Notes
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[1]
Sur la question de la description, voir : DUMEZ (2010, 2011 et 2013).
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[2]
Que certaines explications puissent détruire le phénomène qu’elles sont censées expliquer a été noté ainsi par Kierkegaard (1977, p. 203) : « Qu’est-ce qu’expliquer une chose ? Est-ce montrer que la chose obscure en question n’est pas cette chose, mais une autre ? L’explication serait étrange : il me semble qu’une explication a pour but d’établir que la chose examinée est bien cette chose précise que l’on dépouille de son obscurité sans l’éliminer elle-même. Sinon, l’explication est autre chose, une rectification ».
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[3]
Cet ordre est lui-même discutable : les marchés produisent également du désordre. Mais on est renvoyé ici à la même question : qu’est-ce qui, dans un processus de marché, doit être ordonné, et qu’est-ce qui ne doit surtout pas l’être ? Il n’a pas manqué d’économistes pour démontrer que le délit d’initié créait de l’ordre sur le marché…
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[4]
L’auteur place ce projet dans la bouche de l’actionnaire au cours du dialogue.
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[5]
Les titres négociés sont essentiellement ceux de la Compagnie des Indes Orientales (Vereenigde Oost-Indische Compagnie ou VOC), créée en 1602. En 1621, est créée une Compagnie des Indes Occidentales, mais celle-ci ne représente qu’une petite partie du marché. Joseph De La Vega parle aussi des obligations d’État, qui constituent un marché relativement important et régulier. On sait que la Compagnie des Indes Orientales a également émis des obligations, mais l’auteur de La Confusion n’en parle pas.
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[6]
Opsie est une déformation néerlandaise du latin optio.
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[7]
“Future parts of a market simply do not exist ; they are, by definition, not present. There are, at any point in time, many potential futures imaginable, based on more or less informed reflections. Yet, which future will come into existence will depend on choices that are yet to be made” (BUCHANAN et VANBERG, p. 176, 1991).
1Comment décrire un marché ? [1]. Des marchés, il existe de nombreuses explications et plusieurs théories élaborées par des économistes, des sociologues et des anthropologues issus de diverses écoles mobilisant différents concepts et diverses perspectives. Ces explications cherchent généralement à donner des marchés boursiers l’image d’un ordre, qui peut être institutionnel, régulateur, ou encore, social. Mais, ce faisant, ne détruisent-elles pas en partie l’objet qu’elles cherchent à expliciter [2] ? Est-il possible, en effet, de décrire un marché d’une unique manière, cette unique perspective étant celle de l’ordre ?
2Le marché apparaît plutôt, quand on essaie de l’observer, comme un processus profondément désordonné conduisant à un ordre, le système de prix. Il suffit de revoir les images de ce qu’était la corbeille, à la bourse de Paris, avant que le marché ne devienne électronique. D’où l’idée développée, par exemple, par Oskar Lange (1936 et 1937), que l’on devrait pouvoir parvenir au même ordre (un système de prix efficient) grâce à un mécanisme beaucoup plus ordonné que ne l’est le marché. Ce qui s’est avéré finalement improbable : le marché produit certes un ordre [3], mais au travers d’un processus profondément désordonné, qui doit, quant à lui, le rester.
3Autrement dit, le cas des marchés semble particulièrement intéressant pour illustrer l’idée que la description est centrale dans un processus de théorisation (DEPEYRE et DUMEZ, 2008).
4Le premier marché financier apparut au XVIIe siècle, à Amsterdam. Son succès fut considérable et son ampleur, ainsi que l’étrangeté nouvelle de son fonctionnement, frappèrent les esprits. La première description/explication fut donnée par Joseph De La Vega. Le titre de son livre : La Confusion des Confusions. Sa forme : un dialogue. Comme si le marché devait être expliqué comme un désordre et comme s’il ne pouvait y avoir qu’un seul point de vue pour le décrire et l’analyser.
