1Les faits religieux au travail, lorsqu’ils sont définis de manière large, sont les actes, comportements ou événements qui ont une dimension religieuse et qui, éventuellement, traduisent les liens des individus avec la religion (Brasseur et Honoré, 2014 ; Honoré, Galindo et Zannad, 2019 ; Viola, Guillet et Gaillard, 2019). Les questions qu’ils soulèvent sont souvent abordées dans la littérature, notamment francophone, soit du côté des salariés pratiquants, soit de celui de l’entreprise et du management (Barth, 2012). Dans le premier cas, il s’agit souvent de mesurer l’impact de la religiosité sur le comportement et la performance ou encore de catégoriser les différents types de faits et comportements. Dans le second cas, il s’agit de repérer les postures des entreprises par rapport à la question du fait religieux ainsi que celles des managers qui sont amenés à la prendre en compte. Peu de travaux en revanche s’intéressent à ce qui se passe concrètement dans les situations de travail lorsque la religiosité d’un salarié transparaît dans son comportement et doit être prise en compte par le management. Or ces situations sont complexes et singulières. En effet, les principes de référence tels que ceux de laïcité et de liberté religieuse sont fréquemment définis et mobilisés de manières différentes d’une personne à l’autre (Barthélémy et Michelat, 2007). De même, pour la plupart des managers qui rencontrent cette question comme pour les salariés pratiquants, ce qu’il est possible ou non de faire est flou et mal défini (Gaillard, 2019). Au-delà, les faits eux-mêmes sont polysémiques et peuvent exprimer la religiosité mais aussi correspondre au respect d’une tradition ou plus simplement d’une habitude (Verba et Guelamine, 2018). Enfin, le regard porté sur le fait ou le comportement varie d’une situation à l’autre et d’un encadrant à l’autre (Sprimont et Cintas, 2018).
2Cette recherche a pour ambition de contribuer à renseigner ce qui se passe dans cette situation d’interaction entre le manager et le managé. Notre objectif est de caractériser les interactions entre salariés pratiquants et managers lorsqu’elles sont marquées par le fait religieux. À cet effet, nous étudions comment, dans les situations de travail, l’expression de la religiosité du salarié et sa prise en compte par le management s’articulent. Nous identifions quatre types de situations et analysons les problématiques de management qui en découlent.
Des faits religieux ou des interactions salariés/managers ?
3Les approches factuelles de la religion au travail appréhendent les faits religieux en fonction de qualités qu’ils posséderaient intrinsèquement et qui permettraient de les caractériser a priori comme admissibles ou transgressifs ou encore comme des faits neutres pour l’organisation ou qui la remettent en cause (e.g. Honoré, 2014). Ces approches s’appuient souvent sur des travaux quantitatifs et ont permis de dresser des états des lieux de la présence des faits religieux en entreprise (e.g. les travaux de l’OFRE, 2013 à 2018). Toutefois, elles ne disent rien sur ce qui se passe dans les situations de travail et, notamment, sur ce que produisent les interactions entre les salariés pratiquants et leurs managers. Pour contribuer à combler ce manque et structurer notre étude de ces situations, nous mobilisons une grille d’analyse interactionniste.
Une approche interactionniste des faits religieux
4Les approches interactionnistes proposent d’aborder les comportements des individus à travers les notions de « rôles » et de « tensions identitaires » (Goffman, 1961 ; Lemert, 1967 ; Becker, 1973). Pour Goffman, le comportement est avant tout lié au rôle joué par la personne dans une situation donnée. Ce dernier est défini par ce qui est attendu formellement et habituellement d’un individu qui remplit un rôle particulier, ainsi que par la situation d’interaction dans laquelle il est impliqué. L’individu essaie d’y tenir la place que définit son rôle et de répondre aux attentes de ses co-actants. Pour autant, le comportement n’est pas uniquement déterminé par le rôle et ses attendus. L’individu n’est pas monolithique et a plusieurs identités (professionnelle, familiale, amicale, religieuse, etc.). Potentiellement, chacune de ces identités peut être en tension avec une ou plusieurs autres dans une situation donnée. L’individu est alors tiraillé entre (au moins) deux logiques de comportement dont une est explicitement définie par la situation, ici les logiques professionnelle et religieuse. L’enjeu est pour lui, comme pour ceux avec qui il interagit et qui attendent de lui un comportement donné, de pouvoir prendre de la distance avec les attendus du rôle sans remettre en cause la logique d’action qui sous-tend ce dernier. L’enjeu est aussi de ne pas remettre en cause par un comportement inattendu, et potentiellement considéré par les autres comme inapproprié, les interactions qu’implique le rôle. Cette possibilité de prise de distance dépend de la manière dont l’individu appréhende la situation, comprend ce qui est attendu de lui, priorise les différentes logiques d’action, etc. Elle dépend également de la manière dont les autres perçoivent cette prise de distance et la qualifient. C’est là un autre élément important du dispositif théorique de l’analyse interactionniste, notamment lorsqu’il est appliqué à l’analyse de la déviance. Un acte ou un comportement n’a pas de qualité intrinsèque. Ses qualités lui sont attribuées par un jugement réalisé par les personnes elles-mêmes ou par celles qui détiennent l’autorité leur permettant de définir les critères de jugement et de contribuer au respect de l’ordre. Dit autrement, un comportement peut être jugé différemment d’une situation à l’autre. Ainsi, il est tout à fait envisageable que le fait de prier dans un bureau pendant une pause ou de porter une kippa ou un hijab puisse être considéré comme déviant par un manager et non par un autre. Toutefois, ce jugement porté sur le comportement et sa désignation comme normal ou déviant, comme acceptable ou non, s’appuie aussi sur les normes qui structurent le fonctionnement social et les interactions.
