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Article de revue

Du risque contrôlé au risque régulé : le cas de la médecine nucléaire

Pages 15 à 26

Notes

  • [1]
    Recherche réalisée dans le cadre du Labex IRON ANR-11-LABX-0018-01.
  • [2]
    Le Sievert (Sv) est l’unité utilisée afin de mesurer les effets des rayonnements ionisants sur l’homme.
  • [3]
    En médecine nucléaire, le seuil d’exposition est fixé à 6mSv.
  • [4]
    ALARA pour As Low As Reasonably Achievable, traduit généralement par « aussi bas que raisonnablement possible ».
  • [5]
    Le personnel soignant dans ce type de service est soumis à la mise en œuvre d’une dosimétrie active et passive.

Introduction

1La question de la gestion du risque dans le domaine du nucléaire renvoie à un certain nombre de travaux qui présentent tantôt les modes de relativisation du danger qu’il génère (ZONABEND, 1989), tantôt son caractère contextualisé en fonction des situations (FOURNIER, 2012), ou les modalités de contrôle qu’il requiert (JOURNÉ, 2003). Ces travaux ont pour point commun d’analyser la notion de risque dans des univers industriels dans lesquels sa gestion génère une articulation continue entre le respect des règles de sûreté et l’ajustement de celles-ci aux divers contextes d’action (DE TERSSAC, 2013).

2Ces contextes industriels se caractérisent par ailleurs par un zonage de l’espace dit « contrôlé », qui requiert une stricte application des règles de sécurité. Mais même dans ces espaces contrôlés, la gestion d’incertitudes génère des variations dans l’application des règles précitées, voire des interprétations différentes en fonction des univers professionnels dans lesquels elles s’appliquent.

3Par conséquent, si ces règles conditionnent les relations professionnelles (DUCLOS, 1987), ces dernières structurent en retour les modalités d’application de ces règles, et les arrangements avec les règles peuvent s’avérer fort différents d’un univers professionnel à un autre.

4Nous nous proposons d’analyser ici la gestion du risque dans le contexte de la médecine nucléaire qui constitue un univers professionnel peu connu et qui requiert de combiner une activité de soins avec des règles de radioprotection contraignantes.

5En effet, la médecine nucléaire utilise des substances radioactives pour diagnostiquer ou traiter des pathologies de nature cancéreuse. L’une des particularités de cette spécialité est que l’utilisation de tels produits expose le personnel de médecine nucléaire à de faibles doses d’irradiation dans le cadre de leur activité quotidienne.

6Les nouvelles applications diagnostiques (tomographie par émission de positons – TEP) et thérapeutiques (yttrium-90, lutétium-177) en médecine nucléaire s’inscrivent dans un environnement se caractérisant par des croyances et des représentations liées à la radioactivité, à des contraintes réglementaires lourdes et à un système de santé en profonde mutation (CARRICABURU et MÉNORET, 2004).

7D’un côté, ces évolutions technologiques ont des implications sur les procédures de radioprotection (AUBERT et CHATAL, 2006). Et de l’autre, la dimension du soin requiert un ajustement continu de l’activité aux situations rencontrées (MINVIELLE, 2000). Comment dès lors les professionnels de santé parviennent-ils à concilier les règles relatives à la radioprotection avec des situations à risques ?

8Nous proposons de répondre à cette question en mobilisant la théorie de la régulation (REYNAUD, 1997), à partir d’une étude de cas multiples conduite au sein de deux services de médecine nucléaire. Dans cette perspective, nous exposerons, dans une première partie, les incertitudes liées à la gestion du risque dans le contexte de la médecine nucléaire. Puis, dans une seconde partie, nous aborderons les modes de gestion qui concourent à une prise en charge collective du risque.

La gestion du risque, entre délivrance de soins et protection de soi

9Le contexte de la médecine nucléaire constitue un univers professionnel dans lequel la dimension du risque requiert d’articuler la prise en charge d’un patient, potentiellement source de rayonnement ionisant, avec les règles relatives à la radioprotection. C’est précisément cette articulation qui génère des situations à risques dans la gestion de cette activité.

Le patient comme source de risques en médecine nucléaire

10La médecine nucléaire est une spécialité médicale comprenant l’ensemble des applications des médicaments radiopharmaceutiques, qu’ils soient à visée diagnostique ou à visée thérapeutique. Dans cette spécialité, tout acte médical repose donc sur l’administration d’un radiopharmaceutique au patient.

11Dans le cas du diagnostic, le radiopharmaceutique (ou radiotraceur) est administré au patient, généralement par voie intraveineuse ou par inhalation, puis il est détecté par une caméra externe, une fois fixé sur l’organe à examiner. Ensuite, la capture des rayonnements radioactifs émis par le radiopharmaceutique permet de réaliser des images de la partie du corps à explorer. Cette technique d’imagerie médicale est utilisée non seulement pour l’exploration (c’est-à-dire la recherche de pathologies), mais aussi pour le suivi thérapeutique. La thérapie en médecine nucléaire repose elle aussi sur l’administration d’un radiopharmaceutique au patient, mais contrairement au diagnostic, sa finalité est dans ce cas la destruction des cellules cancéreuses.

12Dans le diagnostic par imagerie moléculaire, l’administration consiste à injecter un radiopharmaceutique, préparé dans un laboratoire dit « chaud », à un patient qui se trouve allongé ou assis (selon son état de santé) dans une salle d’injection.

13Cette étape d’administration constitue le premier moment délicat pour le personnel, car c’est un geste technique impliquant à la fois proximité avec le patient et vitesse d’exécution, mais qui est tributaire de la singularité de chaque cas.

14Une fois le radiopharmaceutique injecté, les manipulatrices procèdent après un temps de fixation spécifique à chaque radiopharmaceutique, à l’installation du patient sous la caméra pour permettre de réaliser l’imagerie. Il s’agit, là encore, d’un moment délicat, qui consiste à manipuler et à placer le corps fragilisé d’un patient, qui est susceptible d’avoir des réactions imprévisibles, qu’il s’agit de maîtriser, car l’immobilité est essentielle à la qualité de l’image, et donc à celle du diagnostic.

