Genèses 2001/1 no42

Couverture de GEN_042

Article de revue

L'intérim, creuset de main-d'œuvre permanente ?

Pages 26 à 46

Notes

  • [1]
    Quinze agences y sont installées en 1999, soit environ un cinquième des agences d’intérim de la ville. La concentration spatiale recoupe aussi un découpage sectoriel, ce qui fait de la rue de la République la rue de l’intérim ouvrier.
  • [2]
    Ce travail s’inscrit dans une recherche collective en cours sur cette percée haussmannienne qui traverse le centre populaire de Marseille pour relier le Vieux Port aux nouveaux bassins de la Joliette depuis le Second Empire, qui n’a jamais hébergé la population bourgeoise que ses promoteurs attendaient et qui s’inscrit aujourd’hui dans le périmètre d’une grande opération d’aménagement réputée d’intérêt national. Voir Pierre Fournier, Sylvie Mazzella, « L’haussmannisation de la rue de la République à Marseille : l’échec d’une spéculation foncière ? », in André Donzel (éd.), Métropolisation, gouvernance et citoyenneté dans la région urbaine marseillaise, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001.
  • [3]
    Il faut entendre cette expression dans un double sens : un marché où interviennent non pas directement des employeurs mais des donneurs d’ordre, les entreprises utilisatrices, relayés par les ETT, et qui se situe en arrière du marché du travail statutaire, dont différents handicaps sociaux tiendraient exclue cette population, sans que cela signifie qu’il soit nécessairement moins stable ou structuré.
  • [4]
    Certains responsables d’agence sont ainsi d’anciens cadres intermédiaires de grandes entreprises du BTP (Bâtiment et travaux publics) incités par elles à s’installer dans les années 1960 pour pourvoir à une partie de leurs besoins en main-d’œuvre.
  • [5]
    Dans le cadre d’une division du travail toujours plus poussée pour réduire les coûts de production, des normes d’assurance qualité ont été mises en place pour garantir à celui qui délègue une partie de son activité, la capacité du sous-traitant mandaté à assumer ses engagements. Cela s’est par exemple traduit dans l’agence par l’adoption d’imprimés plus précis pour l’inscription des intérimaires, mais de nombreuses rubriques y sont délaissées, de l’aveu même du responsable d’agence.
  • [6]
    Où prend tout son sens le travail de démarchage et de fidélisation des entreprises utilisatrices évoqué dans l’encadré.
  • [7]
    Les noms des agences aussi bien que des personnes ont été modifiés. Que les interlocuteurs rencontrés soient ici remerciés pour l’accueil qu’ils nous ont réservé.
  • [8]
    Michel Pialoux, « Jeunesse sans avenir et travail intérimaire », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 26-27, 1979, pp. 19-47.
  • [9]
    Au travers d’entretiens et à côté d’autres profils, Catherine Faure-Guichard définit un « intérim de profession » (« Les salariés intérimaires, trajectoires et identités », Travail et emploi, n° 78, 1999, p. 11).
  • [10]
    Si l’ETT a un besoin évident de déléguer de la main-d’œuvre aussi souvent que possible, son responsable d’agence garde une certaine maîtrise sur qui déléguer pour telle mission plus ou moins facile, et à quel niveau de rémunération le faire.
  • [11]
    La secrétaire l’établit à partir des documents laissés par le nouvel inscrit, et le lui fait compléter, si besoin est, à la première mission effectuée.
  • [12]
    Il n’en demeure pas moins que l’accueil téléphonique des clients par la secrétaire est très chaleureux, leur témoignant qu’elle les connaît et s’efforce de les satisfaire, à la mesure de ses moyens.
  • [13]
    Cela n’empêche pas Christophe Perez d’être régulièrement interpellé par les intérimaires passés chercher leur paie, en cas de différends sur les relevés d’heures ou sur les primes.
  • [14]
    Si la qualification certifiée par des titres scolaires n’a pas de valeur conventionnelle sur ce marché du travail de second ordre, celle qui est attestée par une reconnaissance de l’employeur final est essentielle : rémunéré sur une base plus élevée à laquelle est appliqué un coefficient de marge constant, le « gars» qualifié rapporte à l’agence une marge de plus grande valeur que le manœuvre.
  • [15]
    Temps que le suivi de déambulations d’intérimaires dans la rue permet de chiffrer approximativement à quinze ou vingt minutes pour la fréquentation de la dizaine d’agences généralistes, ce qui ne suppose pas de franchir le seuil de chaque agence, un examen détaillé de la vitrine suffisant parfois.
  • [16]
    L’accord signé entre l’ANPE et le PROMATT (syndicat patronal du travail temporaire) en novembre 1994 prévoit l’existence d’un correspondant chargé des relations avec les ETT dans chaque agence locale pour l’emploi, ainsi que l’affichage des offres de missions d’intérim.
  • [17]
    Voir Stéphane Beaud, « Un cas de sauvetage social. Histoire d’une “jeune précaire” racontée par un conseiller de mission locale », Travail et emploi, n° 80, septembre 1999, pp. 77-89. On y voit présentées les conditions d’entrée dans le monde du travail pour une jeune femme d’origine étrangère en grande difficulté, sans en savoir beaucoup sur l’employeur qui finit par « lui donner sa chance ». Cela signifie sans doute aussi, pour lui, se résoudre à considérer qu’en l’état de son affaire, il ne peut espérer mieux comme main-d’œuvre, ou que les maigres aides publiques associées à cette embauche couvrent les risques que lui font courir son inexpérience et sa distance au rôle.
  • [18]
    Voir les observations comparables de P. Fournier dans une entreprise de sous-traitance du nucléaire (« Mobilisation industrielle et position sociale. Deux générations de travailleurs du nucléaire », thèse pour le doctorat de sociologie, EHESS, 1996, 582 p.).
  • [19]
    Par là, la figure de l’intérimaire rejoint celle du hobo que décrit Nels Anderson, dans Le Hobo. Sociologie du sans-abri, Paris, Nathan, (coll. « Essais et Recherches »), 1993 (1re éd., The Hobo, Chicago, University of Chicago, 1923), pp. 75 et suiv.
  • [20]
    Parmi d’autres usages, Edoardo Grendi utilise précisément cette expression à propos des pratiques de travail pour désigner des reconstitutions à partir de matériaux particulièrement riches au regard des autres matériaux conservés sur des situations voisines (« Repenser la micro-histoire ? », in Jacques Revel (éd.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard/Le Seuil Hautes Études, 1996, p. 238).
  • [21]
    Voir le titre « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice » de l’article de Carlo Ginzburg dans Le Débat, 1980, n° 6, pp. 3-44.
  • [22]
    Seuls 12 % des intérimaires de Melior habitent le centre de Marseille (21 % si l’on y adjoint le troisième arrondissement qui comprend un grand ensemble populaire). L’intuition de départ n’est cependant pas totalement renversée car les fidèles sont surreprésentés dans le centre par rapport à l’ensemble (17 % contre 12 % pour l’ensemble, 29 % contre 21 % si l’on y adjoint le troisième arrondissement), ce qui fait de Melior une agence de proximité un peu plus pour les fidèles que pour les autres. Les intérimaires de Midi-intérimaire, enfin, résident dans le centre de Marseille à plus de 16 % (près de 25 % si l’on y adjoint le troisième arrondissement).
  • [23]
    Les caractéristiques d’âge (34 % de plus de 40 ans, contre 21 % chez Melior) et d’origine (35 % de naissances à l’étranger, contre 23,5 % chez Melior) des intérimaires de Midi-intérimaire reprennent en tout cas les traits saillants de celles des fidèles de Melior, en les aggravant. L’impossibilité de mener de longues observations des pratiques de travail dans cette agence a empêché de préciser les contours de la catégorie si elle existe et ses mécanismes d’entretien.
English version

1 Dans la ville, « faire les vitrines », pratiquer de façon déambulatoire les trottoirs et l’espace commercial de rez-de-chaussée qu’ils desservent, prend au moins un double sens. Si l’on y trouve des boutiques de tous ordres pour satisfaire des besoins d’alimentation, d’équipement de la personne, de la maison ou du bureau… on y trouve aussi, dans certaines zones, des devantures étranges aux allures de bourses du travail en miniature : avec des affichettes placardées tous les jours, à même la vitrine ou sur des présentoirs, précisant les offres d’embauche du moment à peine simplifiées. À Marseille, la rue de la République est l’une des trois ou quatre rues du centre-ville où se concentrent les entreprises de travail temporaire (ETT) [1]. Un deuxième constat s’impose à celui que surprend la densité en devantures d’ETT de cette large avenue aux façades monumentales : des enseignes bien connues (Manpower, Adecco…) côtoient des enseignes rares, voire inconnues, n’ayant qu’un comptoir ici, ou tout au plus deux ou trois dans une « région » ne s’étendant pas au-delà de la zone d’emploi de Fos et de l’étang de Berre, extension industrielle du port de Marseille depuis les années 1960. Quelles pratiques de l’intérim trouve-t-on derrière ces différentes formes commerciales ? Et déjà, qu’est-ce que produit la concentration des agences sur cette zone urbaine ? Ces différents types d’agences visent-ils une même main-d’œuvre, pré-construite par la fréquentation de cet espace original du point de vue des opportunités d’embauche qu’on y rencontre ? Ou des main-d’œuvre segmentées : quant à la qualification, quant au secteur d’activité, quant à la résidence ?

