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Article de revue

Réguler les risques nucléaires par la souplesse : genèse d’une singularité française (1960-1985)

Pages 76 à 87

Notes

  • [1]
    On peut définir la sûreté nucléaire comme l’« ensemble des dispositions permettant d’assurer le fonctionnement normal d’une centrale nucléaire, de prévenir les accidents ou les actes de malveillance et d’en limiter les effets tant pour les travailleurs que pour le public et l’environnement » (définition de l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire)).
  • [2]
    L’ASN a été créée en 2006 sous la forme d’une Autorité administrative indépendante (AAI). La fonction de contrôle existe néanmoins depuis 1973 sous des formes juridiques et des appellations différentes.
  • [3]
    Revue Contrôle (revue de l’ASN), n°178 de janvier 2007.
  • [4]
    Cette expression de « French cooking » met en avant une proximité intellectuelle et culturelle entre les acteurs en charge des questions de sûreté nucléaire.
  • [5]
    Ils concrétisent les règles et normes qui sont des constituants des régimes de régulation.
  • [6]
    On notera que ces deux variables peuvent être en partie rapprochées de la grille d’analyse proposée par Hood et al. Ces auteurs distinguent en effet, pour un régime de régulation, des variables de « contenu » (les caractéristiques institutionnelles de la régulation) et de « contexte » (notamment les intérêts des différents groupes d’acteurs concernés).
  • [7]
    Depuis 2006, Framatome a pris le nom d’AREVA NP. Des archives « générales » sur Framatome ont été consultées à l’Académie François Bourdon (au Creusot).
  • [8]
    L’industriel doit alors démontrer que les accidents étudiés sont bien les plus graves et que les dispositifs de protection adoptés doivent permettre d’éviter toute perturbation à l’extérieur du site de l’installation.
  • [9]
    Décret n°63-1228 du 11 décembre 1963 relatif aux installations nucléaires.
  • [10]
    Abandon de la filière graphite-gaz du CEA pour celle des réacteurs à eau pressurisée exploités par EDF (sous licence américaine Westinghouse). Ces centrales sont conçues par Framatome, qui exploite la licence Westinghouse depuis 1958.
  • [11]
    Le changement de technologie rendait en effet inapplicables les textes existant relatifs aux appareils à pression.
  • [12]
    Arrêté du 26 février 1974 relatif à la construction du circuit primaire principal des chaudières nucléaires à eau.
  • [13]
    Lettre SIN n°1076/77 du 11 juillet 1977 relative aux grandes options de sûreté des tranches comportant un réacteur nucléaire à eau pressurisée, du ministre chargé de l’Industrie au directeur général d’EDF.
  • [14]
    Interview avec un ancien responsable de l’organisme de contrôle.
  • [15]
    Cette situation est unique au monde. On compte, en 1980, une dizaine d’exploitants aux États-Unis et cinq en Allemagne.
  • [16]
    Par exemple, pour Fessenheim, la centrale de référence est Beaver Valley. Située en Pennsylvanie, celle-ci y a été construite en 1976.
  • [17]
    TANGUY P. (juillet 1983), « Philosophie de la sûreté en France », Revue Nuclear Safety.
  • [18]
    Cette approche se base sur des niveaux multiples de protection – ou lignes de défense –, présents dès le stade de la conception de l’installation, conçus pour ramener à un niveau extrêmement faible le risque qu’un accident puisse avoir des conséquences graves à l’extérieur de la centrale (Source : IRSN).
  • [19]
    L’approche probabiliste est fondée sur l’identification de cascades de défaillances susceptibles d’aboutir à un accident majeur. Elle a notamment pour objectif de fournir des probabilités d’occurrence de ces événements et de leur enchaînement.
  • [20]
    RASMUSSEN Professor Norman C. et al. (1975-10), “Reactor safety study, An assessment of accident risks in U. S. commercial nuclear power plants, Executive Summary”, WASH-1400 (NUREG-75/014) Rockville, MD, USA : Federal Government of the United States, U.S. Nuclear Regulatory Commission.
  • [21]
    NRC, 10 CFR Part 50, “Safety Goals for the operations of nuclear power plants ; Policy statement, republication” (1986).
  • [22]
    Lettre SIN n°1076/77 du 11 juillet 1977 relative aux grandes options de sûreté des tranches comportant un réacteur nucléaire à eau pressurisée, adressée par le ministre chargé de l’Industrie au directeur général d’EDF.
  • [23]
    Réponse d’EDF en date du 5 octobre 1977 à la lettre SIN n°1076/77.
  • [24]
    Lettre SIN n°576/78 du 16 mars 1978 relative aux grandes options de sûreté des tranches comportant un réacteur nucléaire à eau pressurisée, adressée par le ministre chargé de l’Industrie au directeur général d’EDF.
  • [25]
    Cours sur l’établissement et l’exécution de projets électronucléaires, AIEA, 1976.
  • [26]
    L’United States Atomic Energy Commission (AEC) est l’organisme chargé de promouvoir et de contrôler l’énergie nucléaire jusqu’en 1974, année où elle sera remplacée par la Nuclear Regulatory Commission, détachant ainsi les aspects « promotion » des aspects « contrôle ».
  • [27]
    QUENIART D., « Sûreté nucléaire et règlements techniques », Annales des mines, 1974.
  • [28]
    Document EDF : « Intérêt d’une réglementation française en matière de sûreté », février 1977.
  • [29]
    Point culminant de cette opposition, les manifestations sur le chantier du surgénérateur de Creys-Malville conduiront à la mort d’un manifestant lors d’affrontements avec les forces de l’ordre, en 1977.
  • [30]
    Document EDF : « Intérêt d’une réglementation française en matière de sûreté », février 1977.
  • [31]
    COUDRAY M. et PERRAIS J.-P., « Sûreté nucléaire et exportation des centrales nucléaires », Annales des Mines, 1974.
  • [32]
    Compte rendu de réunion, « Codes et normes utilisés dans l’industrie électronucléaire », ministère de l’Industrie et de la Recherche, 1976.
  • [33]
    COUDRAY M. et PERRAIS J.-P., « Sûreté nucléaire et exportation des centrales nucléaires », Annales des Mines, 1974.
  • [34]
    On dénombre, entre 1975 et 1980, une centaine d’attaques violentes comprenant des attaques à la bombe contre des chantiers de construction, des tentatives d’incendies de matériels ou de systèmes liés au fonctionnement des installations nucléaires ou encore d’attentats contre des personnalités liées à l’énergie nucléaire.
  • [35]
    Les motifs des recours sont alors très variés : irrégularités de l’enquête publique, documents administratifs incomplets, problèmes liées à la procédure d’expropriation…
  • [36]
    Le Monde, février 1978.
  • [37]
    Le Monde, 13 octobre 1978.
  • [38]
    Annexes du rapport n°278 de M. Claude Birraux, député, fait au nom de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, déposé le 12 mai 1996 : « Le contrôle de la sûreté et de la sécurité des installations nucléaires ».
  • [39]
    Simple service, le SCSIN est remplacé par une direction en 1992, la DSIN.
  • [40]
    Au début des années 1990, des fissures sont découvertes sur les couvercles de cuve de plusieurs réacteurs. Au milieu des années 1990, la centrale Superphénix fait l’objet d’une bataille médiatique et politique après plusieurs incidents. Elle sera définitivement arrêtée en 1997. En 1998 et 1999, deux incidents ont lieu à Civaux, suite à une fissure sur une tuyauterie, et au Blayais, suite à une inondation. Ces événements seront largement relayés par la presse.
  • [41]
    LE DEAUT J.-Y., « Le système français de radioprotection, de contrôle et de sécurité nucléaire : la longue marche vers l’indépendance et la transparence ».
  • [42]
    Ibid.
  • [43]
    Revue Contrôle (revue de l’ASN), n°178 de janvier 2007.
  • [44]
    Revue Contrôle (revue de l’ASN), n°197 de mars 2014.
  • [45]
    Ces documents ont le même statut de « bonnes pratiques », mais les guides s’intègrent aujourd’hui dans une pyramide réglementaire qui n’existait pas dans les années 1970-80.
  • [46]
    Il en ira de même pour les avis d’expertise de l’IRSN.
  • [47]
    L’arrêt du nuage de Tchernobyl à la frontière franco-allemande avait beaucoup fait jaser…
  • [48]
    On compte actuellement, pour les questions de sûreté nucléaire, une dizaine de guides ayant remplacé d’anciennes RFS ou traitant de nouveaux sujets.
  • [49]
    Ce qui explique que François Lévêque, dans son texte publié en 2013 mais nécessairement écrit sensiblement avant, porte un jugement un peu intemporel sur le système français de régulation et ne fasse pas état d’une transformation radicale récente.
  • [50]
    Le Point, 30 mars 2011.
  • [51]
    « André-Claude Lacoste, l’incorruptible du nucléaire », La Croix, 10 octobre 2012.
  • [52]
    Arrêté du 12 décembre 2005 relatif aux équipements sous pression nucléaires, dit « arrêté ESPN ».
  • [53]
  • [54]
    Nous préférons utiliser le terme « publicisation », au sens de « rendre public », car l’on observe encore très peu de cas de participation réelle du public au débat technique sur les problèmes de sûreté.

