devinettes » [40]. C’est ici la question du franchissement de ce stade d’incompréhension qui me préoccupe. L’historien peut-il se contenter du stade de l’estrangement ? Faut-il le dépasser ?
32 C. Ginzburg – Je me réjouis que vous citiez Stendhal, que j’aime beaucoup… J’ai d’ailleurs écrit quelque chose sur un passage du Rouge et le noir, qui n’a pas été encore publié. Mais l’exemple que vous avez donné, tiré de la Chartreuse, est célèbre, même dans ses implications symboliques… Je pourrais partir d’une question, une question rhétorique : dans quelle mesure Stendhal est-il Fabrice del Dongo ? Certes, il y a cette proximité, cette identification, cette tendresse même – c’est vraiment le mot, à mon avis, qui peut définir cette relation spéciale entre Stendhal et certains de ses personnages. Ce morceau splendide de la Chartreuse nous montre Fabrice… mais en même temps, il n’y a pas seulement la dimension emic du personnage, il y a aussi la dimension etic. Le fait que La Chartreuse n’est pas écrit à la première personne est aussi intéressant. Il y a cette troisième personne qui est tout près de Fabrice, mais en même temps détachée. Cette proximité, c’est quelque chose qui m’intrigue beaucoup : c’est le thème de mon papier sur Le Rouge et le noir.
33 Pour revenir à votre question qui évoquait Stendhal : peut-on ou doit-on s’arrêter à ce premier niveau d’estrangement, ou doit-on aller au-delà ? Là aussi, peut-être, il y a une question rhétorique : si l’on considère que le but de l’historien est de connaître, il peut paraître paradoxal de souligner la fécondité de l’ignorance… comme phase préalable, bien entendu, car il s’agit d’aller au-delà. Il y aurait dans ce modèle une sorte de pari, du point de vue cognitif, consistant à souligner le rôle de l’ignorance.
34 Vous dites que vous utilisez la morphologie comme une sonde pour explorer une couche que l’on ne peut atteindre avec les instruments habituels de la connaissance historique. On perçoit dans votre travail une sorte d’écart méthodologique souvent vertigineux entre, d’une part, une attention extrême portée aux détails, aux expressions et aux manifestations individuelles des croyances et pratiques sociales – c’est l’exercice de la microanalyse – et, d’autre part – voilà l’avocat du diable – une sorte de saut vers une macrohypothèse selon laquelle le noyau mythique, sur lequel reposent les savoirs et les pratiques des benandanti, de Menocchio, des sorciers et sorcières, remonte à quelques millénaires, aux sociétés chamaniques de Sibérie. Quel seuil de congruence doivent atteindre les analogies, aussi nombreuses soient-elles, entre les pratiques chamaniques, très répandues dans l’espace et le temps, pour assurer une telle perspective analytique ?
35 C. Ginzburg – J’évoquais tout à l’heure la nécessité d’envisager poids et contrepoids, c’est-à-dire le mouvement – pour ne pas utiliser ce mot un peu lourd de dialectique – la sensation d’être tiraillé entre des oppositions. Comme vous l’avez remarqué, je suis fasciné par l’alternance du micro et du macro, et les rapports qu’ils entretiennent. C’est peut-être l’histoire moyenne qui m’intéresse moins, le niveau moyen, alors que je suis acquis à cette possibilité d’établir des rapports entre le microscope et le télescope… Or, je dois dire qu’après cette orgie sabbatique, marquée par de brusques passages du niveau microscopique au niveau macroscopique, et après des années de travail attentif aux problèmes de méthodes répondant aux attitudes sceptiques, je suis aujourd’hui séduit par un retour à la dimension microscopique. Microscopique… entendons-nous bien ! Je suis, par exemple, en train de travailler sur Machiavel. Dans ce cas-là, c’est précisément le contexte qui m’intéresse, aussi spécifique que possible. Quel rôle joue la morphologie là-dedans ? Je ne sais pas. Je partage toujours ce fort intérêt pour la morphologie, mais ce n’est pas l’approche que j’adopte en ce moment. Je ne sais pas, j’hésite… La morphologie joue sans doute un rôle au moment où l’on construit l’objet. Elle agit justement comme une sonde.
36 Pour revenir à votre question, il est vrai que j’ai formulé certaines hypothèses qu’il m’était difficile de prouver, notamment en ce qui concerne un prétendu noyau mythique dans la cosmologie de Menocchio. J’ai explicitement signalé qu’il s’agissait d’une hypothèse. Mais isoler cette hypothèse pour en faire le noyau central du livre, c’est absurde. On a voulu m’attribuer une telle intention que je n’ai évidemment jamais eue. Ma démarche est à l’opposé. J’ai pourtant essayé d’éprouver cette hypothèse risquée dans le livre sur le sabbat, Storia notturna. Je n’ai pas voulu l’ignorer. Je ne renie pas l’idée d’utiliser la morphologie, comme je ne renie pas l’idée que pour comprendre l’histoire il faut aussi savoir se placer dans une perspective atemporelle. C’est parce que j’accorde une grande importance à la chronologie, que je m’efforce aussi de me placer dans une perspective achronique.