2 Derrière ces questions se trouve l’intuition que les beaux immeubles de la rue de la République et les quartiers sur lesquels ils s’adossent abriteraient une population particulière [2], pauvre, issue de la migration, avec des hommes peu qualifiés, que des agences « de proximité » (comme on parle de commerces de proximité et par opposition aux « grandes surfaces » de l’intérim) réussiraient à attirer, et qu’elles placeraient régulièrement sur un marché du travail de second ordre [3]. Tout cela sous une figure de l’intérim à bien distinguer de celle que présentent les grandes enseignes qui se sont développées à la faveur de la crise économique des années 1970, appelant une main-d’œuvre large en appoint de l’emploi ordinaire pour faire face aux aléas d’une production dont le volume se fixe sur un horizon plus court. Ce deuxième fonctionnement de l’intérim aurait pour enjeu la mise en forme et la levée, sinon l’invention, en plein centre-ville, d’une main-d’œuvre, peut-être pour le bâtiment [4], à partir d’une population peu intégrée socialement, sur un mode rappelant la mobilisation quotidienne d’une foule de journaliers, de portefaix, issus des migrations intra et internationales pour travailler sur les quais au moment de la grande activité du port. Questions et hypothèses qui appellent étude de la population intérimaire autant que des agences dans lesquelles elle s’inscrit.

Un double fonctionnement de l’intérim

3 L’indigence et l’imprécision des dossiers d’intérimaires mis à disposition par les agences étudiées dans cette recherche (voir encadré) ne doivent pas être considérées comme une péripétie de l’enquête, comme la conséquence d’une malchance quant au choix d’agence, mais comme un élément constitutif de l’objet. Si une agence d’intérim peut se satisfaire d’un classement de sa main-d’œuvre peu systématique et d’informations lacunaires et incertaines dans ses dossiers, et si cet artisan de l’intérim qu’est Melior, est néanmoins certifié selon la norme ISO 9 002 – c’est-à-dire qu’il parvient à répondre aux attentes des entreprises pour lesquelles cette certification [5] a un sens – c’est que le fonctionnement de l’intérim décrit là s’éloigne de la figure emblématique de l’intérim fluidifiant un marché du travail classique, réputé trop rigide. Il en ressort qu’à côté d’un simple exercice d’interface entre une offre et une demande de travail précisément formatées, opération transparente, aveugle, ne réclamant pas beaucoup d’énergie ni de temps – s’il s’agit de ne répondre que quand un profil de compétence correspond parfaitement, et, sinon, de décliner l’offre – le travail de responsable d’agence ressemble aussi parfois – peut-être a contrario des grandes enseignes – à un véritable travail de chef d’une entreprise prestataire de services : avec des contrats de sous-traitance à négocier [6] et avec un personnel divers à encadrer pour les honorer au meilleur compte. Ici une entreprise de sous-traitance du second œuvre qui serait simplement dispensée des commandes de fournitures et d’outillage. Dans ces conditions, les dossiers ne servent au responsable d’agence qu’à se remettre en tête, par une consultation rapide, les candidats aux missions et leurs possibilités. Si bien que la rigueur du classement des dossiers n’est pas primordiale. Et le choix d’affectation d’un intérimaire sur une mission est bien loin de relever d’une rationalité formelle sur critères objectifs (la qualification attestée par exemple) dûment croisés selon un algorithme logique. Pourtant, on juge bien la pertinence de cette organisation et de la rationalité procédurale sur laquelle elle repose à son efficacité, dont témoigne le résultat net positif de l’agence.

4 Quels sont les effets de ce deuxième mode de fonctionnement de l’ETT sur les relations sociales entre intérimaire et responsable d’agence concernés ? Au-delà d’une information mutuelle portant d’une part sur les compétences du candidat et sur les conditions de sa mobilisation (modalités de contact, capacité de déplacement, rémunération attendue), d’autre part sur les droits et devoirs associés à la délégation, il s’agit, de part et d’autre, de fabriquer de la loyauté, de la fidélité, de l’assurance, de la stabilité dans un univers où l’incertitude est préjudiciable aux deux parties en même temps qu’elle fonde leur existence : celle de Christophe Perez [7] (le responsable d’agence qui sait son travail évalué sur ses résultats au sens comptable du terme), celle de Melior (l’enseigne de l’agence qui gagne à pérenniser son activité) et plus généralement de toute ETT (dont l’existence dépend du maintien d’une demande suffisante) d’un côté ; celle des intérimaires de l’autre, dont Michel Pialoux a montré comment toute une fraction est satisfaite de cette nouvelle forme (ou de cette labellisation nouvelle d’une forme ancienne remontant au xixe siècle) de rapport à l’emploi apparue avec la crise, en marge de la régulation fordiste perçue comme trop contraignante [8]. En effet, la population intérimaire compte des candidats à la pérennisation de leur condition [9]. Que ce soit parce qu’ils supportent mal les rapports hiérarchiques et « trouvent leur compte » dans le dédoublement de la hiérarchie – avec d’un côté celle de l’entreprise utilisatrice qui ne sait si elle doit exercer sa pression directement sur eux ou sur leur « chef », le responsable d’agence, et de l’autre celle de l’ETT qui ne connaît pas la même implication que l’entreprise utilisatrice dans l’organisation du travail, mais qui dispose d’un certain moyen de répression en contrôlant en partie l’accès à l’emploi [10] ; ou parce qu’ils supportent mal la durée dans l’exercice de leur métier, n’ayant pas beaucoup de ressources à faire valoir pour négocier des accommodements dans l’organisation du travail et sur les conditions d’exercice du métier – se situant tout au bas de la hiérarchie sociale, sinon professionnelle, la plupart du temps ; ou bien encore parce qu’ils aiment à se penser et à se trouver effectivement disponibles pour d’autres formes d’activité avec des pairs, éventuellement hors légalité et plus rémunératrices (travail au noir, commerce clandestin…), ou pour des ruptures – même non rémunérées – avec la routine…

Une économie des rapports sociaux visant à limiter l’incertitude

5 Cette sociologie du travail de responsable d’agence, menée parallèlement au dépouillement des dossiers d’intérimaires, éclaire donc les formes de relations s’établissant entre responsable d’agence et intérimaires, et par suite entre travailleurs et territoire du travail dans le cas particulier de l’intérim, jusques et y compris les formes de sociabilité autour du travail.