Un modèle français de régulation des risques nucléaires ?

1La France possède une tradition historique de codification des règles et un droit public extrêmement développé mis en œuvre par une administration puissante. Pourtant, le nucléaire semble avoir longtemps échappé à cette tradition. Des auteurs comme François Lévêque ont mis en évidence cette particularité : « Tout, ou presque, doit être écrit dans la loi ; le Conseil d’État veille à l’application d’un droit public très développé et les fonctionnaires élaborent et mettent en œuvre de multiples règlements. [Mais] ce cliché ne vaut pas pour la sûreté nucléaire[1] » (LÉVÊQUE, 2013a, 2013b). Ce constat est également partagé par des membres des organisations de la sûreté nucléaire. En 2007, un commissaire de l’Autorité de sûreté nucléaire [2] explique qu’« il existe un assez grand nombre de documents, dénommés “guides” ou “règles fondamentales de sûreté”, de statut juridique incertain » [3]. Comment expliquer ce phénomène qui semble particulier au cas de la sûreté nucléaire française et qui, en outre, tranche avec la plupart des grands pays nucléarisés ? Répondre à cette question peut, plus généralement, nous permettre de nous interroger sur la genèse d’un régime de régulation des risques, sur ses déterminants et ses évolutions.

2Pour comprendre les origines de ce modèle français de régulation des risques nucléaires, nous avons choisi de nous concentrer sur la période 1960-1985, qui correspond à la naissance, dans le monde, de la sûreté nucléaire en tant que « discipline technique », puis à son institutionnalisation progressive par les pays nucléarisés.

3En France, cette période est marquée par l’apparition d’un répertoire d’instruments de régulation des risques nucléaires mêlant orientations politiques, préconisations techniques et « obligations » réglementaires prenant la forme de directives ministérielles, de guides de bonnes pratiques, de règles de conception ou encore de rapports de sûreté. En éclairant la manière dont ont été conçus ces instruments, nous tenterons d’apporter de nouveaux éléments de compréhension des caractéristiques du modèle de régulation de la sûreté nucléaire qui s’est construit entre 1960 et 1985. Ce retour historique nous permettra aussi d’éclairer la situation actuelle, dans un contexte socio-politique et économique différent.

Analyser les régimes de régulation des risques à travers leurs instruments

4Qu’est-ce que la régulation des risques ? Suivant Olivier Borraz, nous définirons la régulation publique des risques comme recouvrant « l’ensemble des institutions, règles et normes qui contribuent à l’encadrement d’activités présentant un danger potentiel ou avéré pour la santé ou le bien-être des populations » (BORRAZ, 2015). Les travaux de Gabrielle Hecht (HECHT, 2014) montrent comment la France, au travers de l’énergie nucléaire, a conçu des régimes techno-politiques qui ont construit une « identité nationale » et une exception technologique au niveau mondial. En retraçant l’histoire du nucléaire français, cet auteur met en évidence la persistance dans le temps d’une singularité française en matière d’énergie nucléaire. En considérant un régime techno-politique comme « un ensemble d’individus, de pratiques d’ingénierie et de pratiques industrielles, d’objets techniques et d’idéologies institutionnelles », Gabrielle Hecht englobe notamment les activités de régulation des risques sur lesquelles nous allons nous attarder.

5D’autres auteurs (HOOD, ROTHSTEIN et BALDWIN, 2001) ont cherché à caractériser des « régimes de régulation des risques » à partir de cas aussi variés que la pollution de l’air, l’usage des pesticides ou encore la sécurité routière au Royaume-Uni. Ces régimes sont constitués d’éléments hétérogènes (l’organisation institutionnelle, les règles, les pratiques et les idées associées à la régulation d’un risque particulier) que ces auteurs s’emploient à spécifier, et entre lesquels ils cherchent, en particulier, à déceler des corrélations. À l’aide de ces travaux, notre objectif est de mettre en évidence, sans but normatif, les caractéristiques d’un régime de régulation et d’en expliquer les évolutions (DESTYK, 2010).

6Même si tous ne reprennent pas ces analyses, la plupart des chercheurs s’accordent sur le fait qu’il existe une variété de régimes de régulation des risques, qui diffèrent sur diverses variables, notamment le type de risque ou encore le pays (GALLAND, 2011). Ainsi, une série de travaux des années 1980 (VOGEL, 1986) met en avant des distinctions importantes, en matière de régulation des risques, entre l’Europe et les États-Unis. Aux États-Unis, la régulation des risques est considérée comme un système ouvert, conflictuel, dans lequel les parties prenantes jouent un rôle important. En Europe, on observerait plutôt un système fermé qui construit « une confrontation entre des experts qui savent, connaissent la meilleure solution (…). Dans un système fermé marqué par un monopole des connaissances, il n’y a que très peu de place pour des sources d’expertise alternatives » (BONNEUIL et JOLY, 2013).

7Ces remarques semblent rejoindre certains travaux sur la sûreté nucléaire (FOASSO, 2012 ; LÉVÊQUE, 2013b ; ROLINA, 2009). Ces auteurs ont ainsi mis en évidence l’existence d’une spécificité française dans la façon de réguler les risques nucléaires, notamment par rapport au modèle américain. Historiquement, les régimes français et américain de la sûreté nucléaire se seraient construits sur une philosophie différente marquée, côté américain, par l’utilisation d’instruments normatifs et, en France, par un « dialogue technique » ou un « French cooking[4] », qui se traduit par des relations directes et approfondies entre les experts, l’autorité de sûreté et les exploitants. Cette conception plus « dialogique » du modèle français de la sûreté nucléaire serait corrélée avec la faiblesse, voire l’absence de cadre réglementaire. A contrario, le « contrôle » serait plutôt une caractéristique d’un modèle de régulation américain s’appuyant sur un important corpus d’instruments législatifs et réglementaires : lois, règles, standards, codes et normes. Ces travaux mettent donc en évidence l’existence de deux idéaux types assez contrastés de modèle de régulation du risque nucléaire.

8Partant de l’hypothèse d’une spécificité du modèle de régulation français, nous faisons ici le choix de l’explorer en y entrant par ses instruments, qui en sont un des composants essentiels, au sens de Hood et al.[5], et un des plus facilement appréhendables sur le plan méthodologique. Pour Lascoumes (LASCOUMES, 2004) et les chercheurs en sciences politiques qui ont étudié les instruments d’action publique, l’instrument est en effet « un dispositif technique à vocation générique porteur d’une conception concrète du rapport politique/société et soutenu par une conception de la régulation ». Les instruments seraient donc révélateurs d’un rapport particulier entre gouvernants et gouvernés, et seraient des indicateurs efficaces des conceptions et des transformations d’un régime de régulation. Parmi les instruments d’action publique, qui peuvent prendre différentes formes, nous nous intéresserons à des instruments techniques en apparence « dépolitisés » (BORRAZ, 2005), qui ont tous pour objectif de contribuer à l’encadrement d’activités présentant un danger. Nous les appellerons « instruments de régulation des risques ».

9Nous nous poserons la question des facteurs qui ont conduit au choix de tel ou tel instrument de régulation (LASCOUMES et SIMARD, 2011). Dans notre travail, deux niveaux d’analyse nous ont paru pertinents pour expliquer les types d’instrument de régulation mis en place.