Dürer (Albrecht) - Mains en prière (étude) 1508. Encre brune et noire, rehauts de blanc sur papier bleu
Dürer (Albrecht) - Mains en prière (étude) 1508. Encre brune et noire, rehauts de blanc sur papier bleu
« Il est tout à fait envisageable que le fait de prier dans un bureau pendant une pause ou de porter une kippa ou un hijab puisse être considéré comme déviant par un manager et non par un autre. Toutefois ce jugement porté sur le comportement et sa désignation comme normal ou déviant, comme acceptable ou non, s’appuie aussi sur les normes qui structurent le fonctionnement social et les interactions. »5Cette perspective permet de centrer l’analyse sur la tension entre différentes logiques d’action qui s’exercent en situation, ici celles liées à la religiosité et à l’activité professionnelle des personnes. De plus, elle ne limite pas l’analyse du comportement et de son éventuel caractère déviant de la référence à des grands principes moraux ou des règles légales qui transcendent la situation. C’est la désignation du comportement qui se fait en situation au travers de l’interaction entre les différents acteurs (le salarié pratiquant, ses collègues, le manager, des coreligionnaires, etc.) qui est étudiée.
6En nous appuyant sur ce cadre pour répondre à notre problématique centrée sur la compréhension de l’interaction entre les salariés pratiquants et leurs managers, nous structurons l’analyse des situations concrètes à partir des questions suivantes :
7• Comment la religiosité de l’individu et le rôle professionnel de celui-ci entrent-ils en tension ?
8• Comment l’individu peut-il gérer cette tension au travers du mécanisme de la prise de distance ?
9• Comment les faits et comportements sont-ils appréhendés et désignés par le management ?
10• Quels rôles jouent les systèmes de normalisation et de prescription des comportements ?
Méthodologie
11Le travail présenté dans cet article utilise les données récoltées au cours de la réalisation d’une série de travaux de recherche centrés sur les questions d’expression de la religiosité au travail, de prise en compte du fait religieux par le management et de la radicalisation religieuse au travail. Pour chacun de ces travaux, les démarches ont été de type qualitatif et compréhensif. Les matériaux empiriques étudiés ou réétudiés pour cette recherche ont été récoltés entre septembre 2012 et décembre 2017 sous la forme d’entretiens semi-directifs auprès de salariés et de cadres d’entreprises françaises, et de onze périodes d’observation in situ réalisées dans quatre entreprises et ayant des durées allant d’une demi-journée à une semaine. 98 entretiens ont été retenus pour cette étude. 38 entretiens ont été réalisés avec des salariés croyants et pratiquants. 60 entretiens ont été produits avec des managers travaillant dans des situations marquées par le fait religieux. Les entreprises dans lesquelles s’est déroulée cette recherche ont été sollicitées par le chercheur.
12Les entretiens ont eu des durées allant de quarante-cinq minutes à deux heures trente. Ils ont fait l’objet d’enregistrements. Leur contenu a été retranscrit et il a été procédé, au cours des entretiens, à une prise de notes. L’analyse des données a été réalisée en deux temps (codage primaire puis axial) à l’aide du logiciel NVivo. Les catégories suivantes ont été utilisées : modes d’expression de la religiosité, définition de la pratique religieuse, définition du rôle professionnel, tension professionnalité/religiosité, prises de distance avec le rôle professionnel ou avec la religion, impact sur les interactions professionnelles. Les guides d’entretiens ont été adaptés aux populations étudiées (salariés/managers). Des thèmes communs ont toutefois été systématiquement abordés : les formes de faits religieux et les modes d’expression de la religiosité au travail, les tensions travail/religiosité, l’impact du fait religieux sur les interactions et les relations professionnelles, la compréhension des prescriptions professionnelles et religieuses.
Du fait religieux invisible au fait religieux considéré comme transgressif
13Nous identifions quatre types de situations marquées par une tension entre le rôle professionnel de l’individu et sa religiosité. Ces situations correspondent à une interaction entre le pratiquant et le manager qui aboutit à la désignation du comportement comme normal/déviant/transgressif ou, pour la première catégorie (modes d’expression de la religiosité), à l’effacement de toutes marques de religiosité par le salarié.
Type de situations n°1 : le fait religieux invisible
14Le salarié pratiquant limite le plus possible la visibilité de sa religiosité. Il banalise son comportement. Il renonce aux actions qui rendraient visible sa pratique (e.g. port de signes, prière) ou encore à demander des aménagements de son travail (e.g. tâches, plannings) pour des raisons liées à la religion. Lorsqu’il formule des demandes (absences, etc.), il tait la raison lorsque celle-ci est religieuse. Le salarié donne la priorité à son rôle professionnel. Il prend de la distance avec les normes et prescriptions de comportements issues de sa religion. Comme le montrent les extraits d’entretiens 1 à 4 ci-dessous, cette prise de distance peut être pour lui le comportement qui s’impose. Elle correspond alors à une adaptation librement consentie. Toutefois, comme le montre l’extrait 5, elle peut aussi correspondre à un renoncement et générer de la frustration.
15• Extrait 1 : « Quand je suis au travail, je suis au travail c’est tout. Dès que je passe la porte de la boîte, je suis logisticien point barre. Je suis plus musulman. Je mets ma religion de côté quand je suis au travail. C’est normal. Ça me pose mais absolument aucun problème. »
16• Extrait 2 : « Au travail, c’est le travail, la religion n’a rien à faire là. »
17• Extrait 3 : « Ici je suis au travail, il ne faut pas confondre, Dieu je le garde dans ma tête et pour avant et après. »
18• Extrait 4 : « Je n’ai aucun souci, je pratique ma religion en dehors, ici, à l’hôpital, je suis médecin, c’est tout. »
19• Extrait 5 : « Je suis pratiquant. La prière pour moi, c’est important. Je sais bien que je peux adapter ma façon d’être pratiquant et je le fais. C’est un peu frustrant. J’aimerais bien faire autrement, pouvoir prier comme je veux, enfin je veux dire pas pendant le travail mais le midi par exemple. Mais c’est important pour moi, comment dire cela ? C’est important que ça reste caché pour que mes collègues et mon chef ne me voient que comme un collègue. Même si je pose un jour pour ça, je dis que c’est pour autre chose. »
20Cette prise de distance avec la pratique religieuse revient à la cacher au travail. Deux explications à cette attitude ressortent. Elles ne sont pas forcément exclusives l’une de l’autre. La première est la posture de l’individu qui donne la priorité à son rôle professionnel et ne ressent pas le besoin d’exprimer sa religiosité au travail. La seconde renvoie aux risques perçus par les individus en cas de dévoilement de leur religiosité. Ils ont le sentiment que leur pratique religieuse les définit comme ce que Goffman (1963) nomme « des individus stigmatisables ». Ils anticipent une remise en cause des modes actuels d’interaction avec leurs collègues et managers et une évolution négative de leur situation en cas de dévoilement de leur religiosité :
21• Extrait 6 : « Ce serait mal vu si c’était visible que je suis pratiquant. Je pense que mes collègues ne verraient pas forcément ça d’un bon œil. »
22• Extrait 7 : « La religion n’a pas toujours une bonne image alors il vaut mieux rester plus que discret. »
23• Extrait 8 : « Je ne sais pas ce que dirait mon chef s’il me voyait prier mais je crois que je ne préfère pas le savoir. »
24Lips-Wiersma et Mills (2002) soulignent que cette anticipation des risques de stigmatisation et de remise en cause des modes d’interaction est le principal facteur d’empêchement de ce qu’elles nomment le « coming out spirituel » au travail.
