Notes
-
[1]
Entre 2000 et 2011, le cours de l’or a été multiplié par 6, et il demeure à ce haut niveau depuis lors (rapport XERFI – Luxury Companies-World, juillet 2013).
-
[2]
Elle se différencie d’une sous-traitance sur des activités spécifiques complémentaires.
-
[3]
Pour aller plus loin sur les stratégies de coopétition de sous-traitants dans le secteur du luxe : voir DEPEYRE (C.), RIGAUD (E.) et SERAIDARIAN (F.) (article à paraître dans un numéro spécial de Journal of Brand Management) et JACOLIN (S.) (2016, compte rendu sur le cas du sous-traitant joaillier Mathon).
Introduction
1Le secteur du luxe connaît depuis les années 1980 une restructuration profonde associée à l’internationalisation de l’offre et de la demande. En France, cette restructuration est notamment portée par l’émergence de grands groupes internationaux (CHATRIOT, 2007), dont les marques tendent désormais à rythmer les stratégies des entreprises du secteur (BASTIEN et KAPFERER, 2012).
2Mais l’évolution d’activités associées à des métiers d’art vers un environnement mondialisé et financiarisé ne se fait pas sans susciter de nombreuses tensions (DEPEYRE et SERAIDARIAN, 2015) : rareté des ressources et des compétences (BOUTON et al., 2015), évolution des modes de production pour industrialiser des savoir-faire artisanaux (AGOGUÉ et NAINVILLE, 2010), accès aux financements de court et long termes, dynamique de l’offre à l’international, remises en cause sociétales, etc.
3La dynamique de croissance reconfigure les chaînes de valeur, avec une évolution des relations entre marques et sous-traitants, la délocalisation de certaines activités, la disparition ou l’absorption d’acteurs indépendants, des concentrations entre sous-traitants. Ainsi, par exemple, là où un artisan pouvait auparavant maîtriser l’ensemble de la chaîne de valeur, il se doit aujourd’hui de coopérer avec d’autres acteurs pour s’approvisionner en matières premières, concevoir un produit valorisé par les clients, accéder aux réseaux de distribution en France et à l’étranger ou encore incorporer les nouvelles exigences environnementales et sociétales.
4Le secteur du luxe est ainsi marqué par une évolution des activités dans ses chaînes de valeur qui vient interroger la capacité des différents acteurs à s’y positionner. En témoigne l’installation, en 2011, d’un comité stratégique de filière pour les industries de la mode et du luxe au sein du ministère de l’Industrie (LEPERCHEY, 2013).
5Des études menées dans d’autres secteurs comme l’automobile ou l’informatique ont montré tout l’enjeu qu’il y a pour les acteurs d’une filière à s’adapter aux dynamiques de migration de valeur (BALDWIN et CLARK, 2000 ; JACOBIDES et TAE, 2015 ; JACOBIDES et al., 2016). Confrontés à des évolutions sectorielles profondes, ils disposent de divers moyens d’action, comme : développer un positionnement stratégique distinctif, être garants de la qualité, se focaliser sur la valeur client ou créer de nouvelles opportunités de croissance (JACOBIDES et MacDUFFIE, 2013). Ces éléments font cependant surtout écho aux stratégies d’acteurs qui visent à dominer le processus de création de valeur dans une filière donnée, pour la « contrôler » (FINE, 1998). Mais les acteurs qui ne poursuivraient pas un tel objectif ne sont pas pour autant démunis (DONADA et DOSTALER, 2005). Quels sont les critères susceptibles de guider leur repositionnement dans la chaîne de valeur ?
6Dans cet article, nous nous intéresserons aux trajectoires d’adaptation des sous-traitants français dans un secteur de la joaillerie marqué par de fortes reconfigurations impulsées, en particulier, par les donneurs d’ordres.
7Après avoir caractérisé les tensions organisationnelles et stratégiques que peut susciter un tel contexte, nous explorerons le cas considéré sur la base d’une série d’entretiens semi-directifs. Quatre trajectoires types d’adaptation seront identifiées, en fonction du périmètre d’action des sous-traitants, de leur degré d’autonomie, de la nature de leur relation avec les donneurs d’ordres et, enfin, de leurs savoir-faire.
Des chaînes de valeur en tension
8Les mouvements de reconfiguration des chaînes de valeur sont associés à de multiples tensions que nous nous proposons de répertorier sur trois niveaux interdépendants : macroéconomique, interorganisationnel et intra-organisationnel. Cet enchevêtrement est typique des questions de stratégie qui exigent d’avoir un focus à la fois large et précis, en dehors et dans l’organisation.
9Une première série d’enjeux est associée à la qualité de l’insertion des acteurs dans leur environnement économique, technologique et social (niveau macro), soit des éléments qui sont de nature à questionner l’« adéquation externe » (« evolutionary fit », HELFAT et al., 2007). La chaîne de valeur dans le secteur automobile est, par exemple aujourd’hui, marquée par le développement de nouvelles sources d’énergie et les exigences environnementales de la société civile.
10Le secteur du luxe, en particulier de la joaillerie, est, quant à lui, surtout marqué depuis les années 1980 par la mondialisation de l’offre et de la demande. Si la croissance de la demande internationale constitue une opportunité certaine, elle nécessite aussi de nombreuses adaptations pour faire face aux cycles de demande dans différents pays, assurer des approvisionnements de qualité en matières premières ou encore conserver une valeur distinctive sur un marché mondialisé. La croissance des marchés exige également de savoir réaliser un geste artisanal à une plus grande échelle. De grands groupes de luxe se sont formés pour pouvoir répondre spécifiquement à ces enjeux. Mais pour les sous-traitants de taille plus réduite, la confrontation à un tel environnement mondialisé reste de nature à déstabiliser leurs activités et leurs capacités, et donc à les contraindre à les reconfigurer.
11Une deuxième série d’enjeux concerne la répartition des activités entre les différents acteurs de la chaîne de valeur, c’est-à-dire entre les donneurs d’ordres et les sous-traitants mais aussi entre les sous-traitants eux-mêmes (niveau inter-organisationnel).
12L’architecture de la chaîne de valeur se redessine au travers des relations tissées entre les acteurs ayant un impact sur la création de valeur individuelle, et globale, au niveau de la chaîne. Ces relations peuvent prendre diverses formes : elles peuvent être purement transactionnelles ou davantage collaboratives (HEIDE et JOHN, 1990) et varier en fonction du pouvoir respectif des acteurs dans la chaîne de valeur (DONADA et NOGATCHEWSKY, 2008).
13Dans les années 1990, le secteur de l’informatique a, par exemple, été marqué par un phénomène de désintégration de sa chaîne de valeur, avec l’apparition d’acteurs tels que Microsoft ou Intel, au détriment de l’intégrateur IBM. Cette désintégration a suscité une multiplication des collaborations entre acteurs, sous la domination de ceux qui maîtrisaient certains composants clefs, tels que les systèmes d’exploitation ou les micro-processeurs (GROVE, 1996).
