Notes
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[*]
Ce travail aurait été impossible sans les travaux que Francis Chateauraynaud, Christophe Hélou, Cyril Lemieux et Didier Torny ont consacrés à la sociologie du risque, de l’alerte et de la vigilance (voir Alertes et prophéties. Les risques collectifs entre vigilance, controverse et critique, Paris, GSPM-EHESS, rapport final, programme « Risques collectifs et situations de crise » EHESS-CNRS, 1997). Je remercie pour leurs conseils et relectures Bruno Latour, Stefan Hirschauer, Fabien Jobard, C. Lemieux, Cédric Moreau de Bellaing et Catherine Mong. Ma gratitude va tout particulièrement à Luc Boltanski qui a suivi la progression du travail avec une attention bienveillante.
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[1]
Paul Ricœur, De l’interprétation, Paris, Seuil, coll. « Points », 1965, p. 44.
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[2]
La définition du « terrorisme » et, partant, la désignation des « terroristes », est un enjeu constant, dans la mesure où cela inclut toujours un jugement moral. Ceux qui soutiennent les actions des personnes qualifiées de « terroristes », ne les désigneront pas ainsi, mais diront à la place « partisan », « résistant » ou « combattant de la liberté ». Voir Ariel Merari, « Terrorism as a Strategy of Insurgency », Terrorism and Political Violence, vol. 5, n° 4, 1993, p. 227. Pour ma part, je n’aurais recours ici à la catégorie du terrorisme, sans la discuter, qu’en tant qu’elle est une catégorie pertinente aux yeux des acteurs étudiés.
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[3]
Michael Walzer, Just and Unjust Wars : A Moral Argument with Historical Illustrations, s. l. [New York], Basic Books, 1977, p. 203.
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[4]
Au sens d’Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, t. 1, La présentation de soi, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1973, pp. 29-36.
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[5]
Voir M. Walzer, Just and Unjust Wars…, op. cit., p. 176.
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[6]
Voir, par exemple, Didier Bigo, Polices en réseaux. L’expérience européenne, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1996.
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[7]
Ce qu’ont bien montré F. Chateauraynaud et D. Torny, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de la vigilance et du risque, Paris, EHESS, 1999, pp. 25 et 27.
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[8]
Ibid., pp. 44-45.
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[9]
À propos de la notion de « script », voir Madeleine Akrich, « Comment décrire les objets techniques », Technique et Culture, n° 5, 1987, pp. 49-63.
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[10]
Peter Wagner, Liberté et discipline. Les deux crises de la modernité, Paris, Métailié, coll. « Leçons de choses », 1996, p. 58. Voir également Laurent Thévenot, « L’action en plan », Sociologie du travail, vol. 37, n° 3, 1995, pp. 411-434.
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[11]
On rejoint ici certains résultats de la récente sociologie des organisations, inspirée en particulier par Anthony Giddens, dans laquelle l’organisation tend à être conçue comme une « structuration réflexive ». L’agir au sein de ces organisations est contraint par un « corridor » d’actions pertinentes et s’oriente à des « standard operation procédures » qui jouent le rôle de repères explicites (voir Ursula Holtgrewe, « “Wer das Problem hat, hat die Lösung”. Strukturierung und pragmatische Handlungstheorie am Fall von Organisationswandel », Soziale Welt, vol. 51, n° 2, 2000, pp. 173-190).
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[12]
Nous emploierons désormais ce terme pour tous les êtres en circulation dans l’aéroport, que ceux-ci soient des personnes ou des objets.
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[13]
Cette locution désigne de manière quelque peu pompeuse des dispositifs aussi rudimentaires que le digicode. Voir DGAC, STBA (Service technique des bases aériennes), « Guide pour la rédaction d’une charte de contrôle et de gestion des accès sur une plate-forme aéroportuaire », doc. interne, 1994.
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[14]
Ce terme est utilisé sur le terrain par les acteurs. Il n’est, à vrai dire, pas très étonnant dans la mesure où le dispositif ressemble à certains égards à s’y méprendre à ceux que l’on trouve dans des univers médicalisés. Voir à propos des salles d’opération, S. Hirschauer, « The manufacture of Bodies in Surgery », Social Studies of Science, vol. 21, n° 2, 1991, pp. 279-319.
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[15]
Il peut arriver que des passants stériles rentrent en contact de zones qui ne le sont pas (par exemple lorsque des bagages contrôlés sont acheminés vers un avion stationnant au large). Dans ce cas, ce sont des techniques de surveillance en continu qui sont mises en place (gardiennage d’avions, escortes…) pour garantir le transport de la qualification.
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[16]
S’agissant d’épreuves de jugement sur l’éventuelle dangerosité des personnes contrôlées, il va de soi que le dispositif soulève, dans sa dimension normative, des considérations sur la licité de ces contrôles et, en particulier, sur le type de traitement que l’on peut faire subir à des humains dotés de droits individuels. Les impératifs de sécurité peuvent alors se trouver directement en conflit avec ceux demandés par le respect des libertés publiques. Je ne traiterai pas ici de la manière dont cette contradiction potentielle est gérée dans le cas de la prévention du terrorisme et me permets de renvoyer à mon article « Demokratische Maschinen ? Die Vorrichtung zur Terrorismusbekämpfung in einem französischen Großflughafen », Kriminologisches Journal, vol. 32, n° 2, 2000, pp. 82-107.
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[17]
B. Latour, « Le topofil de Boa Vista », in Bernard Conein, Nicolas Dodier, L. Thévenot (éd.), Les objets dans l’action. De la maison au laboratoire, Paris, EHESS, « Raisons pratiques 4 », 1993, pp. 187-216. Le terme de preuve ne doit pas être entendu comme un output certain des contrôles institués, mais comme un but à atteindre : les acteurs admettent tous que, dans la prévention du terrorisme, « il n’y a pas de 100 % ».
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[18]
Donald A. Norman, « Les artefacts cognitifs », in B. Conein, N. Dodier, L. Thévenot (éd.), Les objets dans l’action…, op. cit., p. 18.
-
[19]
Entretien, 8 avril 1998.
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[20]
Entretien, 22 juin 1998.
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[21]
Alfred Schütz, Das Problem der Relevanz, Francfort/Main, Suhrkamp, 1971, p. 77.
-
[22]
D. Torny, « La traçabilité comme technique de gouvernement des hommes et des choses », Politix, n° 44, 1998, pp. 51-75.
-
[23]
Carlo Ginzburg, « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, n° 7, 1980, pp. 3-44.
-
[24]
Albert Piette, Ethnographie de l’action. L’observation du détail, Paris, Métailié, coll. « Leçons de choses », 1996.
-
[25]
Entretien, 2 juin 1998.
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[26]
Christian Bessy, F. Chateauraynaud, Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, Paris, Métailié, coll. « Leçons de choses », 1995, p. 295.
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[27]
Par ce terme, la personne interrogée désignait tous ceux qui pour des raisons « personnelles » s’inspirent du mode d’agir terroriste pour « attirer l’attention » sur leur malheur. Très maladroits par rapport aux « terroristes professionnels », ils usent souvent d’armes factices pour appuyer leurs menaces (fiole remplie d’eau, mais dont ils prétendent qu’elle contient de la nitroglycérine, grenade en cire, « bombe » dissimulée dans le téléphone portable, etc.).
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[28]
Entretien, 22 juin 1998.
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[29]
Ce néologisme de B. Latour et d’Émilie Hermant exprime, par opposition au panoptique, l’idée d’une surveillance qui n’a plus pour but une vision complète, mais qui repose sur une économie du regard qui limite la vision à ce qui est nécessaire : « voir peu, mais bien » pourrait en être le résumé (B. Latour, É. Hermant, Paris, ville invisible, Paris, Les empêcheurs de penser en rond-La Découverte, 1998, pp. 76-80).
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[30]
D. Bigo, Polices en réseaux…, op. cit., en particulier pp. 48-56. Voir également Ole Weaver, « Securization and desecurization », in Ronnie D. Lipschutz (éd.), On Security : New Directions in World Politics, New York, Colombia University Press, 1996, pp. 46-86.
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[31]
Ibid., p. 263.
-
[32]
D. Bigo, « Sécurité et immigration : vers une gouvernementalité par l’inquiétude », Cultures et Conflits, n° 31-32, 1998, pp. 13-38.
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[33]
« Si l’on croit aux chimères, on finit par en voir. Si l’on croit à l’interconnexion des menaces terroristes, des mafias, des immigrés, des réfugiés, des jeunes des banlieues, on trouve un ennemi, invisible, multiforme mais bien présent. » (D. Bigo, Polices en réseaux…, op. cit., p. 263).
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[34]
Critiques et controverses sont proprement des formes sociales dans lesquelles la détermination de la réalité constitue un enjeu. Voir L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, coll. « Essais », 1991 ; B. Latour, La science en action, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1995 (1re éd. am. 1989).