25Les éléments récurrents dans ces situations de type 1 sont :
- l’invisibilité de la religiosité des personnes pratiquantes, l’absence d’association des personnes à leur religion ;
- l’absence de sentiment d’appartenance à un même groupe ou une même catégorie de personnes entre les personnes pratiquantes ;
- l’absence de conflits ;
- l’existence, chez certaines personnes, d’un sentiment modéré de frustration ;
- l’anticipation, par certaines personnes, d’un impact négatif sur leur situation et les interactions du dévoilement de leur pratique religieuse.
Type de situations n°2 : le fait religieux normalisé
26Nous décrivons ci-dessous deux exemples de situations de ce type observées lors de cette recherche.
27La première situation a lieu dans une entreprise d’ingénierie informatique. À l’approche du ramadan, un salarié musulman (27 ans), pratiquant occasionnel, décide de suivre le jeûne. Il ne l’avait pas fait l’année précédente car la période suivait de quelques mois son embauche. Il ne souhaitait pas se faire remarquer ni risquer d’être stigmatisé en tant que musulman. Jusqu’à présent il n’avait révélé sa foi et sa pratique religieuse ni à ses collègues ni au management. Dix jours avant le début du ramadan, il demande à son manager de pouvoir partir plus tôt le soir pendant le jeûne et en contrepartie il travaillera durant la pause méridienne. Il demande également à placer des demi-journées de congé les vendredis après-midi pour se rendre à la mosquée. Son manager (37 ans), qui se déclare athée, est dans un premier temps surpris d’apprendre que son collaborateur est croyant et engage une discussion avec celui-ci sur l’islam et sa pratique religieuse. Il lui explique ensuite que le service entrant en phase de lancement de projet, il ne peut pas accepter sa demande pour la première semaine mais qu’il donne son accord pour la suite ; concernant les vendredis après-midi, il lui dira en début de chaque semaine si c’est possible ou non, ce sera effectivement le cas à chaque fois sauf pour un vendredi au cours duquel une réunion importante fut programmée. En revenant sur cet épisode en entretien, le salarié précise les éléments suivants : « Finalement, à part la petite discussion quand je lui ai parlé la première fois, c’est resté très pro […]. Je pense que si ça avait été autre chose que le ramadan, autre chose que la religion, ça aurait été pareil […]. Maintenant je fais attention à ne pas trop en faire, à rester discret. » De son côté, le manager précise : « Il est algérien, ce n’est pas si surprenant que ça, mais comme il n’avait rien dit, ni rien demandé sur la religion avant, j’ai été un peu surpris […]. Je suis toujours surpris de voir des gens diplômés et cultivés être croyants mais bon, c’est son problème pas le mien. Je n’ai rien à lui dire là-dessus […]. Sans doute que je garde ça en tête pour pas faire ou dire de bêtises qui pourraient le gêner mais sinon ça ne change rien […]. Ce qui compte, c’est le travail, j’ai dit oui quand c’était possible et autrement j’ai dit non. »
28La seconde situation a lieu dans un établissement médico-social privé. Une employée administrative musulmane présente depuis trois ans, qui ne le faisait pas auparavant, souhaite à présent porter le voile et pouvoir prier au travail pendant ses pauses. Sa manager a reçu ses demandes lors d’un entretien. Après avoir consulté sa hiérarchie et le service ressources humaines, la manager l’a convoquée à un nouvel entretien et lui a donné l’accord de l’entreprise pour le port d’un voile à condition qu’il ne soit pas trop voyant (la salariée proposera le port d’un turban et ce sera accepté) mais a refusé qu’elle prie sur le lieu de travail. La salariée précise : « Au début, je ne portais rien au travail mais en dehors oui et au bout d’un moment ça me mettait de plus en plus mal à l’aise […]. Avant d’aller voir ma chef, je stressais. Je me faisais un film et ça se passait mal […]. La discussion s’est bien passée, en entrant dans son bureau j’avais la boule au ventre et en sortant je me sentais toute légère ! […] Finalement j’ai bien fait. Je suis un peu frustrée pour la prière mais ce n’est pas trop grave, je m’arrange. Le turban, c’est une bonne solution pour moi. » La manager précise : « Je savais qu’elle portait le voile en dehors donc je n’ai pas été surprise. C’est quelqu’un qui fait parfaitement son travail. Il n’y a aucune raison de ne pas essayer de la faire se sentir bien […]. Je suis catholique pratiquante donc qu’elle soit croyante, ça ne me gêne pas au contraire […]. Pour la prière, les RH ont dit ‟non” parce qu’ils ne voulaient pas que ça perturbe les autres. C’est plus actif comme pratique que de porter un voile. Elle a bien compris je crois. »