14Dans le cas de la joaillerie, les donneurs d’ordres sont soit des maisons joaillières historiques, indépendantes ou intégrées à des groupes multimarques, soit des maisons de luxe s’étant diversifiées dans la joaillerie (voir le Tableau 1 de la page suivante). Ils s’appuient fortement sur leur réseau de sous-traitants, notamment pour les séries d’entrée et de milieu de gamme, mais aussi pour certaines collections d’exception. Ils se concentrent de plus en plus sur les activités de création et de distribution, tout en externalisant les activités de production, avec un pouvoir fort dans la gestion de la relation (une configuration de « seigneurie », dans la typologie de Donada et Nogatchewsky, 2008). Ils font un usage limité des concessions de licences afin de conserver un contrôle sur la marque (alors que cette pratique est plus courante pour les gammes de la bijouterie). Les sous-traitants sont, quant à eux, amenés à faire évoluer leurs relations de concurrence et de coopération horizontales et verticales afin de répondre aux exigences de qualité et de flexibilité des donneurs d’ordres, dans un contexte de réduction progressive du nombre des fabricants présents sur le territoire français.
Cartographie de la chaîne de valeur de la joaillerie en France
Cartographie de la chaîne de valeur de la joaillerie en France
Les maillons de la chaîne de valeur.15Enfin, une troisième série d’enjeux se situe au niveau des capacités mêmes des entreprises, qui doivent à la fois maintenir et développer leurs savoir-faire (niveau intra-organisationnel). Ce sont là des éléments qui sont de nature à questionner davantage leur cohérence « interne » (« technical fit », HELFAT et al., 2007). La reconfiguration des chaînes de valeur peut pousser des acteurs vers de nouveaux domaines d’expertise ou, au contraire, les en éloigner à plus ou moins long terme. Les managers ont besoin d’appréhender en dynamique non seulement les capacités de leur propre organisation, mais aussi celles de leurs partenaires.
16Dans le cas du luxe, et plus particulièrement de la joaillerie, se posent des questions d’innovation et de reconception des activités, pour incorporer, par exemple, les possibilités offertes par de nouvelles technologies (imprimantes 3D, matériaux durables). Mais se pose également la question du maintien de savoir-faire existants, devenue un enjeu important du fait d’un risque de raréfaction de certaines expertises. Les principaux bassins d’emploi du secteur se situent à Paris, dans la région lyonnaise et en Franche-Comté.
Méthodologie
17C’est sur les trois niveaux d’analyse précités que nous allons développer l’analyse du cas des sous-traitants joailliers français.
18Comment appréhendent-ils les tensions organisationnelles et stratégiques associées aux reconfigurations de la chaîne de valeur du secteur considéré, et quels sont leurs leviers d’action ?
19Le cas a d’abord été choisi par opportunisme méthodologique (GIRIN, 1989), suite à la réalisation en 2013 d’une étude pour le ministère du Redressement productif, qui souhaitait recenser et cartographier les savoir-faire dans les industries de la mode et du luxe (SERAIDARIAN, 2014).
20Cette étude s’appuie sur une série d’entretiens menés auprès de professionnels de l’écosystème considéré afin d’identifier les problématiques en jeu et de proposer des voies d’action gouvernementales et territoriales. Nous avons ici choisi de nous concentrer sur l’un des huit secteurs étudiés à l’époque, celui de la joaillerie, afin d’explorer dans le détail les controverses à l’œuvre dans un même contexte (YIN, 2009). Le secteur de la joaillerie présentait également l’intérêt de permettre de recueillir une diversité d’interprétations et de réactions, de la part des sous-traitants.
21Le Tableau 2 ci-après recense les 10 entretiens semi-directifs qui ont été conduits. Un guide d’entretien a permis d’aborder de manière ouverte des sujets relatifs à l’écosystème (valorisation des savoir-faire, organisations professionnelles, normes et législations, réseaux), aux stratégies (positionnement, développement, financement, innovation) et à l’organisation (fonctionnement des ateliers, formation initiale et continue, apprentissage, recrutement, transmission), en écho aux niveaux d’analyse macroéconomique, inter- et intra-organisationnels.
Liste des entretiens
Liste des entretiens
22Tous les entretiens ont été retranscrits (87 pages au total), sauf trois qui n’ont pas pu être enregistrés, mais qui ont fait l’objet d’un compte rendu (de 9 pages). La collecte de données s’est centrée sur les sous-traitants, mais elle a pu être complétée par des entretiens avec d’autres acteurs de la filière afin d’enrichir la compréhension du contexte.
23L’analyse des données a été faite en trois temps. Les entretiens menés et les sources complémentaires exploitées ont tout d’abord permis de recueillir des informations relatives au fonctionnement de la filière et de cartographier les principales activités et capacités mobilisées sur la chaîne de valeur (voir le Tableau 1 de la page précédente). Deux profils de sous-traitant ont pu être distingués : ceux qui sont spécialisés sur un maillon précis de la chaîne, comme la taille des pierres ou le sertissage (ST5-6) et ceux qui ont une activité plus globale de sous-traitance pour des donneurs d’ordres (ST1-2-3-4-7), soit des profils de spécialistes vs des profils de généralistes.
24Dans un deuxième temps, nous avons comparé entre eux les entretiens aux trois niveaux (macroéconomique, inter- et intra-organisationnels) afin d’enrichir notre compréhension des enjeux. Une narration en est proposée dans la partie suivante de cet article. Nous avons porté une attention particulière aux interdépendances entre niveaux, ainsi qu’à la convergence vs la diversité des points de vue et aux comparaisons qui étaient parfois faites avec d’autres acteurs, sur les marchés du luxe et au-delà.
25L’analyse comparative des données effectuée aux trois niveaux nous a enfin permis de faire émerger des dimensions saillantes dans les choix organisationnels et dans les choix stratégiques des sous-traitants : leur périmètre d’action, le degré de leur autonomie, leur relation avec les donneurs d’ordres et leurs savoir-faire.
26Dans la dernière partie, nous discuterons ainsi de quatre trajectoires types d’adaptation selon la nature des choix qui peuvent être opérés par des sous-traitants sur ces dimensions afin de se repositionner dans la chaîne de valeur.
27Notons qu’en raison du caractère sensible de certaines des questions évoquées, les cas discutés lors des entretiens sont évoqués sous couvert d’ anonymat, sauf quand l’information relève du domaine public.
Le cas des sous-traitants joailliers français
Les enjeux d’une filière insérée dans un marché international
La nécessaire gestion d’une demande cyclique
28Les acteurs de la joaillerie sont habitués aux cycles d’un marché qui est rythmé par l’évolution de la demande à l’international.
29Quand la demande se raréfie, les sous-traitants s’efforcent de maintenir un minimum d’activité, à la fois pour « tenir le coup » financièrement et pour conserver leur main-d’œuvre et leurs savoir-faire.
30Le soutien de certains donneurs d’ordres, à l’activité souvent plus diversifiée, peut alors s’avérer essentiel – a contrario, l’absence de soutien peut être problématique.