15Ce travail sur le corps du patient constitue une source potentielle de risques pour les professionnels de santé, dans la mesure où il les expose à de « faibles doses » de radioactivité, dont les effets ne sont pas réellement connus (BOUDIA, 2009). Cette exposition à la radioactivité provient non seulement du radiopharmaceutique que la préparatrice élabore suivant la prescription du médecin et que les manipulatrices injectent, dans un second temps, au patient, mais aussi, et surtout, du patient lui-même une fois que le radiopharmaceutique lui a été injecté. Le patient devient alors à son tour une « source radioactive ». Il s’agit là d’une spécificité de la médecine nucléaire par rapport à d’autres spécialités médicales : la source de rayonnements n’est pas un tube à rayons X (comme c’est le cas en radiologie), mais bien le patient lui-même, à qui a été injecté le radiopharmaceutique. Le risque, ici, est celui d’une irradiation (réelle ou potentielle) et d’une contamination (réelle ou potentielle). Il est plus ou moins présent, car lié au type de poste. Mais chacun va devoir le gérer en appliquant ou en adaptant des règles, des pratiques et des procédures.

16Cette exposition comporte une incertitude portant sur l’existence de risques éventuels associés aux « faibles doses » de radioactivité auxquelles sont exposés les professionnels de santé. En effet, alors que les connaissances dans ce domaine, en particulier les études épidémiologiques réalisées sur les survivants des bombardements de Hiroshima et de Nagasaki (HUBERT, 1990), permettent d’affirmer l’existence de risques engendrés par les expositions à de fortes doses de radioactivité, les effets des « faibles doses » n’ont en revanche pas été démontrés.

17Il s’agit donc d’une situation d’incertitude au sens où aucun « système d’explication causale » (CALLON et al., 2001) n’a pu être établi entre l’exposition à la radioactivité et l’apparition de pathologies, pour des doses inférieures à 100mSv [2]. Néanmoins, l’absence de lien causal ne signifie pas pour autant que le risque n’existerait pas à « faibles doses », comme le souligne l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) : « l’absence d’effets décelables lors d’études épidémiologiques menées jusqu’à présent ne permet pas d’exclure l’existence de risques pour les êtres vivants ».

18Cette catégorie de risques « recouvre des faits potentiellement générateurs de troubles, mais qui ne peuvent être statistiquement objectivés au moment de la décision, dans la mesure où ils se situent aux marges de phénomènes aléatoires » (LASCOUMES, 1996). Ces marges désignent ici les situations dans lesquelles les dommages éventuels ne sont observables que très longtemps après l’occurrence de l’accident, ou encore des événements dont la probabilité n’est pas nulle, mais trop faible pour en permettre une évaluation correcte (PERETTI-WATEL, 2000).

Du respect des règles de radioprotection aux arrangements des professionnels de santé face au risque

19Dans ce contexte, les services de médecine nucléaire sont soumis au respect des règles et mesures de radioprotection visant à réduire les risques liés aux rayonnements ionisants. La radioprotection repose sur des principes formalisés par la Commission internationale de protection radiologique et introduits par la suite dans notre législation nationale, qui visent non seulement à maintenir l’exposition individuelle à la radioactivité au dessous d’un seuil réglementaire (principe de limitation des doses [3]), mais également à porter cette exposition au niveau le plus faible possible (principe d’optimisation des doses reçues, dit principe ALARA [4]).

20Néanmoins, le principe de limitation des doses ne s’applique pas aux patients : dans leur cas, seuls sont pris en compte les principes de justification et d’optimisation. En médecine nucléaire, il importe avant tout que les doses d’exposition soient suffisantes pour obtenir les informations diagnostiques désirées ou atteindre les buts thérapeutiques recherchés, dans la perspective du bénéfice escompté pour la santé des patients.

21En ce qui concerne l’exposition aux « faibles doses », la protection radiologique s’apparente à un dispositif de précaution, car elle s’applique à des risques hypothétiques, à la différence de la prévention qui concerne, quant à elle, des risques avérés (GODARD, LOCHARD, 2005).

22C’est précisément cette double contrainte qui s’avère particulièrement intéressante à analyser, car elle invite à prendre des risques au nom de la gestion du patient, tout en s’en protégeant au nom du principe de précaution.

23Cet entre-deux, entre logique de soin et logique de précaution, invite à chercher à comprendre les formes de régulation qui se déploient localement pour articuler et combiner les deux exigences précitées. En effet, si nombre de travaux pointent les dispositifs de protection qui accompagnent la gestion du risque (HARRISON, 1988) ou, à l’inverse, celle des prises de risques (LE BRETON, 1995), les modalités concrètes de la prise en charge de ces mêmes risques relèvent de la « boîte noire ». Au-delà des diverses formes d’arrangement que génèrent ces contextes, il s’agit d’appréhender les formes atypiques de coopération que produit une situation dont les risques sont incertains.

24En mobilisant la théorie de la régulation (REYNAUD, 1997), notre questionnement a pour objectif de caractériser la façon dont les professionnels de santé gèrent à la fois des contraintes réglementaires associées à la radioprotection et des formes collectives de prise en charge du risque qu’ils développent.

25La théorie de la régulation sociale (TRS) de Jean-Daniel Reynaud (1997) vise à montrer comment les acteurs d’un système social créent celui-ci et le font évoluer en produisant des règles légitimes afin de le faire fonctionner. Pour reprendre les termes de Gilbert de Terssac (2003) : « il s’agit d’une sorte demise au pointpermanente, moins pour assurer l’équilibre du système social que pour gérer des déséquilibres et les rendre discutables, voire acceptables. Il s’agit d’une sorte deréparationdes failles d’un gouvernement par le haut, selon une logique unique et impérieuse, d’une tentative deraccordemententre le normatif et le normal, entre ce qui devrait être et ce qui est réellement » (p. 15).

26La notion de régulation sociale permet d’expliquer la manière dont les individus réagissent à ces contraintes, interprètent la situation, inventent des cadres cognitifs pour donner du sens, se mobilisent et s’affrontent au sujet de jugements portés sur l’efficacité de tel ou tel mode d’organisation. Suivant cette perspective, les individus participent activement aux régulations. Ils contribuent à l’émergence et à la transformation des règles, c’est-à-dire à l’activité de régulation. Elle combine deux idées apparemment contradictoires et complexes, celle de « contrôle » et celle « d’autonomie », dont l’articulation s’observe au travers de la production de règles collectives.