29Dans ce type de situations, la pratique religieuse de la personne est connue des autres et est désignée comme telle sans que cela ne dégrade ses interactions avec ses collègues ou le management. Ces derniers prennent parfois en compte la religiosité de l’individu dans le cadre d’interactions non productives (e.g. discussion lors de pause) ou pour organiser certains aspects du travail (e.g. les plannings). La prise de distance se réalise principalement avec la pratique religieuse. L’individu limite l’expression de sa religiosité aux faits et comportements qui n’influent pas sur le travail, sont considérés comme admissibles par ses collègues et le management et n’entraîneront pas de stigmatisation. Cette connaissance des limites de la tolérance se fait le plus souvent au fil des interactions, rarement au travers de la mise en place d’une norme formelle (règlement intérieur, charte, etc.) et jamais en référence au cadre juridique (loi El Khomri et jurisprudence sur ce thème). Comme dans les situations de type 1, les individus ont le sentiment que leur pratique religieuse les rend potentiellement stigmatisables. Les extraits d’entretiens 9 à 12 illustrent ces prises de distance et de risque de stigmatisation maîtrisées :
30• Extrait 9 : « Je fais attention, je ne prie pas n’importe quand et n’importe où. »
31• Extrait 10 : « Les gens savent que je suis pratiquant, ils me laissent tranquille et moi de mon côté, je fais attention, je reste discret. »
32• Extrait 11 : « Je ne parle pas de religion sans arrêt. Je suis sérieux dans mon travail, quand je bosse, je bosse, les gens savent bien ça. Quand je prie dans mon bureau, ça ne gêne personne, ils le savent mais ça ne les gêne pas. »
33• Extrait 12 : « Je sais ce que je peux faire, ce qui est toléré et ce qui n’est pas toléré. Il faut être pragmatique et trouver un équilibre. On est là avant tout pour travailler. »
34Ces faits et comportements sont repérés par le management et désignés comme religieux. Toutefois, ils sont tolérés et considérés comme non déviants tant qu’ils n’affectent pas la réalisation du travail. Les expressions suivantes extraites d’entretiens (13 à 16) avec des managers illustrent cette posture :
35• Extrait 13 : « Ouvrir une porte et voir quelqu’un qui prie dans son bureau, ce n’est pas ce à quoi on s’attend. Pendant la pause, si c’est discret, pour moi il n’y a pas de problème. »
36• Extrait 14 : « Tant que ça ne déborde pas sur le travail, je ne dis rien. »
37• Extrait 15 : « Tant que ça reste discret et que le travail est fait, il n’y a rien à dire. »
38• Extrait 16 : « Je suis vigilant tout de même, il y a des limites mais jusqu’à présent il n’y a jamais eu de soucis. »
39La prise de distance permet à l’individu d’articuler sa religiosité avec son travail tout en évitant de remettre en cause son rôle professionnel et les interactions avec ses collègues et le management. Du côté du management, le comportement est repéré et désigné comme religieux mais non comme déviant. Il est toléré tant qu’il ne remet pas en cause la bonne réalisation du travail ainsi que le fonctionnement de l’équipe et de l’organisation. Il peut également donner lieu à des aménagements ponctuels, par exemple à des adaptations occasionnelles du planning :
40• Extrait 17 : « Tant qu’il n’y a pas de problème, que le travail est fait, on peut aussi être conciliant. S’il y a une fête et que la personne veut placer un jour, je ne vais pas dire non par principe. Au contraire, il joue le jeu. Il n’y a rien à lui reprocher. Autant faire en sorte que ça se passe bien du côté des chefs quand on peut le faire. »
41Les éléments récurrents dans ces situations de type 2 sont :
42• La religiosité des personnes pratiquantes est connue par le management et une partie de leurs collègues. La prise de distance se fait principalement avec la pratique religieuse et marginalement avec le rôle professionnel.
43• Les individus gèrent leur prise de distance pour éviter la désignation de leur comportement comme déviant par rapport à leur rôle professionnel, et sa stigmatisation.
44• Certains comportements sont permis et le management répond favorablement à certaines demandes. Ce qui est admis et ce qui ne l’est pas est connu des personnes (pratiquants et managers). Les règles sont informelles dans la majeure partie des cas et parfois inscrites dans une charte ou un règlement intérieur. Les personnes font référence au savoir commun et à l’habitude pour expliquer leur connaissance de ces règles.
45• Il n’y a pas ou peu de sentiment de groupe ou d’appartenance à une même catégorie de salariés chez les personnes pratiquantes. Il n’y a que très rarement des tensions.
Type de situations n°3 : le fait religieux considéré comme déviant
46Nous décrivons ci-dessous deux exemples de situations de ce type observées lors cette recherche.