31Ainsi, un sous-traitant explique : « [Chez ce donneur d’ordres], ils n’ont pas une vue d’ensemble : ce sont les moins solidaires dans le métier. Quand il y a eu la crise, pendant un an et demi, on ne les a pas entendus ! Ce n’était pas le cas d’autres joailliers, même [au sein du même groupe], qui ont continué à travailler avec les sous-traitants. Ça a été terrible, quand ils ont dit : ‟On arrête tout !”… pendant un an et demi, rien… Ça, c’est suicidaire ! » (ST5).
32La dernière crise, celle de 2009, semble avoir été particulièrement difficile pour la filière, mais la phase de reprise a permis depuis lors d’amorcer un nouveau cycle. Après le soutien des consommateurs japonais dans les années 1980, d’autres pays asiatiques (notamment la Chine) ont contribué au rebond du marché.
33Le maintien de l’activité est particulièrement important pour les savoir-faire, car les temps d’apprentissage se comptent en années : « Un lapidaire, c’est 7 ans de formation pour qu’il soit autonome… et encore ! Ce savoir-faire, si la demande baisse, on est touché de plein fouet. Cela a été le cas pendant quelques années. Là, ça marche très bien : les marques nous redemandent, dans tous les pays d’Asie. Heureusement qu’ils sont là, sinon on n’aurait pas l’entreprise que l’on a… » (ST5).
34Nous reviendrons plus loin sur l’enjeu clé que représentent ces dynamiques d’apprentissage.
35Un autre élément d’instabilité est relatif à l’approvisionnement en matières premières (métal, pierres, diamants). La forte croissance du marché ajoute à la volatilité des cours le problème de la raréfaction des ressources : « Ça devient presque inaccessible, parce qu’ils achètent tout. Tous les représentants qui vont à Hong Kong, qui achètent des matières là-bas, on les met de côté : [dès qu’un] client chinois arrive avec sa liasse [de billets], qu’il la pose sur la table et dit : ‟je prends ça !”, et [bien] nous, on ne peut prendre que les restes… » (ST1).
36Un donneur d’ordres exprime lui aussi ses préoccupations : « Il va arriver un moment où on n’aura plus de pierres, et là, ça va être un problème… C’est la matière [première] qui manque, car on ne sort plus assez de diamants des mines, il y a de plus en plus de contrôles. Ce n’est pas la pénurie d’humains, qui me fait peur, mais la pénurie de matières ! » (DO1).
« La forte croissance du marché ajoute à la volatilité des cours le problème de la raréfaction des ressources. »
37Sous-traitants et donneurs d’ordres sont ainsi impactés par l’évolution de la demande finale, française et étrangère, et de la demande de matières premières. L’achat de ces matières s’est d’ailleurs reporté avec le temps vers les donneurs d’ordres, qui ont une structure financière plus adaptée pour pouvoir assumer le coût croissant de ces matières et la volatilité de leur cours (celui de l’or, notamment [1], qui ne peut pas être acheté à terme, même pour un usage professionnel).
38Une solution a également été de revoir à la baisse les stocks, et ce, à tous les niveaux de la chaîne de valeur (avec, par exemple, davantage de bijoux factices en vitrine), et de reconcevoir les produits, même si l’impact sur la qualité des produits peut être discuté : « Le coût des matières premières est multiplié par 4, et les salaires n’augmentent pas. Et, aujourd’hui, un certain nombre de distributeurs ont baissé les carats. On est passé de 18 à 9 carats, et, clairement, c’est un autre produit avec seulement 35 % d’or. La distribution n’est absolument pas claire par rapport au sujet […] On ne parle plus de la même chose, et la durée de vie du produit n’est plus la même… » (ST3).
39Des problématiques de sécurité sont également en jeu, que ce soit au niveau des producteurs, des distributeurs ou des consommateurs.
Les réactions face à la concurrence internationale
40L’évolution de l’environnement international se traduit, ensuite, en termes de concurrence.
41Il demeure, tout d’abord, une concurrence traditionnelle avec le tissu industriel européen, et plus spécifiquement italien. Les sous-traitants italiens se sont activement regroupés et restructurés et disposent aujourd’hui d’un solide réseau de détaillants qui leur permet de diffuser leurs propres productions. Leur activité s’en retrouve plus équilibrée et plus importante, et cela leur permet d’être compétitifs en termes de coûts. Le positionnement reste cependant davantage sur le marché de la bijouterie plutôt que sur celui de la joaillerie, avec un travail du métal certes de grande qualité, mais un savoir-faire moins distinctif en ce qui concerne le travail des pierres.
42Comme pour de nombreux autres secteurs, la concurrence a été également avivée par l’émergence d’acteurs asiatiques, notamment en Chine et en Inde. Les sous-traitants, en particulier, se sont retrouvés mis en concurrence sur leurs activités de production en série, typiquement sur les lignes d’accès des grands joailliers.
43Si cette concurrence demeure bien réelle (avec un impact, comme nous l’avons indiqué précédemment, sur les marchés de matières premières), elle reste limitée, parfois elle est remise en cause. En effet, les mises au point nécessitent des allers-retours entre donneurs d’ordres et sous-traitants pendant plusieurs mois, et même une fois le process mis en place ; il faut un contrôle constant pour éviter une dégradation de la qualité au fur et à mesure des livraisons. De ce fait, le gain de coût initial réalisé grâce à de gros volumes de production peut rapidement disparaître : « Je pense que les donneurs d’ordres ont tous expérimenté, il y a entre 5 et 10 ans, ce qu’il se passait en Asie. Ils sont allés voir, ils ont même fait fabriquer des choses, pour se rendre compte que travailler avec l’Asie, c’est compliqué […]. L’éloignement et les tailles de série font que ce n’est pas très adapté à notre métier. Sans parler du fait qu’ils ont un goût qui est diff du nôtre […]. Un bijou, ça doit juste être beau, avec des critères de beauté qui sont à chaque fois très subjectifs » (ST2).
44Les sous-traitants peuvent aussi profiter de la concurrence internationale pour développer leur production pour satisfaire de nouveaux donneurs d’ordres étrangers attirés par la qualité et le renom de la production joaillière française, mais le risque de transfert de compétences demeure, là-aussi, important.
45Ainsi, même si la concurrence internationale est vive et est évoquée par les acteurs de la filière française, elle agit aussi comme une « légende » (ST2) qui pousse à réagir, mais sans trop menacer.