La confusion des confusions
5C’est un livre mythique dont on ne sait combien d’exemplaires subsistent encore dans le monde. Il y en a un à La Haye, un autre à Göttingen, un seul aux États-Unis (à la Kress Library). Peut-être, en tout, une demi-douzaine ? Des extraits en ont été traduits en anglais (KELLENBENZ, 1957 ; DE LA VEGA, 2013/1688).
6L’auteur, Joseph Penso (ou Penço) Felix De La Vega Passarinho, qui signe Joseph De La Vega, appartient à la communauté juive issue de la péninsule ibérique. Sa famille était sans doute originaire du Portugal, comme l’indique le patronyme. Son père est né près de Cordoue. Emprisonné par l’Inquisition, il a renié sa foi. Mais, une fois libéré, il a repris la pratique de sa religion et est parti s’installer à Anvers, puis à Hambourg, et enfin à Amsterdam. Banquier de renom, il devient rapidement l’un des personnages les plus influents de la communauté juive d’Amsterdam, fondant la première école talmudique de cette ville. Deux de ses quatre fils resteront dans la capitale de la province de Hollande, dont Joseph, le plus jeune. Les deux autres partiront pour Londres.
7Joseph est sans doute né vers 1650. À dix-sept ans, il écrit en hébreu une pièce de théâtre intitulée Asira Tiqva, qui le rend célèbre. Sa famille le destinait au rabbinat, mais il décide de se lancer dans la finance. Il ne cessera pas pour autant de publier des recueils de poèmes, des romans, des livres de morale, etc. Il prétend avoir fait le commerce des actions, avoir fait fortune cinq fois… et avoir tout perdu autant de fois.
8C’est en 1688 qu’il publie la Confusion des Confusions. Pourquoi a-t-il écrit cet ouvrage ? Pour trois raisons, explique-t-il : se faire plaisir, enseigner à ceux qui ne le connaissent pas le fonctionnement de ce commerce spécial, qui est, selon lui, le plus utile au monde, et les mettre en garde contre les différentes fraudes possibles.
9Le titre a été choisi pour rendre compte d’une réalité : dans ces marchés boursiers, on se meut dans un monde obscur que personne ne peut entièrement comprendre. Et aucune plume n’a été capable de décrire réellement ces marchés, dans toute leur complexité.
10Cette confusion est due à l’obscurité, mais aussi à la contradiction (on rejoint ici notre propos introductif) : ce commerce énigmatique est à la fois le plus honnête (fair, dans la traduction anglaise) et le plus mensonger, le plus noble et le plus vil au monde, le plus raffiné et le plus grossier sur terre. C’est la quintessence du savoir académique et le parangon de la fraude, la pierre de touche de l’intelligent et la pierre tombale de l’audacieux, un trésor d’utilité et une source de désastre et, finalement, le pendant de Sisyphe qui jamais ne se repose, mais aussi d’Ixion enchaîné à une roue qui tourne sans fin.
11L’image qui revient est celle du labyrinthe et c’est afin d’illustrer cette confusion et ces contradictions que l’auteur a choisi la forme de quatre dialogues entre trois personnages : un philosophe subtil, un commerçant discret et un actionnaire savant.
12Au départ, le livre devait sans doute être un manuel à l’usage de ses frères de Londres, leur expliquant les mécanismes du commerce d’actions qui démarrait à peine en Angleterre. Puis l’auteur a voulu en faire un ouvrage littéraire. Le manuscrit était déjà bien avancé quand un krach survint : certaines parties sont alors réécrites ou complétées, ce dont souffre la cohérence d’ensemble. Une version française destinée à une diffusion internationale était prévue [4], mais elle ne vit jamais le jour.
13Ce qui retiendra notre attention dans le texte qui va suivre, ce n’est pas la description et l’analyse de la bourse d’Amsterdam dans une perspective historique, mais les traits qui s’en dégagent, qui valent pour les marchés financiers in abstracto. Un fil rouge court en effet tout au long de l’ouvrage, qui marque la nature même des marchés financiers : leur complexité essentielle. Elle se décline en deux dimensions - la complexité technique et la complexité des positions - et ouvre à une série d’équilibres entre des tensions contradictoires.