37 J’ai été très surpris en retrouvant une idée semblable dans le livre posthume de Siegfried Kracauer [41]. Je pense qu’il a formulé cela en partant de Kant sur lequel il a longtemps travaillé. Il avait d’ailleurs lu Kant avec un jeune étudiant du nom de Theodor Wiesengrund Adorno. La redécouverte de la morphologie dans les années trente se place au contraire sous le signe de Goethe. Il y a des références explicites à Goethe dans la Morphologie du conte de Propp. La réflexion de Kracauer développe l’idée d’une tension à l’œuvre entre ce qui est atemporel et ce qui relève d’un monde placé sous la contrainte du temps et de l’espace. Pour ma part, je suis arrivé à cette idée par une autre voie, mais où la morphologie de Goethe a également joué un rôle important. Voyez-vous, je suis fasciné par ces détours où les connexions ne sont pas visibles, mais où quelque chose se joue d’une façon indirecte… on comprend ainsi qu’une idée comme celle de Zeitgeist, « esprit du temps », qui est certainement fausse, se rattache tout de même à quelque chose qu’il faut essayer de reconstituer, en retrouvant des connexions spécifiques. Ce qui est faux dans la notion de Zeitgeist ce n’est pas l’idée de connexion, c’est celle de réponse a priori.
Comparer des méthodes
38 Justement, une question sur la place de l’interdisciplinarité. Vous avez salué l’avènement du « tournant critique » dans les Annales, qui ont repensé la pratique historienne de l’interdisciplinarité dans une perspective plus restreinte. Le chef de file de ce mouvement, Bernard Lepetit, précisait que la place de l’histoire dans le cadre d’un dialogue interdisciplinaire devrait consister à « analyser plus finement comment l’évolution des sociétés humaines est à la fois contenue dans leur passé et peu prévisible » [42]. Votre œuvre est tout entière marquée par un dialogue permanent avec l’anthropologie, l’histoire de l’art, la théorie de la littérature… mais vous avez surtout essayé de repérer ce qui dans les autres disciplines pouvait être utile à votre démarche d’historien. En revanche, semble-t-il, vous avez assez peu évoqué la place de l’histoire parmi les sciences sociales. Pouvez-vous préciser votre point de vue sur cette question ?
39 C. Ginzburg – Je ne suis pas complètement d’accord avec votre formulation. Le problème n’est pas de comprendre ce qu’il y a d’intéressant ou d’utilisable dans les disciplines voisines. Je pense que pour comprendre dans quel sens les résultats ont été rendus possibles et formulés, il faut toujours les rattacher aux méthodes. J’ai l’impression que souvent, la notion d’interdisciplinarité renvoyait à une pratique où l’on comparait et mettait en commun des résultats en les détachant de leur méthode respective. Cet aspect méthodologique me paraît essentiel. Il y a donc un dialogue qui s’établit à deux niveaux simultanés : empirique et méthodologique.
40 Au fond, vous me demandez pourquoi je me suis rarement intéressé à la place de l’histoire dans les sciences sociales. Je crois pourtant l’avoir fait, non pas en rédigeant des manifestes méthodologiques, mais en essayant de montrer en pratique ce qu’il était possible de faire. Par exemple, le livre sur Piero della Francesca [43] n’impliquait pas seulement un dialogue, mais aussi une proposition sur les relations entre histoire et histoire de l’art. La réédition italienne comprend des appendices qui développent cet aspect de manière importante. Le point de départ est encore une fois la chronologie. Prenons les textes magnifiques de ce très grand historien de l’art italien du xxe siècle, Roberto Longhi [44]. On y lit la façon dont il relève le défi lancé par certains historiens formalistes allemands, qui prétendaient écrire l’histoire de l’art sans nom. Ce à quoi il a répondu : « sans nom, mais sans date, aussi. » Fascinant ! La morphologie pure ! Il a écrit des textes éblouissants. Je suis donc parti de là, pour montrer que Longhi a partagé lui aussi, quelque temps après, l’obsession de la chronologie. J’ai voulu montrer que l’obsession des dates se rattache à des documents, à des indices documentaires, qui ne sont pas limités à l’histoire de l’art au sens strict. Ainsi le nom de l’artisan qui a fabriqué le cadre du polyptyque, comme le montre Longhi, peut être documenté. Ainsi toutes sortes de traces peuvent informer sur les dates d’une peinture. On retombe ici sur cette tension, dont j’ai déjà parlé, entre des données achroniques, stylistiques, etc., et la chronologie fine. Montrer que lorsqu’on intègre finement la dimension chronologique permet d’atteindre, au-delà de l’histoire de l’art, l’histoire tout court. C’est un défi lancé à l’historien de l’art.