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[35]
Entretien, 5 avril 1998.
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[36]
Entretien, 22 juin 1998.
-
[37]
D. Bigo, Polices en réseaux…, op. cit., p. 51.
-
[38]
Jef Huysmans, « Dire et écrire la sécurité : le dilemme normatif des études de sécurité », Cultures et Conflits, n° 31-32, 1998, pp. 177-202. Pour une mise en perspective des études prenant pour objet « la sécurité comme pratique discursive », voir Ayse Ceyhan, « Analyser la sécurité : Dillon, Weaver, Williams et les autres », Cultures et Conflits, n° 31-32, 1998, pp. 39-62.
-
[39]
Voir L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification…, op. cit., p. 31.
-
[40]
C. Bessy, F. Chateauraynaud, Experts et faussaires…, op. cit.
-
[41]
Voir, concernant ce débat, l’introduction à Jarret Leplin, Scientific realism, Berkeley, University of California Press, 1984.
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[42]
Voir sur cette question la remarquable mise au point de B. Latour, L’espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l’activité scientifique, Paris, La Découverte, 2001. Voir également les contributions à George Levine (éd.), Realism and Representation : Essays in the Problem of Realism in Relation to Science, Literature and Culture, Madison, University of Wisconsin Press, 1989 qui, bien que très variées, allient toutes une forme de « retour au réel » et le constructivisme.
-
[43]
Renée Zauberman, René Lévy, « La police française et les minorités visibles », in Yves Cartyuvels, Françoise Digneffe, Alvaro Pires, Philippe Robert (éd.), Politique, police et justice au bord du futur, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1998, pp. 287-300.
-
[44]
Michel Wieviorka, La France raciste, Paris, Seuil, 1992.
-
[45]
Voir, pour des considérations du même ordre à propos de la critique du journalisme, C. Lemieux, Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du journalisme et de ses critiques, Paris, Métailié, coll. « Leçons de choses », 2000.
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[46]
J. Huysmans, « Dire et écrire la sécurité… », op. cit.
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[47]
Ibid., p. 189.
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[48]
Ibid., p. 202.
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[49]
Lode van Outrive, « Politique, police et justice au bord du futur », in Y. Cartuyvels, F. Digneffe, A. Pires, P. Robert (éd.), Politique, police et justice…, op. cit., p. 317.
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[50]
Peter L. Berger, Thomas Luckmann, Die gesellschaftliche Konstruktion der Wirklichkeit : Eine Theorie der Wissenssoziologie, Francfort/Main, Fischer, 1990 (1re éd. 1969), p. 14.
« […] car l’homme du soupçon fait en sens inverse le travail de falsification de l’homme de la ruse. »
1 La définition du terrorisme comme un type de violence mis au service d’une cause politiquement constituée n’est pas contestable. Cette caractérisation permet-elle pour autant de saisir la spécificité du phénomène ? Qu’est-ce qui distinguerait, dans cette perspective, le terrorisme [2] de cette forme instituée de violence politique qu’est la guerre, du moins de la « bonne guerre », cette guerre « idéale » pensée par les jurisconsultes avant d’être codifiée dans les traités internationaux ? Si la guerre juste repose sur une règle de circonscription temporelle des hostilités, si elle impose la distinction claire entre territoire d’affrontement et territoire sanctuarisé, entre le front et l’arrière, si elle suppose aussi que l’on puisse à chaque instant distinguer un combattant d’un non-combattant, le terrorisme en apparaît comme le parfait négatif, au sens photographique : la violence terroriste surgit brusquement dans un monde en paix ; elle se déploie dans un espace homogène et continu dans lequel les terroristes frappent à discrétion ; les terroristes, enfin, se dissimulent, se fondent dans la normalité de la coexistence quotidienne des gens, sans se donner à voir. On comprend le jugement tranché de Michael Walzer : « In its modern manifestations, terror is the totalitarian form of war and politics. It shatters the war convention and the political code [3]. »
2 La spécificité du terrorisme n’est donc pas tant la violence politique : elle réside bien plus dans le fait qu’il laisse planer une menace indistincte et sourde. Celle-ci rend incertains l’allant de soi du monde commun et les croyances partagées sur la stabilité de l’environnement. Dans les espaces publics anonymes, qui constituent l’espace d’action des terroristes, on ne connaît des autres que ce qu’ils nous laissent voir. Le camouflage des terroristes consiste dès lors à adopter une « façade » [4] qui leur permet de se maintenir dans l’apparence de ce qui est considéré comme « normal » ou « habituel ». Son embuscade est sociale [5]. La coexistence quotidienne avec l’ennemi dissimulé rend nécessaire la qualification des personnes en deçà de ce qu’elles donnent à voir. Si donc l’efficacité propre du mode d’action terroriste est de rendre menaçant un environnement dont la stabilité est habituellement traitée comme allant de soi, l’efficacité de la riposte se mesure à la capacité de se saisir des terroristes malgré les stratégies de dissimulation dont ils usent. Dans un monde qui, contrairement à la situation idéale dessinée par les philosophies de la guerre juste, est a priori indifférencié – où, par conséquent, on ne sait ni où, ni quand, ni sous quel masque l’ennemi va frapper – le soupçon est une nécessité, le travail des acteurs de la répression et de la prévention du terrorisme consistant, dans cette perspective, à re-discriminer le monde, à séparer le grain de l’ivraie, le « quidam » inoffensif et innocent de l’intrus malveillant et coupable. C’est à partir de fragiles conjectures prenant appui sur d’infinitésimales aspérités qui se détachent à peine sur le fond poli par l’expérience habituelle que l’on parvient à reconstruire des prises sur l’ennemi.
3 Or, la sociologie de la menace n’a toujours abordé le soupçon que négativement en pointant le risque d’arbitraire dont il est porteur. En accordant une importance centrale aux représentations sociales – la menace étant réduite à ce que l’on se représente comme telle – elle déconnecte en effet la menace d’une quelconque réalité du monde autre que celle dévoilée par le sociologue, à savoir qu’elle résulte directement des luttes de classement entre les agents socialement en charge de la traiter [6]. Tout comme la sociologie des risques technologiques, on oppose alors la logique de l’expertise, qui est celle des policiers, à une logique de légitimation [7]. Cette approche n’en reste pas moins incapable de décrire en termes positifs des situations telles que celles que l’on retrouve dans un monde sous la menace terroriste où porter un soupçon constitue pour certaines personnes, des agents spécialisés de l’État en premier lieu, mais aussi de simples particuliers, un impératif dans la mesure où cela peut permettre de se protéger, ou de protéger autrui, d’un éventuel attentat.
4 La démarche que nous proposons entend redonner à la menace une réalité en dehors des seules représentations que l’on s’en fait (ce qui n’implique pas la négation de la réalité des représentations !) et, par conséquent, de restituer à l’exercice du soupçon, entendu comme mode de traitement de la menace, sa dimension positive, sans pour autant nier celle, négative, du risque d’arbitraire qui lui est inhérent. Plus exactement, nous essaierons – à partir de l’exemple de la prévention du terrorisme aéroportuaire – de montrer en quoi la description de ce type de dispositif peut nous permettre de mieux percevoir les conditions qui font qu’un soupçon puisse être jugé « bon » ou « juste » et, par ricochet, celles qui permettent de le dénoncer comme « mauvais » ou « discrétionnaire ».
La configuration de la menace
5 La menace sera entendue dans ce qui suit comme ce qui émerge de la configuration particulière reliant ceux qui en sont les porteurs, ceux qui la subissent et ceux à qui a été conférée la charge de sa gestion, c’est-à-dire les agences de sécurité. Par définition difficilement saisissable, la menace soulève en permanence la difficulté de décider de sa réalité ou, au contraire, de conclure à son caractère illusoire. De cet enjeu constant auquel sont confrontées les institutions sécuritaires, on ne peut rendre compte qu’en suivant les épreuves de réalité à travers lesquelles on cherche à se saisir de la menace. Irréductible aux seules représentations produites par le « champ sécuritaire », nous chercherons par conséquent à suivre la menace à partir des formes d’action déployées par les acteurs : d’un côté les stratégies de dissimulation des terroristes et, symétriquement, les procédures de tri mises en place par les autorités publiques pour déjouer cette dissimulation.
6 En empruntant le langage des théoriciens de la dissuasion, on pourrait qualifier la relation terroriste comme un rapport « du faible au fort ». Les terroristes ne peuvent affronter de manière directe l’État qu’ils visent. Leur combat est d’abord un défi : se dérober aux dispositifs de capture mis en place par les agences de sécurité tout en maintenant leurs capacités d’action. L’interaction entre les autorités publiques et les terroristes se joue en grande partie dans une suite d’épreuves à double face, les épreuves de dissimulation des uns étant les épreuves d’émergence des autres.