La complexité technique
14Le mécanisme boursier d’Amsterdam, la première bourse moderne à avoir fonctionné à grande échelle, apparaît déjà d’une effrayante complexité, défiant la description. Toutes les techniques actuelles sont déjà présentes, même si c’est sous une forme embryonnaire et particulière.
15La bourse d’Amsterdam fonctionne au rythme non pas d’un règlement journalier, mais d’un règlement mensuel. Les transactions se font et se défont durant un mois, sans que rien ne s’échange réellement. Le vingt du mois, tout est arrêté. Plus que d’échanges d’actions [5] proprement dits, il s’agit en fait de spéculation sur les différences de cours. Des rescontrants opèrent la compensation et reçoivent ou paient les différences. Les achats sont souvent faits à l’aide d’emprunts (portant généralement sur les 4/5èmes de la valeur, d’où un effet de levier important).
16Mais il y a aussi un marché à terme très développé. On se met alors d’accord pour effectuer une transaction au-delà de la date du règlement mensuel. Enfin, il existe des options sur actions sous la double forme des « calls » et des « puts » : une des parties accepte de remettre à l’autre un certain nombre d’actions à un prix spécifié et à une date donnée, ou une partie déclare être en mesure d’acheter un certain volume d’actions à un prix spécifié et à une date donnée si on le lui propose. Dans tous les cas de signature d’une option, l’acheteur paie au vendeur une prime dépendant du montant d’actions spécifié et de l’éloignement dans le temps de l’échéance. Si l’option n’est pas levée, la prime est perdue. Il est possible de prolonger les contrats à terme et de se couvrir sur une option par une option de sens contraire.
17Les titres sont donc dématérialisés : il est rare qu’on les échange physiquement en se rendant dans les bureaux du siège (qualifié de « magnifique » par l’auteur) de la compagnie, puis à la banque d’Amsterdam, pour le règlement. Comme cela a été dit, on joue en fait sur les différences de prix et on ne perd ou on ne gagne, le plus souvent, que ces différences.
18La gamme des pratiques utilisées est donc étendue. Elle va des techniques de base à des stratégies des plus sophistiquées. Et le jargon qui est alors apparu reflète cette complexité :
- « Je crus réellement, dit le marchand, assister à la construction de la Tour de Babel, lorsque j’entendis la confusion des langues et le mélange des langages à la bourse. Parfois on parlait latin, avec des mots comme “opsie” [6], parfois le néerlandais (“bichile”) ou encore le français (“surplus”).
- L’actionnaire : « Quant à la confusion des langues, elle ne doit pas m’être imputée à charge. Ce jargon a été forgé par les nécessités des affaires, il est devenu ensuite usuel et s’est révélé pratique, à l’usage. Je vends les mots au prix coûtant, et n’en fais nul profit - fors l’effort de les produire et de les expliquer ».
19La complexité des techniques correspond à la complexité des positions.
L’hétérogénéité des positions
20Le bon fonctionnement du marché repose sur l’hétérogénéité des positions, c’est-à-dire la multiplicité des acteurs, laquelle reflète des sources d’information multiples et des comportements de marché divers et typés.
21De La Vega, qui connaît bien ce milieu, établit une classification des groupes sociaux participant au marché.
22Le premier groupe est celui des « princes des affaires ». Ce sont les notables riches et les grands capitalistes. Eux placent leur capital à long terme et perçoivent les dividendes. Lorsqu’ils réalisent des transactions, ils se rendent rarement à la bourse : ils passent leurs ordres aux agents de change. En cas de krach, ils gardent généralement leur sang-froid, ils raisonnent sur le long terme.
23Le deuxième groupe est celui des marchands ou des négociants qui font du commerce d’actions de manière régulière, mais dans une perspective de risque minimal. Ils se couvrent par des contrats à terme, les « contrats de gageure » ou « assurances des changes », ou bien ils valorisent les informations dont ils disposent de par leur activité, toujours dans une perspective de gain modéré, mais sûr.