46Le savoir-faire et le maillage des joailliers sur le territoire français demeurent des barrières de protection sur lesquelles les acteurs peuvent jouer. Le problème essentiel devient alors d’arriver à valoriser cette distinction : « Ce qui nous sauve, c’est notre proximité : on est réactif et on compte sur notre discrétion et [sur] notre esprit de confidentialité […] car, quand ils se sont amusés à envoyer à l’étranger certains modèles ou fichiers de montures […], ils ont été très vite copiés. Mais le problème, c’est la valeur que les gens sont prêts à mettre dans notre travail. » (ST5)
47C’est dans cette perspective que le label d’origine de fabrication « Joaillerie de France » a été créé, en 2006, par l’Union française de la bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, des pierres et perles (UFBJOP) pour certifier que les produits qui en portent le poinçon ont été réalisés en France dans le respect des dispositifs d’ordres juridique, social, éthique et environnemental encadrant les activités des entreprises du secteur sur le territoire national, ainsi que dans le respect des règles de l’art. Ce label atteste que les produits ont été fabriqués, montés, sertis et polis en France.
48L’intérêt pour les acteurs français peut sembler évident, mais cette labellisation n’a pas été sans susciter certains débats. En premier lieu, lors de son élaboration, une discussion importante a porté sur le niveau de la certification : devait-elle porter sur les produits, ou bien sur les ateliers, les entreprises ?
49Finalement, ce sont les produits qui sont labellisés, mais des acteurs soulignent les abus de certains fabricants qui apposent le label sur leurs papiers à en-tête alors même que seuls certains bijoux de leur marque disposent dudit label.
50Une autre difficulté a été celle de la gravure du poinçon, sa taille étant souvent trop grande par rapport à la taille du bijou. L’UFBJOP a alors cherché à faire certifier l’apposition du poinçon par gravure laser, mais cela impliquait une modification de la loi et une validation par les instances européennes, ce qui a pris du temps.
51Mais, surtout, les grandes marques de joaillerie n’ont pas pleinement appuyé la démarche, à la fois parce que cela pouvait contribuer à rendre visible le fait qu’une partie de leur fabrication n’était pas réalisée en France et parce que leur réputation est telle qu’elles n’ont pas forcément besoin de ce label ni intérêt à s’y associer : « Je pense que cette idée est moralement tout à fait louable, mais on n’a pas été capables de la vendre à nos donneurs d’ordres, à nos clients bijoutiers […] Les bijoux de la place Vendôme, vous en avez qui sont fabriqués partout dans le monde : les gens ne le savent pas forcément. Mais quand vous allez acheter une alliance trois ors de chez Cartier, vous achetez une alliance trois ors de chez Cartier, qu’elle soit faite à droite ou à gauche ! Vous ne vous posez pas la question. La marque est garante du savoir-faire, de la qualité. » (ST3).
52L’enjeu n’était donc pas le même suivant les acteurs. Cela nous amène à discuter la seconde série d’enjeux associés à la répartition des activités au sein de la chaîne de valeur, et donc à la gestion des relations (et tensions) entre les différents acteurs.
Les enjeux de répartition des activités au sein de la filière joaillerie
Le rôle dominant des marques
53Comme évoqué dans notre introduction, le développement des marchés du luxe a été tiré par le développement de grands groupes et la valorisation des marques au sein de ces mêmes groupes.
54La joaillerie ne fait pas exception. Si, dans la bijouterie, le marché reste dominé par les bijoux non marqués ; dans la joaillerie, ce sont bien les marques qui rythment et organisent aujourd’hui la filière : « Maintenant, le marketing dicte [à] tout le monde [ce qu’il doit faire] dans l’élaboration des collections. En fait, nous, on subit : on n’est plus dans la création. Même dans la haute joaillerie, sauf quand les pierres conditionnent les bijoux […]. Il [nous] faut de plus en plus ‟attendre la commande”, avant d’acheter » (ST5).
55Les donneurs d’ordres ont tendance à se spécialiser dans les activités de conception et de distribution (en plus de l’approvisionnement évoqué plus haut), qui sont au cœur de la vie des marques, alors que la fabrication est plus aisément sous-traitée (voir les tendances indiquées dans le Tableau 1 de la page 5).
56Si la création est parfois externalisée, c’est dans le but de stimuler la création interne, et non de la transférer à terme. Et si la fabrication est en partie conservée en interne, c’est pour des objectifs bien précis. Cela peut être pour conserver un savoir-faire distinctif fortement associé à la marque. D’autres donneurs d’ordres disposent également d’ateliers « de prestige », parfois récents, et souvent non rentables, pour soutenir l’identité de la marque et soigner la relation avec leurs clients les plus importants. Chanel, notamment, a ouvert un atelier de haute joaillerie en décembre 2012 pour les prototypes, les parures exceptionnelles et les commandes spéciales, tout en continuant à travailler avec plusieurs sous-traitants parisiens. Louis Vuitton avait fait de même, six mois auparavant.
57L’importance des marques dans la chaîne de valeur ne les dispense pas d’avoir à repenser également la valeur qu’elles y apportent. Certaines maisons, plus confidentielles, misent par exemple sur la revalorisation des « créations » et des métiers d’art : « Il y a un moment où les marques ont pris une telle importance vis-à-vis du client qu’il y a une indigestion, et l’on veut revenir à de l’authentique, à des marques historiques qui ont des choses à dire et, surtout, qui apportent une vraie création nouvelle. Même si l’on a essayé de faire en sorte que les marques restent des PME (dans les groupes), elles se sont souvent un peu sclérosées [de] par leur dimension » (DO2). D’autres cherchent à associer de manière étroite marque et savoir-faire en rachetant de petits artisans : « On est en train de travailler des métiers qui étaient en train de mourir il y a 10 ans et qui, au contraire, sont en train de revivre grâce à des maisons de joaillerie ou de haute couture. […] Les vraies valeurs d’aujourd’hui, c’est le patrimoine, tous ces métiers qui sont en train de disparaître. Ce n’est pas Internet, ce sont des savoir-faire français, ce sont des maîtres d’art » (DO1).
58Néanmoins, le rapport de force reste en faveur des donneurs d’ordres.
Des relations verticales partenariales, mais sous pression
59En premier lieu, certains sous-traitants soulignent l’impact à long terme de la disparition de l’activité de création au sein des ateliers : « À mon sens, c’est un énorme appauvrissement pour la fi et ça, les marques ne s’en rendent pas compte ! À partir du moment où nous ne sommes plus que pratiquement des façonniers, tout ce qui fait notre ADN de créateurs de technique disparaît » (ST4).
60Mais, surtout, alors que l’exigence de qualité dans la fabrication n’est pas tombée, vient s’ajouter également une exigence en matière de coûts et de délais : « Ce n’est pas parce que je suis le seul à faire un sertissage de cette qualité qu’ils me paient cher… » (ST6).