41 L’histoire dépouillée des dates, peut-être pas des noms mais des dates, n’est-ce pas de l’anthropologie, au sens où, précisément, on l’oppose à l’histoire ? On attend d’ailleurs beaucoup d’un historien qui se pencherait sur ce qu’on a considéré, et que l’on continue souvent à désigner comme des sociétés sans histoire, c’est-à-dire des sociétés précisément où les traces sont, sauf secours de l’archéologie, très difficilement datables. La restitution que certaines sociétés font elles-mêmes de leur propre histoire est très difficile à interpréter dans un cadre historique. Le regard de l’historien sur ce matériel, qui est si difficile à traiter du point de vue historique, peut être très précieux.
42 C. Ginzburg – Encore une fois, le problème est de savoir ce que l’on peut faire avec cela… parce que, au fond, même l’analyse de la morphologie ou l’anthropologie structurale parle une langue commune, le français du xxe siècle. C’est une langue de nuances, liées au temps, à l’espace, etc. Ma première réaction à tout cela, c’est de dire que des expressions comme « sociétés sans histoire » ou Naturvölker n’ont littéralement, bien évidemment, aucun sens. Il s’agit, soit d’une perspective colonialiste, comme dans le cas de Naturvölker, ou, parfois peut-être, d’une provocation. La difficulté réside bien entendu dans ces traces si difficiles à dater. Et pourtant ce problème s’est aussi posé en Europe, c’est-à-dire au cœur des sociétés prétendues historiques.
43 En effet, ce qui fait des benandanti un phénomène historique, ce sont les inquisiteurs. La formule est abrupte, mais cela signifie que l’histoire est tellement liée aux traces et aux sources que si les inquisiteurs n’étaient pas là, on ignorerait peut-être l’existence des benandanti.
44 C. Ginzburg – Cet exemple est tout à fait pertinent. D’un côté, il n’y a pas (ou pour mieux dire on n’a pas encore trouvé) de documents sur les benandanti avant ces procès. De l’autre, ce ne veut pas dire que les benandanti n’existaient pas. Pour ce qui concerne la date présumée de leur croyance, on peut essayer de la fixer. Il y a des contextes et il y a toujours cette tension entre la morphologie achronique et la chronologie. Encore faut-il distinguer entre chronologie relative et chronologie absolue. C’est essentiel, évidemment, parce que la chronologie relative ne se rattache pas à des dates, à des calendriers, mais indéniablement à des séquences historiques, à des couches difficiles à dater. La chronologie absolue, en revanche, se rattache au calendrier. Mais certains peuvent objecter que la chronologie absolue implique aussi différents calendriers. À quoi il est concevable de répondre que depuis Giuseppe Giusto Scaligero, au début du xviie siècle, on peut trouver des correspondances entre calendriers différents… sachant qu’au fond de tout cela il y a le soleil, et donc quelque chose de plus absolu. Alors, évidemment, en ce qui concerne les sociétés prétendument sans histoire, il ne s’agit pas seulement de reconstituer des chronologies relatives, mais de trouver des clous, ce que j’ai appelé des « clous » à propos de la biographie de Piero della Francesca.
45 C’est un problème empirique, et non théorique. On l’a fait pour d’autres sociétés, on peut aussi le faire pour des sociétés qu’on prétend sans histoire. On peut trouver des clous, et à partir de cela, on avance en tâtonnant… Il faudrait déplacer une opposition théorique ou prétendument théorique vers un niveau plus empirique. Cette distinction entre sociétés chaudes et sociétés froides, qui avait été faite par Lévi-Strauss dans cette conversation avec George Charbonnier, était un peu rapide [45]… Il faut prendre cette distinction comme une métaphore. C’est comme cela, je pense, que l’entendait Lévi-Strauss. Évidemment, il y a des sociétés chaudes, on les connaît. Mais y a-t-il des sociétés froides, au sens littéral du mot, où rien ne bouge ? Non, évidemment, il s’agit d’un continuum. J’interprèterais ainsi cette opposition que je n’aime pas tellement. C’est un problème de mots, de concepts, c’est un problème important de langage, du langage qu’on utilise. Il y a évidemment continuité, et à l’intérieur de cette continuité, il peut y avoir des facteurs d’équilibre qui sont plus forts que les facteurs de déséquilibre potentiels. On pourrait d’ailleurs soutenir que dans une société aussi déséquilibrée que la nôtre, il y a également équilibre, sinon la facture, la texture, le tissu des sociétés s’effondrerait aussitôt. Les sociétés déséquilibrées répondent aussi aux attentes sociales. L’idée d’une société où tous les rouages fonctionnent en harmonie est quelque chose qu’il m’est difficile d’imaginer…
46 N’est-ce pas là le côté vraiment narratif des anthropologues qui fait croire à cette espèce de fonctionnement simultané où tout tient en équilibre. N’y a-t-il pas parfois un étirement du vécu social qui n’intéresse pas le regard anthropologique parce qu’il n’y a pas de sens immédiat à en tirer ? Une société, c’est plus que des rites, ce n’est pas que des institutions, c’est aussi des individus pris dans une monotonie laborieuse qui construisent au jour le jour la société. Les benandanti, par exemple, ne sortaient pas seulement aux quatre temps, que faisaient-ils le reste du temps, eux qui étaient des paysans ?