27Jean-Daniel Reynaud distingue trois types de règle :

  1. la règle de contrôle instaure une relation de subordination. Elle crée une hiérarchie entre les membres du groupe en désignant ceux qui sont légitimes pour énoncer les obligations, comme la prescription des tâches dans les situations de travail. Mais elle n’oriente les comportements qu’à la condition qu’en soient définies et respectées les contreparties, comme celle des rémunérations ;
  2. la règle autonome instaure une relation de solidarité. Elle soude une communauté de pairs dans une logique défensive et part des contreparties à obtenir pour gérer la situation. Notamment, face aux exigences de l’activité, à ce que l’organisation n’a pas prévu, les acteurs prennent des initiatives, élaborent et adaptent les règles aux situations rencontrées (BRÉCHET, 2008) ;
  3. Enfin, la règle conjointe provient d’une négociation implicite ou explicite aboutissant à un accord sur l’établissement de règles communes incluant l’existence de contreparties.

28Par conséquent, les règles sont le fruit d’une action collective qui se traduit par des formes de régulation distinctes, tantôt le contrôle pour maintenir et stabiliser une situation, tantôt l’autonomie pour mettre en dynamique un système d’auto-contrôle.

29À l’aune du contexte de la médecine nucléaire, les modalités de régulation du risque requièrent ainsi d’être analysées sous l’angle de logiques d’action qui combinent les règles formelles de radioprotection avec la nécessité de prendre soin du patient.

30Quelles sont les formes d’une régulation du risque issue d’une double contrainte : concilier le respect des règles issues de la radioprotection avec la logique du soin qui implique le maintien de la proximité vis-à-vis du patient ?

31L’hypothèse que nous avançons ici porte sur la capacité d’un milieu professionnel à développer des coopérations autonomes issues de la gestion du risque et de ses incertitudes.

Cadre méthodologique

32L’enquête de terrain que nous avons réalisée s’est appuyée sur une étude de cas multiples conduite au sein de deux services de médecine nucléaire de deux centres hospitaliers universitaires (CHU) de la région Ouest, que nous nommerons SMNA et SMNT. Chacun de ces deux centres est constitué de deux services situés sur des sites distincts et spécialisés sur des domaines d’expertise : activités d’imagerie (scintigraphie osseuse, pulmonaire, rénale, endocrinienne, dans les domaines de la pédiatrie, de la cardiologie et de la neurologie) et/ou de radiothérapie vectorisée (traitement des cancers de la thyroïde). Ces deux services de médecine nucléaire présentent également des technologies et des organisations du travail similaires.

33L’objectif étant d’identifier et de comprendre les pratiques constitutives de la gestion des risques encourus par les professionnels de santé et les représentations relatives au monde du soin et à celui de la radioprotection qui sous-tendent ces pratiques, nous avons opté pour une double approche en matière de recueil des données : l’entretien et l’observation.

34Le recours à ces deux approches permet, en effet, de limiter le décalage entre le dire et le faire, les acteurs pouvant être aveugles à leurs propres pratiques ou avoir des difficultés pour exprimer certaines pratiques qu’ils développent pourtant consciemment (GIDDENS, 1987). À cet égard, le recours à l’observation en complément des entretiens permet, d’une part, de vérifier – par l’observation des faits et des situations – ce qui est énoncé par les acteurs interrogés et, d’autre part, de saisir certaines normes professionnelles fonctionnant à l’état d’implicites.

35Si les entretiens permettent d’appréhender les contraintes et les ressources du système, les modes d’interaction entre les acteurs, l’observation permet, quant à elle, de mener un travail d’explication de l’implicite en pénétrant au cœur même de l’activité et d’atteindre les pratiques et les représentations qui orientent ces modes d’interaction.

36Une première phase d’enquête a donc consisté en la réalisation d’entretiens semi-directifs auprès de l’ensemble des membres des deux services de médecine nucléaire des deux CHU (soit 27 entretiens au sein de SMNA et 43 entretiens au sein de SMNT). Ces entretiens ont été menés auprès des différents groupes professionnels composant un service de médecine nucléaire, à savoir des médecins (spécialistes de médecine nucléaire et cardiologues), des radiopharmaciens, des radiophysiciens, des personnels soignants (manipulateurs radio, préparateurs, infirmières, aides-soignantes) et des personnels administratifs et techniques (secrétaires et cadres de santé).

37Ces entretiens avaient pour objectif d’appréhender les modalités d’organisation et de fonctionnement de l’activité du service et ses spécificités, et de recueillir des données sur les pratiques de travail mises en œuvre. Cette phase a été complétée par une phase d’observation du travail quotidien de trois semaines dans le SMNA et d’une semaine dans le SMNT, afin d’identifier les pratiques effectives de gestion du risque et ses représentations en actes. Lors de ces journées d’observation, il s’agissait de regarder, d’écouter et de se faire expliciter les normes tacites qui régissent les pratiques professionnelles et les interactions entre les membres du service. Ce protocole d’enquête articulant entretiens et observation est particulièrement bien adapté pour enquêter sur un objet tel que le risque qui ne faisait pas sens, de prime abord, pour les interviewés. En effet, très rapidement, les entretiens ont montré qu’un certain flou entourait cette question du risque dans ces services. L’observation nous a ainsi permis de dépasser les non-dits et d’accéder à cet implicite.

Les modalités de la gestion du risque en médecine nucléaire : du respect des règles de radioprotection à une régulation autonome

38Un service de médecine nucléaire a une double spécificité. Il est à la jonction de deux mondes : celui de la radioprotection qui renvoie à un univers de procédures et de règles qui ne sont pas spécifiques à la médecine nucléaire, mais qui permettent de gérer le produit utilisé, le patient et les déchets, dans toutes leurs dimensions de radioactivité ; et celui du soin qui renvoie à un univers marqué par une culture professionnelle du soin se caractérisant par la segmentation professionnelle, la gestion de la singularité et le rapport au patient.

Les règles formelles de la radioprotection et les arrangements professionnels

39La médecine nucléaire s’inscrit dans un contexte fortement marqué par la prégnance des règles et des procédures encadrant la gestion des produits radioactifs, du patient, des déchets médicaux… Certaines sont plus contraignantes que d’autres, en particulier celles qui permettent de garantir la sécurité de tous. Ainsi, la réglementation associée à la radioprotection requiert des pratiques professionnelles fondées sur le respect d’un ensemble de mesures et de conduites stables.