Une enquête d’ethnographie statistique

Plus que dans son fichier d’intérimaires, la richesse d’une agence tient dans son fichier des entreprises utilisatrices, c’est-à-dire dans le carnet d’adresses du responsable d’agence et des « commerciaux » qu’il encadre. En effet, les ETT ne se contentent pas d’attendre que des entreprises utilisatrices de main-d’œuvre les sollicitent ; elles les démarchent régulièrement pour proposer leurs services. On en a pris la mesure par observation directe depuis le poste avancé que constituait le bureau dans lequel on s’est trouvé installé pour procéder au travail de dépouillement statistique de dossiers d’intérimaires dans la première agence étudiée (Melior), et cela a été confirmé par des entretiens informatifs dans une deuxième agence (Midi intérimaire). Au-delà, c’est – de façon inattendue mais parfaitement nécessaire – à faire une sociologie du travail de responsable d’agence qu’a autorisé ce mode d’investigation qu’on voyait d’abord comme celui d’historien du temps présent. La sociographie de la population intérimaire n’a effectivement été possible et n’a pris sens qu’à partir de questionnements suggérés par l’analyse des pratiques de travail dans l’agence.
Devant peut-être 5 000 dossiers de papier, archivés depuis 1990 sans autre classement que l’alphabet des noms d’intérimaires, très inégalement remplis, hétérogènes quant aux documents contenus, imposible, par exemple, de séparer l’intérimaire qui a fait une seule mission pour l’agence de celui qui en a été un « régulier » à un moment. Les relevés de mission présents parfois dans les dossiers n’y avaient pas été systématiquement conservés, surtout s’agissant de ceux qui avaient fait beaucoup de missions et qui intéressaient donc le plus l’enquête. Certains dossiers avaient ainsi été purgés sans qu’on en ait la garantie, sans qu’on en connaisse le motif, ni la date… Derrière ces dossiers, il y avait toute l’hétérogénéité des entreprises utilisatrices : certaines font un usage régulier de l’intérim dans leur activité, pour accompagner les fluctuations de l’activité ou les vacances de postes ; d’autres n’y ont recours qu’exceptionnellement, pour faire face à un problème ponctuel, de compétence rare par exemple ; d’autres encore y voient une façon de sous-traiter à une entreprise extérieure l’établissement de la paie pour des salariés particuliers, pour les étudiants embauchés pendant les périodes de congés et de travaux d’entretien l’été, ou pour des candidats à l’embauche définitive dont on souhaite allonger la période d’essai, que ce soit pour se donner les moyens d’un jugement mieux fondé ou pour profiter plus longtemps de l’extrême disponibilité dont fait preuve l’impétrant dans ces circonstances. Derrière ces dossiers, il y avait aussi toute l’hétérogénéité des candidats à l’intérim [1] : des ouvriers en attente d’emploi stable après un licenciement, des professionnels de l’intérim, cherchant à se maintenir en mission toute l’année et satisfaits de leur sort quand ils y parviennent, des étudiants, des gens de passage, des gens en voie de recrutement définitif, d’autres en quête de mobilité professionnelle… Et puis toutes les combinaisons de ces affiliations, comme le cas de « réguliers » d’une autre agence venus exceptionnellement en mission dans celle-ci à la faveur d’une opportunité d’emploi, d’une défaillance de leur fournisseur habituel de missions, etc.
Ce sont donc les caractéristiques mêmes des dossiers qui ont conduit à renoncer à l’exploitation de ceux qui étaient archivés et à préférer s’intéresser à ceux qui semblaient actifs (non encore remisés au fond de l’agence) pour disposer d’informations complémentaires, renvoyant à l’usage pratique qui est fait de ces dossiers dans l’agence, à partir de la disposition de ces dossiers actifs dans ce que le responsable d’agence appelle la « tour de contrôle », c’est-à-dire l’agencement de meubles formant comptoir derrière lequel il se place pour recevoir les personnes entrant dans l’agence. On distingue ensuite les dossiers rangés dans une boîte en fer posée sur un des meubles près du téléphone, très facile d’accès ; à côté, ceux d’une boîte en carton, renfermant un volume de fiches comparable, avec cependant une souplesse plus grande que la boîte en fer pour contenir des volumes fluctuants, en même temps qu’une fragilité plus grande appelant précaution dans la consultation ; enfin, ceux de deux tiroirs de classeur. La boîte en fer est censée contenir les dossiers des intérimaires les plus souvent sollicités (soit 102 dossiers au moment de l’enquête) ; la boîte en carton, les dossiers de manutentionnaires et de manœuvres, disponibles pour tout emploi sans qualification (243 dossiers) ; le tiroir supérieur, les dossiers des électriciens (248 dossiers) ; le tiroir du dessous, ceux des autres corps de métier du second œuvre du bâtiment, secteur dans lequel l’agence s’est plus ou moins explicitement spécialisée. Ce stockage en plusieurs points renvoie donc à une classification indigène, assez floue, des intérimaires : l’étude statistique des caractéristiques des dossiers conservés dans chaque lieu montre d’ailleurs une distorsion par rapport au découpage logique proclamé par le responsable d’agence ; l’actualisation et la purge de ces classements sont si rares que la pertinence du tri ne vaut quasiment jamais au présent. Comme c’est pourtant la classification pratiquée au quotidien, on peut y voir la trace du travail de discrimination au sein de la main-d’œuvre intérimaire qu’effectue l’agence, et s’en servir pour comprendre, par suite, le travail des agences d’intérim comme un jeu avec ces classements qui recoupent sans doute pour partie les discriminations à l’embauche (sur le faciès, sur la consonance du nom, sur l’âge…) que rencontrent certains candidats à l’intérim quand ils se présentent sur le marché du travail de premier ordre dans notre taxinomie.
Quand on interroge le responsable d’agence sur le sens et sur la qualité de l’information concernant la qualification des intérimaires portée sur les dossiers de papier, il explique que la seule information pertinente lui semble être le tarif horaire auquel il « place les gars », c’est-à-dire auquel il négocie leurs missions avec les entreprises utilisatrices [2]. Faute de disposer systématiquement des fiches de mission dans les dossiers, on s’en est remis à lui, à sa mémoire, pour en juger. Ce procédé n’encourt pas les critiques habituelles d’exposer le chercheur au recueil d’une reconstruction par l’enquêté susceptible d’être trahi par sa mémoire, et par suite d’un décalage entre réalité et discours sur la réalité, dans la mesure où c’est précisément suivant ce « discours », cette reconstruction éventuelle, qu’il agit d’ordinaire dans sa pratique professionnelle en faisant appel à tel intérimaire plutôt qu’à tel autre pour décider de répondre à telle demande à tel prix. Les dossiers pour lesquels il a pu rendre un avis (qu’il a pris uniquement dans la boîte en fer et dans le tiroir des électriciens) sont ainsi doublement complétés : sur le niveau de qualification-rémunération auquel ils sont reconnus professionnellement et sur la régularité de leur présence dans l’effectif délégué de l’agence. Cette question conduit donc à révéler les contours d’une population de « fidèles » de l’agence (72 intérimaires sur 593 dossiers dépouillés, soit 12 % de l’effectif), qui ne recoupe que partiellement le contenu de la boîte en fer placée près du téléphone et censée regrouper les plus utilisés (seuls 42 des 72 dossiers de fidèles sont rangés dans la boîte en fer, le reste se trouvant dans le tiroir des électriciens). Elle donne sens à ce que le responsable d’agence appelle « mes gars » [3] dans des conversations où il décrit le fonctionnement de l’agence et ses relations aussi bien avec les entreprises utilisatrices qu’avec les intérimaires. Apparaissent là les secteurs d’activité privilégiés de l’agence : le second œuvre occupe les trois quarts des fidèles (essentiellement en électricité, mais aussi en menuiserie et plomberie) contre moins de 45 % des « irréguliers », le gros œuvre plus de 10 % des fidèles contre moins de 2 % des irréguliers. En termes de qualification (et sans qu’il soit possible d’établir des comparaisons avec les irréguliers), les fidèles sont principalement des OHQ : de plus de 60 %, ils passent à près de 80 % quand on leur ajoute ceux pour lesquels C. Perez précise qu’ils oscillent « entre P3 et OHQ » ou « entre OHQ et chef d’équipe ».
S’agissant de Midi-intérimaire, l’enquête fut plus statistique qu’ethnographique dans la mesure où le responsable d’agence mit à disposition un état périmé du listing des intérimaires inscrits dans l’agence et ne demanda ni ne proposa qu’il fût consulté sur place. Les interactions observées dans cette agence ont été saisies à l’occasion de nos rencontres avec le responsable d’agence et de brèves visites répétées jusqu’à l’obtention du fichier papier qui fut plusieurs fois différée. Ce qui révèle que le degré supérieur de standardisation formelle du travail d’enregistrement des intérimaires tel qu’on l’a constaté dans cette agence, plus importante tant en nombre de permanents (7) comme en nombre d’inscrits (2 800 contre 600 chez Melior, sous réserve d’écarts probables de définition de la population inscrite), ne s’accompagne pas d’une production d’état à date fixe répondant à des besoins impératifs dans l’organisation quotidienne du travail des permanents. Il s’agit tout au plus, pour eux, de trouver consignées là les informations administratives, même approximatives, qui sont requises dans l’établissement d’une fiche de mission ou dans la liquidation d’un relevé d’heures. Le dépouillement d’un quart du fichier (échantillonné par séries alphabétiques de 13 noms consécutifs tous les 52 noms) fait voir un profil d’agence nettement moins spécialisé que Melior, où le gros œuvre et la manutention sont centraux en même temps que l’agence fournit des intérimaires dans les métiers de l’industrie pour un client particulier en arrière du port.

La fabrication d’un « candidat à la fidélité »

6 Le travail de relation du responsable d’agence avec les entreprises utilisatrices des services de l’agence (démarchage, négociation des clauses des contrats de mise à disposition, fidélisation des clients) n’a de sens qu’à la condition qu’il dispose d’un vivier d’intérimaires fidèles et efficaces, sur lesquels il puisse compter en toutes circonstances – ceux précisément qu’il appelle ses « gars » – pour accepter des missions parfois ingrates qui gagent souvent l’attribution ultérieure de missions plus nobles. Fabriquer pareils oblats fait partie des nécessités de l’activité et engage la survie de l’agence. C’est ce qui constitue l’enjeu principal de l’interaction observée, un lundi de novembre 1999, entre le responsable de l’agence et un intérimaire venu s’inscrire.