10Le premier niveau s’intéresse à la structuration du réseau d’acteurs impliqués institutionnellement dans la régulation (BRESSERS et O’TOOLE, 1998). Nous mettrons ainsi en évidence les caractéristiques de ce réseau fonctionnant comme un « petit monde » de la sûreté nucléaire. À un second niveau plus « macro », nous analyserons l’influence des contextes politique, industriel et social dans lequel évolue ce « petit monde » [6]. Ces deux types de variable nous ont paru fournir des clés de compréhension du choix des instruments et, à travers eux, de la genèse d’un régime de régulation des risques spécifique au secteur nucléaire. Nous verrons aussi, in fine, que cela nous conduit à des hypothèses sur des évolutions plus récentes.

Méthodologie et choix de la période

11Adoptant une approche socio-historique (BAUDOT, 2014 ; NOIRIEL, 2006), nous avons fait le choix d’étudier la période 1960-1985. La date d’entrée (1960) correspond à l’instauration d’un premier organisme de contrôle de la sûreté nucléaire en France. Cette période se termine en 1985, à l’aube de l’accident de Tchernobyl, alors que 56 des 58 réacteurs EDF en service en France, en 2016, sont déjà en construction ou en exploitation et que le système institutionnel de régulation des risques semble stabilisé.

12Notre recherche se base avant tout sur un important travail d’archives concernant la période 1960-1985. Nous avons utilisé comme sources d’information environ 300 textes, qui retracent l’historique des processus de conception des instruments.

13Ces sources englobent la « littérature grise » disponible sur les questions de sûreté nucléaire : analyses techniques, comptes rendus de réunions, d’inspections ou de missions à l’étranger, publications et communications à des conférences, textes réglementaires et para-réglementaires (décrets, règles…) et documents de communication au public. Ces sources proviennent en majorité des archives publiques de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), d’EDF, de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et de Framatome [7]. Parmi ces sources, on trouve également des coupures de presse obtenues auprès de ces mêmes organismes ou recueillies dans les archives des journaux Sud-Ouest et Le Monde.

14Nous avons également utilisé la littérature disponible en sciences sociales sur les thématiques de la sûreté nucléaire, et ce, dans des disciplines variées (sciences de gestion, sociologie, histoire…).

15Enfin, ces analyses d’archives ont été complétées par quelques entretiens menés auprès d’acteurs en charge des questions de sûreté nucléaire à la fin des années 1970 et durant les années 1980.

16Après une partie introductive qui brossera l’évolution historique de la gestion de la sûreté nucléaire et des instruments en France, entre 1960 et 1985, nous aborderons successivement les deux grandes catégories de facteurs explicatifs du choix des instruments de régulation que nous avons retenues : la première partie montrera le rôle essentiel du fonctionnement du « petit monde » des acteurs institutionnels de la sûreté, et la deuxième partie nous plongera dans le contexte politique, économique et social de l’époque. Enfin, à partir de notre analyse, nous tenterons, dans une troisième partie, de proposer une réflexion sur la situation actuelle du régime de régulation français des risques nucléaires et les inflexions qui semblent le marquer.

La mise en place d’une gestion de la sûreté nucléaire et de ses instruments : un bref historique (1960-1985)

17Si les dangers liés à la radioactivité sont connus depuis le milieu des années 1920, ce n’est qu’avec le développement de l’industrie nucléaire (tout d’abord militaire, puis civile) que chercheurs et ingénieurs vont, petit à petit, se pencher sur la question des risques liés à la radioactivité.

18Entre 1945 et 1955, les premières années du développement de l’énergie nucléaire en France se caractérisent par la prédominance des activités de recherche, dont le CEA est le seul acteur. L’utilisation de l’énergie atomique « n’est assortie d’aucune règle spécifique de sûreté, sinon celles que les chercheurs, ingénieurs et techniciens s’imposent volontairement » (FOASSO, 2003).

19L’entrée d’EDF dans le secteur du nucléaire civil, en 1955, va marquer le début d’une activité d’exploitation d’installations industrielles. Il s’ensuivra la mise en place d’une procédure de contrôle de la sûreté reposant sur un dialogue formalisé entre le CEA et EDF autour d’un document unique, le rapport de sûreté. Ce système sera instauré pour la première centrale nucléaire EDF, celle de Chinon, en 1962. Aux États-Unis, déjà depuis les années 1950, les exploitants d’installations nucléaires devaient présenter à l’autorité de contrôle, à chaque stade du développement de l’installation (conception, construction, exploitation), un rapport écrit décrivant l’état de l’installation, ainsi qu’une étude de « l’accident maximum possible » [8] (FURET, 2004). En France, ce document décline une analyse des risques et des protections de l’installation dans le but d’obtenir de la part des pouvoirs publics une autorisation de construction, puis de mise en fonctionnement. Dès le début des années 1960, il constitue le maillon essentiel de l’analyse de sûreté d’une installation et sert de base au dialogue entre les différentes organisations.

20L’organisation de ce dialogue va conduire à la mise en place d’une instance dédiée. En 1968, les confrontations entre le CEA et EDF poussent en effet, pour sortir du face-à-face, à la création d’un groupe d’experts élargi qui réunit des représentants du CEA, d’EDF et du ministère de l’Industrie et qui a pour objectif d’analyser le contenu des rapports de sûreté (rôle qui était initialement dévolu au seul CEA). Ce groupe d’experts sera institutionnalisé par décision ministérielle, en 1972, sous le nom de Groupe permanent d’experts, ou Groupe permanent. Le Groupe permanent constitue dès lors un des éléments essentiels du régime de régulation des risques nucléaires en France. Au milieu des années 1970, ce groupe, constitué des principaux acteurs impliqués – représentants de l’organisme de contrôle, de l’expert public, des industriels et des ministères concernés par les questions de sûreté –, peut être consulté sur des problématiques liées aux différentes étapes de la vie d’une installation, à l’élaboration de réglementations ou sur tout autre sujet en rapport avec la sûreté nucléaire.

21Suite au choc pétrolier de 1973, l’année 1974 est marquée par le lancement du « plan Messmer » (du nom du ministre de l’Industrie de l’époque) qui concrétise le choix de l’énergie nucléaire par la France. Ce moment sera le point de départ de l’institutionnalisation des organismes en charge de la sûreté nucléaire. Un organisme de contrôle, le Service central de sûreté des installations nucléaires (SCSIN), est tout d’abord créé en 1973, puis un expert public, l’Institut de protection et de sûreté nucléaire (IPSN), en 1976, au sein du CEA. Ces organisations, comme l’exploitant EDF, sont alors rattachées au ministère de l’Industrie. L’expert et le contrôleur forment avec EDF, qui devient l’unique exploitant de centrales productrices d’électricité, un « tripode de la sûreté » (FOASSO, 2003), dont le Groupe permanent constitue la pierre angulaire.

22Jusqu’au milieu des années 1970, ce sont des documents internes à ces organismes (études, notes de doctrine, rapports…), sans statut juridique particulier, qui servent de base de travail aux experts de la sûreté. Hormis un décret de 1963 [9] qui donne un statut particulier aux Installations nucléaires de base (INB), il n’y a alors aucun texte législatif ou réglementaire sur les questions de sûreté nucléaire. Suite à l’adoption de la technologie des réacteurs à eau pressurisée [10], les appareils sous pression des installations nucléaires sont réglementés par décret [11], en 1973, et deviennent l’objet d’un contrôle spécifique confié à l’administration des Mines, historiquement en charge du contrôle des appareils à pression depuis le XIXe siècle et dont le rôle en matière de sûreté nucléaire va dès lors être renforcé.

23À la fin des années 1970, on assiste à l’élaboration d’une réglementation technique s’articulant autour d’un nombre très restreint de documents. Cette réglementation prend la forme d’arrêtés techniques [12] ou encore de notes d’orientation ministérielles [13]. À ces documents officiels s’ajoutent des documents de doctrine élaborés par l’exploitant. Par ailleurs, sur « des sujets qui l’intéressent » [14], le SCSIN développe des règles fondamentales de sûreté (RFS), qui décrivent ce qui doit être considéré comme une bonne pratique par les exploitants. Le tout constitue de facto le « référentiel réglementaire », sans créer un véritable cadre juridique formel, au contraire d’autres pays comme les États-Unis ou l’Allemagne, qui développent alors une hiérarchie réglementaire plus classique, à partir d’une loi sur les risques nucléaires.

24En France, ce modèle réglementaire ne sera adopté que bien plus tard, au milieu des années 2000. Nous y reviendrons dans la dernière partie de cet article.