61Le contact avec les sous-traitants s’établit désormais davantage au niveau des services achats des donneurs d’ordres et non plus avec les directeurs des marques. Un modèle qui revient de manière récurrente pour expliciter cette évolution est celui de l’industrie automobile : « Il ne faut pas oublier que nous sommes une toute petite corporation, mais [que] c’est une profession qui est en train d’évoluer, notamment en termes de relations avec les donneurs d’ordres, vers ce que devient ou est [déjà] l’industrie automobile. C’est-à-dire que le donneur d’ordres est puissant : c’est lui qui imprime sa marque, qui donne le La. [À] charge pour ses sous-traitants d’évoluer et de se mettre au diapason par rapport aux demandes du donneur d’ordres. La preuve, c’est que nos interlocuteurs dans les grandes maisons viennent de l’aéronautique, de l’agroalimentaire… Donc, pendant six mois, ils n’y comprennent rien, et puis comme ils ont la tête bien faite, au bout de six mois, ils ont tout de même compris. Ce qui se fait [dans le secteur] automobile n’est pas complètement duplicable, mais il y a certaines choses que l’on peut faire… Donc, on commence aujourd’hui à être audités sur un certain nombre de points, à avoir des chartes, ce qui est un peu nouveau pour la profession » (ST3).
62Plusieurs sous-traitants concèdent que les restructurations demandées, même si elles ne sont pas plaisantes, peuvent faire sens. Nous verrons d’ailleurs plus loin comment les savoir-faire « non productifs » évoluent, en miroir de l’évolution qui a déjà eu lieu au niveau des donneurs d’ordres. Cependant, le caractère excessif de la mise sous pression est également souligné : « On a entendu, à une réunion : ‟Quand même, si j’ai un atelier qui travaille à 70 % pour moi, qu’une année, il a fait 3 millions d’euros de chiffre d’affaires, avec 6 % de bénéfice, et que, l’année suivante, il fait 6 millions de chiffre, avec 8 % de bénéfice, et bien, c’est grâce à moi ! Donc, la différence entre 6 et 8 %, j’estime qu’elle devrait être partagée”. Alors, je ne suis pas un grand économiste, mais pour moi, cela s’appelle des marges arrières et, à ma connaissance, les marges arrières, ce n’est pas très autorisé ! » (ST4).
63En outre, vient s’ajouter le débat sur la sous-traitance dite d’écrêtage, c’est-à-dire celle qui est directement guidée par la capacité de production [2] pour soutenir les montées en cadence lors des pics de demande, ou, au contraire, pour en amortir les creux.
64Nous l’avons vu, tous les acteurs de la filière (qu’ils soient donneurs d’ordres ou sous-traitants) sont confrontés à des cycles de demande, et l’écrêtage y répond de manière logique. Les sous-traitants externalisent eux aussi leur production auprès de sous-traitants de second rang. Des acteurs font état cependant d’une désolidarisation entre les acteurs de la filière qui pourrait nuire au tissu industriel dans son ensemble.
65Tous les donneurs d’ordres ne sont pas dénoncés, et de nombreux sous-traitants concèdent un besoin certain de restructuration au sein des ateliers et au sein de la filière, mais c’est souvent dans une optique de rééquilibrage des pouvoirs de négociation.
Quelle marge de manœuvre, pour les sous-traitants ?
66Les possibilités évoquées par les sous-traitants sont de plusieurs ordres.
67En interne d’abord, une voie réside dans le développement par les sous-traitants d’une production en propre pour faire vivre l’activité de création et pour profiter directement de l’augmentation de la demande.
68Cependant, même si plusieurs ateliers en ont fait l’expérience dans le passé, cela peut poser plusieurs problèmes. Un premier problème est celui de la concurrence avec les collections des donneurs d’ordres. Mais si la structuration est bien pensée, avec, par exemple, une séparation juridique et physique entre les entités et une différentiation de l’identité des collections, alors cela peut permettre de réduire les tensions : « Je pense que les donneurs d’ordres sont des gens intelligents, et [qu’ils] sont capables de faire la part des choses. Et je ne pense pas qu’ils reprocheraient à un atelier de développer sa propre collection. D’ailleurs, c’est symptomatique : un atelier qui travaille pour une marque et qui développe sa collection va surtout tout faire pour ne pas faire des produits qui ressemblent à ce qu’il fait pour la marque » (ST2).
69Les principaux freins sont en fait liés aux capacités nécessaires pour développer une collection, assurer son renouvellement, financer les coûts de commercialisation, accéder à un réseau de distribution, financer les stocks, etc. C’est un autre métier. Ainsi, même si plusieurs des sous-traitants interrogés discutent de cette possibilité, un seul parmi eux propose aujourd’hui sa propre collection – mais il le fait selon une stratégie bien précise de « marque professionnelle sur le lieu de vente » (ST3), en mettant en avant des caractéristiques techniques du bijou (la qualité du métal, par exemple) et avec une séparation juridique et physique des activités.
70Une seconde voie de développement davantage empruntée est de nature externe, avec des dynamiques de rachats et de regroupements.
71Certains ateliers ont accepté d’être rachetés par des donneurs d’ordres, souvent pour sauvegarder leur activité. Les ateliers bénéficient ainsi d’une structure de coûts plus favorable et sécurisent leurs débouchés. Au niveau des donneurs d’ordres, les objectifs ne sont pas toujours les mêmes : parfois, il s’agit de sauvegarder un savoir-faire menacé, avec une intégration limitée de l’atelier qui conserve une certaine autonomie et continue de travailler pour plusieurs marques ; et parfois, au contraire, il s’agit de protéger un savoir-faire distinctif.
72Il y a également un mouvement de concentration entre ateliers pour atteindre une taille critique et rééquilibrer la relation avec les donneurs d’ordres. L’exemple de l’industrie automobile est là encore plusieurs fois cité : « Les sous-traitants de l’automobile ont tous disparu, sauf ceux qui ont été capables de se regrouper et qui sont devenus Valeo. Si les sous-traitants de la joaillerie ne sont pas capables de créer le Valeo de la joaillerie, [alors] ils vont disparaître. C’est peut-être un peu dur, mais c’est ça ! » (ST4).
73Certains projets de regroupement entre sous-traitants peuvent également prendre la forme de coopérations, sans aller jusqu’au rachat, pour mutualiser certains actifs : par une localisation commune, pour faciliter les relations commerciales et mieux gérer les problèmes de sécurité (coût des assurances), ou par un lieu de distribution commun avec une qualité de service client appropriée. Cependant, ces projets peinent à se mettre en place, la coopération entre sous-traitants n’étant pas toujours la bienvenue : « C’est un souhait des donneurs d’ordres et la Fédération nationale va aller dans ce sens en mettant en avant des problèmes de sécurité ou des règles, des normes, car les ateliers sont des immeubles d’habitation. Mais il faut garder la diversité, dans un même pôle ; [dans le cas contraire], on serait encore plus à la merci des marques » (ST5).
74Plusieurs sous-traitants regrettent aussi la culture « individualiste » des ateliers (ST4). Mais est-ce spécifique à la filière de la joaillerie ? « Franchement, je ne connais pas beaucoup de secteurs industriels où il y ait une franche collaboration entre les entreprises d’un même secteur (quand même) ! » (ST2).
Les enjeux des savoir-faire
75Une dernière série d’enjeux se situe à un niveau plus intra-organisationnel, voire au niveau individuel.