Seul à l’agence ce jour-là, le responsable assurait l’accueil des intérimaires et leur inscription. L’après-midi avait été particulièrement calme, l’agence tournait au ralenti depuis le début de la semaine. Trois hommes sont entrés dans l’agence coup sur coup. Le dernier, un homme entre quarante et quarante-cinq ans se présente à l’accueil, papiers en main, et demande si c’est bien ici qu’on recherche un plombier, comme le stipule une annonce de l’ANPE (Agence nationale pour l’emploi). Christophe Perez hésite une demi-seconde et répond immédiatement que non, ce n’est pas ici, mais que lui recrute souvent des plombiers, et « si vous avez un CV, je le prends » ; et il le lui prend effectivement des mains… L’autre semble un peu bousculé par cet empressement mais, serein et peut-être habitué à ces pratiques, se laisse faire, en faisant quand même remarquer qu’il préfère que le responsable d’agence en fasse une photocopie, ce que celui-ci lui proposait presque dans le même temps… Tout en photocopiant, il glisse un « si vous avez des certificats de travail, je prends aussi » alors qu’il a eu le temps d’observer une pochette bien fournie où les documents semblent en ordre… C. Perez photocopie donc les certificats de travail et en profite pour remarquer à voix haute, un œil sur les certificats, l’autre sur l’intérimaire, que « tiens, c’est drôle, vous avez travaillé chez toutes les entreprises qui sont mes clients ». C’est alors que s’engage une discussion sur d’éventuelles personnes qu’ils connaîtraient tous les deux dans telle ou telle entreprise : « Roger [sans doute un chef de chantier], il est toujours là, oui, ah ! c’est quelqu’un de bien, Roger ; je m’entends bien avec lui… ». Cette discussion vise à mettre l’intérimaire en confiance, à lui donner l’envie ou l’idée de venir à Melior plutôt que chez ce concurrent qui a mis une annonce à l’ANPE ! Le responsable d’agence glisse ensuite quelques propos flatteurs : sur l’importance de l’expérience qu’a l’intérimaire, sur les outils dont il dispose. À quoi l’autre répond : « oui mais à mon âge, les boîtes ont tendance à nous mettre dehors ». C. Perez s’insurge avec lui : tous « ses gars » en plomberie ne sont pas tout jeunes mais ils sont pourtant très demandés en intérim, et c’est à cet âge-là (celui de son interlocuteur) que les plombiers sont les meilleurs… L’autre n’a pas l’air très convaincu par ce discours enthousiaste, il hausse vaguement les épaules et fait mine de partir. Le responsable reprend alors la parole en évoquant un plombier qui travaille en intérim depuis dix ans et qui en est très content… L’intérimaire lui répond « oui, oui ! bon ! en intérim, c’est sûr c’est un avantage de pouvoir quitter un patron qui nous plaît pas… ». C. Perez conclut en disant : « bon ! je vous rappelle dès que j’ai quelque chose ». L’échange n’a pas duré plus de cinq minutes.
Comprendre ce qui se joue dans cette interaction suppose de multiplier les angles d’observation. Son déroulement renvoie d’abord au type d’agence concerné : si Melior fait partie d’un réseau intermédiaire entre les agences dites « mono-établissements » et celles qui appartiennent aux groupes « leaders » du marché, elle se situe du côté des « petites » dès qu’on considère les procédures d’inscription de la main-d’œuvre : celles-ci ne sont pas formalisées ou très peu, les nouveaux venus ne remplissent pas nécessairement de dossier écrit (en tout cas pas dans un premier temps [11]), ce qui est au contraire systématique chez les trois grands du travail temporaire. Le temps que le responsable consacre à l’accueil de l’intérimaire dépend du profil de la personne et de son adéquation a priori aux profils demandés par les clients habituels de l’agence. En ce sens, cet échange ne se serait sans doute pas produit avec un manutentionnaire. Ainsi, le travail de classement (ou d’étiquetage) débute dès ce premier contact, dans un échange informel entre les deux parties, sur un registre de la personnalisation, sans standardisation de l’interaction.

7 La forme de l’échange observé tient ensuite au mode de fonctionnement de l’agence, étroitement dépendant bien sûr de son type. Les domaines de compétence des deux salariés permanents, responsable d’agence et secrétaire, se recoupent en grande partie et l’agence fonctionne sans répartition absolue des tâches. Ainsi, le responsable passe de l’accueil des intérimaires à la réception des commandes des entreprises, ce qui est également le cas de la secrétaire ; seuls domaines exclusifs : le démarchage des clients pour lui [12], la facturation et la paye pour elle [13]. Cette absence de spécialisation est sans doute facilitée par l’ancienneté de la secrétaire (supérieure à celle du responsable), tant dans le secteur de l’intérim que dans l’agence Melior située rue de la République, si bien qu’elle possède une connaissance des caractéristiques de la main-d’œuvre de l’agence bien utile au responsable. Elle est surtout absolument indispensable dans le cadre d’une petite agence pour éviter toute paralysie en cas d’absence de l’un ou de l’autre. Elle garantit une adéquation de la réserve de main-d’œuvre de l’agence aux profils recherchés par les clients. Connaissant la nature de la demande qui lui est adressée d’ordinaire, le responsable, faisant ici fonction de secrétaire, cherche à mettre en confiance cet intérimaire qu’il identifie très rapidement comme un potentiel « bon » que Melior a tout intérêt à inscrire et à mettre à l’épreuve d’une bonne mission pour en faire un de ses « gars », sur lesquels l’entreprise « marge » [14].

8 La localisation géographique de l’agence Melior est une autre variable à prendre en compte ici. La concentration des agences d’intérim dans la rue de la République les met en concurrence objective : celui qui entre chez l’un a la possibilité matérielle d’aller chez tous les concurrents dans un temps très court [15]. Il faut donc développer une argumentation capable de convaincre rapidement l’intérimaire que Melior et son responsable sont bien capables de le faire travailler sur des missions intéressantes. D’où la réaction très prompte du responsable d’agence à se saisir des certificats de travail et, tout en les photocopiant, à repérer les entreprises chez qui ce plombier a déjà travaillé. Il peut ainsi mettre en avant les liens qu’ils entretiennent déjà tous les deux, par les « tiers » qu’ils connaissent, de façon à souligner que l’intérim est une grande famille et que Melior y est particulièrement bien placé pour déléguer des plombiers… C’est sa façon à lui de « débaucher » de la main-d’œuvre potentielle, en jouant sur le registre de l’interconnaissance. Il ne dispose pas en effet des mêmes armes que les grandes enseignes, qui débauchent les intérimaires directement sur les chantiers en leur proposant une rémunération plus intéressante que celle que leur assure l’agence qui les délègue. Cela explique également les propos flatteurs sur les compétences apparentes de l’intérimaire, sur l’âge idéal pour faire des missions d’intérim qualifiées, autant de caractéristiques communes aux intérimaires de Melior les plus fidèles et les mieux payés, à ceux qui se satisfont de la condition d’intérimaire… Le calcul du responsable d’agence – à supposer qu’il se formule comme tel – est tout au plus un pari sur l’avenir : jamais un intérimaire ne décidera, à partir de cette seule conversation, de refuser une mission proposée par une autre agence pour rester en attente d’une proposition de Melior. Mais si Melior le « fait travailler » un jour, le responsable peut espérer qu’il se rappellera ce premier contact attentif et chaleureux et qu’il s’efforcera de donner satisfaction au travail pour être à la hauteur des attentes du responsable d’agence au point de se trouver pris dans le cercle vertueux de la fidélité intérimaire (suivant l’enchaînement : bonne mission, bon comportement, bonne mission…).

9 Enfin, le mode de « présentation de soi » adopté par l’intérimaire a son importance : il ne se présente pas comme un simple demandeur d’emploi mais utilise les ressources que lui confère l’existence de liens officiels entre l’ANPE et les agences d’intérim [16]. La présentation de soi est moins stigmatisante et l’estime de soi moins entamée quand on affirme entrer dans une agence d’intérim à la suite d’une annonce qu’elle aurait fait passer par l’ANPE plutôt que pour les démarcher toutes à la recherche d’une hypothétique mission en quête d’intérimaire. Cela rééquilibre en partie l’asymétrie de position entre l’intérimaire et son employeur potentiel : le candidat à l’intérim ne se présente pas comme professionnel indigne et par suite découragé de toute recherche d’emploi stable, prêt à n’importe quelle déqualification pour trouver du travail. On peut comprendre, sur cette base, que l’intérimaire réfrène ses doutes tout au long de l’interaction, se contentant de hausser légèrement les épaules au discours du responsable d’agence, comme s’il l’avait déjà entendu, comme s’il n’était pas dupe des efforts que fait le responsable d’agence pour le « séduire » dans l’espoir d’en faire un fidèle. C’est un peu comme s’il se prêtait de bonne grâce au jeu de se faire remarquer et de se laisser courtiser un moment, tout en étant gêné par le discours du responsable d’agence déniant l’importance de la stabilité de l’emploi comme ressource sociale pour quelqu’un de son âge.