Le « petit monde » de la sûreté nucléaire

25Le « tripode » formé par les organisations en charge de la sûreté a déjà une longue histoire de collaborations au moment de son institutionnalisation au milieu des années 1970. Les différents organisations et acteurs travaillaient ensemble depuis plusieurs années ou plusieurs décennies au moment où le gouvernement lance le plan Messmer, et l’ensemble des experts, qui se connaissaient bien et partageaient une culture commune, va être à l’origine d’un régime de régulation dans lequel le dialogue et le consensus sont privilégiés.

L’isolationnisme et la discrétion des arènes de l’expertise et de la décision

26Jusqu’au milieu des années 1970, le CEA est le seul organisme d’expertise sur les risques nucléaires. La filiation militaire de cette organisation, dont les travaux initiaux étaient centrés sur le développement de l’arme nucléaire, constitue sans doute l’une des explications d’un fonctionnement particulièrement fermé et discret du système d’acteurs en charge de la régulation des risques nucléaires.

27Pour Bénédicte Vallet, « on a ainsi assisté, en France, à une sorte d’intériorisation organisationnelle des risques, c’est-à-dire à un processus de gestion des risques maintenu à l’intérieur des organisations impliquées dans le nucléaire (…) » (VALLET, 1984).

28La confrontation entre les experts se déroule alors dans un cercle fermé, ceux-ci considérant qu’ils disposent des meilleures connaissances sur les questions très techniques de la sûreté. Les experts du CEA et d’EDF sont parfois en désaccord entre eux sur des sujets techniques, mais l’obtention d’un consensus par le dialogue entre pairs reste la solution privilégiée.

29En 1973, l’arrivée d’un régulateur, le SCSIN, associé à un expert technique, l’IPSN, ne modifie pas ce principe du dialogue entre experts qui se connaissent bien.

L’endogamie du système d’acteurs

30Dès 1960, les experts du CEA et d’EDF sont amenés à travailler ensemble sur des projets de réacteurs. Ils ont été formés dans les mêmes écoles et partagent une culture commune. Depuis 1955, les ingénieurs d’EDF s’initient aux techniques du CEA, notamment par l’intermédiaire de l’Institut national des sciences et techniques nucléaires (INSTN), l’organe de formation du CEA, qui dispense de nombreux cours techniques sur la sûreté nucléaire. Le dialogue entre ces experts est facilité car, selon Cyrille Foasso, « que ce soit les hommes du CEA (scientifiques, ingénieurs), les gens d’EDF chargés des réacteurs nucléaires ou, plus tard, les responsables des ministères, tous sont ingénieurs, physiciens, ayant reçu une formation scientifique ou technique, et partagent une même confiance dans la “rationalité technique”, qui ne peut être que le seul juge réellement objectif » (FOASSO, 2012).

31Ce phénomène est amplifié par la circulation des ingénieurs et des experts entre ces différents organismes. De nombreux experts du nucléaire ont d’ailleurs participé à la fois au fonctionnement et à la sûreté des installations du CEA produisant du plutonium militaire et à la sûreté des premiers réacteurs EDF produisant de l’électricité. La proximité est même géographique puisqu’à sa création, le bureau du SCSIN se trouve à Saclay, sur le site du CEA (FOASSO, 2003). En outre, les différents acteurs sont tous rattachés à un titre ou à un autre, et ce depuis la fin des années 1960, au ministère de l’Industrie.

32Enfin, cette endogamie est favorisée par la taille de ce « petit monde » de la sûreté, composé, en France, d’une poignée d’organisations et, surtout, d’un seul exploitant [15] de centrales nucléaires productrices d’électricité, à savoir EDF.

Les résistances à la pression américaine

33Le passage, à la fin des années 1960, de la technologie nationale « graphite-gaz » du CEA à la technologie américaine « réacteur à eau pressurisée » (REP) de licence Westinghouse va marquer une nouvelle ère faite d’apprentissages pour tous les acteurs de la sûreté nucléaire. Dans un premier temps, le changement de technologie oblige EDF et le CEA à « copier » les technologies américaines pour construire au plus vite les premiers REP à Fessenheim et au Bugey, dès la fin des années 1970. C’est ainsi que naît le concept de centrale de référence [16], qui permet à la fois de réduire les coûts et les délais, mais également de former progressivement l’ensemble des parties prenantes (EDF, Framatome, le SCSIN et le CEA) en s’appuyant sur l’expérience de l’autorité de sûreté des États-Unis et de sociétés américaines d’ingénierie. Sur ces deux centrales, « EDF et les autorités de sûreté ont convenu d’appliquer en France la réglementation de la NRC [Ndlr : United States Nuclear Regulatory Commission] » [17].

34Aussi, lors de l’examen des rapports de sûreté des centrales de Fessenheim et du Bugey, les experts du Groupe permanent utilisent-ils la réglementation américaine pour fonder leurs avis.

35Ce phénomène de mimétisme pragmatique, considéré comme un passage obligé, va être contrebalancé, dès les années 1970, par la forte volonté des acteurs de développer un savoir-faire français en matière de sûreté nucléaire, une volonté que l’on peut relier au désir de certains d’entre eux de relever un nouveau défi technologique, après l’aventure de l’arme nucléaire, et de sauvegarder ainsi une « identité nationale » (HECHT, 2014). Un effort considérable de « francisation » des réacteurs et des règles techniques commence au milieu des années 1970. C’est notamment à partir de ce moment que va débuter l’écriture de la réglementation technique française (règles, codes, normes, notes d’orientation).

36Ces formes de « résistance » se retrouvent du côté des doctrines. En effet, l’approche dite « déterministe », appelée « défense en profondeur » [18], est utilisée dès les années 1960 aux États-Unis, et va rapidement faire consensus à l’international en étant reprise dans les textes de l’AIEA. Elle va cependant être complétée par une approche dite « probabiliste » [19], popularisée par des travaux anglo-saxons, notamment ceux du professeur Rasmussen [20], en 1974. En France, pour les analyses de sûreté, les experts privilégient l’approche dite « déterministe », et, bien que l’IPSN et le SCSIN aient tenté d’y intégrer l’approche probabiliste, cette approche n’occupera jamais la place qu’elle a progressivement acquise aux États-Unis ou au Royaume-Uni. En effet, l’approche probabiliste traduit aussi une orientation qui n’est pas reprise en France : l’utilisation de chiffres pour définir un niveau d’acceptabilité du risque. Aux États-Unis, le phénomène est particulièrement important, notamment à travers l’écriture d’« objectifs de sûreté » [21], qui fixent une limite d’acceptabilité, en termes de décès ou de cancers liés à l’activité nucléaire. Mais, pour beaucoup d’experts français, fonder une analyse de risque uniquement sur les chiffres reviendrait à abandonner le « dialogue technique » entre experts, base de toute analyse de sûreté (LÉVÊQUE, 2013b). Or, la conviction des acteurs de l’époque repose sur le fait que l’acceptation de l’énergie nucléaire par la société doit se fonder sur une expertise technique forte et discrète, basée sur le jugement de l’ingénieur, plus que sur l’affichage de chiffres.

Visite d’inspection dans la centrale nucléaire de Fessenheim, en décembre 2009

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Visite d’inspection dans la centrale nucléaire de Fessenheim, en décembre 2009

« Le passage, à la fin des années 1960, de la technologie nationale “graphite-gaz” du CEA à la technologie américaine “réacteur à eau pressurisée” (REP) de licence Westinghouse va marquer une nouvelle ère faite d’apprentissages pour tous les acteurs de la sûreté nucléaire. »
Photo © Mario Fourmy / SIPA

37On trouve une bonne illustration du fonctionnement du petit monde de la sûreté dans l’analyse des lettres d’orientations ministérielles (voir l’Encadré de la page suivante).