7 Dans les aéroports, deux traits saillants caractérisent le dispositif de prévention du terrorisme. D’une part, il repose sur une évaluation des formes concrètes de la menace dans la mesure où seule une inscription matérielle de cette dernière est susceptible de la rendre suffisamment tangible pour permettre l’ajustement des appareillages et des procédures et le travail de vigilance [8]. On peut ainsi rendre compte de l’histoire du dispositif à partir des changements de la configuration matérielle de la menace (voir encadré ci-dessus). D’autre part, la qualité de l’agencement du dispositif de prévention dépend de l’alignement des personnes et des objets qui le composent sur des scripts initiaux définissant pour chacun la tâche à accomplir [9]. Ce qui explique l’importance des aspects organisationnels. Depuis les instances internationales jusqu’à l’échelon local, un gigantesque travail de planification est réalisé traduisant ce trait caractéristique des institutions modernes que Peter Wagner appelle la « formalisation » et qu’il définit comme « une manière de réinterpréter le monde et de reclassifier ses éléments en vue d’accroître leur maniabilité » [10]. La formalisation rend à la fois les choses plus simples – au sens où la réalité est réduite à quelques traits pertinents – et offre simultanément des prises qui auparavant faisaient défaut. La machine planificatrice réduit autant que faire se peut les interstices, les points aveugles qui pourraient profiter aux terroristes : elle est pensée pour limiter leur « espace de jeu » – au sens du jeu qui peut exister entre deux pièces mécaniques encastrées [11].
Les transformations de la configuration de la menace
Ce dispositif prend appui sur une évaluation précise des formes concrètes de la menace. Ainsi, à partir de la seconde moitié des années soixante, les avions de ligne deviennent les objets de détournements. La prévention du terrorisme s’oriente alors vers le contrôle des voyageurs puisque ces types d’actions mettent en jeu des terroristes se faisant passer pour des passagers ordinaires. Les années soixante-dix voient ainsi la mise en place des premiers postes d’inspection-filtrage des passagers et de leurs bagages à main. Pour les vols considérés comme « sensibles » l’enregistrement se fera désormais dans des salles de « haute sécurité » sous surveillance policière. Dès la fin des années soixante-dix, la sécurisation des passagers est jugée suffisante. C’est à ce moment-là, au début des années quatre-vingts, que la menace change : on rentre dans « l’ère des explosions en vol » [2]. D’abord en France : la tentative de « l’Armée secrète pour la libération de l’Arménie » (ASALA) de faire exploser un avion de Turkish Airlines reste gravée dans les mémoires. La bombe aurait dû être déposée dans les soutes de l’avion. Mais, le mécanisme de retardement ayant mal fonctionné, la bombe a explosé plus tôt dans la file d’attente du guichet d’enregistrement. Par la suite, ce type d’opérations a connu de sinistres succès : l’explosion d’un avion d’Air India au-dessus de l’Atlantique en 1985, puis les catastrophes de Lockerbie (1988) et de l’avion de la Pan Am au-dessus du désert du Ténéré (1989).
Les vecteurs du terrorisme ne sont plus dès lors les passagers, mais les bagages de soute dans lesquels sont placées les bombes. Par ailleurs, on remarque que dans certains cas des employés des aéroports se sont fait les complices de terroristes. On est face à une nouvelle « crise de contrôle ». En 1989, l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) se réunit, pour décider des mesures à envisager. En France, la Direction générale de l’aviation civile (DGAC) lance au début des années quatre-vingt-dix, un nouveau programme national de sûreté dont les objectifs sont un meilleur contrôle des bagages de soute et des employés des aéroports. Tous les objectifs devront être atteints en 2002.
L’emprise aéroportuaire
8 La maîtrise de l’espace en est l’aspect central. La sûreté a été conçue comme un modèle de cercles concentriques autour de l’avion. Plus on s’approche de l’avion, plus l’accès est réservé à un nombre réduit de personnes et d’objets. Sur ce principe on a instauré un découpage de l’espace en zones de statuts différents dont l’accès est soumis à des conditions : chaque limite commune entre deux zones contiguës de statut différent est alors soit rendue totalement hermétique par l’établissement de barrières physiques, soit dotée de possibilités de passage. Dans ce dernier cas, chaque « passant » [12] sera soumis à un contrôle : soit il remplit les conditions d’accès, et il est admis, soit, en cas contraire, l’accès est refusé.
9 La limite essentielle dans un aéroport est celle entre la zone publique et la zone réservée. Elle a pour principe de concentrer dans la zone réservée toutes les fonctions nécessaires au décollage de l’avion et d’en exclure toutes les fonctions annexes. La zone réservée comprend à l’intérieur de l’aérogare l’espace situé au-delà des filtres trans-frontières, et à l’extérieur de l’aérogare les aires de trafic et de mouvement des avions, la tour de contrôle ainsi que certains locaux techniques. Elle présente une subdivision entre secteurs sûreté et secteurs fonctionnels. Les secteurs sûreté, compte tenu de leur grande proximité avec l’aéronef, sont soumis aux règles d’accès les plus strictes. On distingue quatre types de secteurs sûreté. Les « secteurs A » correspondent à la proximité immédiate de l’avion en situation d’embarquement ou de débarquement des passagers, des bagages ou du fret, chaque poste de stationnement étant élevé au rang de secteur de sûreté pendant la durée de ces opérations. Les « secteurs B » concernent les salles de tri, de conditionnement et de stockage des bagages au départ ou en correspondance, les « secteurs F », la zone de stockage et de conditionnement du fret et les « secteurs P », les salles d’embarquement en service, ainsi qu’à l’arrivée, les zones de circulation des passagers jusqu’à l’entrée des salles de livraison bagages.
10 Ce zonage est le fruit d’une réflexion qui trouve son origine dans le constat de la nécessité d’une meilleure maîtrise des flux à l’intérieur de l’aéroport. Les deux aspects principaux de ce réaménagement sont d’une part, la plus stricte séparation des flux de passagers (afin d’empêcher que des passagers contrôlés puissent entrer en contact avec des passagers qui ne le sont pas) par la construction de moyens physiques de séparation ; d’autre part, la sécurisation des accès entre la zone publique et la zone réservée et, à l’intérieur de cette dernière, entre les secteurs fonctionnels et les secteurs de sûreté. L’orientation générale a été de limiter au maximum le nombre d’accès et de définir précisément les conditions qui doivent être remplies pour pouvoir les emprunter.
11 Les accès sont munis de dispositifs humains ou techniques d’ouverture et de fermeture. La plupart des accès sont manœuvrés par une clef. Seules les personnes dont les fonctions nécessitent un emprunt de ces portes disposent des clefs. D’autres accès sont équipés d’un « système de commande locale » [13], d’autres encore sont reliés à un système de gestion automatisée des accès, et certains autres sont gardiennés. Ces dispositifs de fermeture font subir une épreuve de qualification à celui qui veut les traverser : qu’il s’agisse de la connaissance d’un digicode, de la possession d’une clef ou d’une carte d’accès ou du passage par un poste d’inspection-filtrage, on procède à une qualification garantissant le caractère inoffensif de celui ou de ce qui se déplace. Cette qualification s’opère soit in situ, comme pour les portiques de détection de métaux, soit repose sur une qualification passée, rendue transportable par son dépôt dans des dispositifs techniques : détenir le bon code, la bonne clef ou la bonne carte pour accéder à un secteur ne signifie pas seulement avoir les moyens techniques pour le faire, c’est aussi y avoir été autorisé sur la base d’une qualification antérieure.
12 Le but à atteindre par le biais des contrôles institués aux limites des zones est de parvenir à ce que les secteurs sûreté, ceux qui sont directement en contact avec l’avion, soient « stériles » [14]. On voit dès lors que la stérilité des zones et celle des passants ne peuvent être pensées l’une sans l’autre. L’espace est stérile seulement si les passants qui s’y trouvent le sont ; les passants gardent la qualification de stérilité acquise lors de l’entrée dans la zone seulement si la zone elle-même est stérile [15]. Il reste dès lors à comprendre comment les passants acquièrent leur qualification de stérilité [16].
Sémiologies de la marque
13 Les contrôles opérés lors des passages d’une zone à l’autre sont de deux types : on peut distinguer entre le contrôle des passagers et de leurs bagages d’un côté et, de l’autre, le contrôle des employés.
14 Les premiers sont des contrôles in situ. Ils consistent à établir à l’avance le type d’épreuve que l’on fera subir au passant pour se saisir des signes traduisant l’éventualité d’un danger. Ces signes dépendent de la connaissance que l’on a des moyens d’action du terroriste à partir de laquelle on procède à la sélection d’un certain nombre de traits caractéristiques servant d’appui aux opérations de vigilance. La logique générale est homologue à celle de la preuve scientifique, le but étant d’arriver par des opérations de transformation successives à passer d’un fait du monde à un fait de « laboratoire ». Dans le laboratoire, les choses du monde n’existent plus qu’à l’état de traces, mais la maîtrise des transformations successives permet une connexion si forte entre la chose et la trace que cette dernière en devient une preuve [17].