Concilier le triptyque distance/temps/écran

40Lorsque l’on évoque dans les services de médecine nucléaire la gestion du risque lié à la radioactivité par des règles de radioprotection, les premiers repères qui apparaissent dans les interviews sont ceux résultant du principe ALARA qui régit l’activité et les pratiques du personnel soignant [5] : Temps (faire vite), Distance (s’éloigner) et Écran (utiliser des protections plombées).

41En premier lieu, le respect d’une certaine distance réduit l’exposition au risque en application de la règle selon laquelle le doublement de la distance entre le soignant et le patient réduit l’exposition du premier d’un facteur quatre. Le respect de la distance entre l’intervenant (une manipulatrice ou une infirmière, le plus souvent, mais également des secrétaires, des médecins…) et le patient qui a reçu l’injection du radiopharmaceutique requis pour l’examen prévu est une règle qui est intégrée par les professionnels dans leurs pratiques. Comme ce manipulateur très expérimenté en témoigne : « plus vous êtes loin, moins vous en prenez [des radiations]… ».

42Par ailleurs, le temps en question est celui passé à proximité de la source de radioactivité. Ce temps est donc susceptible d’être réduit notamment en profitant du temps de préparation du patient : « On répond d’abord à ses questions, après on injecte [le produit] », mais une fois que l’on est en présence de la source, il faut agir rapidement ; une infirmière fait ainsi ce lien entre la rapidité d’exécution de son geste et sa propre sécurité : « Plus on va vite, plus on est en sécurité ».

43Ou encore de cette préparatrice qui intègre le temps de décroissance de la radioactivité du radiopharmaceutique dans son activité quotidienne pour réduire son risque d’exposition, notamment lorsqu’il s’agit de vider les poubelles contenant des déchets radioactifs : « Donc, en général, on laisse passer la nuit […] et on ne la change que le lendemain matin ».

44Enfin, les écrans de protection sont plombés et intégrés dans les tabliers, dans les lunettes ou encore dans les protège-seringues ou les valisettes. « Tout est plombé… » (un préparateur).

45Les membres du personnel en fonction des tâches à effectuer s’efforcent d’observer ces mesures de radioprotection, comme l’atteste cette préparatrice parlant de la gestion des déchets contenus dans les poubelles plombées du service : « On est en effet soumis à des rayonnements, c’est pour ça que c’est le seul moment où je mets un tablier de plomb… ».

46Dans l’ensemble de ses activités qui mettent en présence d’une source de radioactivité, chacun va devoir intégrer ces trois dimensions du tryptique de façon automatique : « On me tendra un tablier en plomb, dans la salle d’injection, et ce, de manière abrupte, comme un acte automatique fait sans réflexion… » (un enquêteur).

47Ou encore de cette aide-soignante, qui témoigne : « j’étais trop près du patient, parce que je n’avais pas cet instinct… ».

48Les professionnels de santé ont par conséquent intégré ces règles à leurs pratiques et gèrent ce triptyque à leur manière, comme le souligne une préparatrice : « Quand l’écran…, c’est difficile, on fait la distance… quand on [le] peut ! – (lorsque l’on est obligé de prendre, à bout de ‟bras long”…, et puis, [il y a] le temps, surtout, on se dépêche au maximum, pour être le moins possible en contact avec les rayonnements… ».

49Ils vont ainsi créer leur propre équilibre vis-à-vis de l’exposition au risque, en y ajoutant, pour certains, des dimensions supplémentaires relatives au rapport au patient, ou encore à leur propre appréhension du risque.

50En effet, l’application de la règle de la distance au patient n’est pas intuitive, elle demande un temps d’apprentissage. Ainsi, comme en témoigne cette manipulatrice justifiant d’une dizaine d’années d’expérience : « la difficulté au départ, ça a été [pour moi] de prendre un peu de distance par rapport aux gens ».

51Néanmoins, cette prise de distance reste difficile à mettre en pratique par rapport à un patient en difficulté, comme le souligne cette manipulatrice : « Un patient qui ne va pas pouvoir se relever de la table tout seul, on ne va pas lui dire : ‟Bon, bah, prenez votre temps, hein… : je reviendrai tout à l’heure, et puis vous roulez sur le côté… et, [là], vous allez voir, ça va bien se passer !…” ».

52Une préparatrice témoigne elle aussi de cette difficulté, pour les manipulatrices, d’appliquer systématiquement cette mesure de mise à distance, « car, en fait, la source radioactive, ce sont les patients. Elles [= les manipulatrices] sont obligées de les placer sous les caméras, d’en brancarder certains… Donc, elles ne peuvent pas non plus respecter la distance, c’est difficile… ».

53En ce qui concerne l’application de la règle du temps accordé au patient, sur le principe, « c’est essayer de trouver des mots clés pour qu’ils comprennent vite », mais les professionnels posent eux-mêmes une limite : « C’est quand même des êtres humains… : il faut quand même leur expliquer un minimum ! ».

54À une vision rigide de la radioprotection s’ajoute, dans la pratique, une mise en œuvre plus singulière des mesures en vigueur qui est marquée non seulement par une valorisation de la logique de soin, mais aussi par une appréhension et une évaluation des situations auxquelles les professionnels de santé sont confrontés. Les caractéristiques cliniques du patient ou encore le type de patient est souvent un élément mis en avant par les manipulatrices, par exemple, pour expliquer la marge de latitude qu’elles prennent au regard des mesures de radioprotection.

55En effet, lorsque les patients sont des enfants ou des bébés, sans pour autant remettre en cause l’importance des mesures de protection, les professionnels décident délibérément de privilégier la logique de soin en laissant de côté, le temps de l’examen, le respect des règles de radioprotection tant pour eux-mêmes que pour les parents, comme en attestent les propos de ces manipulatrices : « on fait souvent les images avec les parents autour… Donc, c’est rassurant pour eux. » ; « le plus possible, on les laisse [les parents] avec l’enfant dans la salle […] On essaie de les faire participer. […] On demande ainsi à l’un des parents de venir tenir l’enfant avec nous… ».

56Elle ajoute : « Mais on ne les laisse jamais seuls, il y a toujours quelqu’un du personnel en plus des parents. […] C’est difficile [de faire en sorte] qu’un enfant ne bouge pas. Donc, si l’on est obligé de les maintenir, on va le faire avec douceur, on va essayer de les caresser, [de leur] faire des petits massages, de façon à ce qu’ils soient le plus calmes possible ». La règle temps/distance est ici explicitement remise en question.