Les lettres d’orientations du SCSIN : des instruments politiques et techniques discrets

Les lettres d’orientations du SCSIN constituent un exemple illustratif de ce que nous appelons « instrument de régulation » et font bien apparaître les caractéristiques du régime de régulation au tournant des années 1970 et 1980.
Elles présentent, dans les grandes lignes, les principales options de sûreté à retenir pour les centrales en construction ou à construire. Elles sont composées d’un texte introductif, suivi d’annexes techniques détaillant les grandes options de sûreté à retenir sur des sujets divers (dimensionnement des installations, enceinte de confinement, accidents…).
Au nombre de cinq entre 1977 et 1984, elles sont signées par le ministre de l’Industrie et adressées au directeur général d’EDF. Leur contenu est issu d’un travail collectif entre l’IPSN, le SCSIN et EDF.
Ces lettres constituent des instruments « réglementaires » souples, en ce sens qu’elles ne formulent pas d’obligations. De plus, elles ne paraissent pas au Journal Officiel et ne sont pas « visibles » pour le public. L’analyse des deux premières lettres d’orientations, de 1977 et 1978, permet en outre de déceler les négociations entre le contrôleur et l’exploitant sur le type d’approche de sûreté devant servir de référence pour la construction des prochaines centrales nucléaires.
En effet, dans la première de ces lettres, le ministère, à travers le SCSIN, recommande à EDF d’utiliser des objectifs probabilistes pour ses études de sûreté et définit un chiffre, qu’il considère comme une limite entre risque acceptable et risque inacceptable et qui conditionne donc le dimensionnement des protections des centrales nucléaires : « La probabilité globale qu’une tranche puisse être à l’origine de conséquences inacceptables ne devrait pas dépasser 10-6/an » [22]. Sans que l’on puisse reconstituer l’ensemble de ce processus, il apparaît qu’EDF affiche un différend sur la recommandation qui lui est faite d’utiliser des probabilités. EDF estime en effet cette recommandation « peu fondée, en tout cas prématurée » [23]. Le débat sera finalement clos par le ministère qui choisit de ne pas imposer ses vues : « Les chiffres de probabilité donnés dans ma lettre Sin n°1076/77 doivent être, en tout état de cause, considérés comme donnant des ordres de grandeur (…) » [24]. Dès lors, il ne sera plus question d’afficher des limites d’acceptabilité, les objectifs probabilistes servant seulement d’orientation à l’analyse technique des risques. L’approche déterministe, combinée à un dialogue entre les experts, constituera la base de toute analyse de sûreté.

38Cet exemple illustre bien la nature d’un processus d’élaboration au sein d’un groupe fermé d’experts, d’une doctrine et des instruments, souples et non coercitifs, qui la portent. On retrouve d’ailleurs les mêmes caractéristiques dans les divers instruments qui voient le jour à la fin des années 1970. Une telle analyse rejoint celle de Bressers et O’Toole (BRESSERS et O’TOOLE, 1998), pour qui le fonctionnement des acteurs au sein d’un réseau cohérent et interconnecté permet d’expliquer le choix d’instruments peu normatifs, co-construits avec le « public cible » (ici, les exploitants), ce qui laisse une liberté de choix quant à leur application.

39Il paraît important de signaler que ce type d’instruments s’inscrit paradoxalement dans des processus qui apparaissent au contraire comme très normés et « routinisés », autour des réunions de groupes permanents d’experts ou encore de l’analyse des rapports de sûreté.

40Cette élaboration des instruments de régulation des risques dans des espaces « discrets » (CHANTON, MANGEON, PALLEZ et ROLINA, 2016 ; GARRAUD, 1990 ; GILBERT et HENRY, 2012) a pour corollaire la forme retenue pour la plupart des instruments, « réglementaires ou para-réglementaires », le Parlement ne s’étant jamais prononcé, avant les années 2000, sur l’organisation de ce secteur. L’architecture institutionnelle est alors très cohésive, le tout sous l’égide du ministère de l’Industrie. Les instruments de régulation des risques produits, dans des arènes discrètes, par le « petit monde » de la sûreté, sont marqués par leur souplesse réglementaire. Dans les années 1980, on observe une importante mise en valeur de ce régime français de régulation des risques, que les experts et décideurs français nomment « dialogue technique » et qui est appelé « French cooking » à l’international.

41Ces caractéristiques vont, en outre, être renforcées par le contexte dans lequel se développe ce régime.

L’importance de l’environnement politico-industriel et social dans le choix des instruments

42Dans les années 1970, les choix en matière de sûreté nucléaire sont fortement couplés au développement du programme nucléaire et à une volonté d’exportation, et ce, dans un moment de tensions avec la société, notamment avec des militants antinucléaires qui tentent alors de bloquer, physiquement ou juridiquement, les chantiers de construction des installations nucléaires. Ce contexte va influencer le choix des instruments de régulation des risques.

Concevoir des règles « souples » afin de ne pas freiner les chantiers de construction

43Tout en ne cachant pas leur intérêt pour le modèle réglementaire américain, qui fait référence, les experts français veulent limiter le développement de la réglementation. Un responsable du SCSIN commente ainsi la réglementation américaine : « Les pouvoirs publics apparaissent très dirigistes et cela n’est pas sans rapport avec la diversité des producteurs d’énergie électrique dans ce pays. Cet ensemble complexe, dont on perçoit d’ailleurs mal la cohérence (…), est néanmoins à l’heure actuelle une référence très utile pour l’élaboration de réglementations techniques dans d’autres pays… » [25]. En lien avec ces critiques, c’est le délai d’obtention des autorisations de mise en service qui est également pointé du doigt par les experts français : « Une demande d’autorisation peut ainsi demander deux ans de procédures. On peut donc estimer que l’AEC[26] est sans doute allée trop loin et trop vite…. » [27]. Par comparaison, la durée moyenne de construction des centrales est alors de six ans en France, alors qu’elle est de dix ans aux États-Unis (KITSCHELT, 1986).

44EDF précise aussi, dans une note de sa direction de l’équipement, que l’élaboration d’une réglementation devrait « permettre de limiter les demandes d’études complémentaires, de ne pas remettre tout en cause à l’occasion de l’examen de sûreté de chaque nouveau projet déposé par le maître d’œuvre » [28]. En phase, sur ce point, avec son ministère de tutelle, qui cherche à accélérer les chantiers, l’industriel introduit très clairement un souci d’efficacité dans son discours, au moment où de premières difficultés apparaissent que ce soit sur le plan technique (avec des retards dans les livraisons) ou sociopolitiques (avec une présence de plus en plus virulente des opposants sur les chantiers de construction des futurs projets [29]). Pour EDF, le rôle de la réglementation « n’est pas uniquement de contraindre, mais aussi d’aider l’exploitant en lui fournissant une argumentation légitime, car appuyée sur la science et le droit » [30].

Exporter les réacteurs et des normes « françaises »

45Si, en France, les acteurs souhaitent un système de règles simple et stable, la volonté d’exporter les techniques industrielles pousse néanmoins le constructeur (Framatome) et l’exploitant (EDF) à concevoir des règles encadrant la conception et la construction des centrales nucléaires.

46Comme l’expliquent des responsables de la société Framatome, « l’exportation, peut-être plus encore que le programme électronucléaire national, incite à ce que la réglementation technique française soit rapidement établie et éditée » [31]. En effet, les États-Unis et l’Allemagne ont développé d’importants systèmes de normalisation qui font le lien entre la conception, la construction des centrales et la sûreté nucléaire. En France, ce n’est pas encore le cas à la fin des années 1970, ce qui « peut constituer un handicap à l’exportation, où d’autres constructeurs sont habiles à faire état de “systèmes” de normalisation plus développés qu’en France et plus ou moins imbriqués avec les réglementations de sûreté » [32].

47La France, qui a la volonté d’exporter ses centrales REP, a donc besoin de créer, elle aussi, son propre système de normalisation, qui sera conçu à partir de 1978. Ce seront les « règles de conception et de construction » (RCC) (voir l’Encadré de la page suivante). Ces RCC ont pour objectif d’être exhaustives, exportables et modifiables dans le temps. Ces documents « devraient pouvoir être publiés sans délai, et amendés, au besoin, sans effort excessif » [33].