10 S’il est impératif pour l’agence étudiée de parvenir à se constituer, à côté d’un volant de « candidatures spontanées », une réserve de main-d’œuvre qui soit fiable et disponible dans l’instant, cela n’exclut pas des ajustements pratiques et des jeux d’intérêts croisés entre les exigences des entreprises utilisatrices, les exigences de l’activité de délégation qui incombe au responsable d’agence, et les exigences du « fidèle » qui, pour être effectivement opérationnel à tout moment, n’en conserve pas moins une certaine maîtrise de l’usage de son temps et de sa force de travail.

La mise à disposition d’un fidèle

11

Un jour, C. Perez reçoit un appel téléphonique d’un client lui demandant deux électriciens « pour tout de suite » pour le chantier d’un restaurant à l’hippodrome Borely. L’appel est bref. Le responsable d’agence note immédiatement deux noms sur le sous-main en papier qu’il a devant lui. Sitôt qu’il a raccroché, il parle à sa secrétaire située dans la pièce voisine à peu près dans ces termes : « Nadine, appelle Fadri et Choubard, et dis-leur qu’il leur faut aller tout de suite au restaurant qui se termine à l’hippodrome Borely ». Sans plus de détails. On entend Nadine parler au téléphone et quelques secondes plus tard, le poste du responsable d’agence sonne, par appel extérieur ou bascule interne. C’est un des deux intérimaires contactés qui veut des précisions. C. Perez insiste sur l’urgence, sur le lieu et sur la nécessité de prévoir d’« y passer la nuit ». Il précise que c’est pour les gens qui viennent de finir la brasserie Maître Kanter sur le Vieux Port, qu’ils sont « à la bourre ». Puis, on entend au loin Nadine sortir sur le trottoir et s’adresser à quelqu’un pour lui demander s’il n’a pas vu l’autre intérimaire que cherche C. Perez. Elle n’a sans doute pas pu le joindre par téléphone. Moins d’une minute après, on voit entrer un homme d’une quarantaine d’années, sans doute originaire du Maghreb. « Tu me cherchais ? – Oui, pour… ». La conversation reprend les mêmes termes qu’avec l’interlocuteur précédent mais dure davantage. L’électricien fait répéter plusieurs fois les informations, notamment sur la localisation du restaurant. Sans rien noter. Se pose la question de sa caisse à outils qu’il n’a pas avec lui. Lui faut-il passer la chercher avant de se rendre au restaurant ? C. Perez demande le délai que cela représente : « un quart d’heure jusqu’au bus, une demi-heure de trajet, encore un quart d’heure à pied jusque chez moi ; et encore autant au retour ». C’est trop aux yeux du responsable d’agence. Ils s’interrogent sur la possibilité de travailler avec les outils des électriciens sur place. Ils reparlent des électriciens intervenus pour le Maître Kanter, et l’on comprend que cet intérimaire y a fait une mission. Il explique : « Un n’avait rien dans sa caisse. Un n’avait pas de caisse. Mais un avait une bonne caisse, c’est vrai. » Les deux hommes conviennent qu’il vaut mieux y être vite sans caisse. Mais l’électricien n’est pas très heureux à cette perspective. Il précise, en sortant, que ce sera après avoir terminé son café.
Cette séquence d’interactions prend sens par rapprochement avec d’autres informations.

Faire de l’entreprise utilisatrice un obligé

12 C. Perez explique que la position stratégique de son agence sur le marché concurrentiel des offreurs de travail temporaire de la zone se définit, entre autres choses, par le souci de chercher à satisfaire efficacement une demande qui peut être « pour tout de suite ». À son sens, cela justifie aux yeux des clients, une facturation de ses services 10 % au-dessus des tarifs de ses concurrents, alors qu’il assure à l’intérimaire un salaire final sensiblement égal. Dès lors, Melior apparaît comme l’agence sur qui on peut compter en toute circonstance.

On le voit dans une interaction, téléphonique, avec un client à la recherche de deux femmes de ménage pour deux heures de nettoyage de chantier un dimanche. C. Perez répond qu’il ne délègue pas de femmes de ménage mais cherche à bien comprendre les besoins de son interlocuteur. Ce qui l’amène à lui expliquer que le fait que ce soit un dimanche coûtera deux fois plus cher alors qu’un samedi est considéré comme un jour normal, et il ajoute que des filles ne se déplaceront sûrement pas pour seulement deux heures, qu’elles risquent d’accepter pour faire finalement faux bond. Il suggère de passer par un spécialiste du nettoyage et propose même de voir avec l’entreprise qui assure le nettoyage de l’agence si elle pourrait dépanner ce client au nom des bonnes relations qu’elle se doit d’entretenir avec Melior. Il perd donc cette « affaire » mais pense, par ses conseils et par son aide (par la mobilisation de réseaux d’obligation…), en gagner d’autres : en étant, pour ce client, la personne qui débloque les situations difficiles.
La scène avec Fadri et Choubard vient aussi en illustration de cette affirmation, en même temps qu’elle donne à voir une spécificité de l’agence : C. Perez n’a procédé à aucune vérification sur la fiabilité du client. Le responsable d’agence de Midi intérimaire explique pourtant qu’il préfère éviter de répondre à ces appels de dernière minute, considérant qu’ils témoignent d’une mauvaise organisation de l’entreprise utilisatrice et présagent de possibles difficultés de paiement ensuite. C’est sans doute, ici, que l’appel émane d’un habitué. C. Perez s’emploie à y répondre parce qu’il se situe face à un nombre d’entreprises utilisatrices très limité – en électricité, la totalité des entreprises travaillant sur Marseille, à l’exception des grands groupes comme Bouygues, Dumez, Spie-Batignolles…, soit une cinquantaine de petites sociétés – qu’il connaît bien, dont il ne peut se passer des commandes sans risque pour le résultat de l’agence : le seul effet de volume qu’il puisse espérer réside donc dans un accroissement des demandes de chacun. La fidélisation s’obtient là en faisant des entreprises utilisatrices des obligés de l’agence ou de son responsable. On le voit aux efforts que déploie C. Perez pour entretenir avec eux des rapports personnels quand on prête attention à son ton dans les discussions téléphoniques avec les entreprises utilisatrices (tutoiement, demande d’avis éclairé sur les performances et les potentiels des intérimaires délégués sur le ton de s’adresser à un pair, de donner du crédit à ses jugements). Cela permet du même coup de bien comprendre la situation économique des entreprises utilisatrices : exposées, on l’a dit, à des fluctuations d’activité mais aussi, du fait de leurs ressources limitées, souvent interdites de personnel professionnel compétent, fiable, sur lequel elles puissent compter pour y faire face, et par suite obligées de travailler, au prix d’un surcoût salarial, avec des personnes qu’elles ne connaissent pas, réduites à un profil rudimentaire de qualifications professionnelles, réputées interchangeables mais qui ne le sont bien évidemment pas au regard de ce qui est attendu d’elles.

13 L’agence d’intérim se voit donc sollicitée pour régler un problème crucial dans le fonctionnement des entreprises : la question de la mobilisation des travailleurs, de l’intensité de l’effort productif. C’est avec cette perspective en tête qu’on peut comprendre la formule d’un client de Melior rapportée un jour par C. Perez à son responsable régional sur le ton de l’anecdote : « entre vous et les autres [agences], j’ai pris six ou sept gars [en intérim] cette semaine : tous des bras cassés ! ». Il espérait peut-être obtenir par cette récrimination meilleur intérimaire la prochaine fois, mais cela témoigne en tout cas de la difficulté de l’encadrement à obtenir de cette main-d’œuvre la contribution productive souhaitée. Le responsable d’agence dit lui avoir répondu : « Dans ce cas, pourquoi ne pas passer une annonce et embaucher ? – Parce que ça me coûtera 2 500 F d’annonce dans les journaux pour un résultat peut-être pas meilleur. » La question de la mobilisation de l’ensemble de la main-d’œuvre des entreprises utilisatrices est donc posée par-delà celle des intérimaires. L’agence d’intérim n’a pas qu’un rôle supplétif mais se voit implicitement confiée une mission essentielle de management. Pour peu qu’elle s’en acquitte convenablement, elle est assurée d’une demande renouvelée de l’entreprise utilisatrice. C. Perez s’efforce donc ici de choisir des intérimaires que l’artisan connaît déjà et fait pression sur eux en associant l’urgence de la mission et la perspective de rémunération bonifiée (en nocturne). Plus largement, et si l’on pense à deux autres institutions en charge de populations à la recherche d’un emploi, l’ANPE et la mission locale [17], une agence d’intérim comme Melior participe, non seulement au placement mais à la « fabrication» d’une main-d’œuvre au format de l’implication productive requise par certaines entreprises, notamment celles du secteur concurrentiel.