47 C. Ginzburg – Oui, on pourrait dire, en effet, qu’il existe une grammaire, et ce qui la déborde, c’est-à-dire des actes linguistiques qui sont tout à fait imprévisibles. Il y a les deux, et sans grammaire, on ne peut rien comprendre.
48 À propos de fonctionnement et d’attente sociale, comment appréciez-vous les propositions d’un historien comme Reinhardt Koselleck [46] sur les « horizons d’attente » ?
49 C. Ginzburg – Certes, il y a horizon d’attente, à plusieurs niveaux d’ailleurs. Mais je dois dire que j’ai parfois envie de changer d’approche, et me laisser surprendre – c’est le côté estrangement. On revient alors à quelque chose qui est de l’ordre des possibilités cognitives liées à ce sentiment d’étrangeté. Oui, cela pourrait être un début pour poser des questions. Il y a cette expression « To take something for granted »… C’est vraiment la cible de la connaissance. Il faut se détacher ! C’est lorsqu’on ne prend pas la réalité comme un donné qu’on peut avoir un début de connaissance.
50 Continuons sur ces questions de méthode. Il y a longtemps que Marc Bloch, que vous citez et admirez, a dénoncé l’idole des origines. Depuis lors les historiens ont orienté leur enquête vers la nature des agencements sociaux en vigueur à une époque donnée, sans se préoccuper outre mesure de la genèse de cette situation. Or, dans Rapports de force, vous avancez que l’établissement des preuves et la recherche de la vérité en histoire passe notamment par le retour aux prémisses d’une pensée ou d’un contexte… Quel jugement portez-vous aujourd’hui sur cette mise en garde de Bloch ? L’historien doit-il se méfier d’une quête des origines, des naissances en quelque sorte ?
51 C. Ginzburg – Je pense qu’il y a un malentendu possible à l’égard de cette remarque de Bloch, que je viens de relire par hasard. Les « origines » – entre guillemets, parce qu’il est très difficile de prétendre les identifier en tant que telles – ne sont pas au cœur de sa remarque, mais c’est l’idée qu’elles contribuent à expliquer les processus. Cette distinction a justifié un commentaire dans mon livre sur le sabbat, où j’évoque un texte de Lévi-Strauss qui va plus ou moins dans le même sens [47]. Dans les deux cas, la cible est le préjugé qu’un processus peut être expliqué par les origines parce que rien n’intervient après. Ce qui est évidemment absurde. Néanmoins, l’idée que la connaissance des origines peut être déterminante me paraît évidente. Bloch aussi a été attiré par cette idée, je dirais même fasciné. Que veut dire « origines » ? Évidemment, il s’agit toujours d’origines provisoires : on pousse en arrière la recherche des traces. Lorsque dans son livre Les caractères originaux de l’histoire rurale française, Bloch dit que pour comprendre ces terroirs, ces openfields, ces parcelles allongées, il faut remonter très en arrière, jusqu’à l’occupation du sol au néolithique si possible, il s’agit bien sûr d’une hypothèse. Mais y a-t-il contradiction entre cette idée et ce qu’il dit dans l’Apologie pour l’histoire ? Je ne crois pas. Il faut essayer de comprendre pourquoi cette armature, cette distribution des champs sur un territoire a été conservée. On pourrait croire que ces origines très éloignées rendent compte d’une inertie, ce que Bloch ne prétend à aucun moment. Évidemment, il y a une certaine continuité, une viscosité des institutions, du langage… mais en même temps le langage et les institutions changent. Et si on les conserve, on doit essayer de comprendre au travers de quelles tensions. Ce n’est pas facile à analyser. Tel est l’enjeu des remarques de Bloch, au-delà de la question des origines en tant que telles.
