Couverture de GAP_202

Article de revue

Activer les artistes

L’État social aux prises avec des allocataires du RSA diplômés

Pages 65 à 91

Notes

  • [1]
    Maire socialiste de Paris de 2001 à 2014, Bertrand Delanoë a depuis été remplacé par son ancienne adjointe Anne Hidalgo.
  • [2]
    Les séances du Conseil de Paris sont accessibles sur le site paris.fr depuis 1996.
  • [3]
    On dénombre 16 interventions sur ce thème en 2004, sur un total de 89 interventions sur la période 1996-2015. 80 % de ces interventions ont été prononcées par des élus de gauche (47 sont affiliés au Parti socialiste, 13 au groupe Les Verts, 12 au Parti communiste français).
  • [4]
    Ces règles, mises en place dans les années 1960, permettaient aux artistes et techniciens ayant accumulé 507 heures de travail salarié sur douze mois secteur d’être indemnisé par l’assurance-chômage. À l’été 2003, les représentants du patronat réunis au sein de l’Unédic sont parvenus à réduire à dix mois la période de calcul au nom du coût trop élevé de l’intermittence, générant un mouvement social d’une ampleur inédite (Proust, 2006). La règle de calcul des douze mois a été rétablie depuis 2016, des suites de nouveaux mouvements sociaux.
  • [5]
    Des dispositifs semblables, mais de moindre ampleur existent à Bordeaux, Lyon, Marseille, Toulouse et Strasbourg.
  • [6]
    C’est aussi à l’échelon départemental que sont administrées l’aide sociale à l’enfance, l’allocation adulte handicapée et l’allocation personnalisée d’autonomie. En 2017, 64 % des dépenses de fonctionnement des départements étaient ainsi consacrés à l’aide sociale, dont environ un tiers dédié au RSA (Leroux, 2019). Certains chercheurs y ont vu l’avènement du « département-providence » (Lafore, 2004), là où d’autres rappellent que ses compétences sont largement « bornées » (Eydoux, 2013) : l’État central garde la main sur la définition du montant et des conditions d’attribution du RSA, de sorte que la décentralisation s’apparente plutôt à une déconcentration (Avenel, Warin, 2007). La question du financement du RSA est d’ailleurs un fort enjeu de controverse, de nombreux départements accusant l’État central de ne pas leur avoir transféré suffisamment de crédits pour gérer ces nouvelles compétences.
  • [7]
    L’élu socialiste Patrick Bloche dénonce cette réforme de l’intermittence « qui va augmenter le nombre d’artistes au RMI dans un contexte de décentralisation improvisée du RMI » (2003, audition des orateurs), une conséquence que le maire Bertrand Delanoë juge « évidente » (2004, DF 2 G). Se voulant plus précise, l’élue socialiste Liliane Capelle prévoit que « le nombre d’allocataires devrait passer de 49 000 à 54 000 » (2004, ASES 136).
  • [8]
    Si cet effet de vases communicants est difficile à quantifier, un rapport commandé par le département de Paris fait état d’une augmentation de 25 % d’allocataires du RMI de 2003 à 2006, parmi ceux inscrits à l’ANPE au titre d’un métier du spectacle (Agence nationale des solidarités actives [ANSA], « Lever les obstacles au retour à l’emploi : Allocataires du RMI et emploi dans les secteurs Art/Spectacle et Communication », 2008, p. 21).
  • [9]
    L’expression « État social » émerge en Allemagne au milieu de xixe siècle (sozialstaat), avant d’être importée en France (Merrien, 2007). Désormais courante en sociologie et en science politique (Berthet, 2007 ; Serre, 2009 ; Dubois, 2012 ; Deville, 2018), elle renvoie à une acception extensive de la notion d’État que nous adoptons ici, qui inclut l’État central, les collectivités territoriales et les administrations qui en dépendent.
  • [10]
    Depuis le 1er janvier 2019, cette double compétence est exercée par une collectivité unique à statut particulier baptisée « Ville de Paris ».
  • [11]
    On ne peut toutefois pas dénombrer précisément cette catégorie hors de ceux inscrits à Pôle emploi (DEPS, 2007). En effet, l’activité professionnelle ne fait pas partie des critères renseignés par l’allocataire lors de la demande de RSA. Et si Pôle emploi précise systématiquement le métier lors de l’inscription, c’est loin d’être le cas des services sociaux départementaux, historiquement peu au fait des enjeux d’emploi.
  • [12]
    L’autre volet nommé RSA « activité » fournissait un complément de revenu aux travailleurs pauvres, sans obligation d’insertion. Il a été fusionné en 2016 avec la prime pour l’emploi pour créer la prime d’activité.
  • [13]
    Dans la capitale, seuls 20 % des allocataires du RSA sont suivis par Pôle emploi, alors que la loi prévoyait une orientation prioritaire vers cet opérateur public. Il n’en sera pas question ici.
  • [14]
    Prévues par l’article L. 262-37 du Code de l’action sociale et des familles, ces sanctions ont été renforcées par un décret du 1er mars 2012.
  • [15]
    Quoique de façon partielle selon Alexis Spire (2012).
  • [16]
    Rappelons que les chiffres des artistes au RSA inscrits à Pôle emploi sont très lacunaires : ils précisent le métier recherché, mais ne permettent pas de savoir depuis quand ils perçoivent cette aide sociale.
  • [17]
    L’auteur remercie chaleureusement Xavier de Larminat, Vincent Lebrou et les évaluateurs anonymes de la revue pour leur relecture exigeante des premières versions de ce texte.
  • [18]
    En 2009, les plasticiens et graphistes gagnaient en moyenne 24 000 euros annuels, contre 18 000 euros pour les photographes et écrivains et 9 000 euros pour les travailleurs du spectacle (Gouyon, Patureau, 2014). Au-delà du seul cas français, près de la moitié des artistes occidentaux vit sous le seuil de pauvreté (Abbing, 2011).
  • [19]
    Parmi eux, les plus diplômés étaient les artistes dramatiques (23 % de la catégorie), les réalisateurs (20 %), les producteurs et administrateurs (17 %) et les musiciens-chanteurs (12 %).
  • [20]
    En 2012, Christian Sautter déclare devant le Conseil de Paris : « C’est un public difficile, exigeant et très sympathique » (DASES 16G-DDEEES 17G).
  • [21]
    « L’allocataire artiste est par définition exigeant : il lui faut une documentation à jour, organisée, des interlocuteurs professionnels connaissant leur métier » (Bilan « RMI artiste », mai 1996, arch. CASVP, TA 2009/66, malle 8).
  • [22]
    Nous traduisons.
  • [23]
    « RMI artistes. Bilan 1990-1997 », janvier 1998, archive non classée du CASVP.
  • [24]
    Idris, la cinquantaine, a exercé dans l’administration culturelle locale (chargé de mission dans une collectivité, directeur d’une maison de la culture, directeur d’une salle de spectacle). Les autres formateurs ont exercé comme auteur ou artiste : Bianca, la quarantaine, a publié plusieurs livres à compte d’éditeur ; Bérangère, la trentaine, a vécu plusieurs années de la danse ; Romain, la quarantaine, a été musicien intermittent durant quinze ans, avant d’être salarié d’une maison de disques pendant dix ans. Tous sont diplômés de l’enseignement supérieur et ont suivi une formation artistique spécialisée dans une école dédiée. La plupart d’entre eux sont devenus formateurs faute de parvenir à vivre exclusivement de leur activité artistique : cette diversification dans le domaine socio-culturel est courante dans les mondes de l’art (Bureau et al., 2009).
  • [25]
    Comme l’affirme une tribune militante intitulée « Artistes, RMI, Paris capitale : se souvenir des belles choses », et publiée sur le site Internet du Réseau solidaire d’allocataires (RSA) le 17 février 2009.
  • [26]
    Baptisé « Résistance au travail obligatoire », que nous ne sommes pas parvenus à rencontrer.
  • [27]
    Évaluation du Plan départemental d’insertion parisien, Direction de l’action sociale, 2009.
  • [28]
    Ibid.
  • [29]
    On lit : « Assez peu d’allocataires artistes semblent être prêts à aller vers un emploi à caractère “alimentaire” pour sortir du dispositif. C’est bien là une des difficultés soulignées par les travailleurs sociaux » (Cabinet TEMSIS, Les Bénéficiaires du RMI ayant une activité ou un projet artistique, 1998, p. 46, archives du CASVP).
  • [30]
    Selon un rapport d’expertise de 2008 : « les artistes RMIstes redoutent une double pénalisation à l’activité “alimentaire”, [qui] éloigne de l’intermittence et ne permet pas d’être disponible pour exercer son art » (Agence nouvelle des solidarités actives, Lever les obstacles au retour à l’emploi. Allocataires du RMI et emploi dans les secteurs art/spectacle et communication, étude commandée par le département de Paris, 2008). Cette crainte est infondée d’après le guide très précis établi par la Coordination des intermittents et précaires d’Île-de-France.
  • [31]
    Exposée notamment dans l’ouvrage d’une professionnelle du marketing devenu une référence (Bourgeois, 2015).
  • [32]
    En 2010, un actif des professions culturelles était deux fois plus souvent enfant de cadre qu’un autre actif (Gouyon, Patureau, 2014, p. 9-10). Si l’on ne dispose pas de données systématiques pour les artistes au RSA, une majorité d’enquêtés disent avoir grandi dans un environnement familial de classe moyenne-supérieure.
  • [33]
    Une formatrice, par ailleurs écrivain, nous explique en entretien : « Les comédiens font Père Noël ou de l’animation dans des centres commerciaux. Ils s’exercent à parler, à jouer. Les chanteurs font roadie, comme ça ils comprennent comment marche la technique. Beaucoup sont dans l’hôtellerie, la restauration, font des sondages : des jobs qui permettent une souplesse des horaires. »

1Le 3 février 2009, dans l’hémicycle du Conseil de Paris présidé par le maire Bertrand Delanoë [1], le comédien et élu socialiste Philippe Torreton déclame avec une verve théâtrale un discours-fleuve de sept minutes à propos des artistes précaires. En voici un extrait.

