Notes
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[1]
Cité par Claude Riveline dans « Un bilan des ‟Lumières” », Revue REE, deuxième trimestre 2016.
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[2]
Voir l’ouvrage très éclairant de Philippe Silberzahn, Bienvenue en incertitude : principes d’action pour un monde de surprise, novembre 2017.
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[3]
Michel Berry, « Vigilance et organisation, les leçons du Titanic », La Jaune et la Rouge n° 636, octobre 2008, https://www.lajauneetlarouge.com/article/vigilance-et-organisation-les-lecons-du-titanic.
À propos de l’essai de Christian MOREL, Les décisions absurdes III. L’enfer des règles – Les pièges relationnels, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines », 2018
1Christian Morel a publié en 2002 un best-seller avec Les décisions absurdes, où il montrait combien nous pouvions subir des erreurs de décision radicales et persistantes sans même en avoir conscience. Dix ans plus tard, il a publié une saison II, dans laquelle il tirait les enseignements des pratiques de décision dans les secteurs à haut risque : nucléaire, porte-avions, aviation, chirurgie, etc.
2Son message est humaniste : il faut jouer la compétence des hommes plutôt que de se rassurer derrière des outils et des règles universels. En continuant ses investigations, il a débusqué deux nouvelles ruses du diable : l’enfer des règles et les dysfonctionnements des relations humaines. C’est l’objet de la saison III. Son analyse est illustrée, comme dans les ouvrages précédents, d’exemples parlants, parfois pittoresques (il est interdit de regarder les tableaux du Louvre à la loupe sans autorisation du président du musée). On est frappé par la compétence technique avec laquelle il aborde certains cas complexes et par son talent pédagogique. Son livre est ainsi à la fois profond et de lecture aisée.
L’enfer des règles
3On sait que le diable nuit en prenant les atours les plus sympathiques à l’opinion. Ainsi suggère-t-il d’instaurer des normes strictes pour éviter les accidents, ce qui paraît de pur bon sens. C’est une idée que Christian Morel conteste minutieusement en commençant par un exemple très éclairant, la procédure de récupération du décrochage d’un avion.
4Un décrochage survient quand la vitesse d’un avion est trop faible et que son nez est dirigé vers le haut, ce qui réduit la portance et provoque sa chute. La procédure classique préconisait d’augmenter la puissance des moteurs et de maintenir l’altitude à tout prix. En fait, sur les avions modernes, la poussée des moteurs demande 9 secondes, parfois 15, pour être effective, ce qui est long, et quand les moteurs sont sous les ailles, ils génèrent une poussée vers le haut qui augmente le cabrage de l’appareil. La procédure augmentait donc les risques de décrochage. Pourtant elle était enseignée partout, intégrée dans les simulateurs de vol pour former les pilotes et contribuait à leur évaluation.
5Les responsables des essais d’Airbus et de Boeing voyaient que cette procédure était contreproductive et souhaitaient qu’on recommande au contraire aux pilotes d’incliner l’avion vers le bas et de perdre de l’altitude, même en phase de décollage. Mais il leur a fallu batailler longuement pour qu’elle change en 2011, après six accidents mortels entre 2007 et 2011. La règle résistait pour plusieurs raisons. Elle était intégrée dans les formations et les évaluations des pilotes, au point qu’elle a structuré leur mode de pensée. Il n’est ainsi pas impossible que l’accident du vol AF 447 Rio-Paris soit dû au fait que les pilotes ont appliqué cette règle alors même qu’ils étaient loin du sol. Quand Christian Morel a demandé à différents acteurs d’où elle venait, personne n’a su lui répondre : la règle avait pris son autonomie.
6Faut-il la remplacer par une autre ? Non : dans certains cas, le fait de perdre de l’altitude remédie au risque, mais si l’accident est inévitable, il est préférable de voler jusqu’au sol et de tenter un atterrissage, comme l’A320 qui a atterri dans l’Hudson. Il est certes bon de donner des procédures et des guides, mais sans les fétichiser pour pouvoir s’en remettre in fine au jugement de l’équipage.