15 Quelles transformations le terrorisme a-t-il subies ? Dans la première transformation, le terrorisme n’est plus défini par ce que sont les personnes, mais par ce qu’elles font. Ensuite, le « ce-qu’elles-font » a été réduit aux seuls modes de combat qu’elles utilisent. Pour combattre, les terroristes ont besoin d’armes, ce sont donc elles que l’on cherche. Ces armes sont faites de matériaux caractéristiques qui ont des propriétés physiques communes. Les armes qui peuvent servir à un détournement d’avion et seraient introduites dans la cabine de l’avion, sont nécessairement en métal. Pour les postes d’inspection-filtrage (contrôle des passagers et des bagages à main) la marque que l’on cherchera sera donc la présence d’objets métalliques. Pour le contrôle des bagages de soute, le critère fixé est celui de la « chaîne pyrotechnique », c’est-à-dire la présence simultanée des trois éléments qui sont nécessaires à une bombe : l’explosif, le détonateur et une source d’énergie.
16 Pour pouvoir saisir la présence de ces éléments, les machines utilisées disposent « d’artefacts cognitifs », c’est-à-dire d’outils conçus « pour conserver, exposer et traiter l’information dans le but de satisfaire une fonction représentationnelle » [18]. Ces artefacts en augmentant les capacités cognitives et perceptives rendent « plus malins », pour reprendre l’expression de Donald A. Norman. Pour les détecteurs de métaux, l’artefact cognitif est sonore : l’appareil sonne en cas de détection de métal. Pour les appareils à rayon X, l’artefact cognitif est un écran qui livre l’image radiographique du bagage à l’opérateur. Aux postes d’inspection-filtrage, où l’on recherche les masses métalliques, l’écran de l’appareil à rayons X n’a pas besoin d’être doté d’aides supplémentaires à la décision, car le métal se distingue immédiatement comme tâches sombres. Pour la radioscopie des bagages de soute, en revanche, des appareils intègrent la possibilité de différencier les matières à partir des différences de poids atomiques. L’appareil rapporte les densités mesurées à une mémoire interne qui lui permet de faire apparaître à l’écran, à l’aide d’une palette de couleurs, la différence des matières. Ces couleurs attirent l’attention de l’opérateur, mais ne lui évitent pas de procéder à des vérifications. Lorsqu’il apparaît une tache orange par exemple (signe de la présence éventuelle d’un explosif), l’opérateur est d’abord censé enlever la couleur de l’écran pour « voir ce qu’il y a derrière ». Il a ensuite la possibilité de procéder à des zooms sur l’objet repéré pour inspecter s’il y a des liens avec d’autres objets. « Il y a le fait de voir que la partie est orange, c’est peut-être un explosif, mais à la limite ça peut être un explosif sans détonateur, donc à la limite c’est inoffensif [19] ». Il faut donc bien établir une relation avec un possible initiateur, c’est-à-dire avec un détonateur et un circuit électrique. Si l’opérateur ne parvient pas à trouver les trois éléments, le soupçon est clos. Si les trois éléments sont présents, le soupçon est maintenu et l’on procède à des vérifications supplémentaires. Cette sémiologie de la marque permet de voir des choses jusque-là insaisissables. Réduire le terroriste à des marques repérables apparaît, par conséquent, comme un préalable à la construction des dispositifs matériels qui permettent de le repérer et d’avoir prise sur lui.
17
Malgré la technicité de ces dispositifs, il faut remarquer que cette forme de vigilance repose sur un sens commun de la normalité. Soit celle-ci est directement inscrite dans les dispositifs et elle échappe alors à l’opérateur ; soit à partir d’une alerte lancée par l’appareil, il revient à l’opérateur de recourir à son propre sens de la normalité. Par exemple, si l’algorithme de l’appareil trouve « anormal » qu’une personne porte sur elle du métal dont le poids est supérieur à un seuil fixé, le détecteur sonnera ; l’opérateur fera alors vider les poches du passager ; s’il voit qu’il s’agit d’un gros trousseau de clefs, l’anormalité deviendra de nouveau normalité ; s’il s’aperçoit que le porte-clefs du passager est une lourde pièce métallique, il peut encore trouver cela anormal et procédera éventuellement à la palpation de l’objet pour vérifier s’il a un contenu, etc. Un responsable de la DGAC est très explicite sur cette compétence de sens commun dont doit disposer un opérateur de contrôle des bagages de soute :
En cas d’anormalité, il est rare de parvenir immédiatement à une proposition certaine. L’interprétation est soumise à des degrés de certitude. On se situe alors dans le cadre d’une « enquête » qui sera poursuivie jusqu’au moment où il est possible d’acquiescer à une interprétation. Les contrôles institués prennent en compte cette dimension d’incertitude à travers les notions de « sensibilité » et d’« erreur » des appareils. Dans l’idéal, le premier chiffre est de 100 % et le second nul. Dans les faits, il n’en est jamais ainsi. Pour s’approcher au plus de l’idéal, le nouveau système de contrôle des bagages de soute procède ainsi par étapes. Ces derniers passent dans une première machine radioscopique qui a pour but le filtrage des bagages pour lesquels aucun doute n’est permis. Cette première étape est entièrement automatisée. Au moindre doute le bagage est dirigé vers un second appareil radioscopique où un opérateur humain procède aux évaluations dont le logiciel n’est pas capable. S’il subsiste encore un doute, le bagage passe au tomographe qui permet une inspection très détaillée grâce à une technique de scanner. Ce n’est qu’à partir du moment où même avec le tomographe on ne parviendrait pas à lever complètement le doute que l’on procède à la réconciliation passager-bagage.« Les recommandations que l’on fait, c’est qu’il faut rechercher tout ce qui est anormal. Par exemple, une bombe de mousse à raser en plein milieu des vêtements… généralement ça se trouve dans une trousse de toilettes, je ne connais pas beaucoup de passagers qui mettent leur mousse à raser au milieu des vêtements, parce que je ne garantis pas qu’il puisse pas avoir quelques soucis à l’arrivée [rire]. Mais, l’anormal, c’est aussi l’absence d’anormal. C’est-à-dire qu’un bagage qui est trop clean peut paraître suspect dans le sens où quelqu’un de très mal intentionné, mais très bien organisé peut avoir substitué une partie du bagage par des engins très sophistiqués. Un bagage tout clean dans lequel il n’y aurait que des chemises blanches, on leur dit, soyez vigilants là-dessus [20]. »
18 Le degré d’approfondissement de l’enquête, c’est-à-dire la définition du moment où l’on considère qu’elle est close, parce que la preuve apparaît suffisante pour la justesse de l’interprétation, dépend selon Alfred Schütz de « l’importance » que le détail interprété peut avoir dans une situation donnée et en particulier du risque que l’on prend à considérer close une enquête alors que le degré de certitude est encore faible [21]. Inversement, le risque qui se présente est de ne jamais parvenir à clore le soupçon et de rentrer dans une quête paranoïde. L’arrêt du soupçon consiste dès lors, comme on le voit, à déterminer des épreuves pour lesquelles on établit par avance la qualité de la preuve.
Le contrôle des « sédentaires »
19 La surveillance des employés – les milliers de personnes pour qui l’aéroport est le lieu de travail – est une des priorités actuelles de la sûreté. En 1994, la DGAC lance une réforme qui a abouti à la mise en place d’un nouveau système de badges et d’un « système de gestion et de contrôle automatisé des accès ». L’objectif affirmé est triple : la rationalisation de la délivrance des titres d’accès, le renforcement des moyens de contrôle des accès et la redistribution claire des responsabilités en matière de maîtrise des flux de personnes et des véhicules sur l’aérodrome. La base technique en est un système informatique composé de trois sous-systèmes. Le premier permet l’instruction des demandes de titres d’accès et la vérification de leur unicité au niveau local. Il est raccordé au « système de personnalisation » (deuxième sous-système) qui permet l’impression du badge sur lequel se trouvent les informations suivantes : le lieu de travail (en fonction des nécessités, cela peut être, par exemple : l’ensemble des aéroports français, les aéroports parisiens, Orly seulement, Orly-Sud, Orly-Ouest ou Orly-Fret), le nom, une photo, le numéro du badge, la date de validité et la mention des secteurs de sûreté ou fonctionnels auxquels le badge donne accès. Pour une meilleure visibilité, les badges sont de couleurs différentes selon les accréditations : les badges de couleur saumon donnent l’accès aux secteurs fonctionnels et ceux de couleur rouge aux secteurs de sûreté. L’accréditation est accordée à l’employé par la société d’exploitation de l’aéroport sur la base d’une enquête qui comprend la vérification du casier judiciaire du demandeur, la consultation des fichiers de police et la requête d’informations complémentaires auprès du commissariat ou de la gendarmerie du lieu de résidence. Une fois obtenu, il est absolument obligatoire que le badge soit porté ouvertement et en permanence pour que l’on puisse immédiatement reconnaître une personne qui est dans une zone qui lui est interdite. Les personnes sans badge peuvent être verbalisées. Celles qui pénètrent dans une zone pour laquelle elles n’ont pas l’autorisation courent le risque de se voir retirer leur accréditation.
