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Article de revue

L’anglais lingua franca : ses pièges et ses atouts pour le management

Pages 54 à 55

À propos du livre de Geneviève TRÉGUER-FELTEN, Langue commune, cultures distinctes. Les illusions du Globish, Presses de l’Université de Laval, 2018. Par Yasmine SALEH. Postdoctorante à l’ESSEC Business School

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© PUL

1L’ouvrage Langue commune, cultures distinctes traite de la pratique, omniprésente aujourd’hui dans les entreprises, de l’anglais lingua franca ou ELF (English as a Lingua Franca). Il met en évidence la particularité de cette langue, de nature sommaire et à usage planétaire, et montre ses conséquences sur la communication et plus généralement sur le management. L’auteure, linguiste de formation et forte d’une longue expérience internationale en tant que directrice de communication, donne un ancrage linguistique à l’analyse de diverses situations de communication interculturelle. Ce regard pluridisciplinaire constitue l’originalité de l’ouvrage. S’adressant principalement aux praticiens, l’ouvrage défend une idée principale : contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’ELF n’est pas une langue universelle mais bien une langue véhiculaire qui porte les marques de la culture de ses interlocuteurs. Pour un émetteur et un récepteur n’ayant pas les mêmes représentations ou une même « culture discursive », la divergence entre ces marques serait source d’incompréhensions le plus souvent latentes. Pour l’auteure, la contextualisation de cette langue dans l’univers de sens de son locuteur est indispensable pour limiter les écueils de communication.

2L’ouvrage peut être découpé en quatre grandes parties. En exploitant des courriels rédigés en ELF par des Français, des Américains et des Chinois, Geneviève Tréguer-Felten met en évidence, puis explique ce phénomène qui consiste à investir l’ELF de ses propres repères culturels. Ensuite, une analyse des autoprésentations d’entreprises françaises et chinoises en ELF recueillies sur plusieurs années permet à l’auteure de brosser le portrait de « l’entreprise idéale », différente selon que l’entreprise est française ou chinoise, et ce, bien qu’un même public international soit visé et que les discours soient tenus dans une même langue. Est ensuite exploré le concept de « relation client », qui varie en fonction de l’univers de sens propre à chacune des sociétés en question. Enfin, l’auteure revient sur ce qui fait la particularité de cette langue. Sans dévoiler au lecteur toutes les richesses de cet ouvrage, en voici les idées clés.

Une langue qui porte les marques de la culture de ses interlocuteurs

3Dans cette partie, l’auteure analyse un matériau composé de courriels rédigés en ELF et envoyés entre 2002 et 2012 sur des sites industriels en France, en Chine et aux États-Unis. Elle s’appuie sur trois situations de communication interculturelle : une chef d’équipe chinoise qui demande à son directeur français des cours d’anglais pour son équipe locale, une équipe franco-chinoise qui doit fixer le planning des actions à mener ensemble pour la production de pièces pour un client chinois et enfin, un directeur de filiale américain qui doit organiser la visite sur place du PDG français. À chaque fois est exposée la manière dont les interlocuteurs écrivent et lisent l’ELF, le plus souvent correct du point de vue grammatical, selon leurs propres codes de communication, entraînant des incompréhensions latentes et débouchant parfois même sur des frustrations tenaces. L’exemple du directeur américain est assez révélateur de ce phénomène. En réponse à un courriel d’un directeur français du siège lui demandant d’organiser la visite sur place du PDG, le directeur américain a préparé, entre autres, des présentations contenant des données chiffrées décrivant la situation économique de la filiale. Pour lui, cette description factuelle serait la bonne manière de donner à voir l’état de la filiale et ainsi, de respecter les consignes communiquées. Toutefois, ces présentations ont ouvert la voie à de virulentes critiques de la part du siège. Selon l’auteure, cette situation cristallise une incompréhension due à des codes de communication différents : le directeur américain aurait pris les consignes du siège « au pied de la lettre », alors qu’il était attendu que la visite soit organisée autour de rencontres avec le personnel et les clients importants. En même temps, le siège aurait, du point de vue du directeur américain, adressé ses critiques suivant « une manière bien française, très politique » qui consiste à « enrober », « lisser les propos » (p. 25).