La voie tortueuse
52 Une question un peu longue sur votre manière de produire de l’analyse. C’est en fin de compte une technique qui vous est très particulière. Vous dites qu’il s’agit d’emprunter « la voie passablement tortueuse [48] ». Vous mettez sans cesse des textes en connexion, mais non pas parce qu’ils se feraient simplement écho d’un point de vue thématique, ou parce qu’ils partageraient une même problématique, parce qu’il est très fréquent de faire des allers-retours entre différents textes, aller d’un penseur à un autre, pour dégager une matrice philosophique ou culturelle, qui vient accueillir des productions diverses. En ce qui vous concerne, vous reconnectez des textes, c’est-à-dire que la rédaction d’un texte X que vous prenez comme point de départ suppose l’existence d’un texte Y qui ne pouvait être ignoré du rédacteur du texte X, lequel, parce qu’il l’avait lu ou simplement en avait eu vent, mettait en œuvre certaines propriétés de Y dans son propre texte X sans citer sa référence directement ou indirectement. Il s’agit d’expliquer une pensée à partir d’une formulation, d’une formulation qui a son origine ailleurs. Pour paraphraser Lévi-Strauss évoquant des mythes : « Les écrits ne s’ignorent pas entre eux. » Ils sont génétiquement liés les uns aux autres selon un ordre chronologique de production que vous cherchez à retrouver. Il existe donc un réseau d’engendrement non aléatoire des écrits, et donc des pensées qu’ils expriment. Le Fromage et les vers, par exemple, emprunte déjà cette voie qui donne tout le poids culturel et social aux propos de Menocchio, via les lectures qu’il disait avoir faites, elles-mêmes liées à des textes qu’il ne connaissait pas nécessairement, mais qui avaient déterminé la rédaction de ceux qu’il avait lus, et les théories qu’ils soutenaient. Les affinités intellectuelles de Menocchio sont situées à la croisée de formules précises dont vous retrouvez les auteurs. Ce qui explique précisément cette diffusion de la culture du haut vers le bas et du bas vers le haut. La plupart de vos articles soumettent ainsi un document initial, qu’il s’agisse d’un écrit ou d’un tableau d’ailleurs, à l’épreuve de la digression – un mot que vous employez plusieurs fois pour définir le travail auquel vous vous livrez. Certes vous observez des analogies formelles, mais seulement parce qu’elles permettent d’aller d’un penseur à un autre, d’une figure sociale et historique à une autre. Elles sont donc historiquement suscitées. L’analogie des formes et la tentation d’une typologie n’abolit pas l’antériorité des unes sur les autres, mais témoigne d’un effet de contagion historique des formes.
53 C. Ginzburg – Cette lecture est très intéressante. Je pense que mon point de vue est un peu différent. Par exemple, dans mon dernier livre, No Island is an Island [49], qui n’a pas encore été traduit en français, j’ai publié quatre conférences données à Cambridge et New York sur la littérature anglaise. L’île en est le fil conducteur. Vous avez parlé de « voie tortueuse » et, justement en fin d’introduction, je parle de la lecture, avec en arrière-plan les multiples lectures antérieures qui imposent un point de vue rétrospectif en variation incessante. La perception que nous avons de notre propre existence change en permanence. L’un des fils conducteurs majeurs de ma recherche, c’est la lecture. La lecture, ou l’écoute dans certains cas – parce qu’il y avait des gens qui n’étaient pas des lecteurs, qui ne savaient pas lire, ces femmes, ces paysannes dont je parle parfois dans mes livres… Je suis fasciné par la lecture. Il s’agit d’un phénomène d’une grande richesse qui n’a pas reçu de théorie adéquate. Après mon livre Le Fromage et les vers, j’ai été attentif à cette floraison de livres sur l’histoire de la lecture, aux travaux remarquables de Roger Chartier par exemple, et il y a encore beaucoup à faire. De mon point de vue, la lecture constitue un modèle d’action sociale. On peut en effet percevoir à travers elle des mécanismes qui la débordent fortement. Voilà mon hypothèse.
54 C’est pourquoi je prendrai du recul par rapport au commentaire que vous venez de faire. En effet si l’on considère le cas d’un lecteur comme Menocchio, en rapport avec des idées et des personnages qui l’ont précédé, il y a là un véritable modèle d’action sociale possible : dans quel sens peut-on formuler quelque chose de nouveau dans le monde qui nous est donné ? La lecture, pour moi, c’est cela. De quelle manière Menocchio reformule-t-il ce qu’il a lu ? Il y a d’un côté cette liaison avec ce qu’il a lu, et des livres qu’on peut toucher, relire et retrouver, et d’un autre côté, cette part imprévisible qui va faire surgir du nouveau. Il y a eu par exemple un numéro d’History and Theory, sur le thème : « Agency after post-modernism » [50], que j’ai trouvé très décevant. Mais le thème est là. Est-ce que ces idées nient le poids des structures ? Pas du tout ! Il ne s’agit pas de trouver un compromis, de couper la poire en deux : 50 % de structure et 50 % d’action sociale. Les structures existent bel et bien, il y a cette viscosité des institutions, des structures mentales, etc. Par ailleurs, quelque chose de nouveau se produit. Et cela, évidemment, n’a de sens que si l’on admet que les structures sont là ! Dans le cas contraire, l’action serait comme un gaz dans le vide. Nous savons évidemment qu’il y a les deux, et cette tension entre les deux. Ma façon de concevoir et de pratiquer la lecture se rattache à cela : à travers la lecture, on peut explorer des horizons plus vastes.