20 Le troisième élément du système informatique est le « système de contrôle des accès ». Il est composé d’un serveur informatique central et d’antennes de lecture électronique des badges implantées au niveau des accès. Ces « lecteurs mains libres » lisent les informations contenues dans un support électronique du badge et permettent l’ouverture de la porte si l’accréditation du détenteur l’autorise. Ils rapatrient aussi certaines informations vers le serveur local et permettent l’enregistrement des passages des employés.
21 Il est important de noter que le contrôle des employés ne repose pas moins sur une sémiologie de la marque que le contrôle des passagers et de leurs bagages. Les possibilités de circulation des personnes sont contraintes par un marquage (les badges) obtenu sur la base d’une enquête préalable. Ce marquage réservé aux sédentaires, dûment arrimé à leurs corps, joue un rôle similaire aux marques des passants occasionnels (ou plus exactement à l’absence de marques de dangerosité) : celui d’être l’objet de l’épreuve de passage. Comme contrepoids à la fragilité de la garantie que fournit l’enquête préliminaire et des « dégradations de la stérilité » qu’un employé est supposé pouvoir subir à travers le temps, on a instauré une traçabilité. En plus de sa fonction dissuasive, on est ainsi en mesure de procéder à des attributions de responsabilité ultérieures. Notons qu’on s’achemine également vers l’introduction d’un contrôle de stérilité des employés avec la mise en place de nouvelles portes d’accès aux secteurs sûreté. Ces portes sont calquées sur celles que l’on trouve à l’entrée dans certaines banques : deux portes successives sont à traverser, mais la seconde ne s’ouvre que lorsque la première s’est refermée. Dans le sas ainsi constitué s’opère une détection de métaux ainsi qu’un contrôle de poids, pour s’assurer que la personne est bien seule.
Les dimensions indiciaire et intuitive du dispositif
22 La prévention du terrorisme est basée sur une théorie de l’agir terroriste comme « contamination ». Ce qui est en premier lieu visé – garantir la sécurité – est atteint (ou plutôt : est supposé pouvoir être atteint) par la réalisation d’un but secondaire : garder l’espace aéroportuaire « propre » de tout « germe » de violence politique. La quarantaine a longtemps prévalu comme le paradigme pour l’établissement d’un monde « stérile » [22]. Faute d’avoir prise sur le danger en soi, ce sont les porteurs du danger qui sont exclus, isolés et contraints à l’immobilité. La situation dans les aéroports est en un certain sens inversée. Le terroriste en tant que porteur de la menace ne peut pas être isolé a priori. Ce que permettent les sémiologies de la marque, c’est une translation de la vigilance du porteur vers ce qu’il porte, à savoir principalement les armes. Les accès deviennent des sas dans lesquels la menace est soit constatée – dans ce cas les portes se ferment et l’alerte est donnée – ou bien elle ne l’est pas et le passant peut continuer son chemin.
23 C’est en ce sens que l’on peut dire que les contrôles institués aux points de passage entre les zones fonctionnent sur le modèle du « paradigme indiciaire » mis en évidence par Carlo Ginzburg [23] en reliant un ensemble de pratiques hétéroclites, mais toutes axées sur le déchiffrement de signes et sur l’attention au détail enfoui dans ce qu’Albert Piette appelle « le mode mineur de la réalité » [24]. Le détail devient indice lorsqu’il est connecté à un « autre chose » dont il devient le représentant. Cependant, dans ce modèle, nous le voyons, il faut, avant qu’une marque figurant le terroriste puisse s’offrir à la perception, réduire préalablement le terroriste aux marques qu’il est supposé laisser.
24 Peut-on pour autant s’en tenir là ? Le paradigme indiciaire est-il suffisant pour rendre compte du dispositif de manière entièrement satisfaisante ? Les acteurs semblent le plus souvent le laisser entendre. Certains signes laissent néanmoins penser que la description serait incomplète si on se limitait uniquement à la dimension indiciaire. Ces signes, ce sont en particulier les difficultés qu’éprouvent les acteurs à articuler ce qui se passe précisément au moment où émerge le soupçon. Ainsi, l’un d’entre eux, interrogé à propos de la détection d’éventuelles « traces d’intrusion » dans l’aéroport, répond : « les gars, ils connaissent le paysage, ils voient tout de suite si un buisson s’est déplacé » [25]. L’exemple choisi peut en effet paraître étrange. On n’a évidemment jamais trouvé de « buisson déplacé ». Il témoigne avant tout de cette difficulté à mettre en mots un sens commun qui sait déceler in situ un changement de l’état des choses dans un acte de perception sans forcément pouvoir l’associer explicitement à un repère constitué [26]. Tel autre qui, à la question « comment peut-on repérer les “fous” [27] », répondait : « bah… il y a l’agent [qui fait passer le passager sous le portique de détection de métaux], justement… en étant frontal par rapport au passager… bah… » [28], faisait pour sa part implicitement dépendre l’éclosion du soupçon de la position corporelle du soupçonnant par rapport au soupçonné.
25 Ces embarras de parole – dont on pourrait multiplier les exemples – témoignent de la difficulté commune à laquelle se trouve confronté tout un chacun lorsqu’il doit rendre compte d’une intuition, ou – pour le dire dans les termes de Charles S. Peirce – d’une abduction (voir encadré ci-après). L’intuition ou le flair, ce surgissement indéterminé d’une « vérité » qui, en dehors de toute confirmation, n’est d’abord que « son propre index », peut, nous semble-t-il, jeter une autre lumière sur les dispositifs aéroportuaires de prévention du terrorisme dans la mesure non pas où les contrôleurs seraient tous supérieurement doués d’intuition, mais où l’on peut supposer que certains dispositifs la favorisent. La dimension intuitive complète la dimension indiciaire sans la rendre caduque ; elle s’y adjoint plutôt comme le « sens obtus » au « sens obvis » chez Roland Barthes. Non explicite et non formalisée, elle peut être définie comme ce qui, par-delà les codifications strictes de l’activité de vigilance, permet aux agents chargés du contrôle des passagers et des bagages de laisser émerger le soupçon. Le dispositif joue en ce sens un double rôle. D’une part, il produit en permanence, grâce à ses objets et à ses procédures, des points d’appui dont les individus peuvent se saisir pour modifier et orienter leur jugement et qui les maintiennent durablement dans une posture de vigilance. L’ensemble du dispositif est conçu de telle sorte qu’il met pendant une certaine durée le contrôleur et l’objet du contrôle dans un rapport sensible. Les « oligoptiques » [29] érigés aux points de passage entre les zones permettent, pour rester dans le registre de l’optique, « l’irisation » du passant, ouvrent ne serait-ce que de manière minimale la « boîte noire » qu?9;il est au premier abord, sans pour autant le rendre transparent (ce qui rendrait inutile l’exercice du soupçon). Cette mise en rapport, certes furtive, mais qui va néanmoins bien au-delà de celui qui s’instaure habituellement entre des anonymes dans un lieu public, favorise une posture intuitive de la part de l’agent. Mais le rôle du dispositif ne s’arrête pas là. Il offre, d’autre part, la possibilité de procéder rapidement aux vérifications qui permettront de maintenir le soupçon jusqu’à confirmation ou infirmation.
Déduction, induction et abduction chez Charles S. Peirce
26 Les acteurs parviennent aisément à rendre compte de leur activité tant qu’ils ne quittent pas le terrain du paradigme indiciaire. Le soupçon lui-même cependant, en tant qu’intuition, reste difficile à décrire. Plus exactement, autant les opérations indiciaires – le double mouvement de la réduction du terroriste aux marques que son action laisse et de la perception des marques permettant de remonter la chaîne vers l’éventuel terroriste – sont transparentes dans leur processus, autant l’émergence du soupçon est descriptible non pas comme processus, mais uniquement à partir de son résultat, c’est-à-dire à partir de « l’hypothèse » fragile et risquée qu’elle conduit à formuler.
27 Le dispositif de prévention du terrorisme apparaît alors comme un savant dosage entre d’un côté une infrastructure matérielle et quasi mécanique orientée vers la possibilité de se saisir des traces qu’un terroriste est supposé laisser lorsqu’il est engagé dans un « acte d’intervention illicite contre un aéronef » et, de l’autre, la reconnaissance de l’impératif du soupçon qui, lui, n’a rien de mécanique.