2

Chers collègues, ceux qui sincèrement ne savaient pas ce que devenaient mes collègues artistes et techniciens intermittents, exclus de leurs droits au chômage par les nouveaux calculs mis en place depuis trois ans sous le Gouvernement Raffarin, vont enfin le savoir. Pour la plupart, cela se résume à trois lettres : RMI. En effet, sur un peu plus de 50 000 allocataires des minima sociaux parisiens, plus de 8 000 sont des artistes ou tentent de développer un projet artistique, c’est-à-dire un sur six […] Il s’agit [avec le dispositif « RSA artistes »] de faire tout simplement ce que le régime de l’intermittence permettait de faire : exister. Ce dispositif permettra d’expertiser les projets de ces allocataires artistes afin de les remettre en piste et, au besoin, de leur donner des solutions viables d’emploi, leur permettant de tenir le coup dignement en attendant la concrétisation de leurs projets (2009, DASES 86 G-DDEE 8 G) [2].

3Après d’autres élus parisiens [3], mais avec le surcroît de crédibilité que lui confère son statut de comédien reconnu, Philippe Torreton se fait l’écho de la réforme contestée des règles d’indemnisation du chômage des intermittents du spectacle survenue en 2003, soit six ans plus tôt [4]. Il promeut dans le même temps un dispositif d’insertion professionnelle baptisé « RSA artistes » (RSA-ART), présenté comme une aide pour les artistes précaires de la capitale. Financé par marchés publics à hauteur d’un million d’euros annuels, sur un total de 60 millions dédiés à l’insertion de l’ensemble des allocataires du RSA, ce dispositif délègue pour partie le suivi des artistes à des formateurs spécialistes du secteur culturel. Ces formateurs, qui exercent comme salariés d’associations d’insertion après avoir eux-mêmes travaillé comme artistes, écrivains ou dans l’administration du spectacle, ont pour mission de favoriser le « retour à l’emploi » des artistes au RSA : dans le cadre de rendez-vous individuels et de formations collectives, c’est à eux qu’incombe la difficile tâche d’évaluer le caractère plus ou moins « réaliste » de ces projets. Les artistes font donc l’objet d’un traitement sectoriellement différencié, là où la majorité des autres allocataires du RSA est suivie par des services sociaux départementaux généralistes.

4L’analogie établie par Philippe Torreton entre, d’une part, le dispositif RSA-ART financé par la collectivité parisienne, et, d’autre part, l’intermittence financée par le régime d’assurance-chômage, traduit la dynamique amorcée depuis les années 2000 : le traitement des artistes assistés est qualifié politiquement sur le mode de la lutte contre la précarité. Cette qualification politique est particulièrement marquée dans les collectivités territoriales dirigées de longue date par le Parti socialiste, comme c’est le cas à Paris, mais aussi en Gironde où nous avons également enquêté [5] (Sigalo Santos, 2018, p. 71). On peut voir dans ce traitement différencié un enjeu électoral local, à la fois parce que le « social » a longtemps été érigé en « marque distinctive » du Parti socialiste (Poirmeur, 1990), mais aussi parce que les professionnels des arts et de la culture sont une clientèle électorale fidèle de la gauche socialiste et écologiste (Boy, Mayer, 1997, p. 126).

5Si le soutien aux artistes précaires est le motif de ciblage qui se donne à voir sur la scène du débat public local, il importe toutefois de ne pas prendre au pied de la lettre le discours politique en assimilant l’action publique aux volontés qu’il met en scène. C’est l’un des principaux écueils de l’analyse classique des politiques publiques (Lascoumes, Le Galès, 2007), qui a longtemps privilégié la parole des « décideurs » au risque de donner à voir une action publique consensuelle où les idées prévalent sur les pratiques (Desage, Godard, 2005). Ici, l’intérêt spécifique que les élus parisiens de gauche portent aux artistes précaires ne doit donc pas seulement être lu à l’aune de son caractère apparemment philanthropique. Il tient également à une superposition de conjonctures : en effet, la réforme restrictive de l’intermittence survenue en 2003 coïncide avec l’acte II de la décentralisation, qui a consisté à transférer la gestion financière du RMI aux conseils généraux (rebaptisés conseils départementaux en 2015) [6]. Plusieurs interventions devant le Conseil de Paris entre 2003 et 2005 montrent que cette conjoncture de double réforme est un vif sujet d’inquiétude pour les élus parisiens de gauche [7], qui craignent que les exclus de l’intermittence viennent massivement augmenter le volume de RMIstes parisiens [8].

6L’analyse de l’action publique ne peut toutefois se cantonner à déconstruire le discours des élites politiques locales. L’ethnographie de l’action publique (Dubois, 2012) a montré tout l’intérêt de combiner l’analyse de la « scène », lieu des annonces publiques et de l’affirmation des grands principes d’une politique, à celle des « coulisses », lieu de son organisation quotidienne (Spire, 2008 ; Serre, 2009 ; Dubois, 2010). Or, en coulisses, le dispositif RSA-ART ne correspond pas au soutien à la culture annoncé par les élus ; il apparaît plutôt comme un moyen d’« activer » les artistes afin de limiter leur dépendance à l’aide sociale.

7L’histoire et les principes généraux de l’activation sont connus. On sait que cette notion a émergé en Suède dans les années 1930 pour favoriser la formation des sans-emploi, avant d’être réappropriée dans les années 1980 par l’OCDE, puis dans les années 1990 par l’Union européenne (Conter, 2007), pour remettre en cause les dépenses « passives » de l’État social [9] et promouvoir la responsabilité individuelle (Gomel, Méda, 2014). On sait aussi que la norme d’activation prend des visages différents selon les pays (Barbier, 2002), du fait d’une diffusion par influence réciproque, mais qu’elle consiste toujours à exiger des bénéficiaires d’aides sociales des contreparties de plus en plus strictes en matière de retour à l’emploi (Dubois, 2007). En France, l’activation s’est notamment traduite par la création, fin 2008, du Revenu de solidarité active (RSA, encadré 1).

Encadré 1. Le RSA : l’activation à la française

Le RSA a remplacé le RMI, qui avait été créé en 1988 par la gauche socialiste au pouvoir et dont la gestion avait été confiée aux conseils généraux en 2003. Si cette réforme « emblématique » du quinquennat de Nicolas Sarkozy (Hassenteufel, 2008) devait permettre aux bénéficiaires de mieux combiner l’allocation et les revenus du travail, elle a surtout érigé l’insertion en contrepartie stricte selon un modèle plus proche du workfare américain (Paugam, Duvoux, 2008). Expérimenté à partir d’août 2007, le RSA a été généralisé à tout le territoire par la loi du 1er décembre 2008 malgré des résultats mitigés (Gomel et al., 2012). Il demeure à ce jour le premier poste de dépenses (31 %) d’aide sociale des conseils départementaux.
Toute personne d’au moins 25 ans peut bénéficier du RSA si elle en remplit les conditions : avoir des revenus d’activité faibles ou nuls ; ne pas être élève, étudiant ou stagiaire, ni en congé qu’il soit parental, sabbatique ou sans solde. Obtenir le RSA implique de déclarer tous les trois mois à la Caisse d’allocations familiales (CAF) les ressources de son foyer. Comme le précise Clara Deville (2018), les requérants doivent se procurer sur Internet les formulaires et fournir en ligne les pièces justificatives, la dématérialisation générant des inégalités d’accès à ce droit. Au 31 décembre 2014, période à laquelle a été menée l’enquête sur laquelle repose cet article, le RSA était versé à 2 500 000 allocataires en France, dont 82 000 à Paris, municipalité et département [10] très urbanisé où le taux de couverture était alors inférieur à la moyenne nationale. La proportion d’artistes était alors estimée à 15 % des allocataires parisiens [11].
Dans cet article, nous nous concentrerons exclusivement sur les allocataires du RSA « socle », qui représentent 70 % des allocataires parisiens. Le calcul du montant mensuel du RSA dépend des ressources et de la composition du foyer : il était en 2014 d’environ 500 euros pour une personne seule. Les allocataires dont les revenus d’activité sont faibles, voire nuls [12], sont tenus d’accomplir des « actes positifs et répétés de recherche d’emploi » dans le cadre d’un « contrat d’engagement réciproque » signé avec leur « référent ». Ce document, qui a une valeur contraignante, précise les actions d’insertion (suivi d’une formation professionnelle ou linguistique, envoi de CV, etc.) que l’allocataire s’engage à suivre, ou, à défaut, explicite les raisons qui l’en empêche (problème de santé, de garde d’enfants, etc.).
À Paris, dans huit cas sur dix, ce « référent » relève d’un service social départemental [13]. Même lorsque le suivi est partiellement délégué à une association prestataire, comme c’est le cas pour les artistes, le référent social garde la main sur le parcours d’insertion. Par ailleurs, c’est le président du conseil général, représenté par le bureau du RSA, qui décide des sanctions : les allocataires qui refusent de signer un contrat d’insertion ou ne respectent pas leurs engagements s’exposent à une suspension allant d’une centaine d’euros pour quelques mois jusqu’à la suspension totale [14]. Bien qu’il n’existe pas de directive spécifique qui limite dans la durée l’octroi du RSA (tous les allocataires y ont droit tant qu’ils remplissent les critères), les exigences en matière de formation et/ou de recherche d’emploi s’intensifient au fil des mois et des années.