RCC et RFS : entériner les pratiques françaises et les exporter

En 1974, un appel d’offres de l’exploitant sud-africain ESKOM est lancé pour fournir deux réacteurs sur le site de Koeberg. Trois consortiums – un américain, un allemand et un français (mené par Framatome) – formulent des offres. La sûreté des centrales constitue alors un enjeu extrêmement important, notamment pour des pays importateurs qui souhaitent débuter l’aventure nucléaire, comme c’est le cas, ici, avec l’Afrique du Sud. D’un point de vue technique, l’offre française est notamment critiquée par ESKOM en raison de la faiblesse de la réglementation nationale. Néanmoins, le consortium américain, bien que grand favori, va perdre ce marché pour des raisons politiques (les parlementaires des Pays-Bas, pays membre de ce consortium, ne souhaitent pas traiter avec l’Afrique du Sud) et le consortium allemand va échouer face au montage financier français [38]. Malgré ce succès important, EDF et Framatome se rendent alors compte qu’il est indispensable d’écrire des règles françaises de sûreté pour gagner d’autres marchés à l’export.
EDF et Framatome s’engagent alors, à partir de la seconde moitié des années 1970, dans la codification des pratiques de conception et de construction. Cette démarche débouchera sur l’adoption d’une série de règles, les RCC (règles de conception et de construction), qui seront utilisées comme références pour la conception et la construction des futures centrales françaises, au niveau national comme à l’export. D’application facultative, les RCC traitent de tous les sujets en rapport avec la conception et la construction des réacteurs nucléaires, même quand elles n’ont pas de liens directs avec les questions de sûreté. Certaines de ces RCC, quand elles impliquent directement des enjeux de sûreté, sont traduites en règles fondamentales de sûreté (RFS) par le SCSIN, Framatome recherchant par ce biais (selon un ancien membre du Groupe permanent) une forme de « blanc-seing de l’autorité de sûreté française » pour exporter ses centrales.
Ces RFS sont conçues par le CEA (et par son organe d’expertise, l’IPSN) et EDF, l’exploitant unique des REP. Le SCSIN, qui, à l’époque, a peu de compétences techniques et des effectifs limités, ne fait alors que mettre à l’agenda l’élaboration d’une nouvelle RFS et valider ou non les propositions des deux organismes. Les experts français choisiront de concevoir des RFS adaptées aux enjeux du moment et de traiter un nombre de sujets moins important qu’aux États-Unis. Ainsi, au milieu des années 1980, les RFS françaises sont au nombre d’une trentaine (leur nombre n’évoluera presque pas jusqu’à aujourd’hui), alors que la NRC avait déjà publié près d’une centaine de guides à la fin des années 1970. Les sujets abordés sont larges, allant des risques naturels (inondation, séisme…) à l’entreposage des déchets ou encore aux ouvrages de génie civil.
En l’absence d’un cadre réglementaire exhaustif, les RCC et les RFS ont constitué des instruments de régulation essentiels non seulement pour la sûreté des centrales en France, mais également pour la construction de centrales nucléaires françaises à l’étranger.

Éviter les conflits juridiques avec les « antinucléaires »

48Enfin, l’existence, au milieu des années 1970, d’un fort mouvement antinucléaire a sans doute lui aussi influencé indirectement la forme des instruments retenus. La période comprise entre 1975 et 1980 est alors très tendue avec de fortes contestations locales, parfois violentes (attaques à la bombe [34], sabotages…). Une « contre-information » scientifique s’organise également à l’initiative du Groupement de scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire (GSIEN).

49Dans le même temps, la judiciarisation se développe, et de nombreux recours d’associations écologistes et d‘élus locaux sont déposés devant les tribunaux administratifs [35], avec pour objectif de faire annuler les permis de construire (GARRAUD, 1979). Ces actions en justice n’aboutiront pas, car elles seront rejetées par le Conseil d’État [36], mais le président d’EDF considère alors que « la construction des centrales nucléaires a pris deux ans de retard, en moyenne » [37]. En effet, l’un des effets de la contestation a été d’alourdir et de renforcer les procédures techniques et administratives. Par exemple, c’est dans ce contexte que paraît, en 1978, la loi sur la protection de la nature, qui « oblige EDF à réaliser une étude d’impact sur chaque site, qui analyse son état initial et les effets sur l’environnement de la construction de la centrale » (GARRAUD, 1979).

50Il est donc probable que pour éviter davantage de conflits avec les associations écologistes et les élus locaux, une des stratégies politiques a consisté à ne pas créer d’instruments « juridiquement contraignants » sur les questions techniques ; il s’agissait d’éviter tout débat public, pour ne pas susciter la controverse avec les opposants.

51La combinaison de ce contexte social et politico-industriel avec le fonctionnement interne des acteurs du nucléaire permet ainsi d’expliquer la forme juridiquement non contraignante d’instruments conçus dans des arènes discrètes, opaques vis-à-vis du public et spécifiques par rapport à d’autres domaines de l’action publique. En privilégiant la négociation entre experts techniques et la souplesse réglementaire, les organisations de la sûreté, avec l’aval des politiques, ont conçu un régime spécifique de régulation des risques… Cette exception française est-elle durable ?

52En nous appuyant sur la grille qui vient d’être utilisée pour comprendre la genèse du régime de régulation en France, nous proposerons maintenant quelques éléments de réponse à cette question à titre de conjectures.

La fin de l’exception française ?

53Comme l’ont mis en évidence Hood et al. (HOOD et al., 2001), les régimes de régulation des risques peuvent évoluer, notamment quand ils sont sujets à des pressions extérieures. Or, dans les années 1990, se développent des mouvements qui vont pousser à davantage de transparence et d’ouverture sur la société. Ce phénomène n’est pas spécifique au nucléaire, mais il convient d’en rappeler le processus dans le cas français et de réfléchir à ses conséquences sur la situation actuelle du régime français de régulation des risques nucléaires.

Vers une banalisation du régime de régulation des risques nucléaires

54À la fin des années 1990, le fonctionnement du régime de régulation des risques nucléaires n’a pas subi de transformation majeure par rapport au milieu des années 1980 : il reste stabilisé autour d’un expert (l’IPSN), d’un contrôleur (la direction de la Sûreté des installations nucléaires (DSIN) [39]) et des exploitants et industriels historiques (EDF, le CEA et Framatome).

55Si l’accident de Three Mile Island n’a engendré que des innovations techniques, l’accident de Tchernobyl, en 1986, et les défaillances du régime soviétique de régulation des risques vont être, quant à eux, le point de départ d’une réflexion de long terme sur le régime français.

56Dans les années 1990, on assiste également à la survenue d’une série « d’incidents » techniques, médiatiques et politiques [40] concernant le parc électronucléaire français, dans un contexte international marqué par des scandales sanitaires, tels que la crise de la vache folle et les affaires du sang contaminé et de l’amiante. Ces années sont également marquées par l’affirmation progressive du rôle de l’Autorité de sûreté. Son directeur, André-Claude Lacoste, en poste entre 1993 et 2012, utilisera alors la médiatisation comme une ressource, n’hésitant pas, parfois, à rendre publics certains problèmes pour faire pression sur EDF (SAINT RAYMOND, 2012).

57C’est dans ce contexte, qu’en 1998, un rapport au Premier ministre du député Jean-Yves le Déaut [41] propose plusieurs changements institutionnels majeurs dans la régulation des risques nucléaires, notamment la création d’un Institut regroupant l’expertise en sûreté et radioprotection, indépendant du CEA, et d’une Autorité de sûreté indépendante des ministères, le tout encadré par une loi sur la sûreté nucléaire. Les propos de M. Le Déaut sont alors clairs : « les Français n’auront confiance dans le nucléaire que s’ils acquièrent l’intime conviction qu’on leur dit la vérité. La transparence est la condition sine qua non de la confiance (…). Une loi fondatrice sur l’énergie nucléaire énonçant les grands principes, remettant à niveau le décret de 1963 et créant une autorité indépendante, doit être débattue au Parlement afin de renforcer la transparence (…). Les activités nucléaires doivent être socialement acceptables » [42].

58Les conclusions du rapport Le Déaut seront suivies d’effet, puisqu’à l’IPSN et à l’OPRI se substituera, en 2002, un institut indépendant du CEA et placé sous tutelle interministérielle, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Quant à la loi sur la Transparence et la sécurité nucléaire (TSN), qui ne verra le jour qu’en 2006, elle portera la création de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), autorité administrative indépendante.

59Pour les exploitants, l’indépendance et la transparence apparaissent dès lors comme des gages d’acceptabilité du nucléaire pour le public, et donc de développement économique de la filière. La loi TSN et la création de l’ASN sont donc perçues comme positives pour l’image du nucléaire français, comme l’indique Pierre Gadonneix, président directeur général d’EDF, en 2007 : « Par son action sur l’harmonisation des règles de sûreté aux plans européen et mondial, l’ASN participe à créer les conditions favorables à la relance du nucléaire dans le monde » [43].

60En matière de régulation des risques, l’ASN entame en 2008 une « refonte complète de la réglementation » [44] passant par le remplacement progressif des anciennes RFS par des « guides » [45] insérés dans la structure réglementaire hiérarchique classique déclinée à partir de la loi TSN. Déjà en vigueur au début des années 2000, un système de « décisions réglementaires » et de « mises en demeure » désormais consultables par le public [46] vient renforcer ce nouveau modèle et rendre visible une partie de son fonctionnement jusque-là particulièrement opaque.