L’entretien d’une fidélité

14 C. Perez connaît assez bien cette fraction de main-d’œuvre qu’il s’est acquise, pour pouvoir, dans l’exemple précédent, noter deux noms immédiatement, sans consultation de fichier. Il doit savoir que ces intérimaires ne sont pas en mission et qu’ils sont facilement joignables. La fidélisation du client va donc de pair avec la fidélisation du bon intérimaire qui sert d’argument à l’agence au moins autant que le discours de ses commerciaux. Mais l’investissement fait par l’ETT dans la formation de ce réservoir d’ambassadeurs ne peut être très grand, compte tenu de la volatilité de l’intérimaire, toujours « menacé » d’embauche définitive ou de tensions centrifuges vers d’autres univers professionnels. La séquence d’interactions rapportée laisse voir quelques façons de fabriquer à l’économie un fidèle, et surtout d’entretenir sa loyauté. On a noté que C. Perez ne fait pas donner par sa secrétaire beaucoup de détails sur la mission. Peut-être sait-il par avance que ses intérimaires vont, de toute façon, prendre contact avec lui pour en savoir davantage et qu’il est du coup inutile d’en dire plus pour l’instant. Il n’empêche que l’interaction verbale qui suit dans les deux cas lui donne l’occasion d’aller au-delà des informations strictement indispensables : il insiste sur le lieu pour être sûr que la personne trouve le chantier car c’est, selon lui, un fréquent motif de raté dommageable pour les trois partenaires de la relation intérimaire. L’information est ici particulièrement cruciale quand on sait qu’il s’agit d’une zone des quartiers sud éloignée de l’agence et peu fréquentée par les habitants des quartiers nord dont sont souvent issus les intérimaires de Melior (à plus de 30 %, contre seulement 7 % pour les quartiers sud) du fait d’une ségrégation socio-spatiale des pratiques de résidence, de consommation et de loisir dans la ville.

15 Plus fondamentalement, la bienveillance du responsable d’agence pour « ses gars » s’exprime à travers d’autres informations qu’il leur donne sur la mission en question. Il leur précise par exemple que c’est pour l’entreprise qui vient de finir la brasserie Maître Kanter sur le Vieux Port qu’ils vont travailler, et que le chantier a du retard. Peut-être répond-il par là à des questions sur la durée probable de la mission. En tout cas, cela éclaire l’intérimaire sur le contexte de pression productive qu’il va rencontrer, et par là sur l’effort qu’il peut envisager de fournir, sur les dispositions d’esprit requises, sur les marges de manœuvre dont il dispose pour négocier marginalement une participation plus acceptable sinon confortable à cette mission. Pareille interaction aurait pu être observée dans la sous-traitance [18] : les ouvriers s’y efforcent aussi de ne pas se présenter sur un chantier sans avoir tenté de se renseigner sur les caractéristiques du travail, sur les « habitudes » du client, sur les collègues… C’est un élément clef de l’analyse du travail des temporaires que de bien comprendre leurs liens avec la hiérarchie : bien qu’ils soient souvent subis, ces types d’emploi sont aussi parfois recherchés pour la possibilité de rencontrer des relations plus lâches à une autorité. La relation intérimaire, par l’alliance d’intérêt entre ETT et intérimaire, donne par exemple des garanties quant au respect des droits des travailleurs par l’entreprise utilisatrice (comme l’assurance d’un sursalaire en cas d’horaires de nuit, comme ici, alors que l’entreprise pourrait être tentée d’exercer des pressions sur ses propres salariés pour éviter ce surcoût.

16 La condition d’intérimaire supporte néanmoins des risques de surexposition hiérarchique dans un contexte d’urgence comme ici. Comment les minimiser ? C’est sans doute dans cet ordre de préoccupation qu’il faut comprendre la discussion autour de la caisse à outils. Si l’électricien se montre réticent à la perspective de partir sans caisse et de travailler avec les outils des autres, c’est peut-être qu’il aurait aimé repasser chez lui pour des raisons privées, mais il est certain aussi qu’un électricien sans caisse a plus de mal à donner de lui une image de professionnel sérieux et se trouve démuni dans les négociations autour de la charge de travail. Il ne pourra pas compenser d’éventuelles faiblesses par des « trucs » à lui qui réclament des outils rares, ou répondre à des problèmes d’approvisionnement par du matériel à lui, don qui l’autorise ensuite à quelques libertés. À partir de là, on voit s’échanger, dans la relation entre intérimaire et responsable d’agence, une disponibilité et une mobilisation au travail contre une assurance d’emploi dans des conditions plus favorables. Cela passe aussi par une réponse positive des « fidèles » à des sollicitations occasionnelles de l’agence pour faire face à des demandes très basses en qualification.

Quand la mission est si basse que le responsable d’agence ne trouve aucun preneur parmi les inscrits, par exemple dans le cas d’une demande émanant d’une entreprise nationale de déménagement avec laquelle Melior a passé une convention d’assistance et qui ne sollicite un intérimaire que pour prendre en charge le sale boulot du chargement ou du déchargement sans avoir droit, comme les déménageurs titulaires, à la même rémunération pendant le temps de relatif repos que constitue le trajet routier, C. Perez raconte s’être trouvé contraint de sortir sur le trottoir, de faire les cafés alentours, pour proposer la mission à des passants, ce qu’il nomme par autodérision « tapiner ».
L’ajustement décrit précédemment entre responsable d’agence et « fidèle » se reporte sur les autres versants de la relation d’emploi intérimaire : la fidélisation de l’entreprise utilisatrice vis-à-vis de l’ETT se gagne par la délégation de personnels efficaces qui jouent le rôle d’ambassadeurs en même temps qu’ils se font certifier comme « bons » (ouvriers) devant le responsable d’agence par le chef d’atelier ou de chantier de l’entreprise utilisatrice. Et l’emboîtement de ces deux systèmes de relations est cumulatif en termes d’intégration de la relation d’emploi, le donneur d’ordre acceptant là comme main-d’œuvre une population qu’il refuserait autrement pour certaines de ses caractéristiques (voir schéma p. 41).

figure im1

L’espace du travail pour un intérimaire

17 Que fait l’un des deux intérimaires sollicités, à 16 h, rue de la République, alors qu’il habite à une heure de là ? Quel est son mode ordinaire de pratique de l’espace urbain ? Sans pouvoir répondre précisément, on trouve là, dans la façon par laquelle il est contacté, confirmation que le fonctionnement modal de cette agence repose très largement sur l’interconnaissance. C. Perez connaît bien « ses gars », il est sûr de pouvoir répondre à la commande immédiate de deux personnes avec les deux seuls noms qu’il a portés sur son papier. Nadine connaît aussi très bien les intérimaires, jusque dans leurs habitudes, dans leurs relations, pour se douter que Fadri est susceptible d’être joint au café voisin s’il ne répond pas chez lui, et pour penser que tel tiers est susceptible de le prévenir. Ce qui dit en même temps le degré d’interconnaissance chez certains intérimaires qu’on aurait tort de croire tous atomisés par ce système d’emploi. Au nombre des relations d’échange entre intérimaire et responsable d’agence qui conduisent à la fabrication du fidèle, on peut ajouter que l’intérimaire peut aussi escompter de meilleures conditions de travail et de rémunération pour, servant de rabatteur, avoir ramené vers l’agence des intérimaires de qualité rencontrés sur des missions. La dimension spatiale des phénomènes sociaux fait donc ressortir l’inscription des pratiques de travail des intérimaires dans des groupes aux pratiques agrégeantes.

18 L’espace pertinent du travail pour un intérimaire comprend les locaux des entreprises utilisatrices bien sûr, mais aussi ceux de l’agence qui le délègue. Il y passe aussi souvent que nécessaire pour rapporter ses relevés d’heures ; il y passe le vendredi pour toucher sa paie de la semaine précédente ; il y passe tous les soirs pour voir si l’on n’a pas cherché à le joindre, s’il n’y a pas de missions – par défaut, même déqualifiantes – en attente d’intérimaire… Doit-on considérer que son domicile constitue un prolongement de son espace de travail comme on peut le dire de quelqu’un soumis à un régime d’astreintes, qui s’y tient prêt à être sollicité par téléphone ? Certainement, mais il faut surtout y ajouter d’autres espaces communément classés comme de loisir et fréquentés là de façon quasi obligée. Ce sont les cafés de la rue de la République où il passe un moment en attendant de faire le tour des agences en fin de journée pour voir ce qu’il y a pour le lendemain et où il est déjà disponible pour d’autres sollicitations, comme ici pour une mission impromptue, ou pour toute autre « débrouille » [19] avec des pairs. Si Fadri tient ainsi tant à finir de prendre son café, c’est peut-être aussi pour garder sa dignité auprès de ses compagnons de table, pour n’avoir pas l’air d’être si soumis au responsable d’agence qu’il faudrait lui obéir instantanément. Ce serait leur avouer trop ouvertement, et à soi-même aussi, qu’il est en si grande difficulté qu’il accepte une domination maximale. Cette attitude ramène le responsable d’agence au rang de simple fournisseur de débrouilles, un parmi d’autres dans cet espace de centre ville, à la proximité du port, où circulent des informations variées en matière d’activités informelles.