24Ils conçoivent la finance non pas comme une fin en soi, mais comme une auxiliaire de leurs affaires dans le commerce des marchandises. Même lorsqu’ils spéculent, c’est quasi à coup sûr, par exemple en achetant des actions au comptant pour les revendre à terme, avec un bénéfice. Une partie des négociants, à l’image des princes des affaires, refusent de se rendre à la bourse. D’autres préfèrent le faire. Ils évitent ainsi de payer une commission à un courtier. Ils ont aussi le plaisir de pouvoir échanger directement avec leurs collègues. S’ils ont toutefois recours à un courtier, ils peuvent espérer bénéficier d’une remise sur commission, les courtiers appréciant les clients solvables et fiables. Autre avantage : ils sont à l’affût des informations qui s’échangent et des tendances du marché. Enfin, ils appliquent le principe selon lequel on est toujours le mieux placé pour traiter ses propres affaires.
25La bourse est donc surtout peuplée du troisième groupe d’acteurs, celui des spéculateurs. Eux utilisent l’effet de levier et veulent gagner beaucoup d’argent. Leurs transactions portent généralement sur des « régiments » plus que sur les actions elles-mêmes, c’est-à-dire sur des lots composés chacun d’une vingtaine d’actions. Leurs comportements sont des arcanes impénétrables : « Le labyrinthe de Crète n’est pas plus compliqué que leurs desseins ».
26Ils peuvent être en conflit avec eux-mêmes, hésitant entre leur bon sens et l’opinion du marché, ou entre leur décision personnelle et le mimétisme : « Ce qui surpasse toutes ces énormités et qui est à peine croyable (parce que cela paraît être imagination pure, plus même qu’exagération), c’est le fait que le spéculateur combat son propre sentiment, lutte contre sa volonté, balance contre son espérance, agit contre son repos et est en conflit avec ses propres décisions. En certaines occasions, le spéculateur semble avoir deux corps et, aux yeux d’un observateur, paraît se battre lui-même. C’est le cas par exemple lorsqu’une nouvelle lui parvient et incite le spéculateur à acheter, alors que l’opinion prévalant sur le marché le pousse à vendre. Alors, sa raison combat ses bonnes raisons. Sa raison lui dicte d’acheter, sur la base des nouvelles qui viennent de lui parvenir. Le moment d’après, elle lui enjoint de vendre, à cause des tendances du marché ».
27De La Vega affirme qu’à l’époque, une vingtaine de très gros spéculateurs dominaient le marché d’Amsterdam.
28Le dernier groupe est celui des courtiers. Les autorités d’Amsterdam reçoivent le serment de courtiers officiels, les courtiers assermentés, dont le nombre est limité par un sévère numerus clausus. Ils s’engagent à ne pas pratiquer le commerce d’actions à leur compte. A priori, ils sont les seuls habilités légalement à opérer des transactions. Mais il existe également une foule de courtiers libres. Eux peuvent faire des opérations à leur propre compte. Cependant, note De La Vega, on ne peut se maintenir durablement dans cette activité que par la confiance. Ils sont donc généralement fiables.
29La réalité du marché est faite de cette complexité technique et de cette complexité des points de vue des acteurs interagissant sur le marché. Ces deux dimensions se combinent entre elles pour faire du marché un mécanisme indéterminé non-maîtrisable par le savoir. En conclusion de ses observations, un analyste déduira qu’aucune perspicacité ne peut dévoiler le jeu et qu’aucune science ne peut suffire en cette matière.
30La complexité du marché conduit à des tensions qui se résolvent dans des équilibres instables au niveau des comportements, et à celui des marchés eux-mêmes. Le marché est, par nature, opaque.
Entre rationalité pratique et irrationalité
31Lorsque le marché entre dans une zone de turbulence, les comportements peuvent basculer dans l’irrationnel.