47La première situation concerne une salariée musulmane (30 ans) d’une entreprise de conseils portant le voile depuis son recrutement dans l’entreprise trois ans auparavant. Elle a intégré une nouvelle équipe depuis quelques mois dans un rôle impliquant davantage de contacts avec la clientèle. Sa nouvelle manager (52 ans) lui a dès le départ demandé soit d’enlever son voile, soit de se couvrir les cheveux autrement. Elle a accepté et porte depuis un turban. La manager précise : « Pour moi, je ne suis pas une militante mais je suis féministe, au XXIe siècle en France, avec les difficultés que l’on a à s’imposer face aux hommes, c’est incompréhensible qu’une jeune femme indépendante et diplômée se soumette à ce genre de pratique. Littéralement, ça me heurte […]. Je sais que je ne peux pas lui interdire. Je me suis renseignée auprès des RH et du service juridique mais le foulard comme elle l’avait au départ, c’était hors de question, si elle le gardait, c’était dehors. Enfin c’était non pour intégrer mon équipe […]. On est en front-office, on a les clients en direct, et puis moi, mais je ne suis pas la seule, je n’aurais pas supporté de travailler avec elle comme ça tous les jours […]. Je lui ai dit tout ça, en mettant les formes mais je lui ai dit. » La salariée précise de son côté : « Je sais ce qu’elle pense, elle ne l’a pas caché. J’ai l’habitude, d’un certain côté, je comprends, il y a beaucoup d’ignorance par rapport au voile […]. J’ai refusé de l’enlever mais le turban, je pense que ça convient. » Deux mois plus tard, lors du démarrage d’un projet, la salariée est reçue en entretien par la manager qui lui demande de retirer son voile le temps du projet si elle veut participer. La salariée refuse et est retirée de l’équipe du projet. La manager précise : « Le client n’a rien demandé, c’est vrai, mais je le connais et j’ai senti que ça le faisait tiquer. Il est hors de question que je prenne un risque. […] Elle est compétente et performante mais ce n’est pas la question. » De son côté, la salariée précise : « J’ai accepté le turban et maintenant ça ne suffit pas ? Le client n’a rien demandé, elle me l’a avoué, c’est elle qui anticipe […]. J’ai fait des efforts mais je n’irai pas plus loin, je ne vais pas me renier et renier ma religion, en plus j’ai des droits, il y a la laïcité, d’accord, mais il y a aussi la liberté religieuse […]. Ce ne sont pas les autres que ça gêne, personne ne m’a fait de remarque dans l’équipe, rien […]. Depuis cet entretien, je regarde ailleurs. Il y a des entreprises où ça ne pose pas de problèmes, j’en connais. »
48La seconde situation concerne un salarié (40 ans) occupant un poste d’ouvrier dans une entreprise de service de nettoyage. À l’occasion d’un changement de binôme, il a ouvertement exprimé son refus de travailler avec une femme. Il a justifié sa posture à son manager (30 ans) par une motivation religieuse puis a été voir sa nouvelle binôme (28 ans) pour lui expliquer que ce n’était pas dirigé contre elle personnellement mais que sa pratique religieuse ne lui permettait pas de faire équipe avec elle. Son manager, après lui avoir dit lors d’un premier entretien que sa position n’était pas acceptable, lui a demandé de reprendre le travail. Il a refusé. Il a alors été convoqué à un entretien de recadrage par le manager auquel a assisté un membre du service ressources humaines de l’entreprise. À l’issue de cet entretien, le salarié a accepté de reprendre son poste et de travailler avec la personne prévue. Il précise : « Ils m’obligent. Si je continuais à dire non, j’allais avoir des problèmes, être viré, je ne peux pas me le permettre […]. Je n’ai rien contre elle. Elle est sympa et on bosse bien, mais je ne suis pas à l’aise, c’est tout, ce n’est pas bien. » Le manager précise : « Refuser de travailler avec quelqu’un, c’est non de toute façon, quelle que soit la raison […]. Je lui ai parlé, il s’est obstiné, j’ai tout de suite prévenu le directeur de site et le service RH. Ils m’ont dit que j’avais raison et m’ont envoyé quelqu’un pour l’entretien […]. Je n’ai rien contre la religion. Je le laisse faire ses prières dans le vestiaire, ça ne me gêne pas. Mais refuser de travailler avec une femme, c’est hors de question. » La collègue concernée précise de son côté : « Oui, il m’a dit que ce n’était pas moi personnellement, il a essayé de m’expliquer, mais pour moi c’est n’importe quoi […]. J’ai laissé le chef gérer, ce n’est pas mon job […]. Depuis, on travaille ensemble, ça se passe bien, enfin c’est froid, mais on fait notre travail. »
49Cette catégorie renvoie à une situation dans laquelle l’individu est tiraillé entre les logiques d’action professionnelle et religieuse. Il perçoit leurs prescriptions comportementales comme incompatibles. Ce blocage est généré par les risques qu’il associe à la prise de distance avec son rôle professionnel comme avec sa pratique religieuse. Dans les deux cas, ces risques sont liés à la désignation de son comportement comme déviant et aux sanctions formelles ou non qui peuvent en découler.
50La distance que l’individu prend éventuellement par rapport aux comportements religieux qu’il considère comme importants suppose de renoncer partiellement à ses convictions. Elle peut également l’amener à subir la désignation comme déviant de son comportement par des coreligionnaires dans l’entreprise, ou en dehors lorsqu’il est impliqué dans une communauté. Cette prise de distance pourra alors être sanctionnée par la souffrance psychologique liée au renoncement et/ou au travers d’une remise en cause de sa place dans une communauté, des reproches, des sarcasmes, des accusations de ne pas être un bon croyant, etc. D’un autre côté, l’absence ou l’insuffisance de distance avec les normes et prescriptions religieuses peut être considérée comme un comportement déviant par l’entourage professionnel, que cela ait ou non un impact sur la réalisation du travail, mais bien évidemment encore davantage lorsque c’est le cas. L’individu est alors exposé à un double risque de sanction et de stigmatisation. Son comportement religieux peut remettre en cause ses interactions avec ses collègues et être désigné comme indésirable sur le lieu de travail par le management. Dans le même temps, son comportement professionnel peut être désigné comme défaillant par sa communauté religieuse.