7Christian Morel plaide alors pour la promotion d’une compétence augmentée, qu’il définit comme une : « compétence profonde et élargie, capable de se substituer, pour une large part, aux innombrables règles et procédures régissant une activité, évitant ainsi leur cortège d’effets pervers et de lacunes ». Il s’agit d’une compétence individuelle et collective car, notamment dans les situations d’urgence, on est plus avisé à plusieurs que seul, et on peut se répartir les rôles pour plus d’efficacité.
8Les obstacles ne manquent pas pour aller vers ce paradis. Les règles rassurent l’opinion et les politiques aiment promulguer de nouvelles règles après des accidents, ce qui explique l’inflation normative qu’on observe dans tous les pays. Les jeunes professionnels en sont même souvent demandeurs : les pompiers novices sont rassurés par l’énoncé de règles d’intervention que les vieux briscards savent transgresser. De plus, les professionnels peuvent se dédouaner en cas d’intervention de la justice après un accident, en invoquant leur stricte application de la règle. Enfin les règles font vivre les organismes qui les émettent et les contrôlent.
9Christian Morel conclut toutefois avec des notes d’espoir. D’une part, les professionnels sont de plus en plus conscients des dangers des règles, qu’ils ne peuvent d’ailleurs pas toutes connaître (le manuel de procédures du porte-avion Charles de Gaulle fait 20 000 pages) et ils s’organisent pour se fonder sur un principe de compagnonnage. D’autre part, certains gouvernements semblent prendre au sérieux l’idée d’aller vers une frugalité normative.
10Mais les chemins du paradis sont décidément escarpés car voici un nouveau problème repéré par Christian Morel : les dysfonctionnements des relations entre les acteurs.
Les pièges relationnels
11Cette partie est originale car elle explore un point aveugle de la vision cartésienne, selon laquelle tout est calculable et maîtrisable par des outils et des règles, et qui se défie de la subjectivité des acteurs et de la corruption à laquelle peut mener le jeu de leurs intérêts [1]. Mais cette démarche est très mal appropriée à la prise en compte des surprises, auxquelles l’homme peut beaucoup mieux parer que les outils rationnels, à condition d’être placé dans des conditions adéquates [2]. Les dysfonctionnements relationnels entre les acteurs peuvent les empêcher d’avoir des réactions appropriées. Voici quelques causes.
12Avec la mondialisation les hommes sont souvent pris dans de nouvelles tours de Babel. L’équipage du Costa Concordia, qui a fait naufrage sur les côtes italiennes, se composait de 38 nationalités et les passagers venaient de 26 pays. La langue officielle était l’italien, mais le chef mécanicien bulgare n’a pas compris les ordres donnés dans cette langue pendant la crise. Le timonier n’a pas compris les instructions d’urgence du capitaine bien qu’elles aient été données en anglais. Les passagers ont témoigné que plusieurs membres d’équipage ne comprenaient pas l’anglais. Le maître des équipages, pour la descente des canots de sauvetage, a donné les ordres en italien et en anglais à ses hommes d’équipage alors qu’ils étaient latino-américains. On ne s’étonne alors pas de la pagaille qui s’est ensuivie. Le Costa Concordia était une tour de Babel mais personne ne s’en était inquiété. Pourtant le naufrage du Titanic tenait à des raisons semblables : confiance aveugle dans les systèmes, relations détestables dans l’équipage, commandement accaparé par les VIP [3]. Sans que l’on en ait tiré les leçons.
13On dira que cet exemple est gros, donc atypique, mais Christian Morel montre qu’on peut retrouver partout des symptômes semblables. En particulier, dans les organisations où l’on communique en globish, langue souvent trop approximative pour appréhender des situations critiques, peuvent naître de dangereux malentendus parce que les gens ne se comprennent pas sans pouvoir l’avouer : qui peut dire sans risque pour sa carrière qu’il ne maîtrise pas le globish ?
