Notes
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[1]
Cet article est la reprise augmentée de deux exposés présentés au colloque « De nouvelles voies pour l’histoire économique du Moyen Âge occidental : entre économie, économétrie et anthropologie économique ? (le marché de la terre) », Fondation des Treilles, 19-25 juin 1999. Malgré le caractère épuisant de l’expérience (représenter seule l’anthropologie et l’ethnographie, aux côtés de deux économistes, devant des historiens médiévistes…), je n’en ai pas vécu de plus stimulante. Je sais gré à Monique Bourin de m’avoir donné l’occasion d’expliciter, sur le problème précis qu’elle me posait (qu’est-ce que le marché de la terre pour l’anthropologue ?), les errements et les acquis de l’anthropologie économique, et d’avoir organisé, dans les meilleures conditions possibles, une rencontre entre économie et anthropologie, ou plus exactement entre économétrie et ethnographie.
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[2]
On citera pour mémoire l’économie et la sociologie des organisations, l’économie et la sociologie du marché de l’art, l’économie de la famille et la sociologie de la production domestique, l’économie et la sociologie du marché du travail…
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[3]
« [Les indigènes] distinguent nettement [la kula] du troc, qu’ils pratiquent sur une grande échelle, dont ils se font une idée claire, et pour lequel ils disposent d’une terme consacré, [gimwali] » (Bronislaw Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard, 1989, p. 154) ; « La kula n’est pas une forme de troc, mais un don réclamant, après un certain laps de temps, un don réciproque de valeur équivalente » (ibid., p. 156).
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[4]
On laisse de côté, pour simplifier l’exposé, la dette et les marchés à terme.
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[5]
Sur l’importance des malentendus pour l’ethnographe, voir Johannes Fabian, « Ethnographic Misunderstanding and the Perils of Context », American Anthropologist, n° 1, 1997, pp. 41-50.
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[6]
Clifford Geertz, « La description dense. Vers une théorie interprétative de la culture », Enquête, n° 6, 1998, pp. 73-105 (trad. fr.).
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[7]
Comme Claude Meillassoux : voir pourtant « Construire et déconstruire la parenté », Sociétés contemporaines, n° 38, 2000, pp. 37-48.
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[8]
Voir Maurice Godelier, L’énigme du don, Paris, Fayard, 1996.
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[9]
On peut citer, parmi les plus célèbres, les travaux d’Eric Hobsbawm, Edward P. Thompson, Jack Goody…
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[10]
Voir par exemple Jacques T. Godbout, L’esprit du don, Paris, La Découverte, 1992 (en coll. Alain Caillé).
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[11]
Par exemple, Nicole W. Biggart, Charismatic capitalism, Chicago, Chicago University Press, 1989 ; Viviana A. Zelizer, The Social Meaning of Money, New York, Basic Books, 1994.
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[12]
V. A. Zelizer, dans « The Purchase of Intimacy » (Law & Social Inquiry, Fall 2000, à paraître), effectue le même travail de clarification, en confrontant des travaux américains récents de sociologues, de juristes et d’économistes féministes.
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[13]
Karl Polanyi, La grande transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983, pp. 238 et suiv. (éd. orig. The Great Transformation, New York, Toronto Farra & Rinehart, 1944).
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[14]
Ibid., p. 239
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[15]
James G. Carrier, « Occidentalism : the world turned upside-down », American Ethnologist, May 1992, vol. 19, n° 2, pp. 195-212.
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[16]
Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire, Paris, Gallimard, Seuil, 1990.
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[17]
On trouve dans Apologie pour l’histoire de Marc Bloch des indications dans ce sens : voir Florence Weber, « Métier d’historien, métier d’ethnographe », Cahiers Marc Bloch, n° 4, 1996, pp. 6-24.
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[18]
Voir, par exemple, Bronwen Douglas, « L’histoire face à l’anthropologie : le passé colonial indigène revisité », Genèses, n° 23, 1996, pp. 125-144.
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[19]
À vrai dire, l’historiographie n’a pas attendu l’ethnographe pour effectuer cette sorte d’autoanalyse collective : voir, sur la Révolution française, Alice Gérard, La Révolution française. Mythes et interprétations 1789-1970, Paris, Flammarion, 1970. C’est en ce sens que Benedetto Croce, cité par Gérard Noiriel, (Qu’est-ce que l’histoire contemporaine ?, Paris, Hachette, 1998) écrit dans Théorie et histoire de l’historiographie, Genève, Droz, 1968 (éd. ital. Teoria e storia della storografia, Bari, G. Laterza, 1927) que « toute histoire digne de ce nom est histoire contemporaine » car, ajoute G. Noiriel, « l’historien écrit toujours au présent ». Rien de révolutionnaire donc, dans cette injonction d’explicitation des partis pris de l’observation et de l’analyse, même si sa mise en œuvre est semée d’embûches. La réflexivité ethnographique ne représente qu’un cas extrême de l’exigence de réflexivité inscrite au cœur de toute science sociale, voire de toute science, comme le remarque fort justement Jean-Pierre Olivier de Sardan (« Le “je” méthodologique. Implication et explicitation dans l’enquête de terrain », Revue française de sociologie, vol. 41, n° 3, 2000, pp. 417-445). Il est d’autant plus surprenant de le voir ensuite abdiquer aussi vite devant les difficultés de l’entreprise : « C’est hélas là un objectif impossible à atteindre, et on voit mal comment un chercheur pourrait expliciter les conditions propres à chacun des entretiens dont il utilise le résultat » (p. 441). C’est pourtant ce que fait couramment tout ethnographe soucieux de précision dans l’analyse ; voir, parmi beaucoup d’autres exemples possibles, Michel Pialoux, « L’ouvrière et le chef d’équipe », Travail et Emploi, n° 62, 1995, pp. 4-39.
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[20]
J’ai été très heureuse de lire sous la plume de V. A. Zelizer, après avoir rédigé la première version de ce texte, sa description humoristique, très américaine de ton, de la théorie des « Hostile Worlds ».
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[21]
Voir, entre autres, J. T. Godbout, L’esprit…, op. cit., mais aussi la Revue du Mauss, mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales.
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[22]
C’est ce que V. A. Zelizer nomme les théories du « Nothing But ».
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[23]
Marcel Mauss, « Essai sur le don », in Sociologie et Anthropologie, Paris, Puf, 1950, p. 278.
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[24]
Ibid., p. 258.
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[25]
Ibid., p. 278.
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[26]
Claude Lefort, « L’échange ou la lutte des hommes », Les Temps modernes, 1951, pp. 1401-1417.
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[27]
Introduction à M. Mauss, Sociologie et anthropologie (la célèbre parabole de l’échange des verres de vin en Provence met en scène l’échange de deux objets identiques, un verre de vin contre un autre verre du même vin, entre deux inconnus à qui cet échange muet, pur échange rituel de politesses, permet de briser la glace).
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[28]
Pierre Bourdieu, « Les modes de domination », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 2-3, 1976, pp. 122-132.
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[29]
M. Mauss cite comme exemple de projet de loi allant dans ce sens la proposition de l’abbé Lemire concernant la « petite propriété insaisissable ». Jamais adoptée, cette loi a trouvé deux prolongements après 1929 : en France, les politiques de construction de maisons individuelles « pour le peuple » ; en Europe, les jardins ouvriers. Pour une discussion de cette parenté politique entre le socialiste M. Mauss et l’abbé Lemire, qui représente un courant singulier du catholicisme social, je me permets de renvoyer à mon ouvrage L’Honneur des jardiniers, Paris, Belin, 1998.
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[30]
En réalité la transaction marchande peut avoir une durée : dette ou vente à terme. L’analyse de ce phénomène d’où sont en principe exclues les relations interpersonnelles est trop complexe pour être abordée ici.
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[31]
Pour un résumé lumineux de ce que signifient les termes de personne et de chose dans la tradition anthropologique de l’analyse du don et du contre-don, voir Jean Bazin, « Les choses et les personnes », Critique, 1997. La lecture que je propose ici est très influencée par un cours de J. Bazin en 1978, qui mettait en perspective les lectures de M. Mauss par Claude Lévi-Strauss, C. Lefort et P. Bourdieu. Je suis pourtant seule responsable de mes formulations actuelles. Pour compléter le tableau, il faudrait envisager les analyses de M. Mauss non seulement dans un contexte économique (comparaison avec le commerce), politique (solidarité nationale), religieux (le sacrifice comme don à Dieu), familial (l’héritage), mais aussi juridique : l’échange comme contrat ou traité. M. Mauss était juriste de formation.
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[32]
Voir, entre autres, Steven Kaplan, Les Ventres de Paris, Paris, Fayard, 1988 ; Dominique Margairaz, Foires et marchés dans la France pré-industrielle, Paris, Éd. EHESS, 1988 ; Michèle de la Pradelle, Les Vendredis de Carpentras, Paris, Fayard, 1996.
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[33]
Voir la présentation didactique de Roger Guesnerie, L’Économie de marché, Paris, Flammarion, coll. « Dominos », 1996. Une confrontation de travaux empiriques sur les transactions commerciales a lieu depuis 1999 dans le cadre du séminaire « Commerce » organisé à l’École normale supérieure avec Marie-France Garcia, Hervé Sciardet, M. de la Pradelle et Pierre Saunier.
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[34]
Pour simplifier, on laisse ici de côté la théorie des enchères qui repose sur la vente d’une chose personnelle, singulière, à des acheteurs différenciés seulement par leur volonté et leur capacité de payer. On laisse aussi de côté, sinon pour la distinguer de la dette morale, la question du prêt ou de la vente à terme qui repose justement sur cet écart temporel exclu de la transaction marchande définie ici.
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[35]
Ce sont les conditions sociales d’une de ces réalisations qu’a étudiées M.-F. Garcia dans un article pionnier, « La construction sociale d’un marché parfait : le marché au cadran de Fontaine-en-Sologne », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 65, 1986, pp. 2-13.