51Il ressort des entretiens que deux éléments jouent un rôle déterminant. Le premier est l’objet et la forme de l’action managériale ainsi que la compréhension qu’en a la personne. Lorsque l’action managériale est centrée sur la bonne réalisation du travail et le bon fonctionnement de l’équipe ou de l’organisation, les individus dont le comportement est désigné comme déviant comprennent davantage cette désignation et définissent plus souvent le tiraillement entre leur rôle professionnel et leur religiosité comme étant leur problème (extraits 18 à 20) :
52• Extrait 18 : « Je comprends le chef, si chacun fait comme il veut en fonction de sa religion ou d’autre chose, ça ne peut pas marcher, je comprends qu’il ne soit pas d’accord, lui c’est le boulot avant tout, mais moi j’ai aussi ma religion. »
53• Extrait 19 : « Si je ne peux pas prier, si je dois m’habiller comme tout le monde, tête nue, je ne suis pas bien, le chef de service il doit faire tourner le service. Il ne peut pas accepter ça, à sa place je ferais comme lui. »
54• Extrait 20 : « Je ne peux pas faire ce qu’il me demande. C’est un problème parce que c’est mon boulot, mais j’ai ma religion aussi. C’est Dieu contre le cadre. C’est mon problème, je sais bien. Henri (le cadre), il fait son boulot. »
55En revanche, lorsqu’il n’y a pas d’impact sur le travail et sa réalisation, les individus risquent d’adopter une posture de remise en cause de l’action de l’encadrement (extraits 21 à 23) :
56• Extrait 21 : « Je ne gêne personne, non mais vraiment. Je fais mon boulot, toujours à fond. Qui ça gêne, ma prière ? Sérieusement qui ça gêne ? Pour s’en rendre compte faut venir me voir, faut me chercher ! »
57• Extrait 22 : « Je ne comprends pas pourquoi, il y en a bien qui ont des photos de leurs gosses, moi c’est Jésus. Ils sont les premiers à me dire que je travaille bien, mes évaluations sont supers, sauf ça. »
58• Extrait 23 : « Ils sont antireligion ou islamophobes comme on dit. C’est la seule explication parce qu’honnêtement, sur le plan professionnel, ils ne peuvent rien me reprocher. »
59Le deuxième élément est l’implication de l’individu dans des interactions, dans l’entreprise ou en dehors, avec des coreligionnaires, par exemple au sein d’une communauté telle qu’une paroisse, qui pourront de leur côté évaluer et juger son comportement et ses prises de distance avec son rôle professionnel et avec les prescriptions religieuses (extraits 24 à 27) :
60• Extrait 24 : « J’ai parlé du travail, mon imam a été très clair et pour moi ça a été un soulagement. Il m’a dit au travail tu travailles, si tu peux prier sans problème, tu pries mais sinon tu attends d’être chez toi le soir. »
61• Extrait 25 : « Il y a un groupe ici, on est plusieurs. Si tu ne viens pas prier, c’est un problème pour les autres. À la limite, ils vont venir me chercher dans l’atelier. Je n’ai pas vraiment le choix. »
62• Extrait 26 : « Tu vois tous les autres qui pratiquent comme on dit. On te fait comprendre qu’il faudrait en faire plus. Il y a des réflexions, des remarques. Petit à petit, tu t’y mets. »
63• Extrait 27 : « Les adventistes, on ne peut pas travailler à partir du vendredi soir. J’en ai parlé à mon pasteur. Il m’a dit que je ne pouvais pas travailler le samedi. Il n’y a rien à faire. Il a proposé d’aller en parler à mon patron mais je ne veux pas, ça va être pire. D’un côté, j’ai mon patron et de l’autre côté, j’ai ma paroisse. »
64Les éléments récurrents dans ces situations de type 3 sont :
65• Certaines personnes pratiquantes ressentent un sentiment de frustration lié à l’impossibilité d’exprimer leur religiosité comme elles le souhaiteraient ou autant qu’elles le souhaiteraient.
66• La prise de distance (ou le souhait de prise de distance) se réalise tout d’abord avec le rôle professionnel et avec la religion ensuite et principalement sous la contrainte du management ou pour éviter une stigmatisation par les collègues. Certaines personnes expriment leur sentiment d’être tiraillées entre les prescriptions comportementales professionnelles et religieuses.
67• Les comportements tolérés ou non varient d’une situation à l’autre. Sans que ce soit systématique, l’action du management est plus facilement acceptée et comprise lorsqu’elle est justifiable par la bonne réalisation du travail. Elle est davantage centrée sur la définition des interdits que sur la discussion. Des situations de tension surviennent régulièrement (avec des intervalles toutefois différents d’un contexte à l’autre).
68• Les personnes font régulièrement référence à leur appartenance à une communauté ou la catégorie des salariés pratiquants, la plupart du temps en précisant la religion concernée (e.g Extrait 28 : « Dans cet atelier, on forme un groupe de musulmans, on se retrouve »).
Type de situations n°4 : le fait religieux transgressif
69Le salarié prend de la distance avec le rôle professionnel. Il renonce à prendre de la distance avec son identité religieuse. Il fait passer la nécessité qu’il ressent de respecter les prescriptions religieuses avant celles liées au travail. Il met en cause la légitimité du management à contraindre sa pratique religieuse. Les extraits d’entretiens suivants (29 à 31) avec des salariés et des managers illustrent cette posture :
70• Extrait 29 : « L’autre jour, un salarié très pratiquant qui portait la kippa m’a calmement expliqué que son chef a lui c’était Dieu et qu’entre Dieu et l’entreprise ou entre Dieu et moi, il préférait obéir à Dieu. »
71• Extrait 30 : « Je suis croyant, je suis pratiquant, certains ne le sont pas, c’est leur choix, moi je le suis. J’accepte de travailler sous les ordres de mon chef mais il y a une limite et cette limite, ce sont les ordres de Dieu. Ce n’est ni mon chef ni l’ingénieur et sa cravate qui peuvent me dire s’il faut que je prie ou non, c’est Dieu, même ici, même au travail. »
72• Extrait 31 : « Mon guide, c’est Dieu, mon chef peut me donner des ordres, j’accepte ça, mais Dieu m’en donne aussi et il est tout de même plus important, mon chef doit comprendre ça et il doit en tenir compte. »
73Ces situations se caractérisent par un blocage des possibilités de discussion et de construction d’un accord par la négociation. Ce blocage peut provenir des salariés qui refusent toutes prises de distance avec les prescriptions religieuses. Il peut également venir du management qui refuse d’adapter le fonctionnement organisationnel pour prendre en compte les demandes des salariés pratiquants. Pour les managers rencontrés durant nos travaux, la logique de la prise en charge de ce type de situations rompt avec celle des situations précédentes. Il ne s’agit plus pour eux de rechercher un accord et de définir ce qui est toléré et ce qui ne l’est pas. Comme l’illustrent les extraits d’entretiens ci-dessous avec des managers (32 à 34), le comportement du collaborateur est désigné comme transgressif et intolérable et relevant d’une action disciplinaire :
74• Extrait 32 : « Il y a des choses, pourquoi pas, ça ne pose pas de problème, mais là non, refuser de bosser avec [un tel] parce qu’il est juif, non. C’est plus de la liberté religieuse, c’est de l’antisémitisme. C’est même plus de mon ressort, c’est du ressort de la direction ou de la DRH, je ne sais pas, mais c’est sanctionnable en tout cas. »
75• Extrait 33 : « Il y a des règles, elle refuse de s’y soumettre. J’ai essayé de discuter, ce n’est pas possible. Bon OK, dans ce cas, c’est simple, c’est entretien disciplinaire et après on verra bien. »
76• Extrait 34 : « Il a été embauché pour faire un boulot. Il ne veut pas le faire. Si la raison, c’était la sécurité à la limite…, mais là c’est la religion. Il n’y a même pas à discuter, c’est entretien préalable à une sanction directement. »
77Les éléments récurrents dans ces situations de type 4 sont (voir le Tableau de synthèse page suivante) :
78• Une prise de distance des salariés avec la pratique professionnelle et la volonté de ne pas prendre de distance avec la pratique religieuse. Ils remettent régulièrement en cause dans leur discours ou par leurs comportements des modes de fonctionnement (répartition des tâches, composition des équipes, horaires des pauses, plannings, etc.). Ils délégitiment l’action du management qui essaie de contraindre leur pratique religieuse.