Maintien et développement des savoir-faire « techniques »
76Le cœur de compétence des joailliers réside dans les diverses techniques de fabrication, avec la mobilisation croissante de hautes technologies pour assister le travail manuel (CAO, gravure laser, imprimante 3D – pour les prototypes).
77Les processus deviennent semi-industriels pour les productions en série, mais la joaillerie demeure principalement le fruit d’un travail d’artisan assisté par les technologies. Certaines pièces peuvent représenter jusqu’à des centaines d’heures de travail. La gérante d’un atelier indique, par exemple : « Pour avoir fait visiter l’atelier à des gens qui ne sont pas du métier […], la première chose qu’ils disent étonnés, c’est : ‟Mais,… tout est fait à la main !”. Dans l’inconscient collectif, je pense que l’on imagine qu’il y a une machine sur laquelle on appuie et qu’il va en sortir un bijou à l’autre bout… » (ST2).
78Un maître d’art insiste aussi sur le rôle complémentaire des technologies : « On scanne la pierre, on travaille sur fi informatique et il y a des parties qui sont faites à la main, [ou plutôt] qui sont fi à la main, derrière : tout ce qui est mise à jour. Ça nous a fait beaucoup progresser en termes de qualité de fabrication. Cela se fait en association avec des techniques anciennes, mais tous les ateliers qui actuellement fonctionnent bien sont ceux qui ont su investir et se former, [ou plus exactement] former leur personnel » (ST1).
79Les artisans ont des gestes de précision, une capacité à intellectualiser les pièces, à adapter leurs outils. Certains sont polyvalents, d’autres sont focalisés sur des techniques très spécifiques et recherchées, notamment pour le sertissage, le polissage et la taille des pierres.
80Le maintien et le développement de ces savoir-faire soulèvent plusieurs problèmes.
81Le premier est celui de la formation initiale. Les écoles ont évolué pour inclure dans leurs formations l’utilisation des nouvelles technologies, mais elles offrent peu d’heures de pratique, voire de moins en moins. Cela nécessite au niveau des ateliers une formation supplémentaire des nouveaux arrivants, au contact d’artisans expérimentés – ce qui représente un investissement tant au niveau des artisans formés qu’au niveau des formateurs. Cette formation peut prendre plusieurs années.
82Le second problème qui vient s’ajouter au premier est celui du caractère cyclique de l’activité. En période de crise, une forte diminution de l’activité au sein d’un atelier peut causer le départ d’artisans dont la formation avait requis du temps : « Il faut que l’activité soit un peu dynamique, pour intégrer des jeunes et les former. On a pu embaucher des jeunes de 2003 à 2008 et on les a formés, mais on n’a pas pu les garder, et donc le travail est tombé à l’eau ! » (ST3).
83Le soutien (dans la mesure du possible) des donneurs d’ordres peut permettre à certains ateliers de lisser les cycles et de conserver une main-d’œuvre qualifiée. En effet, par la suite, en période de croissance, la possession d’un volume suffisant de main-d’œuvre qualifiée est un élément clé.
84Un sous-traitant spécialisé va jusqu’à indiquer : « Mon métier, c’est de refuser du travail, en permanence, car je n’ai pas le personnel qualifi pour répondre à la demande » (ST6). S’instaure alors un jeu de « chasse » entre les sous-traitants et les donneurs d’ordres pour capter la main-d’œuvre disponible en jouant notamment sur les salaires. Mais, pour certains métiers, quand les artisans viennent vraiment à manquer, l’argument salarial ne fait pas le poids. Des tensions particulières existent aujourd’hui sur les activités de sertissage, de polissage et de taille des pierres. Des actions sont évoquées par certains pour revaloriser les métiers de la joaillerie.
85Un autre problème est plus intrinsèque à l’évolution des savoir-faire. Le développement de la CAO, et donc la valorisation de compétences, par exemple en productique, nécessite de repenser les trajectoires professionnelles : « Actuellement, les meilleurs en CAO en joaillerie, ce sont des gens qui viennent de la joaillerie [traditionnelle]. Ils étaient excellents en joaillerie et […] deviennent d’excellents programmateurs. Même plus que ça, ils ont développé les meilleures techniques pour savoir comment le faire en CAO. Or, les pièces qui sortent en CAO, on n’a pas besoin pour les travailler d’excellentes mains, on a besoin de ‟niveau 2 ou 3”, pas de ‟niveau 4”. Mais, plus on va faire de pièces en CAO, moins on va former de ‟niveau 4”, car on en a moins besoin. Donc, dans 10 ans, […] est-ce que l’on aura suffi de ‟niveau 4” ? […] C’est un cercle vicieux, dont beaucoup ne se rendent pas compte : il faut que l’on garde la possibilité d’évoluer jusqu’au niveau le plus haut. […] La machine, elle ne ressort que ce que l’on y rentre. Je ne veux pas dire que tous ceux qui sont de l’informatique sont incapables de se mettre à la joaillerie, mais c’est un réel plus d’avoir été un grand joaillier, car certaines erreurs ne sont pas faites. On aura beaucoup perdu, et on aura surtout perdu le savoir-faire à la main » (ST4).
86L’introduction de nouvelles technologies (comme les imprimantes 3D) nécessite également un investissement financier conséquent (pour les machines et les formations) qui pèse sur des trésoreries déjà fragilisées. Cela nous amène aux tensions qui s’expriment autour d’une seconde série de savoir-faire directement liés à des activités de gestion.
L’importance croissante des savoir-faire « non productifs »
87Plusieurs acteurs décrivent ces savoir-faire comme étant peu intuitifs pour les artisans. Un maître d’art indique, par exemple : « Il n’y a pas de fi de temps, c’est pas très bien organisé… Il y a un côté un petit peu rock’n’roll dans l’atelier, à la fois plaisant, mais qui nuit à la rentabilité. Depuis peu, j’ai mis une pointeuse, quand même, pour contrôler les heures » (ST1).
88La filière est composée de nombreuses entreprises individuelles et familiales « qui ont toujours fonctionné sans trop se poser de questions » (ST3).
89Mais plusieurs problématiques de gestion sont en jeu.
90Nous avons déjà évoqué la capacité à gérer la trésorerie dans un environnement cyclique. Les besoins de trésorerie sont également importants du fait que les sous-traitants fonctionnent avec peu, voire pas du tout d’acomptes, certains volontairement, du fait de la difficulté à établir des devis fiables pour les pièces de très haute joaillerie.
91Pour les structures qui cherchent à développer leurs exportations, le développement de processus comme celui permettant une douane intégrée est également un élément facilitant. L’introduction de certifications comme le RJC (Responsible Jewellery Council) entraîne aussi une élaboration de plus en plus précise des cahiers des charges.