Une langue qui vise un même public international mais véhicule des idéaux différents : le cas des entreprises françaises et chinoises

4En se basant sur les brochures et les rubriques About us des sites Internet d’une trentaine d’entreprises chinoises et françaises, l’auteure réalise ici une analyse comparée de discours et de l’iconographie de ces autoprésentations. En s’appuyant sur ce matériau réuni à dix ans d’intervalle pourtant écrit en une même langue et adressé à un même public international, elle pointe la manière dont les discours véhiculent des conceptions différentes de l’entreprise idéale et s’inscrivent ainsi dans les cultures respectives de leurs locuteurs. D’un côté, les discours chinois mettent en scène une entreprise prise dans son contexte social et marquée par les valeurs de l’effort, de la flexibilité et de l’innovation ; une entreprise qui se positionne comme un « ami » et propose à son client d’avancer « la main dans la main ». D’un autre côté, les discours français brossent le portrait d’une entreprise prise dans un contexte plus professionnel, marqué par les valeurs de la réussite, de l’expertise et du savoir. Contrairement à l’entreprise chinoise, l’entreprise française « idéale » se positionne en tant que « mentor », à l’écoute d’un client qu’elle guide et conseille. Ainsi, l’auteure montre comment les discours de communication reposent sur des rhétoriques spécifiques qui, aussi bien dans le contenu que dans la forme, sont simplement transposées en ELF. Ces dernières découlent des imaginaires propres à la culture des énonciateurs.

Un concept dit universel qui revêt des formes différentes selon la culture, dans les discours corporate des entreprises

5Dans cette partie, l’auteure choisit un concept de management fondamental pour les entreprises : la « relation client ». Elle analyse divers documents (des autoprésentations, des principes d’action, des codes éthiques d’entreprises françaises, chinoises et américaines) dans lesquels s’illustre ce concept. Là aussi, malgré le recours à une même langue supposée universelle, ce concept revêt des formes distinctes et varie en fonction de l’univers de sens propre à chacune des entreprises. Ainsi, Geneviève Tréguer-Felten montre que les entreprises françaises proposent à leurs clients un « conseil », les entreprises américaines une « création de valeur » et les entreprises chinoises des « services dévoués ».

Pourquoi l’ELF n’est-il pas une langue comme les autres ?

6Dans cette dernière partie sont expliquées les raisons pour lesquelles l’ELF est une langue particulière. Le fait que l’ELF soit utilisé de manière universelle en fait une langue sans fond culturel « en propre ». Il est en effet bien difficile de partager les mêmes représentations étant donné la diversité des expériences. C’est clairement l’idée forte de l’ouvrage. L’auteure attire l’attention sur l’importance pour les entreprises de ne pas se reposer sur la simple maîtrise de l’anglais, mais de pousser tout un chacun à s’interroger sur le sens, ou plutôt les sens, que masque cette langue commune, et à s’intéresser au contexte spécifique de chaque échange, propre à les aider à mieux intégrer le local dans leurs stratégies globales et ainsi exploiter les atouts que présente l’ELF. Elle souligne aussi l’importance pour les entreprises, dans lesquelles la maîtrise de l’anglais semble suffisante si l’on omet la diversité des représentations que masque l’ELF, d’investir dans une traduction « langue-culture à langue-culture » des supports de communication rédigés en ELF vers la langue locale. Cet appel est d’autant plus important que les entreprises recourent de manière de plus en plus systématique à l’anglais aujourd’hui.

7Pour conclure, l’ouvrage Langue commune, cultures distinctes examine les supports de communication interne et externe rédigés en ELF par les entreprises, cette langue dont la pratique est omniprésente dans les entreprises et pourtant très peu étudiée en gestion. L’auteure met en évidence les pièges de cette langue commune qui, en réalité, véhicule les marques culturelles de ses interlocuteurs. Sans remettre en cause l’utilisation même de l’ELF, l’ouvrage vise à sensibiliser les praticiens sur les limites de l’ELF et à exploiter ses atouts dans la mesure où il permet d’accéder aux visions du management qui prévalent ici et là. Le cas des autoprésentations françaises et chinoises en est une bonne illustration. Bien qu’une telle sensibilité s’impose dans n’importe quelle situation de communication, l’intérêt de l’ouvrage réside dans son objet d’étude, l’anglais que l’on tend à voir, en entreprise, comme une langue neutre et universelle. Enfin, ce livre se distingue par sa clarté, faisant de lui un excellent outil pour des enseignants qui voudraient montrer comment éviter les écueils de la communication interculturelle.


Date de mise en ligne : 07/08/2019

https://doi.org/10.3917/geco1.137.0054

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