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[36]
Il existe une importante historiographie sur la question, sans compter la revue française « Histoire et mesure ».
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[37]
Ici encore, c’est l’objet d’une historiographie fournie, peut-être un peu moins que la précédente.
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[38]
Pour un exemple de conflits contemporains autour des mouvements de consommateurs, voir les travaux de Louis Pinto : « Du « pépin » au litige de consommation. Une étude du sens juridique ordinaire », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 76-77, 1989, pp. 65-81 ; « Le consommateur : agent économique et acteur politique », Revue française de sociologie, vol. 31, n° 2, 1990, pp. 179-198.
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[39]
Avant de m’engager avec Agnès Gramain, économètre spécialiste de la santé, dans une coopération empirique, nous avons voulu réfléchir sur la faisabilité de l’entreprise. Voir A. Gramain, F. Weber, « Décrire et modéliser l’économie domestique : manifeste pour une coopération entre ethnographie et micro-économétrie », document du Laboratoire de sciences sociales, 2000. D’autres coopérations sont en cours, qui ne se préoccupent pas de leur « conformité » aux canons opposés de l’épistémologie en cours dans les deux disciplines.
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[40]
Voir Olivier Schwartz, « L’empirisme irréductible », Postface à la traduction française du livre de Nels Anderson, Le hobo. Sociologie du sans abri, Paris, Nathan, 1993.
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[41]
Pour les discussions sur le juste prix à l’époque moderne, voir Edward Palmer Thompson, « The moral Economy of the English Crowd in the 18th Century », Past and Present, n° 50, 1971, pp. 76-136 (republié dans Customs in Common, 1991, Londres, Merlin Press, coll. « Penguin Books », 1991). Pour l’économie médiévale, voir Jacques Le Goff, La bourse et la vie. Économie et religion au Moyen Âge, Paris, Hachette, 1986.
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[42]
Voir Alain Tarrius, Les Fourmis d’Europe, Paris, L’Harmattan, 1992.
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[43]
Pour une analyse des liens entre rites et institutions, voir François Héran, « L’institution démotivée. De Fustel de Coulanges à Durkheim et au-delà », Revue française de sociologie, vol. 28, n° 1, 1987, pp. 67-97.
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[44]
H. Sciardet, « Commerce, marchés, transactions : une approche ethnographique », Genèses, n° 25, 1996.
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[45]
Le processus est ici le même que celui décrit par Alain Boureau dans Correspondances, recueil édité par Roger Chartier : une fois le code épistolaire bien établi, un écart au code vient signifier la « spontanéité » des relations entre les correspondants. Pour une discussion sur ce point, voir F. Weber, « La lettre et les lettres : codes graphiques, compétences sociales. Des outils pour l’analyse des écritures ordinaires », Genèses, n° 18, 1995, pp. 152-165. Pour une discussion sur les liens entre « code » et « rite », voir Nicolas Mariot, « Le rite sans ses mythes : forme rituelle, temps et histoire », Genèses, n° 21, 1995, 148-162.
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[46]
Les juristes connaissent bien cette dimension rituelle de ce qu’ils nomment le « formalisme juridique ». Je remercie ici Xavier Lagarde pour les discussions que j’ai eues avec lui, qui m’ont permis de clarifier ce point.
1 De quels outils dispose l’ethnographe pour décrire les transactions ? Autrement dit, que reste-t-il de l’anthropologie économique une fois remise en cause l’opposition classique entre économies « primitives » et économie moderne [1] ? Dans le contexte actuel de recompositions disciplinaires (renaissance d’une sociologie économique, reconnaissance tardive d’une ethnographie des sociétés « modernes »), répondre à cette question permet d’apporter un certain nombre d’éclaircissements nécessaires au dialogue entre sociologie et économie, entamé sur plusieurs fronts [2], mais qui laisse généralement de côté la discipline anthropologique. On commencera par rappeler que la présence ou l’absence de monnaie dans un échange ne dit rien sur la nature de cet échange : distinction canonique en économie et en anthropologie, mais curieusement oubliée par des théoriciens de la « modernité » obnubilés par une prétendue modernité de l’argent. On insistera ensuite sur la spécificité de la description ethnographique : elle vise à restituer les différentes interprétations indigènes des événements observés par l’ethnographe, qui cherche à en tenir compte pour dépasser sa première interprétation ethnocentriste. Une fois posés ces deux préalables indispensables, on montrera que l’opposition entre « don » et « marché », à quoi se réduit souvent aujourd’hui la lecture de Marcel Mauss, n’est qu’un avatar de la pensée occidentale du Grand Partage. Enfin, quelques exemples ethnographiques pris dans des terrains français contemporains montreront comment une transaction peut recevoir de ses partenaires des sens différents, lorsque l’interprétation n’est pas fixée par un contexte rituel ou institutionnel. Les dispositifs matériels et mentaux qui séparent objectivement la transaction marchande de son contexte interpersonnel peuvent ainsi devenir l’un des objets de l’analyse : la distinction entre sociologie et anthropologie perd alors de sa pertinence tandis qu’apparaissent de nouvelles complémentarités entre économie et sociologie, sans doute différentes selon les objets de recherche.
« Donner la pièce » : transactions marchandes et relations personnelles
2Distinguons tout d’abord soigneusement l’argent (moyen de paiement) et le marché (système de formation des prix). On confond souvent transaction marchande et transaction monétaire, nature de la relation (marchande ou personnelle) et moyen de paiement (espèces ou « nature »). On sait pourtant, depuis Bronislaw Malinowski, que le troc n’est qu’une transaction marchande sans monnaie [3]. Inversement, voici un exemple de « transaction monétaire » (échange d’un bien ou d’un service contre une somme d’argent) qui, à l’évidence, n’est pas une transaction marchande. En 1984, Daniel Moreau, 39 ans, ouvrier à l’usine de M., vit seul. Sa sœur Joëlle, célibataire sans enfants, vit dans l’immeuble HLM d’en face ; elle est chômeuse de longue durée et héberge pour des périodes longues l’un ou l’autre de ses douze frères et sœurs. Daniel, plutôt que de recourir au pressing, donne son linge à laver à Joëlle ; en échange, il lui « paie » ce service 100 F chaque fois qu’il y a recours (soit quatre fois plus cher que s’il s’adressait à une blanchisserie). Il s’en explique : donner à Joëlle de l’argent sans motif (sans prétexte), ce serait la vexer ; il a trouvé ce subterfuge pour l’aider sans l’humilier. Tout le monde y trouve son compte. L’évaluation du contre-transfert est fonction des besoins de Joëlle, et non du prix du service marchand (environ 25 F), ou du coût de production du service domestique (moins de 10 F). Localement, ce que fait Daniel s’appelle « donner la pièce ».
3 Un tel exemple rappelle que, puisque le marché comme système fait dépendre le prix d’un bien de la rencontre entre l’offre et la demande de ce bien, a contrario, toute transaction dont le « prix » ne dépend pas d’une telle rencontre n’est pas une transaction marchande. On voudrait donc s’interroger ici sur les conditions sociales (liées à un moment historique ou à une conjonction d’événements singuliers) qui permettent la réalisation d’une « transaction marchande » entre deux individus. De l’exemple précédent, on retiendra qu’une transaction marchande présente deux caractéristiques : le bien échangé est évalué indépendamment de la relation entre les personnes qui l’échangent (cette évaluation préalable le rend comparable à d’autres biens de même nature, permettant ainsi d’effectuer une première mise en série) ; c’est une relation fermée et affectivement neutre où transfert et contre-transfert se superposent, en principe instantanément, et épuisent le sens de l’interaction [4]. Ces deux traits sont les deux faces d’une même mise entre parenthèses des caractéristiques personnelles des partenaires de l’échange. Le premier, en effet, renvoie à un travail d’abstraction, effectué en général par des intermédiaires spécialisés qui effectuent la mesure physique du bien « mis sur le marché » ou qui évaluent son prix. Le second renvoie à un travail de mise en scène de la transaction marchande comme telle, dans son immédiateté, isolée du courant ordinaire de la vie quotidienne. Ce travail de mise en scène peut être cérémoniel ou routinier, il peut engager une institution sous la forme d’un tiers (notaire, greffier…), d’un cadre matériel (magasin, boutique), de titres ou d’objets (chéquier, factures). Ainsi, la transaction marchande se distingue des transferts simples, sans contrepartie (la guerre, vol ou spoliation, et le don pur, dont le modèle est la donation religieuse) mais aussi des transferts doubles, mais non instantanés, connus sous le nom de « don et contre-don » ou « maussian gift », qui consistent en un enchaînement d’interactions qui seul donne son sens à l’interaction ponctuelle. De fait, l’exemple cité plus haut relève du double transfert (d’où l’expression « donner la pièce » et non payer) ; il fait intervenir une somme d’argent comme contre-transfert et, s’il mime l’instantanéité de la transaction marchande, pour autant ce n’est pas une transaction marchande.
4 Cette première description neutralise la question du « moyen de paiement », elle permet de penser séparément d’un côté la nature de la relation (neutralité affective de la transaction ponctuelle vs. relations personnelles, agressives ou amicales, hiérarchiques ou égalitaires) et de l’autre la présence de transferts monétaires dans la transaction. Elle permet donc de comprendre que certaines transactions non monétaires (le troc) sont marchandes et, inversement, que certaines transactions monétaires (dont notre exemple) ne sont pas marchandes, parce qu’elles interviennent dans un contexte de relations personnelles (par exemple, mais non seulement, la parenté) dont elles sont inséparables analytiquement. Enfin, elle conduit à se demander dans quelle mesure le prix observé lors d’une transaction dépend d’autres transactions comparables (d’où l’importance d’un appareil d’abstraction, qu’il s’agisse d’instruments de mesure, de corps spécialisés ou de dispositifs matériels et mentaux), et dans quelle mesure ce « prix » (ou contre-transfert) dépend des conditions singulières de cette transaction, c’est-à-dire du moment où celle-ci intervient dans l’histoire des relations entre ses partenaires. Dans le premier cas, la transaction doit son sens à sa place dans une série de transactions portant sur des biens « objectivement » comparables (un « marché »), dans le second, elle doit son sens à sa place dans la séquence des relations qui engagent les mêmes partenaires (relations personnelles de solidarité, de réciprocité ou de domination). On aperçoit ici la distinction fondamentale entre une analyse portant sur des objets – les individus partenaires de la transaction ne doivent leur existence analytique qu’à leur position par rapport à l’objet, qui les définit comme « offreur » ou « demandeur » – et une analyse portant sur des personnes – la chose transférée garde toujours la trace des relations personnelles dont elle fut le support.