79• Les tensions sont fréquentes. Le management n’hésite pas à avoir recours aux processus disciplinaires pour les cas considérés comme intolérables.
80• Les situations impliquent le plus souvent plusieurs personnes qui forment un groupe et rarement des individus isolés. Les personnes font très souvent référence à leur appartenance à une communauté ou la catégorie des salariés pratiquants, la plupart du temps en précisant la religion concernée.
Tableau de synthèse
Tableau de synthèse
Discussion
81La littérature scientifique distingue les faits religieux qui correspondent a priori à un souhait d’articuler pratique professionnelle et religiosité sans avoir en eux-mêmes une dimension transgressive ou de remise en cause de l’organisation du travail (e.g. le port de signes, des demandes d’absence) de ceux qui remettent en cause le fonctionnement (e.g. refus de réaliser des tâches, de faire équipe avec des personnes, de respecter le temps de travail) (Mitroff et Denton, 1999 ; Hicks, 2002 ; Galindo et Zannad, 2012 ; Honoré, 2014 ; Ghazzawi et al. 2016). Les études réalisées tant en France qu’aux USA montrent que les faits religieux qui sont significativement les plus courants sont ceux qui appartiennent à la première catégorie (Hicks, 2002 ; Weaver et Agle, 2002 ; SHRM, 2017 ; Honoré, 2019). Deux éléments importants relatifs à cette distinction et aux situations étudiées ici ressortent du terrain. Le premier est que les faits de la seconde catégorie se retrouvent principalement dans les situations de transgression (type 4), plus rarement dans les situations de déviance (type 3). La remise en cause (partielle) du fonctionnement de l’organisation dont ils sont porteurs est bien repérée par les managers. Elle laisse peu de place à la négociation d’un accord si les individus n’envisagent pas une prise de distance par rapport aux prescriptions religieuses. Le second élément est que les faits appartenant à la première catégorie se retrouvent dans toutes les situations. De plus, des faits identiques, par exemple une prière pendant une pause dans un bureau ou le port d’un signe religieux visible, généreront dans certains contextes des situations de type 2 (fait religieux normalisé), de type 3 (fait religieux considéré comme déviant) ou encore de type 4 (fait religieux considéré comme transgressif). D’une situation à l’autre, les mêmes faits ou les mêmes comportements peuvent être tolérés, considérés comme normaux, traités comme déviants et donner lieu à des remarques, des moqueries, des recadrages, ou même générer des blocages et des conflits. Ces différences de réactions, notamment de la part du management, se retrouvent lorsque les circonstances sont différentes. Par exemple, le port d’un vêtement religieux comme le hijab, la kippa ou le dastar est appréhendé différemment dans un contexte de contact direct avec la clientèle ou de back-office. Toutefois, il arrive également que dans des situations identiques (même entreprise, même service), la différence de réponse soit liée à la posture managériale par rapport au fait religieux. C’est ce qu’illustrent les extraits d’entretiens suivants (35 et 36) avec deux managers de la même entreprise de logistique. L’un tolère certains faits et comportements et l’autre non :
82• Extrait 35/Vincent : « Ce n’est pas un problème en soi. Tant que ça n’interfère pas avec le travail, c’est bon. Ils sont trois. Ils prient ensemble quand il faut, là où il faut. On en a parlé. On s’est mis d’accord. Il y a aucune raison d’aller les embêter. »
83• Extrait 36 : « Je suis peut-être vieux jeu mais la laïcité, j’y tiens. Je sais bien qu’on n’est pas dans le public tout ça, mais peu importe et puis ici on bosse, on ne prie pas. L’autre agent de maîtrise, Vincent, il fait ce qu’il veut, mais dans mon équipe, je ne veux pas de ça et les gars le savent bien. »
84Cette instabilité des effets que produisent les comportements religieux est à mettre en lien avec la diversité des situations que rencontrent les managers et la diversité des postures des entreprises. Ainsi, Bowens (2014) ou encore Honoré (2018) montrent que des variables comme la fréquence des faits religieux, leur diversité ou la fréquence des situations conflictuelles auxquelles les managers sont confrontés déterminent leur réaction face aux événements et influencent leurs degrés de tolérance et d’intolérance face à des faits identiques. De leur côté, des travaux comme ceux de Galindo et Zannad (2014) montrent bien la diversité des postures et des pratiques des entreprises. Ces auteures distinguent en effet les postures de déni/refus, de tolérance/laxisme et d’accommodement/aménagement. D’une posture à l’autre, elles montrent que les repères d’action pour les managers et de comportements pour les salariés diffèrent fortement. Cette instabilité des définitions de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas est problématique. Dans ses travaux sur la déviance, Becker (1973) montre que la capacité des individus à comprendre l’action de contrôle, et éventuellement le recadrage ou la sanction qui l’accompagne, détermine leur capacité à l’accepter et à se placer dans une posture de recherche de solutions. Avec un cadre d’analyse interactionniste et en s’intéressant plus spécifiquement à la question des comportements religieux au travail, Weaver et Agle (2002) mettent en évidence que l’absence de normes précises et stables cadrant la prise en compte de ces comportements a deux conséquences négatives.