8Il convient toutefois d’être prudent lorsque des réformes sont érigées en turning-point de l’action publique (Laurens, 2008), comme c’est souvent le cas pour l’activation. Il s’agit d’une part d’éviter de réifier artificiellement la distinction entre un « avant » et un « après » (Dubois, 2003) : ici, la prise en charge sur mesure des artistes a été pensée dès la création du RMI comme une manière de les activer avant l’heure. Il s’agit d’autre part de relativiser le poids des mots d’ordre réformateurs (Pillon, Vivès, 2018) : ici, l’État social actif se construit surtout à travers l’appropriation de la norme d’activation par les agents et les usagers. En cela, cet article prolonge les recherches sur la street-level bureaucracy (Lipsky, 1980), et en particulier celles qui sont attentives à l’ancrage social et institutionnel des agents. On pense, côté anglo-saxon, à l’ouvrage de Celeste Watkins-Hayes sur deux services sociaux du Massachusetts qui tient ensemble [15] les variables de genre, de classe et de résidence (Watkins-Hayes, 2009). On pense aussi et surtout, côté français, aux travaux d’inspiration bourdieusienne sur les agents administratifs, que ces derniers exercent au sein des CAF (Dubois, 1999), des mairies et de La Poste (Siblot, 2006), des services préfectoraux de l’asile (Spire, 2008), des services sociaux de protection de l’enfance (Serre, 2009), mais aussi, dans le domaine de l’insertion, des Missions locales (Zunigo, 2013) et de Pôle emploi (Lavitry, 2015).

9Ces travaux, qui montrent à quel point l’action publique se construit « par le bas », sont très précis sur les agents administratifs : ils révèlent comment leurs trajectoires familiales, scolaires et professionnelles conditionnent leur façon d’endosser leur rôle institutionnel et d’administrer la politique qu’ils incarnent. Toutefois, du fait de la prise en compte tardive des « ressortissants » (Warin, 1999) dans l’analyse française des politiques publiques, ces travaux accordent une place variable aux usagers. Ces derniers sont étudiés en tant que tels par Yasmine Siblot, qui montre comment les habitants de quartiers populaires « se débrouillent » par l’entraide pour faire face aux guichetiers de la mairie et La Poste. De même, Xavier Zunigo examine en détail les attitudes des jeunes chômeurs vis-à-vis des « inséreurs » des Missions locales, qui varient selon leur socialisation familiale, leur groupe de pairs et leur parcours scolaire. Les usagers sont en revanche moins présents dans les autres travaux cités. Ainsi, dans son compte rendu de l’ouvrage de Vincent Dubois, La Vie au guichet, paru en 1999, Didier Demazière estime – tout en admettant qu’il ne s’agissait pas de l’objet du livre – que l’étude des biographies des usagers des CAF aurait permis d’éclairer sous un jour différent leurs échanges avec les guichetiers (Demazière, 2000). Parce qu’il n’est pas toujours possible de tout étudier en même temps, les travaux sur les usagers de l’action publique sont un contrepoint nécessaire à ceux qui étudient sa production et son administration quotidienne.

10Dans le domaine du chômage, plusieurs travaux sociologiques ont permis de nuancer les premières recherches qui présentaient les chômeurs et allocataires de minima sociaux sur un mode exclusivement « victimaire », en proie au déclin psychologique, au relâchement des liens sociaux et à l’« humiliation sociale » de l’assistance (pour une synthèse, voir Messu, 1990). Rompant avec cette représentation univoque, des analyses compréhensives centrées sur les RMIstes (Paugam, 1991) et les chômeurs (Schnapper, 1981 ; Demazière, 1992) ont montré que ces usagers entretiennent des rapports différenciés aux institutions qui encadrent leur recherche d’emploi (ANPE, services sociaux), et les tactiques qu’ils mettent en place pour accommoder cet encadrement avec leur vie personnelle. Dans la continuité directe de ces travaux, Nicolas Duvoux a montré comment, à la fin des années 2000, les RMIstes s’approprient la norme d’« autonomie » promue par l’État social actif, selon leurs rapports aux agents qui l’incarnent et leurs trajectoires socio-professionnelles (Duvoux, 2009, 2010). Dans une démarche proche, des auteurs ont été attentifs aux interactions entre chômeurs et spécialistes de la recherche d’emploi, montrant que celles-ci consistent notamment à « sauver la face » (Demazière, 1996 ; Divay, 1999).

11Aujourd’hui, les usagers sont devenus un objet d’étude à part entière de l’analyse de l’action publique. En témoigne l’essor de programmes de recherche qui, à partir d’enquêtes empiriques fouillées, renouvellent les modèles de policy feedbacks conçus comme « rapports ordinaires à l’État » (Spire, 2016). En témoigne également la récente publication, dans la Revue française de science politique, d’un article d’Anne Revillard sur la « réception de l’action publique » (Revillard, 2018). Outre la focale placée sur les usagers de l’action publique, l’autrice montre tout l’intérêt qu’il y a à analyser conjointement la production d’une politique, sa mise en œuvre et sa réception. La démarche ethnographique permet d’étudier ensemble ces différentes dimensions, notamment lorsqu’elle consiste à se déplacer dans son objet d’étude (Belorgey, 2012). Saisir l’action publique implique dès lors de faire varier les niveaux d’analyse, en se déplaçant, pour reprendre la formule de Pierre Bourdieu (1993), « des lieux les plus centraux de l’État jusqu’aux régions les plus déshéritées du monde social » : des patients des urgences aux agences privées chargés par l’État de réorganiser à moindre coût les hôpitaux (Belorgey, 2010) ; des parents d’élèves sollicitant des dérogations scolaires au ministère de l’Éducation nationale (Barrault, 2013) ; des associations assistant les requérants du droit au logement opposable aux parlementaires à l’origine de la loi (Weill, 2017). C’est à cette ethnographie de l’action publique à la fois multi-positionnée et attentive aux inégalités que nous entendons contribuer ici, à partir d’une enquête sur l’activation des artistes au RSA menée du double point de vue des agents et des usagers (encadré 2).

Encadré 2. Une enquête de part et d’autre des guichets de l’État social actif

Cet article se fonde sur une enquête conduite entre 2011 et 2014, dans le cadre d’une thèse de science politique sur le traitement du chômage artistique (Sigalo Santos, 2018). Cette enquête a consisté à circuler de part et d’autre des guichets de l’État social, principalement à Paris, territoire où les artistes et leurs institutions sont historiquement concentrées (Menger, 1993). Nous avons enquêté par entretiens auprès d’élus locaux et des membres de leur cabinet (n = 12), de cadres territoriaux (n = 19), de travailleurs sociaux (n = 25), de formateurs prestataires (n = 15) et d’artistes (n = 28). La moitié des artistes interrogés sont des peintres et sculpteurs, cinq sont musiciens et/ou chanteurs, trois réalisateurs, deux comédiens, une danseuse, une marionnettiste, un photographe et un producteur. Les deux tiers des enquêtés sont des femmes diplômées du supérieur et possédant une formation artistique. Ceux-ci ont suivi des formations spécialisées à l’Université (notamment des licences d’arts plastiques et des masters de cinéma) et/ou dans des écoles sélectives et parfois réputées – Beaux-Arts, Conservatoire national de musique, École Boulle d’arts graphiques, etc. Si l’âge moyen des enquêtés est de 43 ans, leur ancienneté au RSA oscille entre quelques mois et vingt ans [16].
Tous ces entretiens ont été combinés à l’observation directe d’échanges entre agents et usagers au sein des services sociaux (n = 1 mois), d’organismes de formation prestataire (n = 1 mois) et de commissions de validation de contrats (n = 5 demi-journées), afin de tenir ensemble l’analyse des pratiques et des représentations qui caractérisent la réception de l’action publique (Revillard, 2018). Enfin, des cartons d’archives récoltés au ministère des Affaires sociales (n = 2) et au Centre d’action sociale de la ville de Paris-CASVP (n = 6) ont nourri l’enquête ethnographique par une « observation historique du travail administratif » (Buton, 2008), précieuse pour étudier le quotidien bureaucratique (Dubois, 2003 ; Spire, 2007).

12Tout en s’inscrivant dans le prolongement des travaux sur la street-level bureaucracy, cet article [17] s’en démarque par le type d’usagers étudié. En effet, il ne s’agit ni vraiment de « dominés », incarnés par ces habitants de quartiers populaires aux prises avec les services publics locaux (Siblot, 2005), ni à proprement parler de « dominants », représentés par ces professions libérales qui tentent de domestiquer l’administration fiscale (Spire, 2011). Cet article étudie une catégorie médiane d’usagers, qui, à l’instar d’autres « intellectuels précaires » (Tasset, 2015), sont pauvres tout en étant diplômés. En effet, si la majorité des artistes français tire des revenus limités de son travail de création [18], en avril 2014, période de l’enquête, 27 % des allocataires du RSA parisiens inscrits à Pôle emploi tous métiers confondus étaient titulaires d’un niveau égal ou supérieur à bac + 3, alors que c’était le cas de 60 % des plasticiens, de 46 % des graphistes et de 41 % des inscrits dans les métiers du spectacle [19]. Réciproquement, seuls 12 % des inscrits dans un métier du spectacle, 10 % des plasticiens et 9 % des graphistes ont un niveau inférieur au bac, alors que c’est le cas de 41 % des inscrits tous métiers confondus. Cette double caractéristique des artistes, précaires et diplômés, a permis d’éclairer leur capacité à se mobiliser collectivement (Sinigaglia, 2012). Nous faisons l’hypothèse qu’elle permet aussi de saisir les enjeux de leur prise en charge par l’État social. En effet, c’est notamment au regard de leur profil socio-culturel que les artistes au RSA sont désignés comme réticents à l’activation, alors qu’ils entretiennent des rapports différenciés à cette norme institutionnelle (1). Aussi, en pratique, activer les artistes consiste à leur apprendre à se vendre et à reprendre un emploi alimentaire, le plus souvent sur le temps long et par l’incitation plutôt que par la sanction (2). Toutefois, en définitive, si l’État social s’adapte à ces usagers, c’est bien pour les adapter à l’impératif standardisé de retour à l’emploi associé au RSA.