57On remarquera également comment cet équilibre se déplace fortement lorsque l’une des professionnelles est enceinte. La perception du risque se modifie alors fortement, à la fois pour la personne concernée et pour le groupe qui place celle-ci autant que faire se peut en dehors de la zone de risque. Imperceptiblement, cette mise à distance s’accroît jusqu’au moment où elle ne pénètrera plus dans la zone contrôlée : « on a pour règle que dès que quelqu’un pense être enceinte, elle doit le dire aux autres, pour éviter qu’elle ait à faire des injections à des malades », témoigne une manipulatrice radio.

58Le risque apparaît donc comme une réalité avec laquelle les professionnels de santé composent au quotidien, en fonction des situations rencontrées mais aussi des perceptions du risque qu’ont les professionnels de santé. Ainsi, on observe qu’une manipulatrice met son tablier de protection, alors que deux autres ne le font pas. Le poids du tablier est alors invoqué pour justifier ce non-respect de la règle de l’écran de protection : « j’ai mal au dos en ce moment… » ou encore : « Ah non, le tablier en plomb est très lourd…, et travailler toute une journée avec un tablier en plomb, c’est encore pire. Le problème, c’est que le tablier est toujours trop lourd. Enfin, ce n’est pas possible vu comment on bouge ! Ce n’est pas possible de mettre un tablier à chaque fois, je crois… ».

59Les manipulatrices n’ignorent donc pas les risques encourus, mais certaines d’entre elles jugent que le port du tablier est trop contraignant et que cela peut générer d’autres risques professionnels qui sont à court terme davantage perceptibles, comme celui d’un mal de dos.

60Pour d’autres, c’est l’inefficacité de ce dispositif qui est mis en avant : « En fait, si nous restons là encore un peu plus longtemps que deux ans, c’est qu’il y a quand même des mesures de faites, avec les appareils que nous portons, et, au final, ce sont les mains où nous prenons le plus. C’est pour cela que le tablier de plomb n’a pas non plus d’intérêt en soi, parce que les organes qui prennent le plus sont la thyroïde qui ne va pas être protégée par le tablier de plomb et les mains non plus…. Généralement, ce qui prend le plus, ce sont les mains… ».

61Finalement, c’est la perception d’un risque acceptable et d’une prise de risque mesurée qui justifie cet accommodement avec les recommandations faites en matière de radioprotection : « La dose était très faible, pas la peine… ! J’aurais quand même pu le mettre [le tablier de protection], mais bon… ».

62Ainsi présentées, ces mesures de radioprotection constituent des ressources très malléables pour les professionnels de santé. Elles sont en effet soumises à une réinterprétation permanente expliquant leur respect ou, au contraire, leur non respect et leur appropriation somme toute très personnalisée.

Le suivi de la dosimétrie, une arme à double tranchant

63La gestion du risque dans les services considérés passe également par la mise en œuvre d’une dosimétrie opérationnelle et passive obligatoire en zone contrôlée. Imposé par le Code du travail, le port du dosimètre passif (un film développé périodiquement) et du dosimètre électronique (capable d’alerter en temps réel du dépassement d’un débit, d’une dose ou d’un seuil journalier) constitue le quotidien des travailleurs des services de médecine nucléaire. Un médecin plaisantera sur le fait que son dosimètre « a même remplacé son stéthoscope ».

64Plus exposés du fait de la préparation ou de la manipulation des produits et des seringues d’injection, préparateurs, infirmières et manipulatrices radio portent pour certains des bagues-dosimètres leur permettant de mesurer plus finement la dosimétrie aux extrémités (en l’occurrence, les mains), comme le souligne une manipulatrice : « Par contre, depuis toujours, nous avons travaillé avec un support [de suivi dosimétrique]. Au départ, c’était un bracelet, maintenant nous en sommes rendues aux bagues, pour évaluer le plus justement possible ce que l’on prend au niveau des extrémités. Et là, c’est vrai que l’on en prend des doses, mais qui sont tout à fait acceptables. Très acceptables même… ».

65Mais ce dispositif dosimétrique va également permettre aux professionnels de se comparer entre eux au regard de leur exposition, comme en témoignent ces propos d’une préparatrice : « Nous avons également des bagues dosimétriques, qui vont capter le maximum de rayonnements, et là, forcément, c’est moi qui ai le ‟chapeau” au niveau des bagues, puisque c’est moi qui ai les mains dedans le plus souvent… Les filles, je leur passe une seringue ; le temps de l’injection, elles sont en contact avec la seringue, et après, la source radioactive, ce n’est plus seulement la seringue, c’est aussi le patient. Donc, elles, elles vont prendre beaucoup plus au niveau du corps entier qu’au niveau des mains. Par contre, moi, c’est l’inverse ; je vois rarement les patients, j’ai les mains dans la boîte. Donc, dès que je mets les mains dans la boîte, je suis irradiée, c’est sûr… Nous espérons [toujours que nous aurons] des petites mesures ».

figure im1
Médecin revêtant un tablier de plomb (protection contre les rayons X) pour réaliser un acte de radiologie interventionnelle (lors d’une micro-herniectomie).
« Le tablier en plomb est très lourd…, et travailler toute une journée avec un tablier en plomb, c’est encore pire. »
Photo © CHU Nice-Garo / PHANIE

66On observera et on notera là encore que le port de ces bagues-dosimètres n’est pas systématique de la part des manipulatrices. Nous avons même observé que c’était au niveau d’un service que le port du dosimètre n’était pas systématique, sans pour autant avoir pu y apporter une explication.