61Dans le même temps, la prise de conscience du fait que les menaces environnementales dépassent les frontières nationales [47] progresse et l’on assiste à une volonté progressive d’homogénéisation de la réglementation aux niveaux international et européen, notamment au travers d’instruments de régulation comme les Safety Reference Levels élaborés par la Western European Nuclear Regulators Association (WENRA), association regroupant des autorités de sûreté nucléaire des pays européens, créée en 1999 sous l’impulsion d’André-Claude Lacoste.

62Pourtant, en dépit de cet apparent maelström, dans les faits, ces changements ne se font que de manière incrémentale (LINDBLOM, 1958) sous la forme d’évolutions, plus que de révolutions. Ces évolutions sont plutôt marquées par une lente « réorientation organisationnelle » (HOOD et al., 2001) sous la pression de l’environnement extérieur : à la fin des années 2000, un nombre important d’instruments de régulation, dont les RFS et RCC, continue à servir de base aux analyses de sûreté nucléaire en France ; le remplacement d’anciennes RFS par de nouveaux « guides » se fait de manière très prudente [48]. De même, le régime de régulation fonctionne toujours autour des groupes permanents d’experts, de la révision périodique des rapports de sûreté des installations, des visites décennales et d’un système de visites de surveillance ou d’inspections effectuées par l’ASN. Jusqu’à la fin des années 2000, il semble donc subsister une forme de stabilité du régime de régulation de la sûreté, dans un contexte énergétique plutôt favorable au nucléaire (hausse des prix du gaz et du pétrole, mise en place de taxes carbone…), qui favorise une relance de chantiers de construction de centrales nucléaires dans le monde.

63Toutefois, l’accident de Fukushima, en mars 2011, va marquer un tournant pour le régime de régulation des risques.

L’après-Fukushima : l’accélération des changements

64Comme nous l’avons observé, le régime de régulation a d’abord traversé une longue période de stabilité jusque dans les années 2000, puis une période d’évolution, entre 2000 et 2010, qui ne semble pas avoir déstabilisé le fonctionnement du régime [49]. Très médiatisé et politisé, l’accident de Fukushima intervient alors comme un « événement focalisant » (BIRKLAND, 1998), une crise qui va introduire une série de changements, toujours en cours, qui semble marquer un tournant important.

65La catastrophe de Fukushima va d’abord marquer une rupture de l’unité des membres historiques du régime de régulation des risques nucléaires dans la communication vis-à-vis du public. On observe en effet une prise de distance des responsables de l’ASN et de l’IRSN par rapport aux exploitants et au gouvernement en place. André-Claude Lacoste déclare alors que « personne ne peut garantir qu’il n’y aura jamais d’accident nucléaire en France » [50]. L’expression de « gendarme du nucléaire » va désormais être associée à l’ASN, notamment autour du personnage de son président qualifié d’« incorruptible du nucléaire » [51]. Ce changement d’image de l’ASN s’accompagne d’une utilisation importante des instruments créés avec la loi TSN – « prescriptions réglementaires », puis « décisions » –, juridiquement contraignants pour les exploitants. Ces instruments, qui sont rendus publics (tout comme les lettres de suites des inspections de l’ASN, les avis de l’IRSN ou encore les guides de l’ASN), semblent dévoiler une dynamique conduisant vers un régime plus ouvert au public, et plus rigide sur le plan réglementaire.

66Dans une période encore plus récente, depuis 2015, on assistera à diverses actions très médiatisées de l’ASN s’appuyant notamment sur des textes récents [52] concernant des anomalies suspectées sur la cuve de l’EPR ou encore sur différents éléments des réacteurs [53]. Ce dernier épisode conduira, à l’automne 2016, à l’arrêt de 21 réacteurs sur 58 pour une série de contrôles, ce qui aura notamment fait craindre à des difficultés d’approvisionnement en électricité au cours de l’hiver 2016-2017.

67Ces différentes affaires sont assez symboliques d’une utilisation beaucoup plus coercitive d’instruments de régulation des risques et d’une publicisation des problèmes de sûreté beaucoup plus poussée que par le passé. Apparaît ainsi nettement une forme de tension entre deux conceptions différentes de ce qu’est la sûreté nucléaire. Pour certains, la sûreté nucléaire est avant tout une affaire technique, dans laquelle l’ingénieur doit être le seul juge et la communication vers la société doit être maîtrisée pour avoir des effets positifs. Pour d’autres, de plus en plus nombreux, c’est la règle juridique qui prime, et la transparence doit être totale vis-à-vis de la société. Cette deuxième vision, qui semble aujourd’hui supplanter petit à petit la première, pourrait donc faire basculer le régime français de régulation des risques dans une phase nouvelle.

Conclusion

68Dans les années 1970, les organisations en charge de la sûreté nucléaire ont conçu des instruments de régulation spécifiques marqués par une forme de « souplesse » et intégrant sûreté et efficacité industrielle. En analysant le fonctionnement historique du « petit monde » de la sûreté nucléaire et le contexte social et politico-industriel de l’époque, nous avons mis en évidence une grande cohérence entre ces éléments de contexte, le choix des instruments de régulation et, plus généralement, le régime de régulation en vigueur. Cette cohérence nous semble expliquer l’« exception française » que nous avions notée au début de ce texte, et son maintien pendant de longues années.

69Ce n’est que bien plus tard, dans les années 2000, que le régime de régulation des risques va subir des transformations majeures tendant à le rapprocher progressivement, surtout après Fukushima, de standards internationaux. Cette recomposition, en cours, disloque l’unité du petit monde que nous avons évoqué et introduit dans le jeu un nouvel acteur majeur, le public, ou plutôt la publicisation [54]. Les problèmes techniques deviennent dès lors également des problèmes politiques et sociétaux, ils sortent désormais du cercle limité des acteurs historiques. Ce processus assez générique et transverse à d’autres types de risque, apparaît néanmoins comme spécifique au nucléaire français, étant donné la nature du risque et surtout la tendance historique à l’opacité vis-à-vis de la société.

70Mais c’est également le deuxième facteur que nous avions identifié dans l’analyse de la genèse du régime de régulation français qui a changé, à savoir le contexte politico-industriel. La stratégie industrielle française n’est plus de construire un parc à marche forcée, mais de prolonger la durée de vie des centrales existantes, au moment où un seul nouveau réacteur est en construction (l’EPR de Flamanville) et où aucun autre projet n’est annoncé. Au niveau international, les industriels français sont confrontés à la forte concurrence de nouveaux pays exportateurs comme la Chine, dans le contexte difficile de l’après-Fukushima.

71L’ensemble de ces éléments pousse alors peu à peu à un alignement sur les standards internationaux en matière réglementaire, mais aussi, plus largement, dans le fonctionnement du régime de régulation.

72Petit à petit, nous serions donc en train d’assister à un mouvement menant d’un fonctionnement fondé principalement sur le dialogue entre techniciens vers un fonctionnement basé sur des règles juridiques plus formelles et sur une visibilité accrue vis-à-vis du public. Néanmoins, il apparaît prématuré de parler de la fin de « l’exception française ». Dans la pratique, on observe en effet la persistance d’éléments du régime mis en place entre 1960 et 1985. On pourrait même parler aujourd’hui d’une forme d’hybridation entre deux régimes de régulation des risques – une hybridation dont il faudrait maintenant comprendre plus finement les mécanismes pour en prédire la stabilité.

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  • VOGEL D. (1986), National Styles of Regulation : Environmental Policy in Great Britain and the United States, New York, Cornell University Press.