5Plutôt que de considérer ces deux analyses comme contradictoires – on serait sommé de choisir, une fois pour toutes, entre une analyse des objets et une analyse des personnes – je plaiderai ici non pas pour une complémentarité molle mais pour une articulation systématique, qui tente de repérer à quels moments l’une ou l’autre rend le mieux compte des phénomènes observés, à quels moments l’une ou l’autre s’impose seule, à quels moments enfin il faut les convoquer toutes les deux pour éclairer les différentes facettes de l’événement étudié.
La description ethnographique : interprétations et malentendus
6 Anthropologie, sociologie ou ethnographie ? Un mot d’abord sur la position paradoxale de l’anthropologie. Son idéal proclamé, aujourd’hui contesté, est de proposer des modèles universels et de discuter de l’humanité tout entière, quels que soient les lieux et les moments ; son credo ethnographique le plus solide consiste à vouloir rendre compte des catégories indigènes, un peu comme l’histoire « vue d’en bas », et à chercher dans les expériences de terrain la trace des malentendus, ou des différences d’interprétation, entre l’observateur et l’indigène [5].
7Ces malentendus sont importants pour réfléchir sur le sens que donnent les hommes à leur comportement : ils surviennent tout autant dans la vie de tous les jours, entre partenaires d’une interaction, que dans l’interprétation « scientifique », proposée par des observateurs « professionnels », des actes de ceux qu’ils observent. On songe à l’exemple classique développé par Clifford Geertz : comment savoir en observant un clignement d’œil en dehors de son contexte, s’il s’agit d’un signe de complicité (clin d’œil) ou d’un tic de la paupière [6] ? J’en donnerai un autre exemple, pris dans le contexte d’une enquête ethnographique, pour montrer le risque de « surinterprétation » qui guette l’observateur lorsqu’il s’essaie à déduire sans contrôle la logique d’un comportement observé. Enquêtant, en 1988, dans des jardins ouvriers de la région parisienne, avec un ami artiste peintre, nous nous extasiions tous deux devant la couleur étonnante d’un banc, violet pailleté ; notre interlocuteur jardinier s’insurgea : « Quelle horreur ! Mais c’est une bombe de peinture que nous avons récupérée, sinon nous ne l’aurions jamais choisie de cette couleur ». Notre admiration de spectateurs naïfs avait échoué à imaginer les contraintes de la récupération dont sont tributaires les aménagements collectifs d’espaces appropriés sans titre.
8 Sans renier l’horizon théorique, anthropologique et sociologique, de mon travail – car l’ethnographie ne vaudrait pas une heure de peine si elle n’ouvrait sur une meilleure intelligibilité des comportements humains et des processus sociaux – j’insisterai sur son versant le plus ethnographique : comment découvrir les catégories de description les plus efficaces, qui tiennent compte à la fois de ce que font les indigènes et de la signification, à leurs propres yeux, de ce qu’ils font ? Pour atteindre cette signification, il est indispensable de restituer les « catégories indigènes » de perception et de classification, dans leur diversité parfois conflictuelle, et de ne pas leur substituer sans le savoir des catégories forgées ailleurs. Ainsi, Daniel a « donné la pièce » à sa sœur en échange du lavage du linge, il ne lui a pas « payé » ce lavage. Les catégories « indigènes » restituées par l’ethnographe ressemblent fort aux catégories contemporaines de l’événement restituées par l’historien : leur altérité par rapport à celles de l’observateur n’a rien d’essentiel ni de postulé, elle est opératoire. C’est la distance historique ou ethnographique qui, en les dé-naturalisant, les rend discernables. Anachronismes et ethnocentrismes, à condition d’être explicités par l’observateur, ne sont pas seulement un obstacle à surmonter ou un piège à éviter : ils permettent de s’étonner, ils sont véritablement des ressorts d’intelligibilité.
9 Force est de constater, contrairement au renouveau de la sociologie économique, la faiblesse actuelle de l’anthropologie économique, liée à la crise des modèles universels d’explication, qu’il s’agisse de l’anthropologie marxiste ou de l’anthropologie structuraliste. La première s’intéressait en priorité aux faits économiques : ses représentants français, très actifs dans les années 1970, ont à peu près cessé de produire [7], à moins qu’ils n’aient cessé, en même temps, d’être marxistes et de s’intéresser à l’économie [8] ; la seconde délaissait l’économie sans pour autant s’y affronter. J’appartiens personnellement à un courant « critique » peu représenté en France, proche d’un marxisme hétérodoxe et de la première sociologie de Pierre Bourdieu, plus présent dans le monde anglo-saxon, où l’anthropologie sociale s’est fortement développée à partir de l’ethnographie de terrain et où l’histoire sociale marxiste a connu plusieurs décennies particulièrement fécondes [9]. En France, le débat autour de l’interprétation des faits économiques s’est déplacé depuis les années 1970 : à cette époque, les économistes marxistes s’opposaient aux économistes libéraux et convoquaient l’histoire et l’ethnographie de terrain contre le récit mythique des origines, nonchalamment évoqué par les seconds. Le débat oppose désormais au réductionnisme des économistes, presque tous convertis à la théorie standard, une sorte d’anti- économisme prôné par des philosophes qui, sans grande passion pour les données empiriques, relisent M. Mauss à la lumière d’Aristote et se réclament volontiers de l’anthropologie [10]. Pourtant, au-delà de ces « débats d’idées » qui tournent au conflit de disciplines, une partie des économistes de la jeune génération témoigne d’un fort intérêt pour les données empiriques, ce qui les oblige à réfléchir sur la complexité des réalités sociales, et un grand nombre de travaux empiriques sont aujourd’hui en cours, qu’ils relèvent de l’« anthropologie économique » – le courant marxiste n’a pas disparu partout et un courant féministe s’est affirmé aux États-Unis – ou de la « sociologie économique » [11]. Ce renouveau prometteur risque pourtant d’être entravé par un certain nombre de confusions terminologiques et conceptuelles ou de méconnaissances disciplinaires. C’est dans ce contexte que je souhaite proposer quelques remarques d’ethnographe en les rattachant à la littérature anthropologique la plus classique, autour des concepts de don, de marché et d’échange [12].
Le Grand Partage : un ethnocentrisme critiqué
10Pour l’anthropologie et l’histoire économiques se réclamant de Karl Polanyi, la terre et le travail sont les deux figures d’une extension scandaleuse de la marchandise. Si les objets fabriqués pour être vendus peuvent légitimement être traités comme des marchandises, ni la terre ni le travail, pour des raisons différentes d’ailleurs, ne peuvent faire l’objet d’échanges marchands sans un véritable coup de force, réalisé par une « économie de marché », que K. Polanyi décrit comme une utopie négative, violente et destructrice, qui, entre autres, « sépare la terre de l’homme et organise la société de manière à satisfaire les exigences d’un marché de l’immobilier [13] ».
11 La tonalité rousseauiste des premières lignes de son chapitre xv, intitulé « Le marché et la nature », est tout à fait remarquable : « Ce que nous appelons la terre est un élément de la nature qui est inextricablement entrelacé avec les institutions de l’homme. La plus étrange de toutes les entreprises de nos ancêtres a peut-être été de l’isoler et d’en former un marché. Traditionnellement, la main-d’œuvre et la terre ne sont pas séparées ; la main-d’œuvre fait partie de la vie, la terre demeure une partie de la nature, la vie et la nature forment un tout qui s’articule. La terre est ainsi liée aux organisations fondées sur la famille, le voisinage, le métier et la croyance – avec la tribu et le temple, le village, la guilde et l’église… ».
12 La transformation violente de la terre en marchandise s’est effectuée, toujours si l’on suit K. Polanyi, en trois étapes : « la commercialisation du sol, mobilisant le revenu féodal de la terre » ; « la production forcée de nourriture […] pour répondre aux besoins d’une population industrielle […] nationale » ; enfin, « l’extension de ce système de production de surplus aux […] territoires colonisés [14] ». Une telle vision de l’histoire en marche vers le capitalisme – commercialisation de la terre, production de surplus agricoles, colonisation agricole – a servi de cadre de pensée à de nombreux travaux, anthropologiques et historiques. On y trouve une combinaison caractéristique entre une forme d’évolutionnisme anthropologique (autrefois terre et travail, vie et nature, non séparées, étaient exclues du marché) et une humeur anti-capitaliste, combinaison qui a fait de l’ouvrage de K. Polanyi l’une des formulations les plus influentes de la théorie du Grand Partage. Le monde se sépare entre des « primitifs » définis à la fois par l’absence des principales caractéristiques des sociétés modernes (État, marché) et par leur proximité avec un état de nature (fusion avec la nature, prédominance de liens du sang) et les « civilisés » (que cette civilisation soit positive ou négative). Le colonialisme met face à face ces primitifs et ces civilisés tandis que l’histoire de l’Occident est l’histoire du passage par étapes de la « non-modernité » à la « modernité ». Pour revenir à la question de la terre, c’est quand la fusion originelle entre l’homme et la nature fut rompue qu’apparurent la propriété de la terre et le marché de la terre.