28 La mise en lumière de cette double dimension permet de poser un certain nombre de questions d’ordre plus général à propos des pratiques policières en dehors du cadre très particulier de la prévention du terrorisme aéroportuaire et sur la manière dont les sciences sociales en rendent compte. Ce faisant, il ne s’agira pas d’ériger la prévention aéroportuaire en modèle, mais de saisir l’occasion que ce cas nous offre pour penser mieux les exigences parfois contradictoires que l’activité policière porte en elle.
La réalité comme enjeu
29 Parmi les travaux qui en sociologie ont traité de cette question, ceux relevant d’une approche « constructiviste » abordent les institutions et les activités policières sous l’angle de leur capacité à produire des énoncés légitimes sur la figure de l’ennemi [30]. C’est en fonction de l’état des luttes entre les différentes instances de sécurité que s’élabore la « représentation légitime » de la menace. Le « discours de sécurité » prend aujourd’hui pour cible les immigrés et les groupes ethniques et le migrant est socialement construit comme un criminel potentiel : « Tout se passe comme s’il existait un continuum des menaces reliant terrorisme, drogue, criminalité organisée, mafia, filière de passeurs, immigrants illégaux, immigration et demandeurs d’asile, transférant l’illégitimité des premiers vers les seconds [31]. » Le risque dénoncé par Didier Bigo est clair : le décrochage entre les représentations de la menace et la réalité qui conduit à l’arbitraire de la surveillance policière dont la population immigrée, ou issue de l’immigration, fait les frais [32]. La possibilité de ce décrochage n’est d’ailleurs pas à mettre en doute.
30 Que la menace soit un produit social ne l’est pas davantage. Ce qu’on peut cependant interroger, c’est le postulat du caractère systématique du décrochage entre la réalité et ses représentations. Ce qui est critiquable dans cette démarche, c’est, autrement dit, le pas supplémentaire qu’on franchit lorsque les menaces deviennent des « chimères » [33]. En procédant de la sorte, on dénigre en effet aux acteurs toute capacité de procéder à des épreuves de réalité dans lesquelles ils confrontent leurs représentations aux choses en mettant en résonance leurs perceptions avec des repères ou des espaces de calcul en vue de déterminer ce qu’est le réel. Pourquoi ne pas prendre en compte l’incertitude, les doutes, les hésitations des policiers face à des phénomènes dont une des caractéristiques premières est qu’ils sont dissimulés ? Pourquoi ne pas prendre en compte non plus les critiques et les controverses qui émergent à l’intérieur du « champ de la sécurité » et dans lesquels se joue la définition d’une réalité alternative par la mise en cause des épreuves de réalité antérieures ? [34].
31
À Orly, nous avons à de nombreuses reprises rencontré la figure du danger de l’immigré, du basané, reconverti à l’islam, fanatisé dans les banlieues et militant de la cause islamiste. Mais en même temps, nous avons rencontré des personnes qui dénonçaient soit très directement « le racisme de certains flics » [35], soit, plus communément et plus fondamentalement, le fait que cette représentation constitue un obstacle au bon exercice de la vigilance :
Le travail de prévention consiste donc dans un premier temps à substituer à cette vision spontanée qui réduit arbitrairement le champ des événements possibles, une représentation opérationnelle qui rend possible la vigilance. Or, cette représentation n’est pas celle du terroriste « basané », mais répond à un autre modèle du terroriste, celui d’une personne portant sur elle des objets matériels dangereux qui pourraient lui permettre de commettre un attentat. Le dispositif perceptif est calibré sur cette représentation-là : ce que permettent de saisir les machines à rayons X, ce sont les objets métalliques qui apparaissent en foncé sur l’écran. Cette tache sombre est alors soumise au jugement de l’opérateur qui déterminera si l’objet n’est pas dangereux ou s’il faut procéder à des vérifications supplémentaires. Les images mentales, au contraire, mettent l’opérateur en état de sommeil face aux personnes contrôlées qui ne rentrent pas dans « sa » représentation sociale du terroriste. Concomitamment, le dispositif permet à l’agent d’exercer le soupçon de manière intuitive. Dans ce cas, comme nous l’avons vu, il est d’abord engagé dans un processus perceptif dans lequel les représentations préconstituées ne jouent dans un premier temps qu’un rôle mineur : elles n’interviendront qu’ultérieurement au moment des épreuves de vérification. Or, ces épreuves ne sont pas arbitraires dans la mesure où elles sont contraintes par les possibilités de vérification qu’offre le dispositif et qui, elles, reposent sur la représentation opérationnelle du terroriste.« Le poste d’accueil de l’inspection-filtrage justement… J’ai le sentiment que la tête du client n’est pas neutre. Quelque part, il y a le réflexe… quelque part… disons si on est un peu basané, les cheveux crépus et qu’on ne porte pas de cravate, est-ce que l’opérateur ne passera pas plus de temps sur l’image [il s’agit de l’opérateur qui analyse les images des bagages qui passent dans la machine à rayons X]. Alors que quand on est bien blanc, américain et plus de soixante ans, finalement on passe […] Donc, voilà… si vous voulez… là aussi pour moi c’est un peu… en dehors de toutes les procédures qu’on a pu leur dire, sauf qu’évidemment on ne les a jamais écrites noir sur blanc, une personne de couleur noire, avec des cheveux crépus leur semble plus dangereuse que… euh… Mais, donc que dans la vie de tous les jours et que comme il n’y a pas d’encadrement direct qui dit : “mais attends, pourquoi lui et pas lui”… donc, le système est en train de s’instaurer comme ça… au-delà des propos racistes, c’est pas ce que je veux dire, mais bon ! les gens se font une sélection au travers de leur image du terroriste, ils se font une sélection de gens qui… pour lesquels ils justifient leur travail… ils ont leur raisonnement propre. Dans la société d’ailleurs… [36] »
32 Dans cette perspective, « connaître et reconnaître, repérer les amis et les ennemis même lorsqu’ils s’avancent masqués, prévenir les risques, anticiper, avoir une longueur d’avance » – toutes ces pratiques que D. Bigo dévoile comme n’étant que des mots d’ordre dans les luttes à l’œuvre dans le champ de la sécurité [37] – nécessite à la fois un travail de perception, une qualité de présence en contexte et le recours à des représentations. La menace relève à la fois de l’ordre du discours et de l’ordre des choses sans qu’il soit possible une fois pour toutes de décider du caractère déterminant de l’un ou de l’autre.
Peut-on « pousser un bus dans lequel on est assis » ?
33 Jef Huysmans reconnaît l’influence décisive qu’a exercée le « tournant linguistique » sur les théories constructivistes : ce sont les mots qui offrent au sociologue les prises nécessaires à la mise en lumière des représentations [38]. Le tournant linguistique consiste à reconnaître aux discours la primauté sur les choses : non seulement les choses n’existent pas en dehors des mots, mais, de plus, on affirme que les choses ne sont ce qu’elles sont que parce qu’elles ont été préalablement formatées par le langage. Les choses en sont réduites à être uniquement des surfaces de projection pour les investissements symboliques. Or, il n’est pas sûr que ce simple renversement de la perspective réaliste – dans laquelle, au contraire, les choses existent en soi et les mots ne viennent que représenter l’état des choses – soit véritablement la bonne solution. Nous suggérerons qu’il existe une solution théorique intermédiaire [39] qui consiste à ne pas juger par avance de l’instance déterminante et à prendre en compte les « ingrédients », qu’ils relèvent de l’ordre du discours ou de l’ordre des choses, nécessaires pour produire un accord sur la réalité. Il devrait être possible ainsi de parvenir à une sorte d’échelle graduée dont les extrémités seraient d’un côté les situations dans lesquelles la représentation seule est suffisante pour établir la réalité et, de l’autre, celles pour lesquelles on ne dispose d’aucune représentation mentale, où il est donc nécessaire de descendre dans les « plis » de la matière pour se former un jugement [40]. On peut supposer que plus une situation est incertaine, plus l’ordre des choses est déterminant pour l’issue de l?9;épreuve de réalité. Ceci suppose néanmoins de ne pas uniquement prendre en considération les types généraux que les agences de sécurité produisent effectivement en vue de justifier leur activité et pour se profiler par rapport à leurs concurrents au sein du champ, mais de porter une attention au soupçon « en train de se faire » et de distinguer systématiquement les situations caractérisées par un impératif de justification dans lesquelles les acteurs produisent en effet des « énoncés socialement légitimes » (cas très généralement analysés par D. Bigo) de celles caractérisées par un impératif de soupçon ou les acteurs sont confrontés, en situation, à une incertitude sur la menace.