32Par suite des vicissitudes du marché, beaucoup sombrent dans le ridicule, certains spéculateurs étant guidés par leurs rêves, d’autres par des oracles, ceux-ci par des illusions, ceux-là par leurs humeurs du moment et d’autres, innombrables, par des chimères.
33Pourtant, selon De La Vega, quelques principes généraux peuvent guider l’action entre l’extrême des chimères et cet autre extrême chimérique qu’est la croyance en un savoir permettant de maîtriser le marché.
34Premier principe : « ne jamais donner de conseil à qui que ce soit, à la vente comme à l’achat, car dans le moment où la lucidité s’évanouit, tout conseil, même bienveillant, peut conduire au pire ».
35Deuxième principe : « saisir tout gain qui se présente sans égard ou remords pour des profits échappés, car l’anguille glisse entre les doigts plus vite qu’on ne peut le penser ».
36Troisième principe : « se persuader du fait que les profits boursiers sont comme les trésors des lutins - un jour tourbe, puis huile, puis diamant, silex, rosée du matin et larmes amères ».
37Quatrième principe : « qui veut gagner à ce jeu doit avoir patience et argent. Il faut faire face aux revers tel le lion rugissant face à la tempête déchaînée, et non comme un couard cherchant à s’enfuir. Qui ne perd pas espoir et dispose des fonds suffisants pour tenir dans l’adversité gagne, à la fin ».
Entre rationalité économique et bulle spéculative
38À long terme, une rationalité économique finit par dominer le marché. Au temps de Joseph De La Vega, trois facteurs jouent : la situation aux Indes, la politique européenne et l’opinion que le marché se fait de lui-même. Il n’est pas rare que des avis contraires s’affrontent, les uns poussant le marché à la hausse et les autres à la baisse : « Nous avons vu en de nombreuses occasions une partie des spéculateurs acheter en raison de bonnes nouvelles venues des Indes, tandis que d’autres vendaient en raison des incertitudes pesant sur la situation politique en Europe ». Si l’affrontement entre divers points de vue est à la base même du marché, celui-ci est inséparable de la spéculation qui amplifie les mouvements du marché ou qui les provoque de manière « artificielle », c’est-à-dire en décalage avec les grands facteurs économiques.
39De La Vega note très justement : « L’anticipation d’un événement crée une impression plus profonde sur le marché que l’événement lui-même. Lorsque de forts dividendes ou de grosses cargaisons sont prévus, les actions voient leurs cours monter. Mais lorsque les prévisions deviennent réalité, il n’est pas rare que le cours des actions chute ».
40Ceux qui rêvent d’un marché raisonnable où toute spéculation outrancière serait exclue ne font que rêver.
41Tout au plus peut-on tenter de limiter les excès. En 1687, un juriste d’Amsterdam, Nicolaas Muys van Holy, publie un livre contre la spéculation. Il dénonce le commerce d’actions sans mise de fonds initiale, à découvert, et les délits d’initiés que commettent les directeurs de la Compagnie des Indes Orientales et les dirigeants politiques détenteurs d’informations confidentielles. Il préconise la déclaration obligatoire de toute transaction et l’établissement d’une taxe sur chaque échange. Après un débat houleux, les autorités de la ville d’Amsterdam adoptent son point de vue, et l’édit du 31 janvier 1689 crée une taxe sur les transactions (GEPKEN et alii, 2005).
Le marché régulé et son double
42Cela nous amène au problème de la régulation. À l’époque, elle est minimale et plutôt subtile.
43Comme nous l’avons vu plus haut, les courtiers assermentés n’ont pas le droit de mener des opérations pour leur propre compte, mais des courtiers non assermentés au statut informel opèrent en marge. De même, toutes les transactions sont soumises à une taxe. Mais, pour le marché, le danger vient principalement des bulles spéculatives, dont le risque est amplifié par l’achat à découvert.