55 Mais ce qui me semblait intéressant dans cette « voie tortueuse », c’est votre goût pour la digression…
56 C. Ginzburg – Vous avez tout à fait raison. L’un des chapitres de ce petit livre No Island is an Island, et consacré à Laurence Sterne, l’auteur de Tristram Shandy, ce roman construit sur la digression. C’est le triomphe de la digression. J’ai fait une vraie découverte : la source, dans ce sens ambigu du mot, le modèle de Sterne sur la digression, c’est le Dictionnaire de Bayle. Un livre que Sterne avait emprunté et qu’il a lu pendant de longs mois. Qu’a donc trouvé Sterne dans ce livre de Bayle qui explique mon émerveillement ? L’érudition, peut-être ? Mais non ! C’était le principe de la construction même du dictionnaire : la digression, le système de notes. En découvrant cela, j’ai compris que je devais acquérir le Dictionnaire de Bayle, dont on ne peut évidemment pas faire de photocopies, c’est un livre ancien, de grand format… Alors, je devais acheter le dictionnaire de Bayle. À ce sujet puis-je me permettre une digression ? J’ai longtemps essayé de trouver ce livre, mais en vain. Et il y a quelques années, je suis allé à Paris pour voir la grande exposition Poussin, une autre aussi sur Caillebotte. Je me rappelle y avoir rencontré Francis Haskell, ce grand historien de l’art mort il y a quelques années. Nous étions liés, je l’aimais beaucoup. Je l’ai rencontré alors qu’il sortait de l’exposition Caillebotte : « Ah ! me dit-il, il y a cette merveilleuse exposition Poussin, et tout le monde parle de Caillebotte ! ». Après avoir vu ces expositions, je me promenais en attendant mon train de nuit. J’étais au Luxembourg, j’ai traversé la rue sans but… J’hésitais entre aller à droite… aller à gauche… J’ai pris à droite. C’était le soir, octobre, je crois. J’ai donc traversé la rue. Il y avait un antiquaire juste à l’endroit où je traversais. Ce fut une expérience extraordinaire : il y a eu une perception qui s’est superposée à un désir. J’avançais, et il n’y avait pas de démenti. J’espérais voir le Dictionnaire de Bayle, et le Dictionnaire de Bayle était là. Il pleuvait, j’étais trempé, je suis entré : « Ce Dictionnaire de Bayle, combien coûte-t-il ? Puis-je le voir ? ». Je l’ai acheté immédiatement et j’ai pris un taxi. J’avais ce livre entre les mains, quatre gros volumes in-folio. Et justement, cette idée d’acheter Bayle était liée à celle de travailler sur Sterne. Alors, j’ai écrit ce petit texte. Mais surtout, lire Bayle, c’est une joie ! C’est vraiment magnifique.
57 Bel exemple de hasard objectif !
58 C. Ginzburg – Il y a des bifurcations. C’est ça la destinée. Après on trouve… parfois.
59 Vous parliez de la lecture, passons maintenant, si vous le voulez bien, à l’écriture. L’attention à l’écriture est constante dans votre travail. On voit bien vos sources d’inspiration en lisant les articles réunis dans À distance ou encore dans Rapports de force, où les références littéraires occupent une place essentielle. Mais il y a plus que cela aussi : votre travail sur l’écriture vous permet de passer du langage des inquisiteurs à celui du peuple, ou encore de celui de vos « adversaires » au vôtre. Comment problématisez-vous ce travail d’écriture ?
60 C. Ginzburg – Il y a d’un côté l’écoute. Il faut savoir écouter les témoins au travers des traces. Vient ensuite le travail de l’écriture où leur parole peut être englobée. Le problème de la citation me passionne. J’ai écrit un petit texte qui a été publié dans Le Débat, qui s’appelle « Montrer et citer. La Vérité de l’histoire » [51]. L’idée de citer n’est pas évidente. On peut citer pour fournir des preuves, mais se pose aussi le problème de l’histoire comme genre littéraire. De quelle manière peut-on citer ? Peut-on accepter un texte bigarré, avec par exemple de brusques interférences entre les voix des paysans et ma propre voix ? Il pourrait s’agir, pour nous, d’une simple question rhétorique. On pourrait le penser, mais je dois dire que j’aime beaucoup de tels passages brusques. Il s’agit alors d’une poétique réelle, qui favorise des incompatibilités stylistiques. Accepter ces transitions brutales se révèle d’une grande richesse.
61 Bien sûr il n’y a pas seulement la citation dans l’écriture, il y a aussi la construction que dévoile le jeu de renvoi aux notes. L’idée de montrer ainsi les ficelles de mon propre travail consiste encore une fois à souligner cette poétique, comme Bloch lui-même a su le faire, d’une façon exemplaire. En effet dévoiler ses ficelles peut avoir une valeur politique, au sens large du mot. C’est donner ainsi au lecteur la possibilité de vérifier certaines affirmations. C’est une démarche qui s’oppose aux attitudes autoritaires, à ceux qui seuls prétendent faire autorité. Jadis, il est vrai, on ne faisait pas usage de notes – c’est ce que j’ai essayé de montrer dans ce texte. L’idée de multiplier les notes, tout un système de notes, comme dans le Dictionnaire de Bayle, c’est vraiment fascinant. Par ailleurs, j’ai essayé de dégager, surtout dans Rapports de Force, l’idée que la construction d’un texte a de fortes implications cognitives. Il ne s’agit pas de rhétorique, au sens trivial du mot. Le blanc chez Flaubert, par exemple, ouvre des possibilités immenses… C’est ce qui justifie mon impatience à l’égard des sceptiques, ils ne voient rien de tout cela. Ils parlent de littérature, mais ils n’y comprennent goutte.