92Mais le changement le plus important concerne la rationalisation de l’ensemble du process, en miroir d’une évolution que les donneurs d’ordres ont déjà connue et qu’ils souhaitent impulser dans les réseaux de sous-traitance. Cette évolution est étroitement liée à celle de la relation entre donneurs d’ordres et sous-traitants que nous avons évoquée plus haut, et aux mouvements stratégiques développés en réaction (acquisitions, coopérations). Progressivement, les réorganisations semblent trouver leur légitimité, même si elles sont loin d’être déployées : « Moi, je pense que si les ateliers parisiens, clairement, ne se bougent pas pour se professionnaliser, il y a un risque que la fabrication soit transférée en Italie, ou ailleurs en Europe. [Cela sous-entend] d’être plus réactif, d’être organisé, d’avoir de l’encadrement, d’avoir des niveaux de management intermédiaires qui n’existent pas aujourd’hui, d’être capable de former rapidement des gens, d’être capable de faire du process, et donc de mettre en place des méthodes : voilà ! C’est-à-dire qu’aujourd’hui, on doit réaliser un geste artisanal dans un contexte semi-industriel : c’est ça qu’on nous demande » (ST2).
93Un sous-traitant insiste sur les apprentissages que cela nécessite : « Le point, très positif, c’est qu’il y a une prise de conscience indéniable de la profession sur ce qu’elle était et ce qu’elle est maintenant, et sur ce qu’elle va devoir devenir. Cela est complètement acté, et c’est très bien. Maintenant, est-ce que toutes les entreprises ont les moyens de se structurer, de se mettre au diapason, ça, c’est une autre histoire […] On est entre… ‟je ne sais pas trop bien comment m’y prendre” et ‟je n’ai pas forcément les moyens pour bien m’y prendre”… » (ST3).
Le problème supplémentaire posé par les transmissions d’entreprises
94Enfin, un dernier enjeu sur les savoir-faire est souvent évoqué par les acteurs : celui de la transmission des entreprises.
95C’est une question qui se pose surtout au niveau des sous-traitants, ou pour des donneurs d’ordres « confidentiels ». Un donneur d’ordres (DO2) explicite ainsi : « À chaque génération, il y a toujours la tentation de ceux qui veulent vendre et [de ceux qui veulent] rester. La pérennité, c’est un choix, c’est un combat – une conviction qu’il faut faire partager à toute la famille. Mais vous avez toujours dans les familles des forces, des sensibilités différentes… Il faut une majorité qui se dégage et c’est souvent des moments de fragilité, car il faut réinventer des modèles – à chaque génération » (DO2).
96Trois risques existent.
97Le premier est financier : les sous-traitants réalisent de faibles marges qui ne permettent pas de jouer sur un effet de levier, ils attirent donc peu les investisseurs. Le soutien de fonds spécifiques, comme celui de la Caisse des dépôts, « Patrimoine & Création », peut s’avérer essentiel.
98Le deuxième risque est lié à la nécessité de trouver un repreneur au profil adéquat, notamment quand il n’y a pas de transmission familiale « naturelle ». Comme cela a été évoqué plus haut, les joailliers sont d’abord des artisans et ils ne disposent pas toujours des compétences nécessaires pour reprendre un atelier, voire ils ne le souhaitent pas.
99Le troisième risque concerne la valeur de l’atelier transmis, qui repose pour beaucoup sur le savoir-faire des joailliers qui y travaillent – et qui peuvent décider de partir lors de la transmission.
Quatre trajectoires types d’adaptation des sous-traitants
100L’enquête que nous avons menée dans la filière de la joaillerie française fait ainsi remonter une série d’enjeux concernant l’insertion de la filière dans un contexte mondialisé, l’organisation du travail entre les acteurs et les relations qu’ils entretiennent entre eux, ainsi que les savoir-faire à maintenir et à développer. Face à ces enjeux, nous avons vu que plusieurs choix organisationnels et stratégiques pouvaient être faits concernant :
101• Le périmètre d’action à la fois vertical et horizontal dans la chaîne de valeur : certains sous-traitants demeurent spécialisés sur un maillon précis de la chaîne de valeur ou un segment de marché (à l’exemple d’un sertisseur indépendant ou d’un atelier de très haute joaillerie), alors que d’autres déploient leur activité sur un périmètre plus étendu (à l’exemple de la maîtrise d’un process de fabrication complet pouvant aller jusqu’au développement d’une marque propre).
102• Le degré d’autonomie de la structure organisationnelle : certains sous-traitants ont accepté de perdre leur autonomie en étant intégrés à des marques de joaillerie, alors que d’autres demeurent indépendants. L’autonomie peut être également mesurée d’un point de vue plus horizontal, selon les coopérations mises en place avec d’autres sous-traitants.
103• Une relation de nature transactionnelle vs coopérative avec les donneurs d’ordres : certains sous-traitants conservent des relations très concurrentielles avec leurs donneurs d’ordres, alors que d’autres misent sur davantage de coopération (par des exclusivités ou du fait de restructurations engagées à la demande de certains donneurs d’ordres).
104• Le maintien et le développement des savoir-faire : l’exigence de maîtrise des savoir-faire n’est pas la même selon le positionnement choisi sur la chaîne de valeur.
105Cette série de choix opérés en cohérence les uns avec les autres permet d’identifier quatre profils types de trajectoires d’adaptation (voir le Tableau 3 de la page suivante).
Trajectoires d’adaptation des sous-traitants
Trajectoires d’adaptation des sous-traitants
106Certaines de ces trajectoires sont-elles plus pertinentes que d’autres ?
107Il est délicat de comparer directement entre elles les performances de chaque trajectoire, mais deux points peuvent être soulignés.
108D’une part, une cohérence intrinsèque à chaque trajectoire est requise. Par exemple, si un sous-traitant décide de suivre la voie de la coopétition, il fait le choix stratégique de déployer une marque propre, en plus de son activité de sous-traitance. Il doit alors s’assurer de sa bonne maîtrise de l’ensemble des savoir-faire associés, mais aussi mettre en place un management adroit de la relation avec les donneurs d’ordres afin de gérer à la fois la relation de concurrence (horizontale) et de coopération (verticale) [3]. Lors des entretiens, plusieurs sous-traitants ont d’ailleurs manifesté leur choix explicite de ne pas suivre la voie de la coopétition, préférant se concentrer sur d’autres solutions davantage en cohérence avec leurs capacités.
109D’autre part, ces trajectoires ne sont pas intrinsèquement supérieures les unes par rapport aux autres, mais elles peuvent s’avérer plus ou moins pertinentes, selon le parcours de chaque sous-traitant et le moment où elles sont déployées.
110Tout sous-traitant, selon son histoire et selon le contexte qui l’environne à un moment donné, n’a pas à sa disposition toute la palette des trajectoires. Nous pouvons, en revanche, remarquer que, selon la trajectoire, la prise de risque est de nature différente.
111Le périmètre d’action plus restreint des trajectoires 1 et 2 (de sauvegarde et de spécialisation) comporte avant tout un risque stratégique : le ciblage étroit ne risque-t-il pas de trop restreindre le champ des actions possibles ?
112La trajectoire 3 qui privilégie une coopération horizontale avec d’autres sous-traitants (via des collaborations ou des acquisitions) comporte davantage un risque opérationnel : le sous-traitant est-il capable de concrétiser les synergies attendues, de déployer les avantages attendus de la coopération pour ancrer sa position face aux donneurs d’ordres, sans perdre sa spécificité ?