67Le suivi des doses individuelles de radiations reçues est effectif avec un retour mensuel et un relevé annuel. Comme l’explique une préparatrice, cette information reste confidentielle, car elle est attachée au dossier médical, elle n’est connue que de l’intéressé et du médecin du travail : « Ces petits dosimètres nous donnent le nombre de mSv que l’on prend par an, enfin… [je veux dire] par journée… C’est ensuite cumulé sur un logiciel, qui est en possession de la personne compétente en radioprotection. On y a accès quand même, il suffit de [le] lui demander. »

68Ce suivi va effectivement conduire à déclencher des actions d’investigation en cas de valeurs singulières par rapport à la moyenne du poste de travail. L’information étant confidentielle, nous avons très peu de données chiffrées sur ces doses individuelles. Un préparateur justifiant de plus de dix ans d’expérience nous donnera une explication complémentaire à ce caractère confidentiel : à savoir, l’existence d’un risque d’interprétation, par inter-comparaisons entre collègues, des pratiques professionnelles de chacun : « c’est vous [qui] prenez le moins : [c’est] parce que vous êtes un fainéant et que vous ne vous approchez pas des patients ? ». Ou bien : « [si] vous prenez moins, [c’est] parce que vous travaillez vite et bien ? ».

69Soulignons que la dosimétrie opérationnelle, qui permet une lecture en temps réel de la dose de radioactivité reçue, constitue un dispositif d’autocontrôle et qu’elle est à ce titre perçue comme une aide concrète dans l’activité : « la dosimétrie électronique… ? C’est celle-ci qui est intéressante, quand même, puisque si jamais on fait une erreur de gestuelle, elle va sonner, il va y avoir une alarme. [Nous], nous avons mis une alarme dessus : si l’on dépasse tant de mSv,… [ça sonne]. C’est quand même intéressant… ».

70Cependant, ce dispositif fait lui aussi l’objet d’interprétations en fonction des situations rencontrées. Ainsi, dans de rares situations, la mise en alarme du dosimètre ne déclenche pas l’interruption de l’activité. Une manipulatrice très expérimentée en témoigne : « [Oui, c’est arrivé que l’alarme se déclenche], peut-être une fois parce que l’on brancardait quelqu’un au TEP. Mais, là, on savait pourquoi. Mais c’est quand même assez rare ».

71On notera ici que le fait de connaître l’origine de l’alarme fait que la manipulatrice n’interrompt pas systématiquement son activité : « Bah, de toute façon, voilà, on le met sur la table et, puis, bah, on se recule pour faire la suite de l’examen… et là, ça ne sonne plus… ».

72Paradoxalement, la gestion du risque conduit ici à une perception d’un risque moins présent, mais aussi à une sorte de recrédit de risque chez certains. Une jeune infirmière témoigne de cette gestion de sa dosimétrie : « donc, au niveau TEP, on prend nettement moins… Alors, on prend quand on a besoin, par exemple, quand un patient veut aller aux toilettes et que l’on a besoin de l’emmener, [parce] qu’il ne marche pas bien, qu’il est un peu dépendant… Donc, là, on prend beaucoup, parce qu’il faut l’accompagner… et on ne peut pas tout le temps promener notre paravent de plomb avec nous ! ».

73Chaque situation est donc jugée et jaugée par les professionnels de santé, et du regard porté sur celle-ci va dépendre la manière dont ils vont respecter et/ou, au contraire, accommoder les mesures de radioprotection.

74Au total, ces règles et procédures de radioprotection comportent donc à la fois une dimension médico-légale liée à la surveillance des expositions professionnelles par la médecine du travail ainsi qu’une dimension technico-organisationnelle liée à la prise en compte de l’ensemble des dispositifs opérationnels de radioprotection dans les pratiques professionnelles (SCHNEIDER et al., 1987, p. 163).

De la tension entre soins et radioprotection à la régulation professionnelle

75La mise en œuvre des règles et procédures de radioprotection peut entrer en contradiction avec l’activité de soins en médecine nucléaire. En effet, le travail des professionnels de santé revient à administrer des soins aux patients tout en tenant compte des règles de radioprotection afin de limiter leur propre exposition à la radioactivité. Cette exposition à la radioactivité provient non seulement du médicament radiopharmaceutique qui est injecté au patient, mais également du patient lui-même, une fois que le radiopharmaceutique lui a été administré.

La tension entre se protéger et soigner autrui

76Une tension se dessine ici, dans le travail en médecine nucléaire, entre deux activités potentiellement contradictoires – soigner autrui et se protéger – et au centre de laquelle se trouve le patient qui est à la fois l’objet des soins et une source de risques pour les professionnels de santé. Alors que le travail de soins en médecine nucléaire conduit les professionnels de santé à être au contact des patients afin de permettre la réalisation des examens d’imagerie (pour injecter le radiopharmaceutique au patient et pour l’installer sous la caméra), la radioprotection implique en revanche de s’éloigner de la source radioactive, et donc du patient.

77Un enjeu temporel vient exacerber cette tension, dans la mesure où le travail de soins implique de « prendre le temps », alors que la radioprotection nécessite au contraire de « faire vite » afin de limiter le plus possible l’exposition à la radioactivité. L’injection du radiopharmaceutique et l’installation du patient sous la caméra sont donc les deux situations à risque lors desquelles s’exprime la tension entre activité de soins et radioprotection. Ainsi, cette manipulatrice parlant du moment où elle injecte le médicament radiopharmaceutique : « Tu as la seringue qui est sur toi. Donc, j’essaie de [ne] la tenir que d’une main, au niveau du cache plombé… De plus, avec mon autre doigt, je dois tenir le cathlon, parce que là, du coup, quand tu injectes, tu es obligé de le tenir pour pas qu’il se plie… Donc, j’enlève ce doigtlà pour ne tenir qu’avec la main, et j’essaie de l’orienter [la seringue] pour qu’elle soit le moins possible [dirigée] vers moi… ».

78L’installation du patient sous la caméra constitue une autre situation à risque : « Les patients, des fois, tu es obligé de les prendre presque dans tes bras pour les aider à se soulever ou les repositionner, les transférer d’un lit à un autre, ou de les aider à descendre de la table. Donc, l’éloignement du patient : oui, mais ce n’est pas toujours possible. On est obligé, tu vois, de se rapprocher des caméras pour les mettre bien, voire, des fois, de les tenir pendant qu’ils sont sous la caméra… » (une manipulatrice radio).