L’activation des artistes comme mot d’ordre : une injonction institutionnelle

13Si l’activation est souvent associée en France à la création du RSA fin 2008, ce mot d’ordre apparaît bien plus tôt dans le cas des artistes parisiens. En effet, peu de temps après la mise en place du RMI fin 1988, le financement de prestataires spécialistes du secteur culturel vise à soutenir les travailleurs sociaux en difficulté face à des usagers réputés réticents à se diversifier. Toutefois, par-delà cette représentation homogénéisante, la façon dont les usagers s’approprient cette injonction institutionnelle à l’activation dépend de leurs caractéristiques socio-professionnelles et de leur rapport aux agents.

Les fondements d’une injonction institutionnelle homogénéisante

14Saisir les enjeux de la norme d’activation qui s’applique aux artistes au RSA implique d’abord de comprendre comment cette catégorie d’usagers a été « ciblée » (Barrault-Stella, Weill, 2018 ; Gourgues, Mazeaud, 2018), c’est-à-dire produite par l’administration pour devenir un objet d’action publique. Ici, deux motifs de ciblage apparaissent dans les témoignages d’élus et de cadres de la politique d’insertion parisienne.

15Le premier tient à la difficulté d’évaluer les projets professionnels de ces usagers. On retrouve là un trait saillant des métiers artistiques identifié par la sociologie. Selon Eliot Freidson (1986), ces métiers sont un véritable « défi », car ils ne remplissent pas les critères classiques de la profession tels qu’énoncés par Everett Hughes (1958) : l’évaluation de la production échappe pour partie aux artistes, qui peinent par ailleurs à réguler le recrutement, la formation et la certification de leurs membres. En outre, dans les mondes artistiques plus qu’ailleurs, les critères habituels de la qualification et du revenu ne suffisent généralement pas à tracer une frontière nette entre « l’amateur » et le « professionnel » (Weber, Lamy, 1999) : la possession de titres scolaires ne garantit ni l’entrée, ni la progression dans la carrière (Menger, 2009), et la plupart de ceux qui y travaillent ne vivent pas de leur activité artistique (Abbing, 2011). Aussi, comment savoir si tel comédien ou tel musicien parviendra à être repéré et à devenir intermittent ? Peut-on déterminer si ce peintre ou cette céramiste vivra de ses œuvres ? En entretien, élus et cadres territoriaux s’accordent pour dire que les travailleurs sociaux sont bien en peine pour répondre à ces questions, tant les parcours d’insertion des artistes sont peu balisés. Cette ancienne directrice de l’action sociale, en poste dans les années 2000, résume : « à quoi juge-t-on une insertion réussie d’artiste ? Est-ce que c’est la sortie du RSA ? C’est compliqué ! » Ainsi, c’est la nécessité d’une expertise sectorielle qui aurait conduit à déléguer partiellement le suivi des artistes RMIstes à des formateurs spécialistes du domaine culturel. Car, en effet, dans la politique étudiée, il est admis que les travailleurs sociaux généralistes en sont dépourvus. L’élue adjointe au maire chargée de la solidarité, Olga Trostiansky, explique en entretien : « le fait de travailler de manière particulière par rapport aux artistes était pour moi fondamental, ça ne faisait pas partie de la compétence des travailleurs sociaux », ce que confirme son chef de cabinet. Ce premier motif de ciblage des artistes, que l’on qualifie ici de différentialisme professionnel, est cependant rarement utilisé de façon isolée. Il est fréquemment associé à un second motif de ciblage, qui peut être qualifié de différentialisme socio-culturel. Il faut pour cela remonter aux origines du RMI.

16Lors de la création de cette aide sociale fin 1988, les conseils généraux ont rapidement été déconcertés par l’ampleur de la population concernée. D’après deux spécialistes de l’histoire du RMI, ceci tient à la croissance exponentielle du volume d’allocataires (200 000 en 1989 ; 800 000 en 1993), mais aussi à son hétérogénéité : alors que les hauts fonctionnaires à la manœuvre anticipaient un « public proche de l’aide sociale traditionnelle », en particulier des familles nombreuses, ils ont rapidement constaté le poids des personnes seules hébergées par des proches (Cytermann, Dindar, 2008, p. 35). Ce constat d’hétérogénéité du public semble toujours d’actualité, en particulier à Paris où Nicolas Duvoux a enquêté sur les RMIstes dans les années 2000. Dans son ouvrage, il fait référence à ce « brassage » typique des grandes métropoles, où se confrontent les « populations très aisées et très démunies : aux SDF et toxicomanes s’opposent les artistes, entrepreneurs, etc. » (Duvoux, 2009, p. 244). Le cas des artistes parisiens, deux fois plus diplômés que la moyenne des RMIstes, est emblématique d’un tel mélange. Or, plusieurs cadres de l’action sociale convergent pour dire que le niveau socio-culturel élevé de ces usagers modifie leur relation avec les travailleurs sociaux.

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En entretien, la directrice du bureau du RMI dans les années 2000 affirme : « il existe un malaise fort des référents sur le sujet, parce que ce sont des secteurs qui ont un fonctionnement très particulier et que les artistes confrontent vraiment l’accompagnateur à son impuissance : un référent, c’est quelqu’un qui dans le meilleur des cas est travailleur social, donc bac +3, et il se retrouve face à un artiste qui a bac +5, bac +7. Ça joue dans la relation ! » Dans un autre entretien, son ex-collègue va dans le même sens : « [Le dispositif RSA-ART] est une béquille pour les référents. Vu qu’ils ne connaissaient pas le secteur, ils pouvaient se sentir baladés. Sans compter que les artistes sont souvent plus diplômés qu’eux. C’est une population qui n’est pas la même. »

18Par leurs ressources socio-culturelles, les artistes surexposeraient les travailleurs sociaux à une forme d’expertise sectorielle contraignante, une situation qui se traduit par la représentation commune d’un public difficile à contenter. En entretien, l’élue adjointe au maire chargée de la solidarité, Olga Trostiansky, estime qu’« il faut connaître le métier des artistes, qui est un public difficile et exigeant », un point de vue que partage son homologue chargé de l’emploi [20] et formulé en des termes proches par un prestataire spécialisé il y a vingt-cinq ans [21]. Ce constat évoque l’hypothèse de Michaël Lipsky selon laquelle « plus les gens sont pauvres, plus les street-level bureaucrats ont d’influence sur eux » (Lipsky, 1980, p. 6) [22]. Vice versa, les agents de terrain auraient moins de prises sur les usagers les mieux dotés. Sur ce point, deux enquêtes font écho à la nôtre. Celle de Vincent Dubois sur les CAF révèle que les guichetiers redoutent les contacts avec ce type d’usagers, qui connaissent la réglementation et sont prompts à se plaindre en cas d’erreur (Dubois, 1999, p. 118-119). De même, l’enquête d’Aurélie Jeantet sur La Poste montre que les clients de milieu favorisé tentent plus fréquemment de dominer les guichetiers pour transformer l’interaction en « rapport serviciel » (Jeantet, 2003).

19Le discours qui fait du ciblage des artistes RMIstes un soutien aux travailleurs sociaux face à des usagers diplômés n’est pas propre à la période actuelle. L’enquête socio-historique révèle qu’il est à la genèse même du dispositif, créé peu de temps après la mise en place du RMI fin 1988. En entretien, la cheffe du bureau du RMI de cette époque en fait même le point de départ de cette prise en charge différenciée par la collectivité parisienne.

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Pourquoi on s’intéresse aux artistes en première instance ? Parce qu’ils angoissent nos services sociaux ! La petite assistante sociale, qui a fait des études pas très reconnues, elle a en face d’elle un type qui a fait cinq ans d’études et qui dit : « je ne rends compte de rien », bon ils les prennent de haut. Donc elles disent : « ah bon d’accord, ne faites rien ». Très vite, ça nous remonte. Et puis on le voit dans les statistiques. Donc j’en ai parlé au délégué aux Affaires sanitaires et sociales qui m’a répondu : « faites quelque chose : même si vous en sortez que 10 % du RMI, c’est bien ». Et donc on va chercher un organisme de formation qui veut bien nous les prendre.

21À l’origine, le ciblage des artistes RMIstes parisiens par un dispositif d’insertion spécifique procède d’une demande répétée des assistantes sociales en difficulté face à ces usagers. C’est bien l’institutionnalisation d’un double différentialisme, professionnel et socio-culturel, qui fonde ce dispositif d’action publique sur mesure. On est donc loin du dispositif RSA-ART comme aide politique aux artistes précarisés par la réforme de l’intermittence, motif avancé par les élus à partir du milieu des années 2000. L’expression « en sortir 10 % du RMI », prêtée par cette enquêtée à son supérieur hiérarchique de l’époque, suggère que ce motif de ciblage s’en distingue aussi par son objectif.