62 Au-delà des sceptiques, les historiens accordent à la note un statut de preuve, mais en même temps se méfient de l’abus de citations. Beaucoup pensent qu’un abus de citations nuit à un bon raisonnement et que, d’une certaine manière, le raisonnement est complètement effiloché…
63 C. Ginzburg – Ah oui ? Mais il faut savoir citer, évidemment ! Certes, accumuler des citations, en soi-même, ce n’est pas une preuve. Évidemment, il faut raisonner, et il faut partager le raisonnement avec le lecteur, et il faut savoir citer. Bayle le savait !
Notes
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[*]
Carlo Ginzburg est professeur d’histoire de la Renaissance (University of California, Los Angeles) et d’histoire de la culture moderne à l’université de Sienne ; Charles Illouz est maître de conférences en anthropologie ; Laurent Vidal est maître de conférences en histoire (université de La Rochelle-Espace nouveaux mondes). Ces entretiens ont fait l’objet d’une relecture attentive de la part de C. Ginzburg. L’organisation de ces rencontres a bénéficié du soutien du ministère de la Recherche (Action concertée incitative – ACI – Jeunes Chercheurs).
-
[1]
Pour une bibliographie exhaustive des travaux de C. Ginzburg (ainsi que de leurs différentes traductions), voir la mise à jour réalisée par C. Ginzburg et Andréa Del Col en août 2002 et publiée dans Aldo Colonello, A. Del Col (éd.), Uno Storico, un mugnaio, un libro. Carlo Ginzburg, il formaggio e i vermi, 1976-2002, Circolo Culturale Menocchio, 2002, pp. 165-187.
-
[2]
Erich Auerbach, Mimésis : la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, 1968 [1946].
-
[3]
Benedetto Croce, Histoire de l’Europe au xixe siècle, Paris, Gallimard, 1973 [1932].
-
[4]
Arsenio Frugoni, Arnaud de Brescia dans les sources du xiie siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1993 [1954].
-
[5]
B. Croce, Un calvinista italiano, il marchese di Vico, Galeazzo Caracciolo, Bari, Gius, Laterza & Figli, 1933 ; publié aussi en 1936 : « Il marchese di Vico Galeazzo Caracciolo », dans Vite di avventure di fede e di passione, Bari, 1936, pp. 179-281.
-
[6]
Jacob Burckhardt, Considérations sur l’histoire du monde, Paris, Alcan, 1938 [1905].
-
[7]
J. Burckhardt, La civilisation de la Renaissance en Italie, Paris, Plon, 1966 [1860].
-
[8]
Marc Bloch, Les Rois thaumaturges. Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre, Paris, Armand Colin, 1924.
-
[9]
H. Milford, Oxford University Press, Paris-Strasbourg, 1924.
-
[10]
Armand Colin, 1961.
-
[11]
Gallimard, 1983.
-
[12]
C. Ginzburg a préfacé la première édition italienne : I re taumaturghi. Studi sul carattere sovrannaturale attribuito alla potenza dei re particolarmente in Francia e in Inghilterra, Turin, Einaudi, 1973, pp. XI-XIX.
-
[13]
C. Ginzburg, Le Sabbat des sorcières, Paris, Gallimard, 1992 [Storia notturna, una decifrazione del sabba, Turin, Einaudi, 1989].
-
[14]
C. Ginzburg, « Witches and Shamans », New Left Review, n° 200, 1993, pp. 75-85.
-
[15]
C. Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989 [Miti emblemi spie. Morfologia e storia, Turin, Einaudi, 1986].
-
[16]
C. Ginzburg, Mythes…, op. cit., pp. 11-12.
-
[17]
C. Ginzburg, I Benandanti. Ricerche sulla stregoneria e sui culti agrari tra Cinquecento e Seicento, Turin, Einaudi, 1966.
-
[18]
C. Ginzburg, Les Batailles nocturnes, sorcellerie et rituels agraires en Frioul xvie-xviie siècle, Paris, Verdier, 1980.
-
[19]
Ibid., pp. 9-10.
-
[20]
Hermann von Bruiningk, « Der Werwolf in Livland und das letzte im Wendeschen Landgericht un Dörpschen Hofgericht i.j. 1692 deshalb stattgehabte Strafverfahren », in Mitteilungen aus der livländischen Geschichte, vol. 22, 1924, pp. 163-220. Voir Les Batailles nocturnes, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1984, pp. 49-53.