Fabriquer une main-d’œuvre en plein centre-ville

19 On est, avec ces séquences d’interactions détaillées, dans de l’exceptionnel normal au sens de la micro storia italienne [20]. Une série de phénomènes exceptionnels, de contingences, conduit parfois à ce que, sur une situation ordinaire, beaucoup plus de traces que sur d’autres soient parvenues jusqu’à nous. À la condition d’aller les chercher, de mener l’enquête de façon quasi policière [21], on peut tirer de cette exceptionnalité du matériau un portrait de la situation normale dans ses grandes caractéristiques. Ici, ces contingences tiennent au fait de s’être trouvé au bon endroit au bon moment, ainsi qu’à la concentration dans l’espace et dans le temps d’interactions ordinairement dispersées : le décalage ordinaire entre la réception d’une commande de main-d’œuvre par le responsable d’agence, la décision d’y affecter tels intérimaires et la confirmation de leur disponibilité s’est trouvé réduit par l’urgence de la demande ; l’observation de la totalité de la séquence tient à l’étroitesse de l’équipe qui fait tourner l’agence ; reste le hasard que l’un ait répondu au téléphone, que l’autre ait été absent, qu’un tiers le connaissant soit passé devant l’agence… Il est néanmoins possible de rendre compte de l’infinie particularité de ces séquences, plutôt que de les traiter comme des cas aberrants par rapport à l’analyse d’un marché du travail intérimaire fonctionnant par simple ajustement des prétentions des offreurs et demandeurs, ou par rapport à l’hypothèse de départ d’une main-d’œuvre résidant pour l’essentiel à proximité des agences. Tous les recrutements et toutes les délégations d’intérimaires par C. Perez ne fonctionnent évidemment pas ainsi. La montée en généralité du propos ne peut s’envisager sur le mode de la représentativité statistique. En revanche, l’aspect exceptionnel de ces scènes est justiciable, en entendant le mot « normal » au sens strict, d’une analyse cherchant à révéler les normes sous l’emprise desquelles agissent C. Perez et certains de ses intérimaires, qui encadrent leurs interactions. Elle les inscrit dans des échelles de réalité multiples : spatiales (la rue, les quartiers d’appui, la ville, la France), sectorielles (le bassin d’activité du port, celui du second œuvre marseillais, et par suite de la construction), salariales (avec des modalités variées d’accès à l’emploi et de mobilisation de la main-d’œuvre qui s’écartent du contrat de travail bipartite, de la règle salariale conventionnelle, d’une subordination hiérarchique…).

figure im2

20 Où se situe la rue dans ce jeu d’échelles ? S’agissant du coin des agences dans la ville, elle définit les « agences du coin » dans la terminologie indigène. Au sens non pas où elles n’attireraient que les résidents du quartier [22], mais où elles serviraient de relais obligés dans l’accès à l’activité salariée pour une population aux caractéristiques originales qui se trouve, du coup, contrainte à fréquenter cet espace. Elle est le lieu de cristallisation en main-d’œuvre, de précipitation (pour filer la métaphore de la chimie en y adjoignant une dynamique centripète), d’une population ouvrière masculine en âge de travailler. Elle est enfin un lieu marqué par l’histoire de l’activité économique marseillaise en lien avec le port qui fait voir ces agences d’intérim comme les descendants directs des bourses du travail et bureaux de main-d’œuvre assurant le placement des portefaix à la journée parmi les populations issues de migrations intra et internationales. Et prendre ensemble ce feuilletage de la réalité, c’est constater que la rue de la République sert de creuset pour un « précipité de main-d’œuvre », avec des ouvriers venant des quartiers nord qui sur-popularisent par intermittence le spectacle urbain du centre ville de Marseille, et que ce n’est pas seulement pour trouver du travail qu’elle est fréquentée, mais, s’agissant du fidèle, pour garder du travail, ce qui est devenu son travail au terme de tout un jeu d’intérêts croisés entre intérimaires, agences et entreprises utilisatrices.

Distribution des deux sous-populations de Melior selon la région de naissance
Les « gars » (N=72)Les irréguliers (N=521)
Marseille30,6 %48,0 %
Environs5,6 %3,1 %
Reste des Bouches-du-Rhône1,4 %2,5 %
Reste de la France23,6 %25,0 %
Maghreb26,4 %10,7 %
Afrique noire5,6 %4,0 %
Europe4,2 %1,9 %
Dom-Tom1,4 %1,7 %
Europe de l’Est1,0 %
Reste du monde1,4 %2,1 %
Total100,0 %100,0 %
Source : dépouillement Melior.

21 Si bien que la figure de l’intérim comme signe de dysfonctionnement du dispositif d’allocation de la force de travail et de réinvention d’un marché concurrentiel de court terme pour cette étrange marchandise qu’est la force de travail, par suite comme précarité moderne, doit être nuancée, réservée à certaines populations (fractions de main-d’œuvre pas toujours les plus basses, types d’agence et types d’entreprise utilisatrice), à certaines périodes de l’année, et revue quant à son horizon temporel si l’on prend en compte son inscription territoriale (au triple sens de localisation de l’agence, d’implantation résidentielle des travailleurs et de prise en compte de leur passé migratoire comme source de stigmate). Pour certaines populations, il faut y lire une forme d’emploi finalement assez normée, régulière, presque conventionnelle, inscrite dans une économie des rapports sociaux comparable à celle qu’on rencontre dans beaucoup d’entreprises (celles de sous-traitance et bien d’autres), avec des pratiques de contrôle hiérarchique visant l’obtention d’un effort productif plus grand, de contrôle en retour des supérieurs (ici responsables d’agence, commerciaux…) par les subordonnés pour s’assurer le fragile maintien de leur condition, voire son amélioration avec même des pratiques paternalistes de fixation de la main-d’œuvre.

C. Perez insiste à plusieurs reprises sur le fait qu’il a vraiment le sentiment de « faire du social » et d’attirer une main-d’œuvre à part pour les services supplémentaires gratuits qu’il est amené à rendre dans ce cadre, ce qui, de fait, correspond à du paternalisme au sens traditionnel du terme (par exemple faire des avances de paye quand certains intérimaires en ont besoin), et oblige l’intérimaire en retour à une certaine fidélité et à une loyauté productive, ce qui est ainsi le plus sûr moyen pour l’agence de s’assurer de sa meilleure disponibilité. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’interaction rapide observée chez Midi-intérimaire, entre un intérimaire venu chercher sa paie de la semaine et la secrétaire à l’accueil : il se plaint que le chèque est libellé à son nom plutôt qu’à celui de sa mère comme il l’avait demandé. La secrétaire hésite puis, l’entendant expliquer qu’il ne pourra pas le toucher, sans doute pour cause d’interdit bancaire lié à un découvert, elle demande au chef d’agence d’en rédiger un nouveau et fait sentir à l’intérimaire qu’il bénéficie là d’une appréciable compréhension.
Cette mise en main-d’œuvre et cette intégration déguisée dans le salariat concernent une population faisant l’objet de discriminations à l’embauche ordinaire. Les « gars » de C. Perez sont ainsi plus souvent plus âgés, moins qualifiés, et d’origine étrangère par le lieu de naissance, que les autres inscrits dans l’agence (voir graphique et tableau). L’ETT profite de ces discriminations comme d’externalités positives pour non seulement payer en dessous de son prix conventionnel une main-d’œuvre productive mais aussi pour s’assurer de la stabilité d’ambassadeurs-rabatteurs qui contribuent à pérenniser son existence en assurant la fidélisation des clients et la sélection de recrues de qualité.
Le contexte économique des années 1990 fait peser sur les travailleurs recourant à l’intérim, comme sur tous ceux qui doivent en passer par des institutions officiellement dédiées au placement de main-d’œuvre, des soupçons d’inadaptation à l’activité productive, soit par résistance aux formes de domination dans le travail, voire par refus de la relation hiérarchique associée au salariat, soit par incompétence, en tout cas par décalage entre prétentions en matière de qualification, de rémunération, et productivité présumée. Si la fréquentation obligée de l’ANPE ou de la Mission locale vaut évidemment rappel incessant de cette position de dominé, il en va de même pour la fréquentation régulière de l’agence d’intérim dans la mesure où, parmi les « professionnels » de l’inscription dans les ETT, on trouve des personnes parfaitement résignées à leur exclusion du monde du travail, venant y rechercher non un emploi mais un coup de tampon sur papier libre attestant pour les Assedic d’une vaine recherche d’emploi. Et les habitués de la délégation intérimaire, ceux qui trouvent régulièrement là travail et rémunération, ne peuvent pas ne pas les croiser occasionnellement dans « leur » agence et ne pas redouter d’y voir des spectres d’eux-mêmes.
Les efforts de l’ETT pour s’attacher cette fraction de main-d’œuvre (qui déborde « les fidèles » explicitement repérés chez Melior et qui existe sans doute aussi chez Midi-intérimaire [23]) sont très limités quand le progrès technique et l’élévation du niveau général d’études se chargent de disqualifier les vieux et les peu diplômés, la crise économique d’élever le niveau de chômage favorisant un dumping salarial, le racisme politique de légitimer des pratiques de discrimination au faciès au moment de l’embauche. On peut tout au plus s’interroger aujourd’hui sur les effets d’une reprise économique durable et d’une radicalisation politique moindre. Le fidèle de l’intérim peut-il espérer voir davantage reconnue sa qualification, qui permet à l’ETT d’augmenter sa marge en volume à activité constante, pour être rendu moins « volatile », volage faudrait-il dire pour rester dans le lexique de la fidélité?