22Cibler permet de gouverner des segments de population en adaptant leurs comportements aux impératifs de l’action publique (Ribémont et al., 2018, p. 71). L’enquête de Xavier Zunigo (2013) sur la prise en charge des jeunes chômeurs le montre : au sein des Missions locales, les agents tentent de conformer leurs aspirations à des métiers jugés « réalistes ». Le ciblage des artistes RMIstes suit dès l’origine une logique similaire : il s’agit de faire énoncer par des prestataires culturels ce que des travailleurs sociaux ne se sentent pas toujours autorisés à dire à ces usagers, à savoir que, pour ne plus dépendre de l’aide sociale, il faut se diversifier, voire se réorienter. Un bilan interne des sept premières années du dispositif confirme que cette fonction est centrale. On y lit : « le dispositif poursuit un double objectif : donner le maximum de possibilités de réaliser leur vocation aux personnes qui en ont les capacités et surtout aider les autres, la majorité, à accepter un mode d’insertion sans rapport direct avec leur projet artistique initial en leur permettant d’être autonomes en dehors du RMI [23] ».

23Si cette fonction de découragement n’est jamais affichée telle quelle sur la scène du débat public, elle ressort clairement des entretiens. L’élue adjointe au maire chargée de la solidarité, Olga Trostiansky, l’énonce clairement : « un artiste, faut pouvoir lui dire “t’es là depuis trois ans, c’est pas un projet qui a de l’avenir”. C’est plus facile quand c’est dit par des gens du secteur ». L’expérience des formateurs spécialistes dans le secteur culturel [24] est donc au fondement de leur légitimité à prescrire des formes de diversification. Il est attendu d’eux qu’ils permettent aux travailleurs sociaux généralistes de « séparer le bon grain de l’ivraie » parmi ces usagers, selon l’expression d’une cadre qui pilote le dispositif. Il s’agit toutefois moins de distinguer les « vrais » artistes des « faux », ou les « bons » des « nuls » [25], mais plutôt de réduire l’incertitude qui pèse sur la probabilité d’insertion professionnelle dans le secteur artistique. Cette prise en charge différenciée remplit en cela une fonction de « tri par l’employabilité », typique des politiques de lutte contre le chômage (Benarrosh, 2000 ; Lavitry, 2015), mais qui prend un sens particulier pour les artistes : sur ces derniers pèse en effet une forte suspicion d’onirisme, car les métiers artistiques comme ceux du sport sont fréquemment perçus par les professionnels de l’insertion comme « nobles », « prestigieux », mais aussi « inaccessibles » (Zunigo, 2010, p. 70). Cette conception homogénéisante, qui tend à assimiler les comédiens aux musiciens, les danseurs aux chanteurs, ou les plasticiens aux écrivains, révèle qu’à Paris, les artistes sont ciblés par l’État social au regard de leur réticence supposée à l’activation. Nicolas Duvoux le remarquait déjà au milieu des années 2000 : « les “artistes” sont la catégorie administrative dans laquelle les institutions regroupent en général les individus qui ne veulent pas se soumettre au “salariat” » (Duvoux, 2010, p. 405). Pourtant, par-delà cette conception institutionnelle homogénéisante, ces usagers s’approprient de manière différenciée l’injonction à l’activation.

Des artistes face à la norme d’activation : une appropriation différenciée

24Les propos des artistes à l’égard du dispositif RSA-ART tranchent avec le registre adopté par les élus sur la scène du débat public, qui fait de cette prise en charge un soutien aux artistes précaires. Si l’on part des positions les plus radicales, qui sont par définition assez rares, il faut souligner que quelques artistes expérimentés refusent explicitement de participer aux formations spécialisées. Dans leurs contrats d’insertion, ils mettent en cause la légitimité des formateurs spécialisés à évaluer leurs projets professionnels. On retrouve là un trait saillant du champ artistique, qui tend à fonctionner en circuit fermé selon « un processus de reconnaissance circulaire entre pairs » (Bourdieu, 1992). Ce type de profil est examiné lors des commissions de validation, instance composée de directeurs de services sociaux généralistes et d’un cadre du bureau du RSA, qui se réunit chaque mois pour statuer sur les contrats d’insertion réputés problématiques. Sur les cinq commissions observées, on dénombre une proportion de 20 à 30 % d’artistes.

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Un comédien et directeur artistique de 34 ans, au RSA depuis 2006, a écrit dans son contrat d’insertion qu’il « ne veut pas aller [à la prestation], car [il] la juge pas adaptée ». Plus explicitement, un plasticien de 47 ans diplômé de l’École des Beaux-Arts de Paris, au RSA depuis 1996 et en reconversion dans la scénographie théâtrale, refuse aussi de s’y soumettre au motif « qu’ils ne sont pas aptes à juger si je peux ou non être artiste ».

26Bien que les formateurs du dispositif RSA-ART aient tous une expérience dans le secteur culturel, ces artistes les voient comme les relais d’une politique sociale peu conforme avec l’idée qu’ils se font de leur propre situation professionnelle. Dans la plupart des cas observés, toutefois, les artistes et les autres allocataires dont les dossiers sont examinés en commission (parmi lesquels beaucoup d’étudiants), font l’objet d’un rappel à l’ordre et non d’une suspension de leur allocation : il s’agit de leur signifier le caractère contraignant du suivi associé au RSA, qui s’apparente ici au moins autant à un jugement sur leur « employabilité » que sur leur « accompagnabilité » (Garda, 2012). Il n’en demeure pas moins que certains allocataires effectivement sanctionnés tiennent à manifester leur mécontentement : dans un courrier qu’il adresse au bureau du RMI mis en ligne sur un site d’un collectif d’allocataires militants [26], un plasticien RMIste qui vient d’être suspendu par refus de participer à une formation, compare ces formations à des réunions pour « alcooliques anonymes ou pervers sexuels ».

27La métaphore de l’injonction de soins rappelle que, le plus souvent, les réticences des usagers viennent moins du déficit de légitimité des formateurs que du caractère obligatoire des formations. C’est en particulier le cas pour les artistes qui perçoivent le RSA depuis plusieurs années. Une consultante qui a expertisé la politique d’insertion parisienne en 2009 souligne ainsi dans son rapport que « le temps passant », les artistes tendent à voir « les mesures spécifiques qui les concernent comme des dispositifs de contrôle » [27]. Et si la majorité d’entre eux accepte finalement de les suivre, c’est pour éviter de perdre le bénéfice du RSA. Plusieurs enquêtés disent en entretien avoir été alertés par leur travailleur social sur une telle nécessité, à l’image de Quitterie, réalisatrice de 53 ans, au RSA depuis cinq ans.

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L’assistante sociale m’a dit : « Il faut le faire pour le renouvellement du RSA. » Moi je ne suis pas quelqu’un qui dit : « Ah non, jamais de la vie ! » S’il faut le faire, faut le faire (rires) !
– Mais c’était une contrainte ?
– Bah oui, sur le moment. Après on le fait, ça se passe bien, les gens étaient bien donc c’est tant mieux. Après, ça m’a pas apporté des trucs formidables, mais bon… C’est fait !

29Accepter la contrainte est une façon de jouer le jeu institutionnel pour éviter une suspension de l’allocation. Le comportement de cette réalisatrice n’est pas sans lien avec son niveau particulièrement élevé de diplôme (école de théâtre privée, DESS de science politique, doctorat de littérature). Selon Nicolas Duvoux, les allocataires du RSA diplômés sont ceux qui intériorisent avec le plus facilement la norme d’autonomie. Or, cette modalité de réception de l’action publique s’applique particulièrement aux artistes : en effet, il s’agit de « faire reconnaître la légitimité et le caractère réaliste de la poursuite des projets professionnels, voire artistiques ou intellectuels, dans lesquels ils sont engagés et ainsi de se soustraire, fût-ce de manière temporaire, à la nécessité de reprendre les emplois qu’ils considèrent comme dégradants » (Duvoux, 2010, p. 397). Pourtant, le consentement des artistes à suivre les formations du dispositif RSA-ART ne les protège que partiellement de l’incitation à reprendre un emploi alimentaire.

30Selon le même rapport d’expertise, « une demande récurrente des artistes est la suppression de l’obligation d’un emploi alimentaire après un certain temps dans le dispositif : elle empêcherait à la fois de poursuivre la recherche d’un travail d’artiste et d’exercer son art » [28]. Ce constat confirme les réticences identifiées à la fin des années 1990 dans un précédent rapport d’expertise [29], et se trouve corroboré dans plusieurs entretiens avec des artistes. À l’instar des écrivains étudiés par Bernard Lahire (2006), nombreux sont ceux qui disent leur impossibilité à « se dédoubler », car ils estiment être pleinement occupés à leur activité de création (perfectionnement technique, confection d’œuvres, recherche de financement, etc.). La reprise d’un emploi alimentaire, notamment à temps complet, est jugée chronophage et donc susceptible d’empiéter sur le travail de création. Lorane, plasticienne autodidacte de 28 ans au RSA depuis deux ans, explique :

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Faut un temps monstrueux pour la création, c’est un métier à part entière. Je sais que si je bosse à côté, même si c’est un boulot alimentaire, c’est un investissement mental, physique, qui prend du temps. Et je peux pas me dédoubler. Donc, ça veut dire que l’énergie que je mets là, et je le sais puisque je l’ai déjà fait, j’aurai pas la force [de créer] sur mon temps libre.