85La première est le coût cognitif pour les individus de la non-compréhension de la stigmatisation et du rejet de leur comportement. Ils se retrouvent potentiellement placés dans une situation de tiraillements entre les logiques d’action professionnelle et religieuse. Ils sont sommés d’adapter leur comportement en prenant de la distance avec leur identité religieuse mais sans possibilité de rationaliser cette injonction. Les extraits d’entretiens cités plus haut en analysant les situations du troisième type (considéré comme déviant) illustrent bien le contraste entre une situation dans laquelle l’individu perçoit ou non les raisons de l’action managériale. Dans ce dernier cas, Nash et McLennan (2001), Weaver et Agle (2002), mais aussi Hicks (2002) soulignent l’impact négatif sur l’implication dans le travail de l’individu. Ils soulignent également, tout comme Strauss et Sawyerr (2009) ou Hayden et Barbuto (2011), que cela réduit la capacité de l’acteur à prendre de la distance avec les prescriptions religieuses et contribue ainsi à limiter les possibilités de résolution pragmatique des situations de tension. La seconde conséquence apparaît alors sous la forme d’un risque de dérive de la situation vers davantage de crispation et de tension.
86Ce risque de dérive se concrétise lorsque, à la difficulté pour l’individu de rationaliser l’action managériale, s’oppose une forte rationalisation de la logique d’action religieuse soutenue par son entourage soit au travail, lorsqu’il a des coreligionnaires eux aussi pratiquants comme collègues, soit en dehors, lorsqu’il est impliqué dans une communauté. Mitroff (2003) souligne que dans ce cas la personne aura tendance à inverser l’ordre initial des priorités entre son rôle professionnel et son identité religieuse en définissant cette dernière comme le cadre premier de détermination de son comportement. Le mécanisme qui se met en place ici s’apparente à celui que la littérature interactionniste appréhende à travers la notion de « développement d’une sous-culture déviante » (Becker, 1973 ; Trice et Beyer, 1993). La sous-culture est constituée par un ensemble de normes qui règle les rapports entre les acteurs. Elle définit les règles d’appartenance au groupe, distribue les rôles, précise les droits et les devoirs des membres mais aussi les manières de se comporter. L’inscription dans une sous-culture déviante religieuse permet à l’individu de considérer les prescriptions religieuses comme la norme de référence et le rôle professionnel comme ajustable. Cela lui permet ensuite de rationaliser une posture d’opposition aux prescriptions du rôle professionnel ainsi qu’à l’action managériale lorsque celles-ci s’opposent à l’expression de sa religiosité.
87Dans ce cas, la dynamique qui détermine l’évolution d’une situation vers un type ou un autre implique les prises de distance de l’individu avec les comportements professionnels et religieux attendus ainsi que ce que Becker (1973) nomme « l’action de normalisation », c’est-à-dire le jugement du comportement (sa désignation comme normal ou déviant) ainsi que sa prise en compte par les co-actants (coreligionnaires, responsable religieux, collègues, managers, etc.) dans la situation de travail et/ou dans le cadre de la sous-culture déviante.
Conclusion
88Les faits et comportements religieux sont l’expression de la religiosité des individus, mais aussi le résultat d’une dynamique d’interaction située. Nous avons identifié dans ce travail quatre types de situations. Les situations de type 2 (fait religieux normalisé) pourraient représenter un équilibre entre une prise de distance partielle par l’individu avec son identité religieuse qui lui permet, sans renoncer totalement à l’expression de sa religiosité, de voir son comportement accepté par les autres personnes, notamment les managers. La logique de la notion « d’accommodement raisonnable » (Bowens, 2014 ; Kaminer, 2015) suppose de part et d’autre des postures de discussion et de construction d’arrangements. Elle suppose également que l’action managériale soit intelligible lorsqu’elle contraint. Pour cela, elle doit rester focalisée sur les critères de bonne réalisation du travail et de bon fonctionnement de l’organisation et, dans le même temps, être capable de prendre en compte la diversité des personnes ainsi que des modes d’implication qui en découlent. Dans les situations de type 4 (transgression), les faits religieux suscitent des réactions sous formes d’oppositions, d’interdictions et de sanctions. Le risque pour l’entreprise est celui de la survenance de conflits, de blocages et éventuellement de procès. Dans ce cas, la jurisprudence, notamment les arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne de mars 2017, bien qu’elle soit peu connue des acteurs, met en avant deux éléments déterminants (CJUE, 2017) : d’une part (et là encore), les critères de bonne réalisation du travail et de bon fonctionnement et, d’autre part, l’existence de règles formalisées, par exemple dans le cadre d’un règlement intérieur. Ces éléments se retrouvent également au cœur des questions que posent les situations de type 3 (déviance), notamment lorsque l’individu est tiraillé entre ses implications dans des interactions professionnelles et religieuses. Les travaux qui font le lien entre religiosité et comportement au travail (e.g. Weaver et Agle, 2002 ; Gotsis et Kortezi, 2008 ; Ghazzawi et al., 2016), comme d’ailleurs dans d’autres contextes (e.g. en famille, entre amis, etc.) (e.g. Welch et al., 2006), montrent bien qu’en dehors des situations religieuses (groupes de prière, activités paroissiales, célébrations, etc.), l’individu ne se réfère prioritairement à la religion pour déterminer son comportement que lorsque la situation elle-même ne lui donne pas ou que peu de ressources pour le faire. Ainsi, l’individu aura tendance à davantage se référer à sa religiosité pour se comporter au travail, à prendre de la distance avec son rôle professionnel et à donner la priorité aux prescriptions religieuses, d’une part, lorsqu’il perçoit que les contraintes qui pèsent sur l’expression de sa religiosité sont (de son point de vue) incohérentes et irrationnelles et, d’autre part, lorsque la situation de travail lui fournit peu de repères clairs pour comprendre ce qui est attendu de lui, quel doit être son comportement, ce qu’il peut ou ne peut pas faire, et quel est le sens de son travail.
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