13 Ce Grand Partage entre primitifs et civilisés a longtemps été un des fondements de la discipline anthropologique, à qui étaient justement dévolues l’étude de ces primitifs ou « non modernes », puis l’étude de leur contact avec la civilisation. Depuis quelques décennies déjà, du moins dans le monde anglo-saxon, cet « occidentalisme » de la discipline a été vigoureusement combattu [15]. Une telle critique de l’ethnocentrisme au cœur de l’anthropologie classique est relayée, en France, par une critique analogue de l’ethnocentrisme au cœur de la sociologie des cultures populaires, sociologie elle-même marquée par une transposition des problématiques anthropologiques : Claude Grignon et Jean-Claude Passeron renvoient ainsi dos à dos l’ethnocentrisme négatif (ou misérabilisme) et l’ethnocentrisme positif (ou populisme) : leurs critiques sont transposées de l’anthropologie et peut-être transposables à l’histoire [16]. En effet, qu’il s’agisse des peuples primitifs, des classes populaires ou des sociétés passées, les définir négativement (position misérabiliste) par ce qui leur manque (la civilisation ou la modernité) ou positivement (position populiste) par ce à quoi ils échappent (le capitalisme, l’économie de marché), faire preuve à leur égard de mépris ou de condescendance apitoyée (misérabilisme) ou d’une admiration projective (populisme), c’est toujours manquer l’analyse de la relation entre le savant observateur et les hommes observés [17]. Une telle critique des dérives ethnocentristes, extrêmement efficace pour débusquer les présupposés inconscients des sociologues observant le peuple, des anthropologues observant les primitifs, voire des historiens observant les hommes du passé, ne saurait pourtant négliger le fait que le dépaysement – source d’ethnocentrismes ou d’anachronismes – est aussi un des moteurs comparatistes de la connaissance.
14Aussi ne s’agit-il pas d’éviter les différentes formes d’ethnocentrisme ou d’anachronisme, négatives (définition de l’autre par le manque) ou positives (définition de l’autre par l’inaccessible), mais bien de les combattre c’est-à-dire de les expliciter. C’est ce à quoi s’emploient aujourd’hui l’histoire de l’anthropologie mais aussi l’histoire du colonialisme qui cherchent toutes deux à resituer les « savoirs anthropologiques » dans l’histoire de la colonisation [18] ; c’est aussi à quoi renvoie l’émergence d’une histoire « non occidentale » en Australie ou en Inde, par exemple ; rien n’interdit de transposer à l’histoire occidentale elle-même cette attitude – expliciter les manifestations d’ethnocentrisme pour les combattre, intégrer les objectifs de l’historien dans l’étude historiographique [19].
Le don contre le marché ? Quelques lectures de M. Mauss
15 L’anthropologie classique, lorsqu’elle s’intéresse à l’économie, ne se contente pas d’offrir, avec la tradition marxiste, une théorie de la marchandise et de la marchandisation, du partage entre économies primitives et économie de marché, du passage des économies pré-capitalistes à l’économie capitaliste. Elle offre aussi, disponible pour de nombreuses réinterprétations, une théorie du don ou plus exactement une théorie de l’opposition entre don et marché [20].
16L’immense littérature anthropologique sur le don qui s’est développée depuis M. Mauss et à partir de M. Mauss, s’enracine dans cette opposition, plus ou moins explicite, entre le don et le marché. L’école française dite « mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales » (ou MAUSS), réunie autour de Jacques T. Godbout et Alain Caillé [21], représente sans doute la forme la plus aboutie de cette opposition puisqu’elle se réclame d’un « paradigme du don », opposable à la fois à l’économie de marché et à la théorie standard de la discipline économique contemporaine. La quasi-disparition de l’anthropologie économique d’inspiration marxiste, et surtout de ses partenaires économistes, a en effet laissé le champ libre à un « anthropologisme » qui s’oppose à l’économisme [22], et qui prône non seulement l’analyse mais l’avènement de relations sociales « non économiques » et « non marchandes ».
17 Ce paradigme du don comme solution alternative au marché se réclame, en partie à juste titre, des travaux de M. Mauss. En effet, M. Mauss s’est lui aussi intéressé au don comme à une solution alternative au marché. Son livre ne se contente pas d’appréhender le don comme le passé de la société marchande, qu’il s’agisse de sociétés « primitives » ou du « droit ancien », germanique ou romain. Il en décèle des « survivances » dans nos sociétés modernes et, surtout, il y cherche un modèle alternatif pour l’avenir de la société marchande. En effet, l’Essai sur le Don, publié en 1924-1925, est indissociable de son contexte politique et des positions politiques de son auteur. M. Mauss fut un socialiste opposé à la révolution bolcheviste et, comme K. Polanyi, vingt ans plus tard (en 1944), il chercha, après 1917, une « troisième voie », ni capitaliste ni bolcheviste, qui permette de corriger les effets sociaux catastrophiques de l’économie capitaliste. C’est dans l’Essai sur le Don que cette recherche est la plus aboutie : les diverses formes de l’échange non marchand, pré-capitaliste ou non économique, offrent un répertoire de modèles mais aussi permettent de prévenir un certain nombre des risques qui sont attachés à ces différents modèles. Dans cette période où s’élaborait en quêtes parallèles ce qui deviendra l’État Providence et la Sécurité sociale, M. Mauss a analysé des phénomènes anciens ou exotiques pour repérer ce qu’il fallait éviter : en particulier, les régressions vers la guerre (« pour commencer, il fallut d’abord savoir poser les lances [23] ») et vers la charité (« la charité est encore [aujourd’hui] blessante pour celui qui l’accepte et tout l’effort de notre morale tend à supprimer le patronage inconscient et injurieux du riche “aumônier” [24] »). L’analyse des formes primitives et exotiques du don est apparue à M. Mauss comme un préalable pour une transformation politique de l’ancienne philanthropie privée en une redistribution nationale, démocratique, qui puisse corriger l’échec social du capitalisme et éviter les solutions extrêmes qu’il observait ou qu’il pressentait : « C’est en posant la volonté de paix contre de brusques folies de ce genre [M. Mauss vient d’évoquer comment une tribu mélanésienne a pu passer, en groupe et d’un coup, de la fête à la bataille] que les peuples réussissent à substituer l’alliance, le don et le commerce à la guerre et à l’isolement et à la stagnation [25]. » On ne peut oublier, à l’évocation de la table ronde des chevaliers du roi Arthur qui clôt l’ouvrage, la récente Société des Nations et les menaces guerrières de cet entre-deux-guerres.
18 Éviter le don « de haut en bas », lui substituer la redistribution « dans le respect mutuel et la générosité réciproque », en d’autres termes inventer une forme de don égalitaire ou encore de société où l’égalité serait à la fois un résultat économique et une condition politique, voilà l’utopie positive à laquelle M. Mauss s’est attaché. Mais il faut remarquer que son analyse l’a conduit à mettre l’accent sur ce qui distingue ce « don égalitaire » du « don injurieux » (la charité) et du « don agonistique » (le potlatch), et inversement sur ce qui rapproche ce « don égalitaire » du « doux commerce ». L’importance de ces distinctions et de ces rapprochements contredit la lecture du don comme anti-marché proposé par le MAUSS. À l’appui de nos remarques, rappelons que les anglo-saxons distinguent le « maussian gift » (don/contre-don, qu’il soit égalitaire ou agonistique) du « pure gift » (don sans contre-don, à connotations religieuses), et que les trois lectures françaises de M. Mauss les plus classiques mettent chacune l’accent sur l’une des dimensions distinguées par M. Mauss : Claude Lefort, sur les aspects agonistiques du potlatch [26] ; Claude Lévi-Strauss, sur la réciprocité, ce qui fait de l’échange rituel un analogue, sans monnaie ni finalité autre que symbolique, de l’échange économique [27] ; P. Bourdieu, sur la durée qui sépare le don du contre-don et qui fait du don initial l’acte fondateur d’une dette morale, au principe de la domination personnelle [28]. Il faut rapporter cette hétérogénéité du don, lisible jusque dans la diversité des lectures de M. Mauss, à la place respective des partenaires du transfert ou de la transaction : M. Mauss cherchait à éviter l’aumône (don hiérarchique) et la guerre (don agonistique entre rivaux, ou potlatch, destiné à établir une hiérarchie) ; il prônait comme une utopie à construire un don égalitaire, modèle de redistribution, destiné à rétablir une égalité perdue [29].
19Si nous retenons de C. Lefort la dimension agonistique du potlatch (qui représente pour M. Mauss la menace de la guerre), si nous retenons de C. Lévi-Strauss la réciprocité comme horizon commun de l’échange rituel et de l’échange marchand (puisque le contre-don est destiné à rétablir l’égalité compromise par le don), si nous retenons enfin de P. Bourdieu l’écart entre un transfert et son contre-transfert, écart qui fonde la « dette » et inaugure une domination personnelle, nous pouvons tenter de classer différents types de « don », ou plus exactement de transferts et de transactions. Une telle entreprise nous aide à échapper définitivement au modèle du don (lequel ?) comme paradigme à opposer au marché.
20 - Si l’écart est nul, on se trouve soit devant une opération marchande instantanée [30] où le contre-transfert neutralise immédiatement la « dette », c’est-à-dire la capacité différenciatrice potentiellement inscrite dans le premier transfert ; soit devant un échange rituel instantané qui ne produit rien d’autre que du lien social (échange de politesses sans lendemain entre inconnus évoqué par C. Lévi-Strauss, « small talk » analysé par Erving Goffman). Dans les deux cas, l’interaction est ponctuelle, sans durée, sans passé ni avenir ; les partenaires et les objets de l’échange sont interchangeables.