Une répartition du risque « organisée »

79Compte tenu de cette tension dans le travail en médecine nucléaire entre les règles de radioprotection et l’activité de soins, les manipulatrices développent une régulation du risque de nature collective. En effet, le travail fait l’objet d’une répartition entre manipulatrices devant permettre une distribution du risque lié à l’exposition à de « faibles doses ». Au sein de chaque service, il existe un accord tacite entre les manipulatrices visant à équilibrer leurs niveaux d’exposition à la radioactivité. La distribution du risque se fait au travers d’une organisation du travail instituée par les manipulatrices. Chaque horaire de travail est associé à un certain nombre de tâches prédéfinies à effectuer par ces dernières. Ensuite, les manipulatrices réalisent chaque semaine une rotation des horaires et donc des tâches à effectuer. Cette organisation du travail permet de répartir l’exposition à la radioactivité entre manipulatrices en tenant compte du caractère plus ou moins irradiant des tâches à effectuer. Ainsi, pour une manipulatrice : « Cest une répartition des doses, car on change d’horaire toutes les semaines. On a institué ça pour opérer une répartition entre nous des doses reçues. Ça tourne comme ça… ».

80Les manipulatrices ont mis en place une répartition comparable du travail concernant les essais cliniques (examens d’imagerie médicale et actes thérapeutiques) réalisés dans le service SMNA, lesquels sont généralement plus irradiants pour le personnel que les examens et les traitements dits de routine. Un système de rotation est alors organisé à partir d’un tableau affiché dans la salle de commande du service. Celui-ci comporte quatre éléments : la date de l’essai clinique ; l’intitulé de l’essai clinique ; le nom de la manipulatrice l’ayant réalisé ; la dose reçue par la manipulatrice au cours de l’essai clinique, mesurée par la dosimétrie individuelle.

81À chaque nouvel essai clinique, les manipulatrices renseignent elles-mêmes ce tableau, ce qui doit permettre « que ça ne soit pas toujours la même personne qui sen occupe », comme l’a expliqué une manipulatrice au cours d’une discussion dans la salle de commande. Une autre manipulatrice avait expliqué à propos de patients soumis à des rayons beta : « On n’en a pas tant que ça… Après, il y a des périodes, on peut en avoir deux semaines de suite ; nous faisons donc bien attention que ce ne soit pas la même collègue qui y aille les deux fois. » Pour les manipulatrices, il s’agit donc de « tourner » afin de se répartir entre elles la prise en charge des essais cliniques et donc les doses de radioactivité reçues.

Une distribution conjointe du risque

82Le rapport au risque se traduit par l’adoption de règles tacites au sein des services et par l’adoption de normes de comportement partagées. Un des premiers risques est celui de la contamination, « invisible à l’œil nu », avec des règles de radioprotection importantes pour le contenir : « La radioprotection en médecine nucléaire ?… Oui, c’est quotidien, c’est tout le temps, et les travailleurs sont vraiment… Ils vivent avec ça, ce n’est pas quelque chose d’inconnu pour eux, ça fait vraiment partie du métier… » (un médecin).

83Le personnel des services affiche une certaine maîtrise du discours relatif à la radioprotection. Ils le rappellent constamment, ce qui participe d’une forte intégration de la règle de précaution. De même, la prise en compte du risque est collective, notamment en cas de suspicion de contamination. La règle tacite est de mettre en mots toute suspicion de contamination : « On sent qu’il y a une petite goutte qui tombe par terre… Bah, il ne faut pas [se] dire ‟je ne le dis pas”. Tout de suite il faut prendre le contaminomètre, et vérifier s’il n’y a pas une contamination… » (une manipulatrice radio).

84Ce discours commun et collectif se décline au travers d’ajustements conjoints dans l’organisation du service. La maîtrise du planning et des horaires constitue l’un des points mis en avant pour maîtriser la cadence de travail et, de fait, éviter une mise en danger liée à une certaine précipitation dans la réalisation de l’activité. L’organisation répondant à cette équation associe souplesse et flexibilité au niveau des manipulateurs. On identifie aussi, au niveau de ce collectif qui associe les infirmières, une régulation autonome qui se joue depuis l’élaboration du planning jusqu’à l’organisation de l’activité quotidienne. Mais cet ajustement s’appuie sur le partage de comportements jugés conformes à la nécessaire vigilance que requiert l’activité. Ainsi, les anciens du service mettent en avant la nécessaire acculturation que requiert le travail dans un service de médecine nucléaire : « Il faut être sûr de l’équipe… Alors, c’est vrai que, moi, j’ai des collègues avec qui je travaille depuis longtemps, depuis que je suis là. Je sais comment ils travaillent, je sais ce qu’ils font… Après, c’est vrai que quand on a une collègue qui arrive, effectivement, on aime bien que… il y a des choses à respecter, effectivement. Il faut que tout le monde travaille dans le même sens. […] Voilà… Et puis [quand] on fait quelque chose, elles ne sont pas toutes les six à vous tomber dessus pour dire : ‟Ah bah, tu as fait ça ?”. Et pourquoi tu as fait ça ?”. Et il y a des fois, où l’on n’a pas forcément envie de donner toutes les explications. Ou ‟Tu fais ça comme ça ? Moi je ne ferais pas ça comme ça…” Voilà ! » (un manipulateur radio).

85Par ailleurs, lorsque plusieurs manipulateurs radio travaillent ensemble, ils se contrôlent mutuellement et protègent la collègue qui est enceinte, notamment dans sa relation au patient. Le point commun entre les professionnels de ces services de médecine nucléaire porte sur leur relation au patient, qui s’avère structurer l’adoption de normes professionnelles partagées.

86Puisqu’il faut tout expliquer au patient et que cela prend du temps, il y a mise en danger de soi, car on est obligé de s’affranchir du respect des règles de la radioprotection. Ainsi, en observation, il apparaît que le port du tablier plombé n’est pas une pratique généralisée lors de l’installation du patient, car la rapidité du geste permet de compenser le risque d’irradiation au point d’en oublier de transmettre les règles de la radioprotection à un stagiaire lui aussi présent sans porter d’équipements de protection et qui « s’attarde [même] un peu trop auprès des patients… », sans que cela soit relevé par la manipulatrice formatrice. Une dosimétrie élevée est un indice que l’on est en présence d’un manipulateur qui « ose » aller au front pour le bien du patient : « Vos chiffres d’irradiation représentent un petit peu comment vous travaillez, aussi. [Si] c’est vous qui prenez le moins, [c’est] parce que vous êtes un fainéant et que vous ne vous approchez pas des patients ! ».

87C’est ainsi la relation au patient, toujours singulière, qui justifie la proximité adoptée à son égard et, de fait, l’acceptation de « prendre » des doses de radioactivité. Ainsi, l’examen d’un enfant est pour le manipulateur la justification du fait qu’il ne porte pas son tablier de plomb : « Ah oui…, [c’est vrai,] j’aurais dû le mettre… Mais, bon, c’est un enfant… ».