34 Partir des épreuves de réalité que se donnent les acteurs ne signifie pas, évidemment, que celles-ci offriraient un accès direct à la réalité « telle qu’elle est ». La démarche proposée consiste non à postuler une quelconque « vérité du monde » (ni par conséquent à prendre position dans le débat philosophique entre réalisme et antiréalisme [41]). Il s’agit plus simplement d’un préalable méthodologique qui consiste à reconnaître l’existence de quelque chose comme un « monde » qui s’offre aux acteurs par des voies diverses à travers lesquelles ils évaluent à un moment donné sa « teneur ». Ces évaluations peuvent être vraies ou erronées. Elles peuvent acquérir une forme de permanence par leur inscription dans des dispositifs ou dans la « tête des gens », mais elles peuvent également se trouver mises en cause par des évaluations ultérieures. Par conséquent, notre argument ne s’oppose pas à la démarche constructiviste. Les épreuves de réalité, qui en s’enchaînant les unes aux autres forment une série, peuvent être décrites comme les éléments d’un processus. Elles construisent ou produisent effectivement à chaque étape des représentations – matérielles ou mentales – de la réalité [42]. Mais rien ne permet d’affirmer pour autant qu’elles soient toujours arbitraires et rapportables à la position d’un agent dans un champ, ni qu’il s’agisse toujours uniquement de représentations mentales, ni encore que le cours de toutes les situations possibles est déjà déterminé par leur représentation préalable.
35 Ainsi, nous sommes conduits à remettre en cause l’idée selon laquelle, d’une part, les actions sont entièrement déterminées par les représentations et que, d’autre part, les représentations sont d’une certaine façon « uniques ». La question pertinente à la réponse de laquelle doit s’atteler la description sociologique n’est plus en effet de savoir si les policiers disposent de « bonnes » ou de « mauvaises » représentations de la menace – une question dont la réponse de la part du sociologue par la négative peut toujours être mise en doute par son manque d’expertise ou la faiblesse de ses dispositifs d’enquête par rapport aux moyens dont disposent les agences de sécurité – mais celle des épreuves de réalité auxquels ils procèdent. Que pour ce faire ils aient besoin de représentations est, nous l’avons vu, une nécessité. Mais elles peuvent être plurielles, diverger selon les situations, se contredire et y être engagées de manière variée. Non moins nécessaires sont les capacités d’authentification et de saisie sensible de l’environnement dans les activités perceptives. C’est le va-et-vient conflictuel entre les représentations et les perceptions, et les révisions des unes et des autres que cette confrontation induit, qui peut servir de critère à la qualité de l’activité policière. Les représentations qui semblent trop monolithiques – telle qu’elles apparaissent par exemple à travers les statistiques selon lesquelles 20 % des personnes mises en cause lors d’une infraction sont d’origine étrangère alors qu’elles ne représentent que 6 % de la population totale (soit un ratio de sur-représentation de 3,6) [43], dans la « véritable norme » que constitue aujourd’hui le « discours raciste » chez les policiers [44] ou encore, à un niveau plus directement politique, dans les stigmatisations induites par les lois Pasqua, Debré ou Chevènement – deviennent alors effectivement un point d’appui pour la critique. Néanmoins, et bien que tout cela soit vrai, il faut veiller à ce que la critique sociologique ne donne pas elle-même une image trop monolithique de la police sous peine d’apparaître, elle aussi, comme trop peu « réaliste » et de faire perdre à la critique son efficacité [45].
36 En ce sens, la solution que cherche J. Huysmans pour parvenir à fonder une sorte de critique « non réaliste », dans la mesure où elle intégrerait la posture constructiviste, nous semble vouée à l’échec [46]. Les ordres de réalité auxquels l’analyste peut recourir pour appuyer sa critique sont en effet variables : qu’il affirme que la réalité de la menace est autre que ce qu’en disent les policiers, qu’il postule qu’il n’est pas de réalité en dehors du langage, autrement dit qu’il ne peut y avoir « d’arbitre neutre ou naturel d’une représentation » [47] ou qu’il plaide « pour la mise en relief du nexus savoir-pouvoir » [48], il met toujours au fondement de sa critique une réalité alternative (les chimères des acteurs, la force performative du langage ou la « formation sécuritaire » selon les cas). Sauf à tomber dans l’absurdité, le constructiviste se traite toujours lui-même comme réaliste : « […] les définitions, les réactions, etc. sont bien des constructions, mais des constructions réelles, au sens où elles existent, sont présentes quelque part dans la société ou dans la tête de celui qui nous parle. On ne peut prétendre, quand même [sic], que construction soit synonyme d’irréalité ou de fiction… [49] ». Peter L. Berger et Thomas Luckmann avaient déjà noté la contradiction d’une sociologie de la connaissance qui consisterait à « pousser un bus dans lequel on est assis » [50] (voir encadré ci-dessous).
37 Partir des épreuves de réalité que se donnent les acteurs conduit également à porter l’attention sur les dispositifs dans lesquels ils opèrent. L’exemple de la prévention aéroportuaire du terrorisme apparaît en effet de ce point de vue exemplaire dans la mesure où le dispositif permet précisément le jeu dynamique jamais entièrement clos entre représentations et perceptions. Les écarts que l’on y constate sont d’autant plus blâmables. Car les aéroports, malgré tout, ne sont pas exempts d’injustices flagrantes en particulier envers les employés, tout spécialement ceux qui exercent les tâches les plus ingrates qui les conduisent à une proximité immédiate avec les avions. Des formes d’arbitraire prenant appui sur des préjugés quant au pays de départ ou la destination des passagers, à l’aspect physique, à la nationalité ou aux origines « ethniques » des personnes présentes dans l’aéroport y sévissent aussi encore régulièrement.
« Ontological Gerrymandering »
38 Si ces écarts ont encore moins leur raison d’être ici qu’ailleurs, il s’avère néanmoins que le dispositif tel qu’il est conçu et mis en œuvre parvient à les limiter. Mais, si l’on prend en compte à la fois la particularité de la menace à laquelle on est confronté (le terrorisme), la particularité du site et l’importance des moyens mis en œuvre, on s’aperçoit qu’une transposition ailleurs du dispositif tel quel n’est évidemment pas possible et l’on comprend le long chemin qui reste à parcourir pour construire des dispositifs capables de traiter en d’autres lieux, d’autres menaces et ce dans le respect de la justice. Sur ce chemin, la critique, y compris celle qui dénonce le caractère monolithique des représentations de la menace, reste bien évidemment indispensable – mais elle doit s’efforcer de rester elle-même différenciée.
Notes
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[*]
Ce travail aurait été impossible sans les travaux que Francis Chateauraynaud, Christophe Hélou, Cyril Lemieux et Didier Torny ont consacrés à la sociologie du risque, de l’alerte et de la vigilance (voir Alertes et prophéties. Les risques collectifs entre vigilance, controverse et critique, Paris, GSPM-EHESS, rapport final, programme « Risques collectifs et situations de crise » EHESS-CNRS, 1997). Je remercie pour leurs conseils et relectures Bruno Latour, Stefan Hirschauer, Fabien Jobard, C. Lemieux, Cédric Moreau de Bellaing et Catherine Mong. Ma gratitude va tout particulièrement à Luc Boltanski qui a suivi la progression du travail avec une attention bienveillante.
-
[1]
Paul Ricœur, De l’interprétation, Paris, Seuil, coll. « Points », 1965, p. 44.
-
[2]
La définition du « terrorisme » et, partant, la désignation des « terroristes », est un enjeu constant, dans la mesure où cela inclut toujours un jugement moral. Ceux qui soutiennent les actions des personnes qualifiées de « terroristes », ne les désigneront pas ainsi, mais diront à la place « partisan », « résistant » ou « combattant de la liberté ». Voir Ariel Merari, « Terrorism as a Strategy of Insurgency », Terrorism and Political Violence, vol. 5, n° 4, 1993, p. 227. Pour ma part, je n’aurais recours ici à la catégorie du terrorisme, sans la discuter, qu’en tant qu’elle est une catégorie pertinente aux yeux des acteurs étudiés.
-
[3]
Michael Walzer, Just and Unjust Wars : A Moral Argument with Historical Illustrations, s. l. [New York], Basic Books, 1977, p. 203.
-
[4]
Au sens d’Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, t. 1, La présentation de soi, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1973, pp. 29-36.
-
[5]
Voir M. Walzer, Just and Unjust Wars…, op. cit., p. 176.
-
[6]
Voir, par exemple, Didier Bigo, Polices en réseaux. L’expérience européenne, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1996.
-
[7]
Ce qu’ont bien montré F. Chateauraynaud et D. Torny, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de la vigilance et du risque, Paris, EHESS, 1999, pp. 25 et 27.
-
[8]
Ibid., pp. 44-45.
-
[9]
À propos de la notion de « script », voir Madeleine Akrich, « Comment décrire les objets techniques », Technique et Culture, n° 5, 1987, pp. 49-63.
-
[10]
Peter Wagner, Liberté et discipline. Les deux crises de la modernité, Paris, Métailié, coll. « Leçons de choses », 1996, p. 58. Voir également Laurent Thévenot, « L’action en plan », Sociologie du travail, vol. 37, n° 3, 1995, pp. 411-434.