32Ce dédoublement reléguerait l’activité artistique sur le temps domestique, ce que tous ne sont pas prêts à accepter. Lorane le sait d’expérience, puisqu’elle a auparavant exercé plusieurs emplois intérimaires. Son cas fait en cela écho à celui de François, un réalisateur de films d’animation et photographe de 29 ans, au RSA depuis quatre ans. D’après lui, « l’art, c’est un truc qu’on peut pas facilement faire à mi-temps. Je l’ai déjà fait : c’était schizophrénique ! » Ce diplômé d’un master 2 audiovisuel a d’autant plus mal vécu cette expérience de six mois comme manutentionnaire ferroviaire qu’il n’est « pas du tout arrivé à bosser sur son film ». Interrogé sur les raisons qui l’ont conduit à accepter cet emploi, François invoque un « compromis » avec son assistante sociale, qui lui aurait conseillé de se diversifier pour « gagner du temps vis-à-vis du conseil général ». Comme François et Quitterie, les artistes interrogés reconnaissent souvent aux travailleurs sociaux un rôle préventif concernant les injonctions aux emplois alimentaires : de façon classique dans le travail social, ces derniers endosseraient un rôle de « médiateur » entre les institutions et les usagers (Ion, Ravon, 2005, p. 74).

33Outre le chevauchement des temporalités de l’emploi alimentaire et du travail de création, plusieurs artistes estiment que la reprise d’une activité alimentaire n’est pas avantageuse financièrement. D’abord, les emplois alimentaires sont réputés mal payés. Inès, peintre et illustratrice de 29 ans, diplômée d’une licence d’arts plastiques et de la prestigieuse École Boulle, est au RSA depuis quatre ans. Elle affirme en ce sens qu’il « faudrait vraiment trouver un truc qui rapporte plus que 400 euros par mois pour justifier le fait de passer moins de temps à créer » ; or ce n’est pas le cas : « les trucs qu’on me propose, c’est de travailler dans une MJC une heure et demie dans la semaine payée 25 euros ». De plus, plusieurs enquêtés expriment leur crainte qu’un emploi alimentaire les desserve au regard du calcul du montant du RSA. Pour Anna, chanteuse autodidacte de 35 ans, le faible gain financier redouble l’argument de la perte de temps de création : « Revenir dans l’alimentaire, ça me posera un énorme problème au niveau du temps. Et en plus de l’argent finalement qu’on m’enlèvera du RSA, donc ça reviendra au même. » Cette réticence s’explique par la situation professionnelle d’Anna, qui, lors de l’entretien, était sur le point de regagner l’intermittence. Sa situation est comparable à celle d’autres d’artistes du spectacle, qui redoutent que les emplois exercés hors de ce secteur les pénalisent vis-à-vis du RSA et les empêchent aussi d’accéder à l’intermittence [30]. De façon plus générale, les modalités complexes de calcul du RSA apparaissent comme un frein à la reprise d’une activité alimentaire, beaucoup d’artistes ne sachant pas à quoi s’en tenir quant à la réévaluation trimestrielle du montant de leur allocation.

34Le rapport des artistes aux emplois alimentaires est fonction de leur secteur d’activité, mais aussi de leur profil socio-culturel. À Paris, où les loyers sont très élevés, ceux qui peuvent se faire héberger par des proches bénéficient d’une aide décisive. Pour les intellectuels précaires dont font partie les artistes, celle-ci « contribue massivement à desserrer la contrainte du niveau de revenu » (Tasset, 2015). Dans notre enquête, les jeunes artistes sont les plus concernés. Retrouvons ici Inès, citée plus haut. Après s’être séparée de son petit-ami avec qui elle habitait, cette peintre et illustratrice de 29 ans, au RSA depuis quatre ans, explique avoir « squatté » chez des amis à Paris, puis vécu quelque temps dans la maison de campagne familiale, avant de revenir chez ses parents. Cette possibilité d’hébergement gratuit la conduit à vouloir se concentrer sur son travail artistique.

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Pour l’instant, j’ai envie de ne rester que sur ma création artistique. Je sais que je pourrais assez facilement trouver un poste dans l’évènementiel, ou même être vendeuse. Mais bon, je suis hébergée chez mes parents, avant j’étais chez mon copain, j’ai pas de loyer à payer. Et après je me démerderai, je trouverai un autre gars qui m’entretiendra (rires) !

36À propos d’Inès et d’autres jeunes allocataires au RSA soutenus par leur entourage, Nicolas Duvoux confirme qu’ils « peuvent négocier le report de l’acceptation d’un emploi qu’ils considèrent comme indésirable, car les conduisant à un déclassement » (Duvoux, 2010, p. 397). À l’opposé se trouvent celles et ceux qui ne bénéficient pas d’un tel soutien, et doivent donc se diversifier d’eux-mêmes. Il s’agit généralement d’enquêtés plus âgés, telle Quitterie, également citée plus haut. Cette scénariste et réalisatrice de 53 ans, au RSA depuis cinq ans, résume : « j’aimerais vraiment bien pouvoir rester concentrée dans ma création, lire, écrire, aller voir des films. Mais il y a une réalité : j’ai deux enfants et un loyer à payer ». Le cumul de son RSA et de son aide au logement (1 000 euros) couvre de peu son loyer (800 euros). Ceci la conduit à ne pas toujours déclarer la centaine d’euros mensuelle qu’elle tire de la relecture de scénarios et de l’animation d’atelier d’éducation à l’image.

37Ainsi, la façon dont ces usagers s’approprient la norme d’activation dépend de leur situation professionnelle et personnelle au moment où celle-ci est énoncée. L’activation n’agit donc pas de manière uniforme : si celle-ci est contestée lorsque activation rime avec diversification imposée, la majorité des usagers joue le jeu institutionnel en participant au dispositif RSA-ART pour éviter une suspension de l’allocation et continuer à se consacrer à son art. La norme d’activation apparaît alors détournée. En outre, si cette norme vise théoriquement le retour rapide à l’emploi, il s’agit en pratique d’un travail d’ajustement au long cours mené par les formateurs spécialisés et les travailleurs sociaux.

L’activation des artistes en pratiques : un travail d’ajustement au long cours

38Les politiques d’insertion ne sont pas réductibles à leur fonction officielle de placement sur le marché du travail. Elles contribuent aussi au réglage des dispositions d’individus considérés comme mal ajustés aux « réalités » socio-économiques (Mauger, 2001 ; Zunigo, 2013). Les artistes au RSA y sont très exposés, car les métiers qu’ils visent sont réputés difficiles d’accès et donc peu compatibles avec le retour rapide à l’emploi. Selon une norme générale d’employabilité qui fait primer les déterminants individuels du chômage sur ses causes structurales (Gazier, 2012), les artistes sont incités à apprendre à se vendre, tout en reprenant parallèlement un emploi rémunérateur. Dans les deux cas, il s’agit de limiter leur dépendance à l’aide sociale. Pour déjouer les résistances des usagers, formateurs et travailleurs sociaux prônent, sur le mode de l’incitation, un ajustement sur le temps long qui tient compte de la diversité de leurs trajectoires.

Apprendre à se vendre : inculquer le management de soi comme compétence professionnelle

39L’activation des artistes au RSA prend d’abord les traits de « l’entreprise de soi » (Abdelnour, Lambert, 2014), qui prévaut dans plusieurs secteurs d’action publique. C’est notamment le cas des politiques d’emploi : comme l’écrit Sophie Divay, le traitement social du chômage consiste « prioritairement à apprendre aux chômeurs à se vendre face au recruteur » (Divay, 2001). Or, cette compétence ferait défaut aux artistes, selon une représentation commune [31] que l’on trouve dans plusieurs entretiens avec des travailleurs sociaux. L’un deux, en poste depuis dix ans, résume : « le gros problème de tous ces artistes, c’est qu’ils ne savent pas se vendre : se mettre en valeur, rencontrer des gens, frapper aux portes et les ouvrir ». Le management de soi consiste dès lors pour les formateurs spécialisés à leur inculquer deux compétences complémentaires : une disposition à la sociabilité professionnelle et une aptitude à la présentation de soi.

40Les formations visent en premier lieu à inciter les artistes à multiplier les rencontres professionnelles afin d’intégrer autant de « réseaux » que possible. Pour la sociologie des réseaux (Lemercier, 2005), ce terme désigne l’ensemble des liens qui unissent des individus entre eux. Sous cet angle, il peut s’agir d’intégrer des « cliques », c’est-à-dire des groupes très connectés entre eux : ainsi les formateurs incitent-ils spécifiquement les comédiens à se rapprocher d’écoles de cinéma pour bénéficier d’emplois intermittents de figurants (Sigalo Santos, 2014). Mais le plus souvent, les formateurs adoptent une conception qui s’intéresse de façon indépendante aux relations entourant des individus, sans les relier entre eux. Pour les artistes du spectacle comme pour les plasticiens, dénicher des engagements nécessiterait alors de faire feu de tout bois, en faisant varier les cercles de sociabilité des plus proches aux plus lointains. Typiquement, à un peintre et illustrateur de 50 ans, au RSA depuis sept ans, qui dit ne plus avoir de réseau à Paris après dix ans passés au Liban, un formateur spécialiste des arts visuels recommande en atelier : « faut réactiver vos anciens contacts professionnels », mais aussi « vos amis, votre famille ». Bien que l’allocataire, circonspect, précise que ses amis ne travaillent pas dans le secteur, le formateur renchérit : « il vaut mieux un ami bien utilisé que quelqu’un de surchargé ! »

41Réputé éprouvant, ce travail de réseau est préconisé par les formateurs moins pour l’incertain résultat escompté que pour le processus lui-même. La nécessité de se (re)connecter à son milieu professionnel est en effet jugée impérative par tous. Face aux difficultés qu’expriment les artistes à ce sujet, les formateurs n’hésitent pas à présenter le dispositif RSA-ART comme une opportunité de réseau en soi. Les artistes ne sont toutefois pas dupes de cette tentative de requalification symbolique. Un échange observé lors d’une réunion d’information collective fait apparaître cette divergence de point de vue.