88Ces prises de risques consenties sont contrebalancées par une forme de « partage » entre intervenants de la relation de soin et un patient qui constitue une source de rayonnement radioactif.

89Ainsi, la relation au patient et plus particulièrement l’installation du patient pour pouvoir réaliser correctement un examen scintigraphique sont potentiellement distribuées entre les manipulateurs, l’infirmière et le médecin. Cette règle informelle et néanmoins partagée est peu explicitée dans les discours, mais elle s’actualise dans la relation au patient et dans la rotation qui s’opère entre les personnels amenés à s’approcher du patient. Les trois catégories socioprofessionnelles en présence participent conjointement à la mise en place du malade, dans certaines situations délicates, par exemple dans le cas d’un patient en surpoids, mais tout en se dispensant parfois du port des protections requises.

90Finalement, l’émergence de ces modalités de régulation autonomes renvoient à deux registres d’action différents :

91• La distribution du risque par la mise en place d’une rotation tacite des postes entre les manipulatrices vise à pallier l’insuffisance des règles de radioprotection en matière de limitation ou de diminution de l’exposition aux faibles doses de radioactivité. Cette perception du risque conduit alors les membres du personnel à développer leurs propres mesures de protection.

92• De même, le non-respect des mesures de radioprotection lorsqu’il s’agit de « prendre soin du patient » ne constitue pas une déviance, selon Olivier de Sardan (2003). Ces comportements relèvent en fait de normes latentes qui permettent aux membres du personnel de résoudre les tensions induites par ce double univers de travail. Ces normes pratiques selon la terminologie d’Olivier de Sardan traduisent les logiques d’action qui sont à l’œuvre : les professionnels sont ici avant tout des personnels soignants, et ce n’est qu’en second lieu qu’ils sont, aussi, des travailleurs du nucléaire.

Conclusion

93Au regard de notre questionnement de départ, c’est-à-dire d’un questionnement portant sur les modes de régulation du risque en médecine nucléaire, les résultats de notre enquête mettent en lumière deux éléments principaux.

94D’une part, la règle de radioprotection constitue, au sens de Jean-Daniel Reynaud (1997), un principe organisateur partagé au sein des deux services que nous avons étudiés.

95En tant que principe normatif sous-tendu par un discours collectif appris, répété et rappelé, elle induit des formes d’organisation qui encadrent très strictement l’activité. Le temps, la distance et le port des protections structurent fortement le travail des professionnels, ces trois dimensions agissent comme un faisceau de contraintes.

96Néanmoins, comme le rappelle Philippe Bernoux (2005) en ce qui concerne le respect de la règle, celle-ci ne vaut que « dans la mesure où elle suscite le consentement des acteurs et la capacité des institutions à la faire respecter. La règle est une réalité collective que les dispositifs et les institutions ne suffisent pas à faire exister, car il faut l’engagement des acteurs ».

97Dans l’univers de la médecine nucléaire, la règle de radioprotection se déploie dans le contexte d’une organisation du travail à la fois normée et flexible. Le caractère très contrôlé et compartimenté de l’activité, l’omniprésence de règles nécessaires pour réduire les risques et gérer les multiples aléas et la complexité de l’ensemble nécessitent de la part des professionnels de multiples possibilités d’ajustement.

98L’organisation qui répond à cette équation associe souplesse et flexibilité, principalement au niveau des manipulateurs radio. On identifie ainsi au niveau de ce collectif une régulation autonome qui est constamment à l’œuvre, depuis l’élaboration du planning jusqu’à l’organisation de l’activité quotidienne. Ainsi, la règle induit une prise en charge collective de la planification au regard d’un objectif de maîtrise de l’activité.

99D’autre part, la prise en charge du risque se traduit par un ensemble de comportements construits autour de routines et d’expériences cumulées par les équipes que nous avons observées au sein des deux services de médecine nucléaire étudiés.

100En s’appuyant sur un ensemble de règles contraignantes, les acteurs des services de médecine nucléaire s’octroient des espaces d’autonomie dans les modalités d’application de ces mêmes règles, et ce d’autant plus que, dans les services de médecine nucléaire, le danger est hypothétique, à la différence notamment des infections nosocomiales pour lesquelles le risque professionnel est avéré (AMIEL, 2005).

101Les cas de dérogation ou de transgression (pour l’essentiel liés à la gestion du patient) s’accompagnent de l’adoption de dispositifs qui permettent de composer à la fois avec la logique de soin et avec celle de radioprotection. La rotation dans les postes exposés à un rayonnement radioactif provenant des patients est une modalité pratique de prise en charge du risque par un groupe professionnel. La seconde modalité pratique porte sur la rotation entre plusieurs catégories et, de fait, sur une distribution de la « dose » entre les membres du service Ces modalités témoignent à la fois du caractère intégré de la règle et des marges d’innovation que celle-ci initie dans l’organisation collective du travail et du partage du risque (ALTER, 2000).

102Les modes de régulation du risque s’appuient ainsi à la fois sur un pacte d’autonomie conclu au sein d’un même groupe professionnel et sur une distribution conjointe de la dose. Le cas mobilisé illustre ici la capacité de groupes professionnels à réguler le risque en situation d’incertitude au travers d’un engagement collectif et d’une autonomie des agents dans l’organisation de l’activité. Il permet de relativiser la dimension du contrôle fréquemment associé à la gestion du risque, tout en insistant sur le rôle de l’action collective dans la bonne gestion de celui-ci.

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Date de mise en ligne : 17/03/2017

https://doi.org/10.3917/geco1.127.0015

Notes

  • [1]
    Recherche réalisée dans le cadre du Labex IRON ANR-11-LABX-0018-01.
  • [2]
    Le Sievert (Sv) est l’unité utilisée afin de mesurer les effets des rayonnements ionisants sur l’homme.
  • [3]
    En médecine nucléaire, le seuil d’exposition est fixé à 6mSv.
  • [4]
    ALARA pour As Low As Reasonably Achievable, traduit généralement par « aussi bas que raisonnablement possible ».
  • [5]
    Le personnel soignant dans ce type de service est soumis à la mise en œuvre d’une dosimétrie active et passive.

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