113Enfin, pour la trajectoire 4, le risque est davantage commercial, en lien direct avec l’aval de la chaîne de valeur : le sous-traitant est-il capable d’aller jusqu’au client final, et peut-il le faire sans mettre en péril les relations commerciales établies avec ses donneurs d’ordres ?
Conclusion
114Le secteur de la joaillerie est marqué par quelques caractéristiques précises : un savoir-faire artisanal semi-industrialisé, un temps long de formation des expertises, des matières premières en quantités limitées, un marché mondialisé et cyclique, de grands groupes qui rythment et organisent de plus en plus le secteur. Mais, au sein de cet espace, nous avons repéré une pluralité de trajectoires possibles pour les sous-traitants. En interdépendance forte avec les donneurs d’ordres, ils peuvent s’adapter conjointement à eux de diverses manières. Ainsi, même dans une chaîne de valeur où les relations clients-fournisseurs peuvent être assimilées à une configuration asymétrique de type « seigneurie », avec un pouvoir fort des donneurs d’ordres (DONADA et NOGATCHEWSKY, 2008), plusieurs stratégies peuvent être déployées par les sous-traitants. Sans viser l’atteinte d’une position dominante dans la chaîne de valeur, ils peuvent s’adapter aux reconfigurations tout en s’aménageant une marge de manœuvre, en cohérence avec leurs capacités. Les quatre trajectoires que nous avons identifiées (de sauvegarde, de spécialisation, de coopération et de coopétition) permettent de définir, dans un contexte stratégique spécifique, plusieurs possibilités d’adaptation, leurs conditions, leurs enjeux. Mais l’objectif de la typologie est également pédagogique : donner à voir une diversité de solutions, là où les représentations de la chaîne de valeur auraient pu se figer.
Remerciements
Les auteurs remercient les deux rapporteurs anonymes, ainsi que les participants de l’atelier d’écriture AEGIS et ceux du 4ème workshop de l’école d’ingénieurs Politecnico di Milano sur l’industrie du luxe. Leurs remarques et suggestions ont été précieuses pour l’écriture de cet article.Bibliographie
- AGOGUÉ (M.) & NAINVILLE (G.), « La Haute couture aujourd’hui : comment concilier le luxe et la mode ? », Gérer & Comprendre, n°99, mars 2010, pp. 74-86.
- BALDWIN (C. Y.) & CLARK (K. B.), Design Rules : The Power of Modularity, MIT Press, Boston, 2000.
- BASTIEN (V.) & KAPFERER (J. N.), Luxe oblige, Paris, Eyrolles, 2ème édition, 2012.
- BOUTON (X.), DEREUX (H.) & HOLLOCOU (A.), « Industrie du luxe : la mort silencieuse du geste artisanal », La Gazette de la Société et des Techniques, n°83, septembre, 2015, pp. 1-4.
- CHATRIOT (A.), « La Construction récente des groupes de luxe français : mythes, discours et pratiques », Entreprises et histoire, n°46, 2007, pp. 143-156.
- DEPEYRE (C.), RIGAUD (E.) & SERAIDARIAN (F.), ‟Coopetition in the French luxury industry. Five cases of brand-building by suppliers of luxury brands”, Journal of Brand Management, 2017 (à paraître).
- DEPEYRE (C.) & SERAIDARIAN (F.), « Un Luxe que la France ne peut plus se permettre ? », in PERRET (V.) & NOGATCHEWSKY (G.) (eds.), L’État des entreprises 2015, Repères, La Découverte, 2015, pp. 25-34.
- DONADA (C.) & DOSTALER (I.), « Fournisseur, sois flexible et tais-toi ! », Revue française de gestion, vol. 5, n°158, 2005, pp. 89-104.
- DONADA (C.) & NOGATCHEWSKY (G.), « Partenariat, vassalité, marché et seigneurie : 4 configurations de contrôle client-fournisseur », Comptabilité Contrôle Audit, vol. 14, n°1, 2008, pp. 145-168.
- GIRIN (J.), « L’Opportunisme méthodique dans les recherches sur la gestion des organisations », communication à la journée d’étude « La recherche-action en action et en question », AFCET, Collège de systémique, École Centrale de Paris, 10 mars, 1989.
- GROVE (A.), Only the Paranoid Survive, Doubleday Publishing, 1996.
- HEIDE (J. B.) & JOHN (G.), ‟Alliances in industrial purchasing : The determinants of joint action in buyer-supplier relationships”, Journal of Marketing Research, vol. 27, n°1, 1990, pp. 24-36.
- HELFAT (C. E.) & al., Dynamic capabilities : understanding strategic change in organizations, Blackwell Publishing Limited, 2007.
- JACOBIDES (M. G.) & MacDUFFIE (J. P.), ‟How to drive value your way”, Harvard Business Review, 91, 2013, pp. 92-101.
- JACOBIDES (M. G.) & TAE (C. J.), ‟Kingpins, bottlenecks, and value dynamics along a sector”, Organization Science, vol. 26, n°3, 2015, pp. 889-907.
- JACOBIDES (M. G.), MacDUFFIE (J. P.) & TAE (C. J.), ‟Agency, structure, and the dominance of OEMs : Change and stability in the automotive sector”, Strategic Management Journal, vol. 37, n°9, 2016, pp. 1942-1967.
- LEPERCHEY (B.), « Le Comité Stratégique de Filière (CSF) des industries de la Mode et du Luxe », Annales des Mines – Réalités industrielles, 4, novembre, 2013, pp. 14-19.
- MATHON (Aude), « À côté de la place Vendôme, entre façon et création », compte rendu rédigé par JACOLIN (S.), Le Journal de l’École de Paris, n°118, 2016, pp. 8-14.
- SERAIDARIAN (F.) – Mazars, Les Savoir-faire dans la mode et le luxe : quels enjeux pour la filière française ?, 2014 : http://www.mazars.fr/Accueil/News/Publications/Enquetes-et-Etudes/Les-savoir-faire-dans-la-mode-et-le-luxe.
- YIN (R. K.), Case Study Research : Design and Methods, Sage Publications, Thousand Oaks, CA, 4th edition, 2009.
Notes
-
[1]
Entre 2000 et 2011, le cours de l’or a été multiplié par 6, et il demeure à ce haut niveau depuis lors (rapport XERFI – Luxury Companies-World, juillet 2013).
-
[2]
Elle se différencie d’une sous-traitance sur des activités spécifiques complémentaires.
-
[3]
Pour aller plus loin sur les stratégies de coopétition de sous-traitants dans le secteur du luxe : voir DEPEYRE (C.), RIGAUD (E.) et SERAIDARIAN (F.) (article à paraître dans un numéro spécial de Journal of Brand Management) et JACOLIN (S.) (2016, compte rendu sur le cas du sous-traitant joaillier Mathon).