21- Si l’écart est infini, c’est-à-dire si le contre-transfert est techniquement impossible, l’un des partenaires étant dans un au-delà religieux (Dieu, un mort) ou laïc (l’État ou la collectivité anonyme), on est devant ce que les anthropologues anglo-saxons appellent le don pur (don à Dieu, mécénat anonyme) et les économistes un transfert (qu’il s’agisse de don, d’héritage ou de redistribution).
22- En revanche, si l’écart existe entre transfert et contre-transfert, on est devant les différentes formes du don et contre don (ou « maussian gift »), séparés par le temps de la « dette » au sens de P. Bourdieu : hiérarchie et humiliation (aumône), rivalité et guerre (potlatch), égalité et alliance (kula). Il faut alors tenir compte dans l’analyse de toute l’épaisseur des liens interpersonnels qui sortent renforcés de ce voyage des choses entre des personnes. Car il ne s’agit plus d’une interaction ponctuelle (comme le premier cas) ni d’une interaction incomplète (comme dans le second cas, où l’un des partenaires est littéralement invisible), mais d’une suite d’interactions entre des personnes reliées les unes aux autres par les souvenirs de ces interactions passées que sont les choses transférées [31].
Le marché, mise en série de transactions marchandes
23 Le don ne peut donc en aucun cas constituer un paradigme unifié et l’essai de M. Mauss est lui-même une contribution à l’analyse de cette hétérogénéité. Mieux vaut lui substituer la notion d’écart entre deux interactions : écart nul, infini ou observable – on observe alors non une interaction mais une séquence de deux (ou plusieurs) interactions. Qu’en est-il du « marché » ? Au-delà de la polysémie du mot, il recouvre des acceptions scientifiques diverses. S’agit-il d’une place de marché, espace des transactions ? C’est ce qu’étudient sociologues, ethnologues et historiens des foires et des marchés [32]. S’agit-il d’un contrat ponctuel, comme dans l’expression « faire un marché avec quelqu’un » ? C’est ce qu’étudie la théorie dite « des contrats », utilisée par exemple en économie du travail. S’agit-il de la rencontre théorique, ou réalisée, entre une « offre » et une « demande » ? C’est la base, sans cesse spécifiée et complexifiée, de la théorie économique standard. S’agit-il de l’économie de marché dans toute son ampleur ? C’est ce que prétendent les théoriciens de l’économie [33]. Pour lever l’ambiguïté, il peut être utile de substituer provisoirement à la notion de marché la notion de transaction marchande, qui correspond à la situation d’écart nul entre deux interactions : la transaction marchande en effet, tout comme l’échange rituel de verres de vin décrit par C. Lévi-Strauss, consiste à échanger deux objets strictement équivalents, ou plutôt un objet contre son équivalent (monétaire ou, dans le cas du troc ou du paiement en nature, matériel). Cette définition rend la transaction observable et permet de l’isoler comme unité d’observation pour se demander ensuite avec quoi il faut la mettre en série : avec d’autres transactions marchandes portant sur le même bien (c’est ce que font les économistes qui étudient la formation des prix) ou avec l’ensemble des interactions entre mêmes partenaires dont elle avait été préalablement extraite (l’économie tient compte de ces séquences à l’aide du concept de « coût de transaction ») ?
24 Parce que les partenaires acceptent l’équivalence entre les deux objets échangés et parce que les deux interactions (transfert de l’objet, contre-transfert de son paiement) n’en font qu’une, la transaction marchande porte sur des objets en principe interchangeables (puisque leur équivalence est reconnue) [34] et intervient entre des individus en principe interchangeables (le même prix quel que soit le client). Elle laisse donc de côté tout élément personnel, qu’elle neutralise, abolit ou met entre parenthèses. La notion de transaction permet d’analyser des séquences de transactions marchandes (par exemple les chaînes d’intermédiation commerciale). Elle autorise à s’interroger non seulement sur le marché comme ensemble théorique, parfois réalisé [35], des transactions marchandes portant sur le même bien, mais aussi sur le commerce comme suite de transactions contextualisées. Enfin, en mettant l’accent sur l’équivalence reconnue entre deux objets (un objet et son « prix »), cette notion conduit à s’intéresser aux différentes conditions de cette reconnaissance : le développement de la mesure, certes, qui rend les objets comparables [36] ; celui de la comptabilité [37] ; l’émergence de différentes techniques rituelles de mise entre parenthèses des relations interpersonnelles ; la multiplication, enfin, d’intermédiaires professionnels ou de dispositifs matériels, aptes à garantir cet accord sur l’équivalence. Considérer la formation d’un prix non pas comme le résultat de modèles théoriques (ce que fait l’économie) mais comme le résultat de processus sociaux observables (qui entraînent la croyance en l’équivalence des objets) permet de s’interroger à la fois sur les techniques qui établissent l’équivalence et sur les discussions, voire les conflits [38], autour de cette équivalence : la notion de juste prix, incompréhensible pour les économistes aujourd’hui, est justement un de ces concepts indigènes les plus importants en matière de fixation du prix.
25 Une grande partie des incompréhensions entre économistes et sociologues ou historiens de l’économie serait levée, me semble-t-il, si l’on voulait bien admettre que la ou les « théories économiques » – de ce point de vue l’analyse marxiste ne diffère pas de l’analyse marginaliste – sont des modèles extérieurs à la réalité observée, à laquelle ils doivent être confrontés, tandis que les analyses historiques et sociologiques cherchent à rendre compte au plus près non seulement des pratiques (ou des comportements) des acteurs (ou des agents), mais aussi des discours et des représentations auxquels renvoient ces pratiques ou, pour parler comme les ethnographes, des catégories indigènes de pensée et de perception du monde (les fameuses classifications ou « représentations collectives » d’Émile Durkheim et de M. Mauss). Les deux démarches pourraient converger plutôt que s’affronter si l’on voulait bien reconnaître leur radicale hétérogénéité épistémologique ou plus exactement l’inversion des rapports entre empirie et théorie, entre observation et modèle [39]. Les économistes confrontent aux prix observés les prédictions d’un modèle théorique de formation des prix (le modèle du prix d’équilibre comme rencontre entre offre et demande, ou tout autre modèle). Aujourd’hui, les historiens comme les ethnographes, en empiristes irréductibles [40], observent moins les prix que les pratiques objectives (objectivées) de leur fixation ou de leur établissement. La différence de terminologie est ici significative : la formation des prix renvoie à un mécanisme sans auteur (la main invisible), la fixation des prix renvoie à une institution. Mais les prix sont rarement fixés par décret (ce n’est le cas que pour les « prix fixés » et pour les tarifs) ; à l’historien ou à l’ethnographe d’observer les modalités concrètes de la reconnaissance de l’équivalence entre un objet vendu et son prix, entre un service rendu et son prix [41].
26 Une telle reconnaissance ne s’effectue pas forcément sous la modalité de l’accord et du compromis mais à travers des conflits et des rapports de force : la relation marchande occupe une voie étroite entre la guerre et l’alliance interpersonnelle. Si les réseaux commerciaux sont aujourd’hui bien décrits comme des réseaux d’alliances [42], une anecdote donnera une idée du travail de pacification des relations que doivent effectuer, en partie contre eux-mêmes, les commerçants face à leurs clients. La scène se passe à Clamecy (Nièvre), en 1910. Elle est racontée en 1970 dans un ouvrage de souvenirs publié par le fils d’une de ses héroïnes. Les paysans d’Asquins, un village morvandiau, après avoir exporté leurs produits vers Paris, tentèrent de se spécialiser dans la cerise. En saison, ils allaient eux-mêmes vendre leur production sur le marché de Clamecy, à quarante kilomètres de là. Un jour, exaspéré par leurs difficultés à écouler leur production, un de ces commerçants d’occasion apostrophe une bourgeoise qui hésite devant son étal, l’injurie (« Alors, tu vas me les acheter, mes cerises, vieille peau ? ») et lui envoie des poignées de cerises à la tête.
Conflit d’interprétation : transfert d’un terrain entre jardiniers sans titre
27Raisonnons à présent sur des transactions sans cadre juridique où apparaît un conflit d’interprétation qui porte sur la description même du premier « transfert » : lequel des deux partenaires « doit » quelque chose à l’autre ? On attend de ces exemples la mise en évidence des conditions nécessaires pour qu’une transaction ait lieu sans heurts ni conflits : accord sur la nature du bien échangé, accord sur la relation entre les deux partenaires, tous deux inscrits dans des cadres matériels (et institutionnels) qui font justement défaut dans les cas analysés.
28 La scène se passe dans un vieux lotissement de jardins ouvriers. Au décès d’un jardinier, c’est l’Association qui désigne un nouveau titulaire de la parcelle. En effet, les jardiniers ne sont ni propriétaires ni locataires du terrain, mais « adhérents » de l’Association. Le règlement intérieur précise les conditions d’usage des parcelles (mise en culture, loisirs familiaux), parcelles qui sont l’objet d’appropriations pratiques intenses et largement tolérées. Au moment du transfert du jardin entre un jardinier sortant, qui restitue la parcelle à l’Association, et un jardinier entrant, à qui l’Association en attribue une, celle-ci est rarement « vidée » de tous les objets accumulés par le sortant. De plus, la cabane, élément essentiel pour la culture du jardin comme pour ses usages « résidentiels », est construite ou aménagée par chaque jardinier qui y investit des objets et du temps, sans en être pourtant propriétaire. Il n’y a donc pas à proprement parler « transfert » de droits du sortant à l’entrant mais restitution du terrain à l’Association par le sortant et attribution du terrain à l’entrant par l’Association. Les associations sont d’ailleurs très désireuses d’éviter tout « arrangement » direct à propos de l’usage d’une parcelle, tandis que les jardiniers se considèrent volontiers comme titulaires de « droits » sur leur parcelle, qu’ils prêtent et partagent souvent à leur guise. Les décès ou les divorces, cependant, sont l’occasion d’une reprise en main par l’Association : si les parcelles sont officiellement à usage familial, leurs « tenanciers » effectifs sont, en général, les hommes. Ainsi, après son divorce, la femme d’un jardinier a gardé sa parcelle dorénavant cultivée par son second compagnon ; l’Association a sommé les intéressés de déposer une nouvelle demande de jardin et a considéré que le nouveau jardinier avait indûment pris la place d’un autre, inscrit sur la liste d’attente.