-
[21]
C. Ginzburg, Le Fromage et les vers : l’univers d’un meunier du xvie siècle, Paris, Aubier, 1980 [Il formaggio e i vermi. Il cosmo di un mugnaio del ’500, Turin, Einaudi, 1976].
-
[22]
C. Ginzburg, Enquête sur Piero della Francesca. Le « Baptême », le cycle d’Arezzo, la « Flagellation » d’Urbino, Paris, Flammarion, 1981 [Indagini su Piero. Il Battesimo, il ciclo di Arezzo, la Flagellazione di Urbino, Turin, Einaudi, coll. « Microstorie », n° 1, 1981].
-
[23]
C. Ginzburg, Le Fromage…, op. cit.
-
[24]
Edoardo Grendi (1932-1999). Cet oxymoron a été formulé dans l’article « Micro-analisi e storia sociale », Quaderni storici, n° 35, 1977, pp. 506-520, surtout p. 512.
-
[25]
Michel Foucault, Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère : un cas de parricide au xixe siècle, Paris, Gallimard, 1977.
-
[26]
C. Ginzburg prépare actuellement une biographie de Jean-Pierre Purry, calviniste de Neufchâtel et fondateur de Purrysburg en Caroline du Sud (à partir de 1732).
-
[27]
C. Ginzburg, Enquête…, op. cit.
-
[28]
C. Ginzburg, « Traces, racines d’un paradigme indiciaire », in Mythes…, op. cit., pp. 139-180 ; Giovanni Morelli, De la peinture italienne, les fondements de la théorie de l’attribution en peinture à propos de la collection des galeries Borghèse et Doria-Pamphili, Paris, Lagune, 1994 [1897].
-
[29]
Francesco Botticini, 1446-1498.
-
[30]
Jacques Revel (éd.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard-Seuil, coll. « Hautes études », 1996.
-
[31]
Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1970 [1928].
-
[32]
V. Propp, Les Racines historiques du conte merveilleux, Paris, Gallimard, 1983 [1946].
-
[33]
Pierre Saintyves, Les contes de Perrault et les récits parallèles, leurs origines (coutumes primitives et liturgies populaires), Paris, E. Nourry, 1923.
-
[34]
C. Ginzburg, « Traces : racines d’un paradigme indiciaire », in Mythes…, op. cit., pp. 178-179.
-
[35]
Kenneth L. Pike, Language in Relation to a Unified Theory of Structure of Human Behavior, The Hague-Paris, Mouton, 2e éd. revue, 1967, pp. 37 et suiv.
-
[36]
Simona Cerutti, Giutizia sommaria. Pratica e ideali di giutizia in una societá di Ancien Régime (Torino, XVIII secolo), Milan, Feltrinelli, 2003.
-
[37]
C. Ginzburg, « L’inquisitore come antropologo », in Studi in onore di Armando Saitta dei suoi allievi pisani, a cura di Regina Pozzi e Adriano Prosperi, Pisa, Giardini, 1989, pp. 23-33. Cet article n’a jamais été traduit en français.
-
[38]
M. Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Armand Colin, 2002, p. 52.
-
[39]
C. Ginzburg, Le juge et l’historien, considérations en marge du procès Sofri, Paris, Verdier, 1997 [Il giudice e lo storico. Considerazioni in margine al processo Sofri, Turin, Einaudi, 1991].
-
[40]
C. Ginzburg, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 2001, p. 21 [Occhiacci di legno. Nove riflessioni sulla distanza, Milan, Feltrinelli, 1998].
-
[41]
Siegfried Kracauer, History, the Last Things before the Last, Princeton, M. Wiener, 1995 (2e préface de Paul Oskar Kristeller) [New York, Oxford University Press, 1969 (préface P. O. Kristeller)].
-
[42]
Bernard Lepetit, Carnet de croquis. Sur la connaissance historique, Paris, Albin Michel, 1999 [1990], p. 311.
-
[43]
C. Ginzburg, Enquête…, op. cit.
-
[44]
Roberto Longhi (1890-1970) est l’auteur, entre autres, d’un ouvrage consacré à Piero della Francesca : Piero della Francesca, Paris, C. Crés, 1927.
-
[45]
Georges Charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Paris, Plon-Julliard, 1961.
-
[46]
Reinhardt Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, EHESS, 2000.
-
[47]
C. Ginzburg, Le Sabbat…, op. cit., p. 361, n. 54. Voir aussi M. Bloch, Apologie…, op. cit., chap. i.
-
[48]
C. Ginzburg, À distance…, op. cit., p. 18.
-
[49]
C. Ginzburg, No Island is an Island, Four Glances at English Literature in a World Perspective, New York, Columbia University Press, 2000.
-
[50]
History and Theory, vol. 40, n° 4, 2001.
-
[51]
Le Débat, n° 56, 1989.