44Un édit de Frédéric Henri de Nassau l’interdit donc. En réalité, la solution recherchée est nettement plus subtile, elle est destinée à freiner les abus tout en protégeant la dynamique du marché. Le risque est mis sur le courtier, celui-ci accepte ou n’accepte pas de prendre un ordre à découvert. S’il a accepté et que son client ne peut pas le payer, le client peut demander à bénéficier de la protection instaurée par cet édit : ce n’est pas lui qui est en faute, c’est le courtier qui a accepté son ordre sans avoir vérifié qu’il n’était pas à découvert ; le client n’est donc pas obligé de payer, et le courtier enregistre la perte.
45De La Vega explique que la vente à découvert perdura et que le système finit par s’autoréguler sous la pression de cette régulation juridique qu’était l’édit, mais pas en raison de la régulation qu’il instituait. La protection de l’édit fut très rarement invoquée, uniquement dans des cas de grave défaut de paiement. Dans les situations moins graves, le courtier et son client s’arrangeaient entre eux, le client faisant tout son possible pour rembourser sa dette et… pour pouvoir continuer à spéculer : sous la menace de la régulation publique, le marché s’autorégulait donc.
Conclusion
46Rien, comme le dit Bruno Latour (2005), n’est plus difficile qu’une description. Et aucune théorie n’est intéressante et féconde si elle n’est associée à une ou à des description(s). Le cas des marchés est particulièrement illustratif de cette réalité. Ceux qui s’y sont essayés le savent. Ils ont notamment réalisé que représenter un marché sous la forme de schémas ou de figures est un exercice étonnamment complexe. C’est à une cartographie (FINE, 1998) qu’il faut sans doute penser, à un jeu de cartes superposables, comme ceux qui « représentent » un pays : géographie physique, géographie humaine, géographie des ressources, etc. Le livre que De La Vega a consacré à un phénomène inédit, l’apparition du premier marché financier à Amsterdam, exprime en tout cas deux points fondamentaux. D’une part, un marché ne peut se décrire que comme confusion, comme un mécanisme opaque de construction d’un résultat imprévisible [7]. En même temps, des mécanismes assurant la transparence des comportements et des transactions doivent être mis en place (pour éviter notamment les délits d’initiés, très importants sur le marché d’Amsterdam, en particulier de la part des dirigeants de la VOC). Un marché est, par essence, une combinaison de transparence et d’opacité. Ce sont la nature et les formes de cette combinaison qui doivent être décrites et étudiées, tout en sachant que décrire l’opacité, ce n’est pas la même chose que décrire la transparence, et que décrire une combinaison d’opacité et de transparence est une gageure. C’est en cela que décrire un marché boursier est aussi difficile. Par ailleurs, un marché ne peut se décrire que selon une multiplicité de points de vue. Le marché ne fonctionne que par la confrontation de différents points de vue, et sa description requiert elle aussi une multiplicité de points de vue, ce qu’exprime remarquablement la forme dialoguée adoptée par De La Vega. Trop souvent, ceux qui étudient les marchés s’efforcent d’en donner une vision claire et univoque : De La Vega nous rappelle qu’une description d’un marché pour être bonne doit en rendre la confusion essentielle et qu’il est impossible de construire un point de vue unique sur cette réalité complexe.
Bibliographie
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- CARDOSO (Jose Luís), “Confusion de confusiones : ethics and options on seventeenth-century stock exchange markets”, Financial History Review, vol. 9, n°2 (octobre), pp. 109-123, 2002.
- CARDOSO (Jose Luís), “Joseph De La Vega and the Confusion de Confusiones”, in POITRAS (Geoffrey), Pioneers of Financial Economics, vol. 1, Contributions Prior to Irving Fisher, Cheltenham, Edward Elgar, pp. 64-75, 2006.
- De LA VEGA (Jospeh) [Hermann Kellenbenz], Confusion de Confusiones, Eastford (CT), Martino Fine Books, 2013/1688.
- DEPEYRE (Colette) & DUMEZ (Hervé), “What is a market ? A Wittgensteinian exercise”, European Management Review, vol. 5, n°4 (Winter), pp. 225-231, 2008.