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Dans la salle de réunion exiguë sont assises dix personnes, à parité égale, d’âge moyen 30-40 ans. La formatrice annonce : « vous êtes là parce que vous êtes tous Parisiens, et que vous êtes tous au RSA ». Elle présente la structure, dont les huit formateurs « accompagnent des artistes de secteurs très différents depuis plus de vingt ans ». Elle fait l’appel en précisant le métier des allocataires présents : on trouve notamment une graphiste, une plasticienne, deux réalisateurs, un comédien et une monteuse. La formatrice se réjouit : « y beaucoup de gens du cinéma, c’est bien parce qu’en atelier les gens créent des liens, s’échangent leurs cartes ». La monteuse réagit : « Oui, enfin, c’est peut-être pas si bien qu’on se retrouve tous là ! » D’autres allocataires approuvent d’un sourire ou d’un hochement de tête.

43Bien que la pauvreté monétaire soit une constante des mondes de l’art, le RSA est très souvent vécu comme une dégradation statutaire (Sinigaglia, 2013). Les réunions et formations du dispositif RSA-ART, aussi spécialisées soient-elles, n’empêchent ainsi que très partiellement les artistes, comme d’autres intellectuels précaires, d’expérimenter la « contradiction entre des marques statutaires de “cadre” (diplôme, expériences) et une condition de sous-emploi et de manque de revenu qui rapproche du salariat populaire » (Tasset et al., 2013, p. 100). C’est ce que montre cet échange, mais aussi le témoignage de Xavier, batteur de 37 ans, diplômé d’une école de musique privée, au RSA depuis quatre ans, qui parle de « réseau de malheureux ». Ces formations tendent donc à être perçues comme un pis-aller, ou, pour reprendre les termes de Gérard Mauger à propos des dispositifs d’insertion en général, comme des « activités de substitution destinées à faire illusion et/ou à faire patienter » (Mauger, 2001).

44Outre l’incitation à entretenir son réseau, le management de soi consiste, en second lieu, à développer l’aptitude des artistes à se présenter de façon efficiente, en donnant la meilleure image possible d’eux-mêmes et de leur travail en un temps limité. Cet apprentissage prend le plus souvent la forme d’un jeu de rôle en début de formation, qui consiste pour les participants à se présenter mutuellement. Face à des présentations souvent longues, les formateurs insistent sur la nécessité de se limiter aux informations essentielles. Il est fréquent que les usagers soient mal à l’aise dans cet exercice, exécuté avec une préparation minimale et devant des pairs. Ainsi, lorsqu’une formatrice de 28 ans, cadre marketing dans un grand groupe audiovisuel privé, demande à Kevin, sculpteur d’une trentaine d’années, diplômé d’un DEUG d’histoire de l’art et de l’École des Beaux-Arts, au RSA depuis un an, « d’imaginer qu’il est avec un grand patron dans un ascenseur et qu’il a huit étages pour lui parler de son projet », Kevin rétorque : « j’me descendrais ! », conduisant la formatrice à noter au tableau : « fuite, distance ».

45Ce type d’exercice ne consiste pas seulement à diffuser les codes d’un savoir-faire comportemental. Il vise plus fondamentalement à inculquer aux usagers un schème de pensée qui fait du management de soi une dimension constitutive du travail artistique. Or, comme le montre la suite de cette même interaction, une telle démarche ne va pas sans générer des résistances de la part d’usagers qui se pensent et se présentent volontiers comme singuliers.

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Kevin déclare ne « pas être trop favorable à Internet », car il « ne voit pas trop à quoi ça pourrait lui servir ». La formatrice réplique : « j’espère arriver à chasser les idées fausses sur le fait que la com’ ne servirait pas aux artistes ». Elle nous invite alors à qualifier en quelques mots l’expression « stratégie de communication ». Kevin commence : « perversion, manipulation ». La formatrice concède en souriant : « c’est sûr qu’y a toujours un vocabulaire guerrier dans la com’ ! » Elle poursuit : « je comprends les réticences de [Kevin], on appelle ça la conduite de changement en entreprise. Ça consiste à moderniser en faisant disparaître les peurs, en rassurant. Chez [le groupe d’audiovisuel où elle travaille], ça a pris un an et demi ! »

47Pour déjouer les réticences de ce jeune plasticien peu acquis à la cause de la communication, la formatrice légitime sa démarche par son expérience professionnelle. Elle présente l’attitude méfiante de cet artiste comme une réaction inhérente à tout processus de « modernisation », dont on sait qu’il vise, ici comme ailleurs, à transformer en profondeur les identités et les pratiques des travailleurs (Boussard et al., 2015). La communication est ici promue comme compétence indispensable à tout travailleur, qu’il appartienne ou non au secteur artistique. Aussi la formatrice ne s’en tient-elle pas à une analogie abstraite entre les arts et l’entreprise. Dans la suite de l’échange, elle se lance au tableau (reproduit ci-dessous) dans une analogie entre la stratégie marketing d’un scénographe d’une trentaine d’années, qui souhaite créer un festival de danse, et celle de la marque de fromage industriel Kiri, comparant les types de « cibles » visées. Devant l’étonnement du groupe, la formatrice précise : « Là j’parle vraiment en termes marketing, ça fait peur ! Mais faut vous mettre en tête que l’objectif c’est de trouver des clients. » Ce à quoi une peintre, la quarantaine, rétorque : « Non, moi j’veux me faire aimer (rires) ! »

CIBLESSchénographeKiri
Cibles principales (« ceux qui vous permettent de vivre »)Candidats du concoursJeune maman active, 30-40 ans, pouvoir d’achat moyen
Cœur de cible (« ceux que vous avez dans le cœur »)Habitants du quartierEnfants 4-8 ans, cartable
Cibles secondaires (« ceux qui vous permettent de boucler la boucle »)Institutions, centres d’animation, partenaires, bénévoles, presseNostalgiques, cuisiniers, randonneurs, sportifs, personnes âgées sans dents

48Le lexique sentimentaliste utilisé par l’usager tranche avec le registre commercial adopté par la formatrice, ce qui a pour effet de dramatiser l’opposition historique entre art et management (Chiapello, 1998). La réaction de cette peintre et celle du sculpteur cité plus tôt confirment les réticences des plasticiens rencontrés, qui, à l’instar de nombreux artisans d’art, tendent à considérer avec dédain l’activité commerciale (Jourdain, 2012, p. 344). A contrario, les artistes du spectacle tels que les comédiens et les musiciens se montrent moins réticents vis-à-vis de ce type de discours, plus habitués à gérer leur activité selon le modèle entrepreneurial de la diversification des employeurs (Pilmis, 2013 ; Menger, 2014).

49Si la transposition au milieu artistique des méthodes et d’un lexique managérial ne va pas toujours de soi, elle est centrale dans les formations observées : il s’agit d’inculquer à ces usagers les codes d’une attitude professionnelle jugée adéquate. Le travail de ces formateurs spécialisés s’apparente en cela à celui des intermédiaires privés du travail artistique, tels que les agents de comédiens et les managers de musiciens, qui invitent les artistes à « être pro » jusque dans leur vie personnelle (Lizé et al., 2011). S’il s’agit dans les deux cas d’accroître leur capacité à se vendre sur le marché de l’emploi (pour les artistes du spectacle) ou sur celui des œuvres (pour les plasticiens), il s’agit surtout ici de limiter leur dépendance à l’aide sociale. Aussi, parallèlement au façonnage de leurs dispositions à se vendre, les artistes sont invités à diversifier leurs sources de revenus pour atteindre l’objectif de retour rapide à l’emploi promu par le RSA.

Faire autre chose : l’incitation à accepter des jobs alimentaires

50L’octroi du RSA sur la durée est de plus en plus strictement conditionné à la recherche d’activités rémunératrices qualifiées d’« annexes » ou d’« alimentaires ». Si le discours institutionnel présente les artistes comme réticents, nous avons vu que ce n’est pas toujours le cas, tant s’en faut. Pour convaincre tous les artistes au RSA de s’y engager, travailleurs sociaux et formateurs présentent la diversification tantôt comme une norme professionnelle, tantôt comme un devoir vis-à-vis de l’État social.

51Dans le secteur artistique, la multiactivité fait office de véritable « norme » professionnelle (Bureau et al., 2009), à la fois dans le spectacle (Menger, 2005) et dans les arts plastiques (Sinigaglia-Amadio, Sinigaglia, 2017). Ce constat nourrit la première modalité d’incitation à la diversification, qui en fait une nécessité inhérente au secteur artistique. Celle-ci est privilégiée par les travailleurs sociaux et leurs responsables, telle cette directrice de service social qui résume : « les vrais artistes vont d’eux-mêmes chercher un boulot alimentaire, ils savent comment ça fonctionne ». Selon cette conception, le professionnel est celui qui, parce qu’il connaît son univers professionnel, sait qu’il ne peut compter exclusivement sur son travail artistique. A contrario, ceux qui refusent catégoriquement de se diversifier tendent à être relégués au rang d’amateurs. Ce type d’indicateurs sert moins à identifier la qualité professionnelle des artistes (« bons » ou « mauvais ») qu’à évaluer, de façon intuitive, leur probabilité de retrouver un emploi dans leur secteur de prédilection.