14Même quand les acteurs parlent la même langue maternelle, ils se comprennent mal parce que leurs langages sont trop spécialisés, comme dans l’exemple d’un exercice de crise nucléaire, dans lesquels les membres de la préfecture ne comprenaient pas la portée de ce que disaient les ingénieurs. Ce peut être aussi parce que les acteurs utilisent des langages trop flous, comme les guides qui échangent sur le caractère risqué d’une descente, avec des expressions comme « celle-là je ne la sens pas », ou « ça devrait être bon », qui peuvent vouloir dire presque la même chose selon les modes d’expression de chacun. Christian Morel montre que ce phénomène de tours de Babel est fréquent mais qu’on l’ignore le plus souvent.
15Un autre point fait obstacle à la qualité des briefings et débriefings : chacun peut être inhibé par le jugement de ses pairs. L’infirmière n’ose pas dire devant le staff qu’elle ne sait plus sur quel bouton appuyer d’une commande à l’ergonomie mal pensée ; le commandant de bord ne veut pas montrer de lacune devant son jeune copilote ; le collectif veut protéger l’un de ses membres d’une sanction et pratique l’omerta. Pour éviter que ces phénomènes nuisent à l’analyse des erreurs, il faut beaucoup de clairvoyance et d’imagination, et pour cela avoir clairement à l’esprit ce qui est en jeu dans les relations interpersonnelles, ce qui n’est pas souvent le cas. Encore faut-il surmonter un obstacle de taille : la justice est très loin de concevoir qu’il peut y avoir des erreurs non condamnables. C’est même le contraire : elle cherche des coupables et force à lever l’anonymat de ceux qui avaient été protégés par les règles de l’organisation.
16D’autres aspects très intéressants sont traités par Christian Morel. Pourquoi les « pommes pourries », les personnes de mauvaise composition, risquent de contaminer toute l’organisation si le management supérieur n’y prend garde. Mais c’est un sujet qui n’intéresse guère les grands chefs, d’autant que la justice, encore elle, ne permet pas de bien le traiter : il ‘y a rarement assez de preuves pour licencier les fautifs.
17Christian Morel montre aussi que créer un groupe cohérent et fondé sur la camaraderie peut être d’une importance décisive, comme le montrent des exemples impressionnants dans l’armée. On se contente toutefois souvent de traiter le sujet en surface avec des séminaires d’intégration ou des expéditions touristiques. On apprend enfin les vertus de l’organisation en binôme pour décider : chacun peut jouer le rôle de l’avocat du diable auprès de l’autre pour cerner les enjeux de la décision. Cela paraît une solution dispendieuse aux gardiens de la tradition, et pourtant elle peut éviter des erreurs très dommageables et n’est pas forcément onéreuse si elle est organisée intelligemment.
18Christian Morel conclut par un tableau à quatre cases : l’enfer des règles combiné avec des relations défectueuses aboutit à une organisation opaque ; combiné avec des relations fiables, il produit une organisation en souffrance ; des règles frugales et de qualité combinées à des relations humaines dégradées produisent une organisation décalée ; enfin des règles frugales et de haute qualité avec des relations hautement fiables produisent une organisation résiliente.
19C’est cette dernière forme que cherche à promouvoir avec persévérance Christian Morel. Il va avoir encore du travail : la vogue de l’intelligence artificielle et des data préfigure des orgies de rationalisations et de corrélations qui feront rêver qu’on va enfin maîtriser le monde. Le plus probable est que cela va occasionner des absurdités que seules des relations humaines hautement fiables pourront repérer et traiter.
20Je ne serais donc pas étonné que nous ayons une quatrième saison. J’y vois un enjeu théorique important : Christian Morel renouvelle la sociologie par l’originalité de son regard et des concepts qu’il élabore patiemment.
Notes
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Cité par Claude Riveline dans « Un bilan des ‟Lumières” », Revue REE, deuxième trimestre 2016.
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Voir l’ouvrage très éclairant de Philippe Silberzahn, Bienvenue en incertitude : principes d’action pour un monde de surprise, novembre 2017.
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Michel Berry, « Vigilance et organisation, les leçons du Titanic », La Jaune et la Rouge n° 636, octobre 2008, https://www.lajauneetlarouge.com/article/vigilance-et-organisation-les-lecons-du-titanic.