Notes

  • [1]
    On peut définir la sûreté nucléaire comme l’« ensemble des dispositions permettant d’assurer le fonctionnement normal d’une centrale nucléaire, de prévenir les accidents ou les actes de malveillance et d’en limiter les effets tant pour les travailleurs que pour le public et l’environnement » (définition de l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire)).
  • [2]
    L’ASN a été créée en 2006 sous la forme d’une Autorité administrative indépendante (AAI). La fonction de contrôle existe néanmoins depuis 1973 sous des formes juridiques et des appellations différentes.
  • [3]
    Revue Contrôle (revue de l’ASN), n°178 de janvier 2007.
  • [4]
    Cette expression de « French cooking » met en avant une proximité intellectuelle et culturelle entre les acteurs en charge des questions de sûreté nucléaire.
  • [5]
    Ils concrétisent les règles et normes qui sont des constituants des régimes de régulation.
  • [6]
    On notera que ces deux variables peuvent être en partie rapprochées de la grille d’analyse proposée par Hood et al. Ces auteurs distinguent en effet, pour un régime de régulation, des variables de « contenu » (les caractéristiques institutionnelles de la régulation) et de « contexte » (notamment les intérêts des différents groupes d’acteurs concernés).
  • [7]
    Depuis 2006, Framatome a pris le nom d’AREVA NP. Des archives « générales » sur Framatome ont été consultées à l’Académie François Bourdon (au Creusot).
  • [8]
    L’industriel doit alors démontrer que les accidents étudiés sont bien les plus graves et que les dispositifs de protection adoptés doivent permettre d’éviter toute perturbation à l’extérieur du site de l’installation.
  • [9]
    Décret n°63-1228 du 11 décembre 1963 relatif aux installations nucléaires.
  • [10]
    Abandon de la filière graphite-gaz du CEA pour celle des réacteurs à eau pressurisée exploités par EDF (sous licence américaine Westinghouse). Ces centrales sont conçues par Framatome, qui exploite la licence Westinghouse depuis 1958.
  • [11]
    Le changement de technologie rendait en effet inapplicables les textes existant relatifs aux appareils à pression.
  • [12]
    Arrêté du 26 février 1974 relatif à la construction du circuit primaire principal des chaudières nucléaires à eau.
  • [13]
    Lettre SIN n°1076/77 du 11 juillet 1977 relative aux grandes options de sûreté des tranches comportant un réacteur nucléaire à eau pressurisée, du ministre chargé de l’Industrie au directeur général d’EDF.
  • [14]
    Interview avec un ancien responsable de l’organisme de contrôle.
  • [15]
    Cette situation est unique au monde. On compte, en 1980, une dizaine d’exploitants aux États-Unis et cinq en Allemagne.
  • [16]
    Par exemple, pour Fessenheim, la centrale de référence est Beaver Valley. Située en Pennsylvanie, celle-ci y a été construite en 1976.
  • [17]
    TANGUY P. (juillet 1983), « Philosophie de la sûreté en France », Revue Nuclear Safety.
  • [18]
    Cette approche se base sur des niveaux multiples de protection – ou lignes de défense –, présents dès le stade de la conception de l’installation, conçus pour ramener à un niveau extrêmement faible le risque qu’un accident puisse avoir des conséquences graves à l’extérieur de la centrale (Source : IRSN).
  • [19]
    L’approche probabiliste est fondée sur l’identification de cascades de défaillances susceptibles d’aboutir à un accident majeur. Elle a notamment pour objectif de fournir des probabilités d’occurrence de ces événements et de leur enchaînement.
  • [20]
    RASMUSSEN Professor Norman C. et al. (1975-10), “Reactor safety study, An assessment of accident risks in U. S. commercial nuclear power plants, Executive Summary”, WASH-1400 (NUREG-75/014) Rockville, MD, USA : Federal Government of the United States, U.S. Nuclear Regulatory Commission.
  • [21]
    NRC, 10 CFR Part 50, “Safety Goals for the operations of nuclear power plants ; Policy statement, republication” (1986).
  • [22]
    Lettre SIN n°1076/77 du 11 juillet 1977 relative aux grandes options de sûreté des tranches comportant un réacteur nucléaire à eau pressurisée, adressée par le ministre chargé de l’Industrie au directeur général d’EDF.
  • [23]
    Réponse d’EDF en date du 5 octobre 1977 à la lettre SIN n°1076/77.
  • [24]
    Lettre SIN n°576/78 du 16 mars 1978 relative aux grandes options de sûreté des tranches comportant un réacteur nucléaire à eau pressurisée, adressée par le ministre chargé de l’Industrie au directeur général d’EDF.
  • [25]
    Cours sur l’établissement et l’exécution de projets électronucléaires, AIEA, 1976.
  • [26]
    L’United States Atomic Energy Commission (AEC) est l’organisme chargé de promouvoir et de contrôler l’énergie nucléaire jusqu’en 1974, année où elle sera remplacée par la Nuclear Regulatory Commission, détachant ainsi les aspects « promotion » des aspects « contrôle ».
  • [27]
    QUENIART D., « Sûreté nucléaire et règlements techniques », Annales des mines, 1974.
  • [28]
    Document EDF : « Intérêt d’une réglementation française en matière de sûreté », février 1977.
  • [29]
    Point culminant de cette opposition, les manifestations sur le chantier du surgénérateur de Creys-Malville conduiront à la mort d’un manifestant lors d’affrontements avec les forces de l’ordre, en 1977.
  • [30]
    Document EDF : « Intérêt d’une réglementation française en matière de sûreté », février 1977.
  • [31]
    COUDRAY M. et PERRAIS J.-P., « Sûreté nucléaire et exportation des centrales nucléaires », Annales des Mines, 1974.
  • [32]
    Compte rendu de réunion, « Codes et normes utilisés dans l’industrie électronucléaire », ministère de l’Industrie et de la Recherche, 1976.
  • [33]
    COUDRAY M. et PERRAIS J.-P., « Sûreté nucléaire et exportation des centrales nucléaires », Annales des Mines, 1974.
  • [34]
    On dénombre, entre 1975 et 1980, une centaine d’attaques violentes comprenant des attaques à la bombe contre des chantiers de construction, des tentatives d’incendies de matériels ou de systèmes liés au fonctionnement des installations nucléaires ou encore d’attentats contre des personnalités liées à l’énergie nucléaire.
  • [35]
    Les motifs des recours sont alors très variés : irrégularités de l’enquête publique, documents administratifs incomplets, problèmes liées à la procédure d’expropriation…
  • [36]
    Le Monde, février 1978.
  • [37]
    Le Monde, 13 octobre 1978.
  • [38]
    Annexes du rapport n°278 de M. Claude Birraux, député, fait au nom de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, déposé le 12 mai 1996 : « Le contrôle de la sûreté et de la sécurité des installations nucléaires ».
  • [39]
    Simple service, le SCSIN est remplacé par une direction en 1992, la DSIN.
  • [40]
    Au début des années 1990, des fissures sont découvertes sur les couvercles de cuve de plusieurs réacteurs. Au milieu des années 1990, la centrale Superphénix fait l’objet d’une bataille médiatique et politique après plusieurs incidents. Elle sera définitivement arrêtée en 1997. En 1998 et 1999, deux incidents ont lieu à Civaux, suite à une fissure sur une tuyauterie, et au Blayais, suite à une inondation. Ces événements seront largement relayés par la presse.
  • [41]
    LE DEAUT J.-Y., « Le système français de radioprotection, de contrôle et de sécurité nucléaire : la longue marche vers l’indépendance et la transparence ».
  • [42]
    Ibid.
  • [43]
    Revue Contrôle (revue de l’ASN), n°178 de janvier 2007.
  • [44]
    Revue Contrôle (revue de l’ASN), n°197 de mars 2014.
  • [45]
    Ces documents ont le même statut de « bonnes pratiques », mais les guides s’intègrent aujourd’hui dans une pyramide réglementaire qui n’existait pas dans les années 1970-80.
  • [46]
    Il en ira de même pour les avis d’expertise de l’IRSN.
  • [47]
    L’arrêt du nuage de Tchernobyl à la frontière franco-allemande avait beaucoup fait jaser…
  • [48]
    On compte actuellement, pour les questions de sûreté nucléaire, une dizaine de guides ayant remplacé d’anciennes RFS ou traitant de nouveaux sujets.
  • [49]
    Ce qui explique que François Lévêque, dans son texte publié en 2013 mais nécessairement écrit sensiblement avant, porte un jugement un peu intemporel sur le système français de régulation et ne fasse pas état d’une transformation radicale récente.
  • [50]
    Le Point, 30 mars 2011.
  • [51]
    « André-Claude Lacoste, l’incorruptible du nucléaire », La Croix, 10 octobre 2012.
  • [52]
    Arrêté du 12 décembre 2005 relatif aux équipements sous pression nucléaires, dit « arrêté ESPN ».
  • [53]
  • [54]
    Nous préférons utiliser le terme « publicisation », au sens de « rendre public », car l’on observe encore très peu de cas de participation réelle du public au débat technique sur les problèmes de sûreté.
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