Notes

  • [1]
    Quinze agences y sont installées en 1999, soit environ un cinquième des agences d’intérim de la ville. La concentration spatiale recoupe aussi un découpage sectoriel, ce qui fait de la rue de la République la rue de l’intérim ouvrier.
  • [2]
    Ce travail s’inscrit dans une recherche collective en cours sur cette percée haussmannienne qui traverse le centre populaire de Marseille pour relier le Vieux Port aux nouveaux bassins de la Joliette depuis le Second Empire, qui n’a jamais hébergé la population bourgeoise que ses promoteurs attendaient et qui s’inscrit aujourd’hui dans le périmètre d’une grande opération d’aménagement réputée d’intérêt national. Voir Pierre Fournier, Sylvie Mazzella, « L’haussmannisation de la rue de la République à Marseille : l’échec d’une spéculation foncière ? », in André Donzel (éd.), Métropolisation, gouvernance et citoyenneté dans la région urbaine marseillaise, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001.
  • [3]
    Il faut entendre cette expression dans un double sens : un marché où interviennent non pas directement des employeurs mais des donneurs d’ordre, les entreprises utilisatrices, relayés par les ETT, et qui se situe en arrière du marché du travail statutaire, dont différents handicaps sociaux tiendraient exclue cette population, sans que cela signifie qu’il soit nécessairement moins stable ou structuré.
  • [4]
    Certains responsables d’agence sont ainsi d’anciens cadres intermédiaires de grandes entreprises du BTP (Bâtiment et travaux publics) incités par elles à s’installer dans les années 1960 pour pourvoir à une partie de leurs besoins en main-d’œuvre.
  • [5]
    Dans le cadre d’une division du travail toujours plus poussée pour réduire les coûts de production, des normes d’assurance qualité ont été mises en place pour garantir à celui qui délègue une partie de son activité, la capacité du sous-traitant mandaté à assumer ses engagements. Cela s’est par exemple traduit dans l’agence par l’adoption d’imprimés plus précis pour l’inscription des intérimaires, mais de nombreuses rubriques y sont délaissées, de l’aveu même du responsable d’agence.
  • [6]
    Où prend tout son sens le travail de démarchage et de fidélisation des entreprises utilisatrices évoqué dans l’encadré.
  • [7]
    Les noms des agences aussi bien que des personnes ont été modifiés. Que les interlocuteurs rencontrés soient ici remerciés pour l’accueil qu’ils nous ont réservé.
  • [8]
    Michel Pialoux, « Jeunesse sans avenir et travail intérimaire », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 26-27, 1979, pp. 19-47.
  • [9]
    Au travers d’entretiens et à côté d’autres profils, Catherine Faure-Guichard définit un « intérim de profession » (« Les salariés intérimaires, trajectoires et identités », Travail et emploi, n° 78, 1999, p. 11).
  • [10]
    Si l’ETT a un besoin évident de déléguer de la main-d’œuvre aussi souvent que possible, son responsable d’agence garde une certaine maîtrise sur qui déléguer pour telle mission plus ou moins facile, et à quel niveau de rémunération le faire.
  • [11]
    La secrétaire l’établit à partir des documents laissés par le nouvel inscrit, et le lui fait compléter, si besoin est, à la première mission effectuée.
  • [12]
    Il n’en demeure pas moins que l’accueil téléphonique des clients par la secrétaire est très chaleureux, leur témoignant qu’elle les connaît et s’efforce de les satisfaire, à la mesure de ses moyens.
  • [13]
    Cela n’empêche pas Christophe Perez d’être régulièrement interpellé par les intérimaires passés chercher leur paie, en cas de différends sur les relevés d’heures ou sur les primes.
  • [14]
    Si la qualification certifiée par des titres scolaires n’a pas de valeur conventionnelle sur ce marché du travail de second ordre, celle qui est attestée par une reconnaissance de l’employeur final est essentielle : rémunéré sur une base plus élevée à laquelle est appliqué un coefficient de marge constant, le « gars» qualifié rapporte à l’agence une marge de plus grande valeur que le manœuvre.
  • [15]
    Temps que le suivi de déambulations d’intérimaires dans la rue permet de chiffrer approximativement à quinze ou vingt minutes pour la fréquentation de la dizaine d’agences généralistes, ce qui ne suppose pas de franchir le seuil de chaque agence, un examen détaillé de la vitrine suffisant parfois.
  • [16]
    L’accord signé entre l’ANPE et le PROMATT (syndicat patronal du travail temporaire) en novembre 1994 prévoit l’existence d’un correspondant chargé des relations avec les ETT dans chaque agence locale pour l’emploi, ainsi que l’affichage des offres de missions d’intérim.
  • [17]
    Voir Stéphane Beaud, « Un cas de sauvetage social. Histoire d’une “jeune précaire” racontée par un conseiller de mission locale », Travail et emploi, n° 80, septembre 1999, pp. 77-89. On y voit présentées les conditions d’entrée dans le monde du travail pour une jeune femme d’origine étrangère en grande difficulté, sans en savoir beaucoup sur l’employeur qui finit par « lui donner sa chance ». Cela signifie sans doute aussi, pour lui, se résoudre à considérer qu’en l’état de son affaire, il ne peut espérer mieux comme main-d’œuvre, ou que les maigres aides publiques associées à cette embauche couvrent les risques que lui font courir son inexpérience et sa distance au rôle.
  • [18]
    Voir les observations comparables de P. Fournier dans une entreprise de sous-traitance du nucléaire (« Mobilisation industrielle et position sociale. Deux générations de travailleurs du nucléaire », thèse pour le doctorat de sociologie, EHESS, 1996, 582 p.).
  • [19]
    Par là, la figure de l’intérimaire rejoint celle du hobo que décrit Nels Anderson, dans Le Hobo. Sociologie du sans-abri, Paris, Nathan, (coll. « Essais et Recherches »), 1993 (1re éd., The Hobo, Chicago, University of Chicago, 1923), pp. 75 et suiv.
  • [20]
    Parmi d’autres usages, Edoardo Grendi utilise précisément cette expression à propos des pratiques de travail pour désigner des reconstitutions à partir de matériaux particulièrement riches au regard des autres matériaux conservés sur des situations voisines (« Repenser la micro-histoire ? », in Jacques Revel (éd.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard/Le Seuil Hautes Études, 1996, p. 238).
  • [21]
    Voir le titre « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice » de l’article de Carlo Ginzburg dans Le Débat, 1980, n° 6, pp. 3-44.
  • [22]
    Seuls 12 % des intérimaires de Melior habitent le centre de Marseille (21 % si l’on y adjoint le troisième arrondissement qui comprend un grand ensemble populaire). L’intuition de départ n’est cependant pas totalement renversée car les fidèles sont surreprésentés dans le centre par rapport à l’ensemble (17 % contre 12 % pour l’ensemble, 29 % contre 21 % si l’on y adjoint le troisième arrondissement), ce qui fait de Melior une agence de proximité un peu plus pour les fidèles que pour les autres. Les intérimaires de Midi-intérimaire, enfin, résident dans le centre de Marseille à plus de 16 % (près de 25 % si l’on y adjoint le troisième arrondissement).
  • [23]
    Les caractéristiques d’âge (34 % de plus de 40 ans, contre 21 % chez Melior) et d’origine (35 % de naissances à l’étranger, contre 23,5 % chez Melior) des intérimaires de Midi-intérimaire reprennent en tout cas les traits saillants de celles des fidèles de Melior, en les aggravant. L’impossibilité de mener de longues observations des pratiques de travail dans cette agence a empêché de préciser les contours de la catégorie si elle existe et ses mécanismes d’entretien.
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