- DUMEZ (Hervé), « La description : point aveugle de la recherche qualitative », Le Libellio d’Aegis, vol. 6, n°2, pp. 28-43, 2010.
- DUMEZ (Hervé), « L’Actor-Network-Theory (ANT) comme technologie de la description », Le Libellio d’Aegis, vol. 7, n°4 (Hiver), pp. 27-38, 2011.
- DUMEZ (Hervé), Méthodologie de la recherche qualitative, Paris, Vuibert, 2013.
- FINE (Charles F.), Clockspeed, Winning Industry Control in the Age of Temporary Advantage, Readings, MA, Perseus Books, 1998.
- GEPKEN-JAGER (Ella), VAN SOLINGE (Gerard) & TIMMERMAN (Levinus) [eds], VOC 1602-2002. 400 years of Company Law, Deventer, Kluwer, 2005.
- KELLENBENZ (Hermann), Confusion de Confusiones by Joseph De La Vega, 1688, Cambridge, Harvard University Press, 1957.
- KIERKEGAARD (Sören), Œuvres complètes, Tome X, Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes Philosophiques, Paris, Éditions de l’Orante, 1977/1846.
- LANGE (Oskar), “On the Economic Theory of Socialism. Part One”, The Review of Economic Studies, vol. 4, n°1 (October), pp. 53-71, 1936.
- LANGE (Oskar), “On the Economic Theory of Socialism. Part Two”, The Review of Economic Studies, vol. 4, n°2 (February), pp. 123-142, 1937.
- LATOUR (Bruno), Reassembling the social. An introduction to Actor-Network Theory, Oxford, Oxford University Press, 2005.
- SAYOUS (André), « La bourse d’Amsterdam au XVIIe siècle », Revue de Paris, pp. 772-784, mai-juin 1900.
- STRINGHAM (Edward), “The extralegal development of securities trading in seventeenth-century”, The Quarterly Review of Economics and Finance, vol. 43, n°2 (Summer), pp. 321-344, 2003.
Notes
-
[1]
Sur la question de la description, voir : DUMEZ (2010, 2011 et 2013).
-
[2]
Que certaines explications puissent détruire le phénomène qu’elles sont censées expliquer a été noté ainsi par Kierkegaard (1977, p. 203) : « Qu’est-ce qu’expliquer une chose ? Est-ce montrer que la chose obscure en question n’est pas cette chose, mais une autre ? L’explication serait étrange : il me semble qu’une explication a pour but d’établir que la chose examinée est bien cette chose précise que l’on dépouille de son obscurité sans l’éliminer elle-même. Sinon, l’explication est autre chose, une rectification ».
-
[3]
Cet ordre est lui-même discutable : les marchés produisent également du désordre. Mais on est renvoyé ici à la même question : qu’est-ce qui, dans un processus de marché, doit être ordonné, et qu’est-ce qui ne doit surtout pas l’être ? Il n’a pas manqué d’économistes pour démontrer que le délit d’initié créait de l’ordre sur le marché…
-
[4]
L’auteur place ce projet dans la bouche de l’actionnaire au cours du dialogue.
-
[5]
Les titres négociés sont essentiellement ceux de la Compagnie des Indes Orientales (Vereenigde Oost-Indische Compagnie ou VOC), créée en 1602. En 1621, est créée une Compagnie des Indes Occidentales, mais celle-ci ne représente qu’une petite partie du marché. Joseph De La Vega parle aussi des obligations d’État, qui constituent un marché relativement important et régulier. On sait que la Compagnie des Indes Orientales a également émis des obligations, mais l’auteur de La Confusion n’en parle pas.
-
[6]
Opsie est une déformation néerlandaise du latin optio.
-
[7]
“Future parts of a market simply do not exist ; they are, by definition, not present. There are, at any point in time, many potential futures imaginable, based on more or less informed reflections. Yet, which future will come into existence will depend on choices that are yet to be made” (BUCHANAN et VANBERG, p. 176, 1991).