-
[11]
On rejoint ici certains résultats de la récente sociologie des organisations, inspirée en particulier par Anthony Giddens, dans laquelle l’organisation tend à être conçue comme une « structuration réflexive ». L’agir au sein de ces organisations est contraint par un « corridor » d’actions pertinentes et s’oriente à des « standard operation procédures » qui jouent le rôle de repères explicites (voir Ursula Holtgrewe, « “Wer das Problem hat, hat die Lösung”. Strukturierung und pragmatische Handlungstheorie am Fall von Organisationswandel », Soziale Welt, vol. 51, n° 2, 2000, pp. 173-190).
-
[12]
Nous emploierons désormais ce terme pour tous les êtres en circulation dans l’aéroport, que ceux-ci soient des personnes ou des objets.
-
[13]
Cette locution désigne de manière quelque peu pompeuse des dispositifs aussi rudimentaires que le digicode. Voir DGAC, STBA (Service technique des bases aériennes), « Guide pour la rédaction d’une charte de contrôle et de gestion des accès sur une plate-forme aéroportuaire », doc. interne, 1994.
-
[14]
Ce terme est utilisé sur le terrain par les acteurs. Il n’est, à vrai dire, pas très étonnant dans la mesure où le dispositif ressemble à certains égards à s’y méprendre à ceux que l’on trouve dans des univers médicalisés. Voir à propos des salles d’opération, S. Hirschauer, « The manufacture of Bodies in Surgery », Social Studies of Science, vol. 21, n° 2, 1991, pp. 279-319.
-
[15]
Il peut arriver que des passants stériles rentrent en contact de zones qui ne le sont pas (par exemple lorsque des bagages contrôlés sont acheminés vers un avion stationnant au large). Dans ce cas, ce sont des techniques de surveillance en continu qui sont mises en place (gardiennage d’avions, escortes…) pour garantir le transport de la qualification.
-
[16]
S’agissant d’épreuves de jugement sur l’éventuelle dangerosité des personnes contrôlées, il va de soi que le dispositif soulève, dans sa dimension normative, des considérations sur la licité de ces contrôles et, en particulier, sur le type de traitement que l’on peut faire subir à des humains dotés de droits individuels. Les impératifs de sécurité peuvent alors se trouver directement en conflit avec ceux demandés par le respect des libertés publiques. Je ne traiterai pas ici de la manière dont cette contradiction potentielle est gérée dans le cas de la prévention du terrorisme et me permets de renvoyer à mon article « Demokratische Maschinen ? Die Vorrichtung zur Terrorismusbekämpfung in einem französischen Großflughafen », Kriminologisches Journal, vol. 32, n° 2, 2000, pp. 82-107.
-
[17]
B. Latour, « Le topofil de Boa Vista », in Bernard Conein, Nicolas Dodier, L. Thévenot (éd.), Les objets dans l’action. De la maison au laboratoire, Paris, EHESS, « Raisons pratiques 4 », 1993, pp. 187-216. Le terme de preuve ne doit pas être entendu comme un output certain des contrôles institués, mais comme un but à atteindre : les acteurs admettent tous que, dans la prévention du terrorisme, « il n’y a pas de 100 % ».
-
[18]
Donald A. Norman, « Les artefacts cognitifs », in B. Conein, N. Dodier, L. Thévenot (éd.), Les objets dans l’action…, op. cit., p. 18.
-
[19]
Entretien, 8 avril 1998.
-
[20]
Entretien, 22 juin 1998.
-
[21]
Alfred Schütz, Das Problem der Relevanz, Francfort/Main, Suhrkamp, 1971, p. 77.
-
[22]
D. Torny, « La traçabilité comme technique de gouvernement des hommes et des choses », Politix, n° 44, 1998, pp. 51-75.
-
[23]
Carlo Ginzburg, « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, n° 7, 1980, pp. 3-44.
-
[24]
Albert Piette, Ethnographie de l’action. L’observation du détail, Paris, Métailié, coll. « Leçons de choses », 1996.
-
[25]
Entretien, 2 juin 1998.
-
[26]
Christian Bessy, F. Chateauraynaud, Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, Paris, Métailié, coll. « Leçons de choses », 1995, p. 295.
-
[27]
Par ce terme, la personne interrogée désignait tous ceux qui pour des raisons « personnelles » s’inspirent du mode d’agir terroriste pour « attirer l’attention » sur leur malheur. Très maladroits par rapport aux « terroristes professionnels », ils usent souvent d’armes factices pour appuyer leurs menaces (fiole remplie d’eau, mais dont ils prétendent qu’elle contient de la nitroglycérine, grenade en cire, « bombe » dissimulée dans le téléphone portable, etc.).
-
[28]
Entretien, 22 juin 1998.
-
[29]
Ce néologisme de B. Latour et d’Émilie Hermant exprime, par opposition au panoptique, l’idée d’une surveillance qui n’a plus pour but une vision complète, mais qui repose sur une économie du regard qui limite la vision à ce qui est nécessaire : « voir peu, mais bien » pourrait en être le résumé (B. Latour, É. Hermant, Paris, ville invisible, Paris, Les empêcheurs de penser en rond-La Découverte, 1998, pp. 76-80).
-
[30]
D. Bigo, Polices en réseaux…, op. cit., en particulier pp. 48-56. Voir également Ole Weaver, « Securization and desecurization », in Ronnie D. Lipschutz (éd.), On Security : New Directions in World Politics, New York, Colombia University Press, 1996, pp. 46-86.
-
[31]
Ibid., p. 263.
-
[32]
D. Bigo, « Sécurité et immigration : vers une gouvernementalité par l’inquiétude », Cultures et Conflits, n° 31-32, 1998, pp. 13-38.
-
[33]
« Si l’on croit aux chimères, on finit par en voir. Si l’on croit à l’interconnexion des menaces terroristes, des mafias, des immigrés, des réfugiés, des jeunes des banlieues, on trouve un ennemi, invisible, multiforme mais bien présent. » (D. Bigo, Polices en réseaux…, op. cit., p. 263).
-
[34]
Critiques et controverses sont proprement des formes sociales dans lesquelles la détermination de la réalité constitue un enjeu. Voir L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, coll. « Essais », 1991 ; B. Latour, La science en action, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1995 (1re éd. am. 1989).
-
[35]
Entretien, 5 avril 1998.
-
[36]
Entretien, 22 juin 1998.
-
[37]
D. Bigo, Polices en réseaux…, op. cit., p. 51.
-
[38]
Jef Huysmans, « Dire et écrire la sécurité : le dilemme normatif des études de sécurité », Cultures et Conflits, n° 31-32, 1998, pp. 177-202. Pour une mise en perspective des études prenant pour objet « la sécurité comme pratique discursive », voir Ayse Ceyhan, « Analyser la sécurité : Dillon, Weaver, Williams et les autres », Cultures et Conflits, n° 31-32, 1998, pp. 39-62.
-
[39]
Voir L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification…, op. cit., p. 31.
-
[40]
C. Bessy, F. Chateauraynaud, Experts et faussaires…, op. cit.
-
[41]
Voir, concernant ce débat, l’introduction à Jarret Leplin, Scientific realism, Berkeley, University of California Press, 1984.
-
[42]
Voir sur cette question la remarquable mise au point de B. Latour, L’espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l’activité scientifique, Paris, La Découverte, 2001. Voir également les contributions à George Levine (éd.), Realism and Representation : Essays in the Problem of Realism in Relation to Science, Literature and Culture, Madison, University of Wisconsin Press, 1989 qui, bien que très variées, allient toutes une forme de « retour au réel » et le constructivisme.
-
[43]
Renée Zauberman, René Lévy, « La police française et les minorités visibles », in Yves Cartyuvels, Françoise Digneffe, Alvaro Pires, Philippe Robert (éd.), Politique, police et justice au bord du futur, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1998, pp. 287-300.
-
[44]
Michel Wieviorka, La France raciste, Paris, Seuil, 1992.
-
[45]
Voir, pour des considérations du même ordre à propos de la critique du journalisme, C. Lemieux, Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du journalisme et de ses critiques, Paris, Métailié, coll. « Leçons de choses », 2000.
-
[46]
J. Huysmans, « Dire et écrire la sécurité… », op. cit.
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[47]
Ibid., p. 189.
-
[48]
Ibid., p. 202.
-
[49]
Lode van Outrive, « Politique, police et justice au bord du futur », in Y. Cartuyvels, F. Digneffe, A. Pires, P. Robert (éd.), Politique, police et justice…, op. cit., p. 317.
-
[50]
Peter L. Berger, Thomas Luckmann, Die gesellschaftliche Konstruktion der Wirklichkeit : Eine Theorie der Wissenssoziologie, Francfort/Main, Fischer, 1990 (1re éd. 1969), p. 14.