29 La scène se passe donc en 1990, lors d’un transfert de jardin après décès. La veuve du jardinier sortant a réclamé au jardinier entrant une « reprise » pour les objets et les aménagements laissés par son mari dans la parcelle. L’entrant a refusé avec indignation : elle aurait dû, bien au contraire, lui payer un dédommagement pour tous ces déchets qui encombrent sa parcelle et dont il va falloir se débarrasser ! Si l’Association interdit toute relation directe entre sortant et entrant, c’est a fortiori le cas pour tout transfert monétaire. Dans ce cas précis, elle pourrait, en toute rigueur, soutenir la demande de l’entrant et exiger de la veuve une amende pour non respect du règlement (tenir sa parcelle propre) ; elle devrait également faire débarrasser la parcelle. De fait, il ne se passera rien. Trois acteurs (le sortant, ici sa veuve ; l’entrant ; l’Association), trois interprétations. Il est significatif que, dans l’anecdote telle que me la raconte l’entrant deux mois plus tard, l’Association n’apparaisse pas. J’ai dû restituer son interprétation à partir du règlement et de conflits analogues.
30La divergence d’interprétation ne porte pas sur le montant du contre-transfert mais sur la nature même du transfert et sur sa direction : qui a transféré quoi à l’autre ? Qui, en conséquence, « doit » un contre-transfert ? S’agit-il d’une « mise à disposition » temporaire par l’Association, seule interprétation juridiquement valide, puisque la seule à tenir compte du règlement de l’Association ? On est alors en présence de deux « transactions », ou contrats, distinctes et complètes : la première lie le sortant à l’Association (adhésion individuelle contre mise à disposition du terrain), la seconde lie, selon les mêmes termes, l’entrant à l’Association. Cette mise à disposition peut elle-même être l’objet d’interprétations concurrentes : qu’elle soit « gratuite », c’est-à-dire qu’il n’y ait pas de cotisation à payer, et le risque existe qu’elle soit considérée comme une « aumône » ; que les adhérents paient une cotisation (dont le montant, aujourd’hui très élevé dans certaines associations, laisse penser aux jardiniers qu’il s’agit d’un « loyer »), et les voilà collectivement impliqués dans la vie de l’Association.
31 S’agit-il du transfert, par le sortant au bénéfice de l’entrant, de la cabane aménagée et des objets laissés dans le jardin ? C’est l’interprétation de la veuve, qui justifie ainsi sa demande de « reprise ». S’agit-il d’un service (nettoyer le jardin) qu’aurait dû effectuer le sortant au bénéfice de l’entrant ? C’est l’interprétation de ce dernier, qui justifie ainsi sa demande de « dédommagement ». La formulation de ces deux exigences (reprise et dédommagement) et l’absence de référence à l’Association montre qu’entrant et sortant se considèrent tous deux comme des « locataires » : mais le sortant, ou plutôt sa veuve, considère le jardin comme un instrument de travail (une reprise est de rigueur dans les exploitations agricoles et les petits commerces, qu’il s’agisse de droit au bail, de patente ou de soulte, ou de la reprise d’un capital d’exploitation), tandis que l’entrant considère plutôt le jardin comme un logement (le locataire précédent est censé rendre au propriétaire un logement vide et propre). Quant aux objets laissés dans la parcelle, accumulés par le sortant tout au long d’une carrière de récupération, ils sont pour la veuve comme un capital d’exploitation, réutilisable, tandis qu’ils sont pour l’entrant un « petit tas de choses personnelles », transformées en immondices par la disparition de leur collectionneur.
32Cet exemple présente l’intérêt de mettre en scène un conflit entièrement dû à la faiblesse des cadres juridiques du transfert, conflit sans conséquence pour les deux partenaires, qui n’entretiennent aucune relation personnelle. Compliquons à présent le tableau en évoquant un cas, beaucoup moins spécifique, où la divergence d’interprétation s’inscrit dans d’intenses relations personnelles.
Divergences d’interprétation dans la parenté
33 Notre prochain exemple portera également sur une divergence d’interprétation concernant la nature et la direction du transfert. Qu’est-ce qui est transféré (ou offert) et, en conséquence, à qui l’autre est-il redevable et de quoi ? Contrairement au précédent, impensable en dehors du contexte spécifique des jardins ouvriers et de leurs bizarreries juridiques, celui-ci est d’une redoutable banalité. Nous sommes à M. en 1996. Pierre B., quarante ans, un enseignant célibataire, vient de faire construire un pavillon sur une parcelle rachetée à un parent éloigné. Son père, Fernand, soixante-cinq ans, est un ouvrier qualifié à la retraite. Il vit seul avec son épouse dans un autre pavillon dont il est propriétaire. Père et fils sont d’excellents jardiniers, le père plus tourné vers le potager, le fils, qui dispose d’un terrain plus grand, vers le jardin d’ornement, sans négliger le potager pour autant. À la fin des travaux de construction, le père cultive, sur une partie du terrain de son fils, pommes de terre et framboisiers. Fatigué, il ne les entretient pas aussi bien qu’il le faudrait. Je reçois les confidences des deux. Pierre ronchonne : je prête mon terrain à mon père, je lui rends service, il ne s’occupe même pas de ses plantations. Fernand, à qui cette critique reste cachée, considère qu’il en fait bien assez pour son fils : s’il a planté des pommes de terre, c’est pour lui « nettoyer son terrain », il s’occupe de ces plantations provisoires non pas pour les produits qu’il y cultive mais pour décharger Pierre d’une partie de son travail d’entretien sur un jardin grand et encore mal organisé.
34 L’affaire n’entraîne aucun conflit ouvert puisque aucun des protagonistes n’est au courant que leurs interprétations divergent. Simplement, Pierre considère qu’il rend service à son père en lui prêtant du terrain, Fernand considère qu’il rend service à son fils en lui cultivant du terrain. Prêt d’espace, don de travail. Précisons que pommes de terre et framboises sont cueillies et cuisinées par la mère et partagées entre les deux ménages et leurs proches. Comme souvent dans la parenté, cet échange précis n’est qu’un maillon dans une chaîne incessante de biens offerts et de services rendus, chaîne qui tisse une relation personnelle fortement chargée affectivement, faite de soucis, d’affection et de rancœurs, de récriminations et de gratitude.
35On pourrait donner cent exemples analogues, où le malentendu ne parvient jamais à la conscience des partenaires. Pour donner une idée des risques liés à son explicitation, voici un autre exemple de malentendu, de plus grande ampleur et qui, lui, porta plus à conséquence. En 1978, lors de ma première enquête de terrain effectuée avec un ami ethnologue, Ali Sayad, nous fûmes tous deux reçus par le maire du village de C. pour un long entretien. Le maire me raconta son départ de la ferme de ses parents, dans les années 1950 : la ferme était spécialisée dans l’élevage laitier, une partie du travail aurait dû reposer sur son épouse, institutrice, inapte au métier d’agricultrice. Pendant le même temps, Ali Sayad recueillait le récit de l’épouse sur la même période : son mari avait deux frères, auxquels il avait fallu laisser la place. Les deux récits se terminaient de la même façon : le mari était entré à l’usine comme ouvrier et, aidé par son épouse, y avait fait une belle carrière (il y était contremaître au moment de l’entretien).
36 Je restituai ces deux récits divergents dans mon mémoire de maîtrise dont je passai un exemplaire, par politesse, au maire. Je reçus quelque temps plus tard une convocation du directeur du département où j’avais passé ma maîtrise : le maire et son épouse s’étaient plaints. Le directeur me blâma d’avoir fait lire mon manuscrit. On me dit au village que j’avais déclenché une scène de ménage : jamais mari et femme n’avaient parlé de leurs divergences d’interprétation à propos d’un événement aussi important de leur biographie commune, l’entrée du mari à l’usine.
Les formes de l’échange : fixer l’interprétation
37Dans ces deux cas, si un contrat avait pu stipuler la nature du transfert, du service ou du sacrifice, les divergences d’interprétation seraient apparues dès l’étape de sa rédaction et, selon toute probabilité, aucun des partenaires ne se serait engagé dans des actes dont la signification aurait été soudain inscrite « noir sur blanc ». Mon travail en cours sur les procès dans la parenté me laisse en effet penser que l’acte le plus douloureux et le moins pardonnable dans une relation conflictuelle est moins ce qui a été fait que le récit qu’on en fait pour l’avocat et le juge. De même, la confrontation avec les institutions (décès, enterrements, héritages) est souvent l’occasion de conflits entre proches : faut-il interpréter ces conflits comme la révélation d’une « vérité » des relations personnelles antérieures ou, au contraire, comme une levée brutale des malentendus qui permettaient précédemment à la relation personnelle de durer ?
38 Revenons à présent sur ce qui distingue la transaction marchande du flux des interactions qui constituent la trame des relations personnelles : la transaction marchande est le résultat d’un processus qui fait abstraction des relations personnelles entre partenaires de la transaction, qui permet, de ce fait, d’isoler un bien (ou un acte) et son prix pour les constituer en série. Comment rendre compte de l’efficacité d’un tel processus ? C’est ici qu’interviennent les institutions et les différentes modalités du rite comme techniques de transformation des relations sociales [43]. La transaction marchande est instituée comme une véritable parenthèse dans la vie sociale habituelle : se déplacer loin des lieux de rencontres quotidiens, se trouver dans un espace clos en présence de spécialistes, couler le contrat dans des formes préétablies et le rendre solennel, autant de techniques rituelles qui assurent la rupture entre le monde de la transaction marchande et le monde des interactions personnelles. Pour autant, l’analyse des transactions peut-elle dans tous les cas être abstraite des relations personnelles ? Dans quels cas l’histoire des relations entre les partenaires joue-t-elle un rôle dans l’établissement ou le dénouement de la transaction, dans l’établissement de la contrepartie monétaire, dans la nature du bien échangé ? Dans quels cas au contraire la transaction est-elle déchargée de toute signification personnelle ? En particulier, lorsqu’elle intervient entre proches, dans quelles conditions sont-ils amenés à passer par une forme marchande de transaction ? Cette transaction, cette parenthèse dans leurs relations, a-t-elle ou non un impact sur ces relations ? Sanctionne-t-elle un échec dans les relations précédentes (cas de conflits familiaux réglés par une transaction) ? N’y a-t-il pas des transactions marchandes qui, à l’inverse, inaugurent des relations nouvelles (étrangers devenant des alliés ou des dépendants, par exemple) ?
39 Les travaux ethnographiques sur les places de marché insistent tous, à juste titre, sur les dimensions rituelles de la rupture entre les transactions marchandes et les interactions ordinaires. Le monde du marché doit être, fût-ce discrètement, séparé du monde où nous vivons. Michèle de la Pradelle insiste sur la « mise en scène » constitutive des transactions marchandes dans le marché de rue de Carpentras : jovialité accentuée, plaisanteries convenues, bulle d’inter-connaissance particulière où chacun joue un rôle – il m’arrive souvent de ne pas reconnaître dans la rue, c’est-à-dire hors contexte, les marchands avec lesquels je plaisante depuis dix ans. On pourrait faire la même analyse sur les centres commerciaux, où la mise en scène, toute différente, est omniprésente. Hervé Sciardet montre l’importance des clôtures rituelles et des codes de reconnaissance qui signalent une transaction marchande entre professionnels [44] : lieux et heures particuliers, qui donnent leur nom à l’activité (« le déballage de l’aube ») ; liasse de billets, signe ostentatoire du professionnalisme. Marie-France Garcia étudie longuement les conditions de la mise en place d’une « machinerie » de marché, un marché au cadran informatisé. Alain Tarrius décrit l’étrange cérémonie, qui repose tout entière sur un personnage omniscient, par laquelle les partenaires d’une transaction marchande scellent leur accord. Dans tous les cas, ce que découvre l’enquête, c’est le travail nécessaire à l’instauration d’un cadre, matériel et rituel, qui désigne sans doute possible les interactions qui s’y déroulent comme des transactions marchandes, quels que soient les liens personnels qui unissent par ailleurs les « acteurs », au sens théâtral du terme, de ce jeu du marché. Réduit à sa plus simple expression, ce jeu repose simplement sur l’usage d’objets qui suffisent à qualifier l’acte comme transaction marchande et non comme extorsion de fonds délictueuse ou comme tentative de corruption : chéquiers, factures, listes, caisse enregistreuse, etc. Les relations de travail « au noir », les transactions marchandes illicites, réinventent de tels objets pour marquer l’événement comme marchand et l’empêcher de contaminer les relations personnelles existant par ailleurs : enveloppes où sont glissés les billets, balance du petit dealer, solennité du geste. En sens inverse, la familiarité personnelle peut être « jouée » dans les transactions commerciales : une fois l’acte désigné comme marchand sans doute possible (par exemple du fait du cadre de la boutique ou du marché de rue), un jeu s’instaure dans les relations commerciales pour « flirter » – sans que personne y croie vraiment – avec le registre de la relation personnelle, cette familiarité n’étant ici qu’une technique commerciale ou un jeu sur les codes [45].
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42 Aussi iconoclaste que puisse paraître la formule, la transaction marchande n’est donc pour l’ethnographe qu’une forme particulière d’échange rituel ; une fois qu’elle est constituée, qualifiée comme transaction marchande, les observateurs (indigènes et scientifiques) peuvent la comparer à d’autres, constituer des séries de transactions marchandes et raisonner sur ces séries. L’ethnographe observe, lui, non pas cette série de transactions réduites à leur prix et à la nature « interchangeable » des biens échangés, mais cette transaction-là, singulière, dans son contexte. Il s’interroge sur sa forme et sur ses conditions sociales de possibilité : un travail, effectué par des spécialistes ou cristallisé dans un cadre matériel, qui l’abstrait de son contexte interpersonnel, qui la distingue d’un transfert simple (spoliation pure ou don pur [46]) et d’un transfert double différé (don/contre-don). En l’absence d’observation directe, la forme de la transaction laisse des traces dans son enregistrement : les « sources » de l’historien ne sont pas seulement l’indice d’une pratique « économique » (A vend tel objet ou telle parcelle à B), elles livrent, si l’on veut bien y prendre garde, les modalités formelles, rituelles, institutionnelles de cette pratique et les marqueurs qui en fixent la signification. Les variations formelles de la transcription, loin d’être des problèmes techniques à surmonter pour arriver à la « réalité objective » de l’acte économique, ne sont-ils pas en réalité les meilleures preuves dont nous disposions de ce travail d’abstraction, sous ses différentes formes ?
43 J’ai cherché ici à clarifier des concepts issus de la tradition anthropologique et à les appliquer en ethnographe à des cas singuliers. Cette entreprise de « mise à plat » conceptuelle n’a de sens que dans la perspective d’une coopération, sur les mêmes données empiriques, entre économétrie (avec ses outils de mise en série) et ethnographie (avec ses outils d’observation des interactions singulières, de mise au jour de leurs conditions de possibilité, de restitution de leurs significations pour chacun des participants). Un tel pari secoue nos routines épistémologiques ; ce n’est pas par hasard qu’il a été accueilli par des historiens, ces travailleurs empiristes, épistémologiquement agnostiques. Selon les objets sur lesquels effectuer ces expériences de coopération, l’articulation entre les deux outils risque d’être fort différente. Ainsi, dans l’analyse de l’économie domestique, la signification indigène d’échanges et de pratiques fort peu « abstraites d’avance » de leur contexte interpersonnel est indispensable pour mettre en série de façon pertinente les séquences d’interactions (rémunérées ou non), et pour rendre compte de la potentialité destructrice de certains rituels imposés par les institutions – et des tactiques de protection mises en œuvre par les intéressés. En revanche, dans l’analyse des transactions marchandes, l’économiste travaille sur des données déjà adaptées à la mise en série qu’il effectue, tandis que l’ethnographe étudiera de façon privilégiée, outre les relations personnelles qui rendent la transaction possible mais, parfois, illicite, les institutions et les rituels d’abstraction ou, au-delà, les pratiques de recodage personnel des interactions.
Notes
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[1]
Cet article est la reprise augmentée de deux exposés présentés au colloque « De nouvelles voies pour l’histoire économique du Moyen Âge occidental : entre économie, économétrie et anthropologie économique ? (le marché de la terre) », Fondation des Treilles, 19-25 juin 1999. Malgré le caractère épuisant de l’expérience (représenter seule l’anthropologie et l’ethnographie, aux côtés de deux économistes, devant des historiens médiévistes…), je n’en ai pas vécu de plus stimulante. Je sais gré à Monique Bourin de m’avoir donné l’occasion d’expliciter, sur le problème précis qu’elle me posait (qu’est-ce que le marché de la terre pour l’anthropologue ?), les errements et les acquis de l’anthropologie économique, et d’avoir organisé, dans les meilleures conditions possibles, une rencontre entre économie et anthropologie, ou plus exactement entre économétrie et ethnographie.
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[2]
On citera pour mémoire l’économie et la sociologie des organisations, l’économie et la sociologie du marché de l’art, l’économie de la famille et la sociologie de la production domestique, l’économie et la sociologie du marché du travail…
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[3]
« [Les indigènes] distinguent nettement [la kula] du troc, qu’ils pratiquent sur une grande échelle, dont ils se font une idée claire, et pour lequel ils disposent d’une terme consacré, [gimwali] » (Bronislaw Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard, 1989, p. 154) ; « La kula n’est pas une forme de troc, mais un don réclamant, après un certain laps de temps, un don réciproque de valeur équivalente » (ibid., p. 156).
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[4]
On laisse de côté, pour simplifier l’exposé, la dette et les marchés à terme.
-
[5]
Sur l’importance des malentendus pour l’ethnographe, voir Johannes Fabian, « Ethnographic Misunderstanding and the Perils of Context », American Anthropologist, n° 1, 1997, pp. 41-50.
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[6]
Clifford Geertz, « La description dense. Vers une théorie interprétative de la culture », Enquête, n° 6, 1998, pp. 73-105 (trad. fr.).
-
[7]
Comme Claude Meillassoux : voir pourtant « Construire et déconstruire la parenté », Sociétés contemporaines, n° 38, 2000, pp. 37-48.
-
[8]
Voir Maurice Godelier, L’énigme du don, Paris, Fayard, 1996.
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[9]
On peut citer, parmi les plus célèbres, les travaux d’Eric Hobsbawm, Edward P. Thompson, Jack Goody…
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[10]
Voir par exemple Jacques T. Godbout, L’esprit du don, Paris, La Découverte, 1992 (en coll. Alain Caillé).
-
[11]
Par exemple, Nicole W. Biggart, Charismatic capitalism, Chicago, Chicago University Press, 1989 ; Viviana A. Zelizer, The Social Meaning of Money, New York, Basic Books, 1994.
-
[12]
V. A. Zelizer, dans « The Purchase of Intimacy » (Law & Social Inquiry, Fall 2000, à paraître), effectue le même travail de clarification, en confrontant des travaux américains récents de sociologues, de juristes et d’économistes féministes.
-
[13]
Karl Polanyi, La grande transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983, pp. 238 et suiv. (éd. orig. The Great Transformation, New York, Toronto Farra & Rinehart, 1944).
-
[14]
Ibid., p. 239
-
[15]
James G. Carrier, « Occidentalism : the world turned upside-down », American Ethnologist, May 1992, vol. 19, n° 2, pp. 195-212.
-
[16]
Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire, Paris, Gallimard, Seuil, 1990.
-
[17]
On trouve dans Apologie pour l’histoire de Marc Bloch des indications dans ce sens : voir Florence Weber, « Métier d’historien, métier d’ethnographe », Cahiers Marc Bloch, n° 4, 1996, pp. 6-24.
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[18]
Voir, par exemple, Bronwen Douglas, « L’histoire face à l’anthropologie : le passé colonial indigène revisité », Genèses, n° 23, 1996, pp. 125-144.
-
[19]
À vrai dire, l’historiographie n’a pas attendu l’ethnographe pour effectuer cette sorte d’autoanalyse collective : voir, sur la Révolution française, Alice Gérard, La Révolution française. Mythes et interprétations 1789-1970, Paris, Flammarion, 1970. C’est en ce sens que Benedetto Croce, cité par Gérard Noiriel, (Qu’est-ce que l’histoire contemporaine ?, Paris, Hachette, 1998) écrit dans Théorie et histoire de l’historiographie, Genève, Droz, 1968 (éd. ital. Teoria e storia della storografia, Bari, G. Laterza, 1927) que « toute histoire digne de ce nom est histoire contemporaine » car, ajoute G. Noiriel, « l’historien écrit toujours au présent ». Rien de révolutionnaire donc, dans cette injonction d’explicitation des partis pris de l’observation et de l’analyse, même si sa mise en œuvre est semée d’embûches. La réflexivité ethnographique ne représente qu’un cas extrême de l’exigence de réflexivité inscrite au cœur de toute science sociale, voire de toute science, comme le remarque fort justement Jean-Pierre Olivier de Sardan (« Le “je” méthodologique. Implication et explicitation dans l’enquête de terrain », Revue française de sociologie, vol. 41, n° 3, 2000, pp. 417-445). Il est d’autant plus surprenant de le voir ensuite abdiquer aussi vite devant les difficultés de l’entreprise : « C’est hélas là un objectif impossible à atteindre, et on voit mal comment un chercheur pourrait expliciter les conditions propres à chacun des entretiens dont il utilise le résultat » (p. 441). C’est pourtant ce que fait couramment tout ethnographe soucieux de précision dans l’analyse ; voir, parmi beaucoup d’autres exemples possibles, Michel Pialoux, « L’ouvrière et le chef d’équipe », Travail et Emploi, n° 62, 1995, pp. 4-39.
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[20]
J’ai été très heureuse de lire sous la plume de V. A. Zelizer, après avoir rédigé la première version de ce texte, sa description humoristique, très américaine de ton, de la théorie des « Hostile Worlds ».
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[21]
Voir, entre autres, J. T. Godbout, L’esprit…, op. cit., mais aussi la Revue du Mauss, mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales.
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[22]
C’est ce que V. A. Zelizer nomme les théories du « Nothing But ».
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[23]
Marcel Mauss, « Essai sur le don », in Sociologie et Anthropologie, Paris, Puf, 1950, p. 278.
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[24]
Ibid., p. 258.
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[25]
Ibid., p. 278.
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[26]
Claude Lefort, « L’échange ou la lutte des hommes », Les Temps modernes, 1951, pp. 1401-1417.
-
[27]
Introduction à M. Mauss, Sociologie et anthropologie (la célèbre parabole de l’échange des verres de vin en Provence met en scène l’échange de deux objets identiques, un verre de vin contre un autre verre du même vin, entre deux inconnus à qui cet échange muet, pur échange rituel de politesses, permet de briser la glace).
-
[28]
Pierre Bourdieu, « Les modes de domination », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 2-3, 1976, pp. 122-132.
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[29]
M. Mauss cite comme exemple de projet de loi allant dans ce sens la proposition de l’abbé Lemire concernant la « petite propriété insaisissable ». Jamais adoptée, cette loi a trouvé deux prolongements après 1929 : en France, les politiques de construction de maisons individuelles « pour le peuple » ; en Europe, les jardins ouvriers. Pour une discussion de cette parenté politique entre le socialiste M. Mauss et l’abbé Lemire, qui représente un courant singulier du catholicisme social, je me permets de renvoyer à mon ouvrage L’Honneur des jardiniers, Paris, Belin, 1998.
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[30]
En réalité la transaction marchande peut avoir une durée : dette ou vente à terme. L’analyse de ce phénomène d’où sont en principe exclues les relations interpersonnelles est trop complexe pour être abordée ici.
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[31]
Pour un résumé lumineux de ce que signifient les termes de personne et de chose dans la tradition anthropologique de l’analyse du don et du contre-don, voir Jean Bazin, « Les choses et les personnes », Critique, 1997. La lecture que je propose ici est très influencée par un cours de J. Bazin en 1978, qui mettait en perspective les lectures de M. Mauss par Claude Lévi-Strauss, C. Lefort et P. Bourdieu. Je suis pourtant seule responsable de mes formulations actuelles. Pour compléter le tableau, il faudrait envisager les analyses de M. Mauss non seulement dans un contexte économique (comparaison avec le commerce), politique (solidarité nationale), religieux (le sacrifice comme don à Dieu), familial (l’héritage), mais aussi juridique : l’échange comme contrat ou traité. M. Mauss était juriste de formation.
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[32]
Voir, entre autres, Steven Kaplan, Les Ventres de Paris, Paris, Fayard, 1988 ; Dominique Margairaz, Foires et marchés dans la France pré-industrielle, Paris, Éd. EHESS, 1988 ; Michèle de la Pradelle, Les Vendredis de Carpentras, Paris, Fayard, 1996.
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[33]
Voir la présentation didactique de Roger Guesnerie, L’Économie de marché, Paris, Flammarion, coll. « Dominos », 1996. Une confrontation de travaux empiriques sur les transactions commerciales a lieu depuis 1999 dans le cadre du séminaire « Commerce » organisé à l’École normale supérieure avec Marie-France Garcia, Hervé Sciardet, M. de la Pradelle et Pierre Saunier.
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[34]
Pour simplifier, on laisse ici de côté la théorie des enchères qui repose sur la vente d’une chose personnelle, singulière, à des acheteurs différenciés seulement par leur volonté et leur capacité de payer. On laisse aussi de côté, sinon pour la distinguer de la dette morale, la question du prêt ou de la vente à terme qui repose justement sur cet écart temporel exclu de la transaction marchande définie ici.
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[35]
Ce sont les conditions sociales d’une de ces réalisations qu’a étudiées M.-F. Garcia dans un article pionnier, « La construction sociale d’un marché parfait : le marché au cadran de Fontaine-en-Sologne », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 65, 1986, pp. 2-13.
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[36]
Il existe une importante historiographie sur la question, sans compter la revue française « Histoire et mesure ».
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[37]
Ici encore, c’est l’objet d’une historiographie fournie, peut-être un peu moins que la précédente.
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[38]
Pour un exemple de conflits contemporains autour des mouvements de consommateurs, voir les travaux de Louis Pinto : « Du « pépin » au litige de consommation. Une étude du sens juridique ordinaire », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 76-77, 1989, pp. 65-81 ; « Le consommateur : agent économique et acteur politique », Revue française de sociologie, vol. 31, n° 2, 1990, pp. 179-198.
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[39]
Avant de m’engager avec Agnès Gramain, économètre spécialiste de la santé, dans une coopération empirique, nous avons voulu réfléchir sur la faisabilité de l’entreprise. Voir A. Gramain, F. Weber, « Décrire et modéliser l’économie domestique : manifeste pour une coopération entre ethnographie et micro-économétrie », document du Laboratoire de sciences sociales, 2000. D’autres coopérations sont en cours, qui ne se préoccupent pas de leur « conformité » aux canons opposés de l’épistémologie en cours dans les deux disciplines.
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[40]
Voir Olivier Schwartz, « L’empirisme irréductible », Postface à la traduction française du livre de Nels Anderson, Le hobo. Sociologie du sans abri, Paris, Nathan, 1993.
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[41]
Pour les discussions sur le juste prix à l’époque moderne, voir Edward Palmer Thompson, « The moral Economy of the English Crowd in the 18th Century », Past and Present, n° 50, 1971, pp. 76-136 (republié dans Customs in Common, 1991, Londres, Merlin Press, coll. « Penguin Books », 1991). Pour l’économie médiévale, voir Jacques Le Goff, La bourse et la vie. Économie et religion au Moyen Âge, Paris, Hachette, 1986.
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[42]
Voir Alain Tarrius, Les Fourmis d’Europe, Paris, L’Harmattan, 1992.
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[43]
Pour une analyse des liens entre rites et institutions, voir François Héran, « L’institution démotivée. De Fustel de Coulanges à Durkheim et au-delà », Revue française de sociologie, vol. 28, n° 1, 1987, pp. 67-97.
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[44]
H. Sciardet, « Commerce, marchés, transactions : une approche ethnographique », Genèses, n° 25, 1996.
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[45]
Le processus est ici le même que celui décrit par Alain Boureau dans Correspondances, recueil édité par Roger Chartier : une fois le code épistolaire bien établi, un écart au code vient signifier la « spontanéité » des relations entre les correspondants. Pour une discussion sur ce point, voir F. Weber, « La lettre et les lettres : codes graphiques, compétences sociales. Des outils pour l’analyse des écritures ordinaires », Genèses, n° 18, 1995, pp. 152-165. Pour une discussion sur les liens entre « code » et « rite », voir Nicolas Mariot, « Le rite sans ses mythes : forme rituelle, temps et histoire », Genèses, n° 21, 1995, 148-162.
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[46]
Les juristes connaissent bien cette dimension rituelle de ce qu’ils nomment le « formalisme juridique ». Je remercie ici Xavier Lagarde pour les discussions que j’ai eues avec lui, qui m’ont permis de clarifier ce point.