52Asséner l’évidence selon laquelle seuls quelques-uns peuvent vivre de leur art permettrait de mieux faire accepter la diversification : celle-ci apparaît moins comme une prescription bureaucratique si elle fait figure de norme professionnelle. Sur ce point, la conception promue par les formateurs spécialisés diffère de celles des travailleurs sociaux. Selon une écrivaine et formatrice d’une cinquantaine d’années, respectée pour son expertise, tenir de façon univoque aux usagers un tel discours désenchanteur revient à outrepasser son mandat : s’adressant à des écrivains au RSA en atelier, elle estime : « ce n’est pas notre rôle, chaque cas est différent ». Elle reprend ici à son compte un discours typique des agents des politiques d’insertion, qui consiste à « appliquer les textes à la situation singulière » (Ion, Ravon, 2005, p. 77) afin de mettre en œuvre une « politique des situations » centrée sur les trajectoires de vie et d’emploi (Astier, 2000).

53Dès lors, faire accepter la diversification consiste principalement à jouer avec la contrainte temporelle. En effet, travailleurs sociaux et formateurs s’accordent sur la nécessité de laisser aux usagers plusieurs mois, voire une ou deux années, pour tester la viabilité de leur projet artistique. Ce faisant, il ne s’agit pas de tenir compte des conflits temporels pouvant exister entre la recherche d’emploi et les activités quotidiennes, comme c’était parfois le cas à l’ANPE (Demazière, 2006). Ici, le temps laissé aux usagers doit les inciter à se confronter aux contraintes du marché du travail artistique, comme le résume en entretien ce travailleur social d’une cinquantaine d’années, en poste depuis 1991.

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Moi, la façon dont je cadre les choses, c’est une certaine durée : « combien de temps vous allez continuer à vous dire que votre livre va être édité et que ça va être le livre choisi par le magazine Elle ou avoir un prix ? On va vous laisser encore un an ou deux, mais après si ça marche pas, va falloir faire autre chose à côté ». La majorité respecte un peu cette idée.

55Se confronter à la réalité du secteur artistique doit notamment permettre aux artistes d’éprouver par eux-mêmes leurs propres « limites », selon un processus semblable à celui que connaissent les jeunes chômeurs suivis dans les Missions locales (Zunigo, 2010). Le jeu avec la contrainte temporelle, qu’il s’agisse d’imposer des moments d’attente ou de mettre à l’épreuve sur la durée la détermination des usagers, est une tactique bureaucratique classique de régulation des flux (Spire, 2007).

56Cependant, tous les usagers ne sont pas logés à la même enseigne. Deux catégories d’artistes sont surexposées aux incitations à l’emploi alimentaire, lors des rendez-vous avec les travailleurs sociaux, lors des formations des formateurs spécialisés, mais aussi à l’occasion des commissions mensuelles de validation des contrats (où 20 à 30 %des cas examinés sont des artistes). Le premier cas est celui des usagers de quarante ans et plus, qui perçoivent le RSA depuis de longues années. Typiquement, lors d’une session de la commission, une directrice de service social estime, à propos d’un réalisateur de 43 ans : « depuis douze ans au RSA, c’est plus du mécénat, c’est je sais pas quoi (rires) ! ». Le président, un juriste occupant une fonction de cadre au bureau du RSA, suspend l’allocataire, arguant : « il doit récupérer son autonomie financière : le RSA, c’est pas une bourse artistique ! ». La critique, courante, du dévoiement de l’aide sociale à des fins de mécénat culturel rappelle celle de l’intermittence comme subvention déguisée à la culture (Grégoire, 2013). Aussi, bien qu’il n’existe pas de directive spécifique qui limite l’octroi du RSA dans la durée pour les artistes (qui y ont droit comme les autres allocataires tant qu’ils remplissent les critères), notre enquête montre que pour les cadres de l’action sociale parisienne, le RSA doit rester une aide temporaire dont les artistes ne peuvent se satisfaire sur le long terme.

57Cette critique concerne également une seconde catégorie d’usagers, plus rare, mais elle aussi surexposée aux injonctions à l’emploi alimentaire. Il s’agit des jeunes allocataires suspectés d’utiliser le RSA pour financer des études artistiques. Typiquement, lors d’une autre session de la commission, le président déplore à propos d’un musicien de 25 ans en quatrième année d’études dans un conservatoire municipal : « C’est pas possible d’être au RSA à cet âge-là ! C’est pas une bourse artistique pour financer des études ! » En entretien, il confirme sa position : « Avant 30 ans, faut leur demander d’être autonome financièrement, sinon c’est les bercer d’illusions ! » Dans ce second cas, c’est moins la durée qui compte que l’âge, variable centrale des jugements d’employabilité (Demazière, 2002). Or, c’est parmi les plus jeunes allocataires que se trouveraient les plus récalcitrants à se diversifier. Une directrice de service social les identifie en entretien : « les jeunes de milieu plutôt aisé qui sont soutenus par les parents ne voient pas la nécessité de trouver un emploi alimentaire ». Le critère de l’âge des artistes se combine alors à celui de leurs origines sociales, dont on sait qu’elles sont tendanciellement plus favorisées [32]. En ciblant ces jeunes artistes de milieu favorisé, les membres de la commission entendent corriger une inégalité de départ qui leur permettrait de s’exonérer du devoir d’autonomie vis-à-vis de l’État social. C’est le second registre de l’incitation à la diversification.

58Ce registre politico-moral fait des activités alimentaires une contrepartie explicite du RSA. Les formateurs spécialisés rappellent régulièrement cette condition aux usagers qu’ils reçoivent. Dans la majorité des cas observés, ce rappel est énoncé à des fins préventives : il s’agit de leur éviter d’être pris en défaut et de s’exposer à une suspension de leur allocation. Ce cas s’illustre typiquement dans un échange entre une comédienne/journaliste de 30 ans au RSA depuis un an, et une formatrice d’une cinquantaine d’années elle-même écrivain. Expliquant à la formatrice qu’elle travaille parfois au noir pour des films à tout petit budget, elle s’inquiète que ces informations puissent remonter à la CAF et conduire à une suspension de son allocation. La formatrice la rassure sur le caractère confidentiel de cette information, précisant qu’elle connaît elle-même bien le secteur culturel. Elle prévient néanmoins l’allocataire sur le fait que cette situation ne pourra être pérennisée : « le problème, c’est que le RSA c’est des droits et devoirs. Vous devez avoir une activité rémunérée déclarée, sinon on va vous retirer le RSA ». Cette formatrice et la plupart de ses collègues font preuve d’empathie à l’égard des artistes qu’ils reçoivent : pour avoir eux-mêmes exercé dans le secteur artistique, ils savent que les pratiques courantes de travail non déclaré conduisent à des « fraudes forcées » (Garcia, 1997).

59Il arrive, en de rares cas toutefois, que le devoir d’autonomie vis-à-vis de l’État social soit énoncé comme un avertissement. Ce formateur y recourt face à un groupe d’usagers récalcitrants.

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Deux jeunes femmes et un homme sont présents. Le formateur, ex-danseur professionnel turc d’une quarantaine d’années, a vécu aux États-Unis. Il détaille son CV. Face à l’attitude dilettante du groupe qui parle, il affirme d’emblée : « Je sais qu’on est en France, mais, en tant que citoyen, je ne dois pas attendre que l’État m’aide […]. Vous ne pouvez pas rester dans le positionnement de l’enfant. » Citant le psychologue Jean Piaget, il met en garde : « Faudra pas attendre que maman amène le lait ! »
– Une peintre, la cinquantaine, s’insurge : « En gros, vous nous dites de laisser tomber ! »
– Damien précise : « Non, faut pas baisser les bras, notre société a besoin de l’art. Vous êtes des missionnaires ! Vous avez fait ce choix, assumez-le ! Le RSA implique que vous ayez un boulot rémunérateur à côté ; c’est des droits, mais aussi des devoirs ! »

61Comme ses autres collègues, ce formateur s’appuie sur sa légitimité en tant qu’ex-artiste professionnel. Mais contrairement à eux, la configuration de l’interaction et son expérience internationale le conduisent à endosser avec zèle une conception de l’action publique selon laquelle l’État ne peut pas tout et il ne faut pas tout en attendre (Dubois, 2009, p. 311). Ce type de discours, qui place l’interaction sous le signe de la contrainte, suscite rarement l’assentiment des usagers. Aussi, dans la plupart des cas observés, l’incitation à la diversification prend des formes euphémisées. Ce mécanisme d’« esthétisation de la contrainte » est courant dans les mondes de l’art (Bureau et al., 2009). Mais il s’agit surtout d’un trait typique du « nouveau gouvernement des pauvres » (Chelle, 2012), qui privilégie « un encadrement bienveillant censé pousser à faire les “bons choix” » plutôt que la sanction ou la seule incitation financière. Il se manifeste ici de trois façons.

62Premièrement, l’activité alimentaire est promue comme permettant d’enrayer la spirale stigmatisante de l’aide sociale et de rompre l’isolement professionnel qui en découle, en particulier pour les plasticiens, réputés plus exposés à ce phénomène que les artistes du spectacle. Ensuite, il est admis que tous les emplois, même sans lien apparent avec l’activité artistique, peuvent nourrir l’activité de création [33]. Enfin et surtout, esthétiser la contrainte consiste à présenter la diversification en des termes positifs. Romain, formateur spécialisé, qui a préalablement exercé vingt-cinq ans dans la musique, explique en entretien qu’il s’efforce de limiter la connotation « inutilement péjorative du terme “alimentaire”, parce qu’on a tous un travail alimentaire ! ». Il privilégie l’expression « activité permettant d’atteindre l’autonomie financière », une expression d’apparence plus neutre, mais pourtant directement inspirée des textes de loi sur le RSA. Cette tactique n’est pas l’apanage des formateurs spécialisés. Les travailleurs sociaux y recourent aussi fréquemment. Karim, la quarantaine, en poste depuis cinq ans, en explique les raisons.

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Je ne dis jamais « emploi alimentaire ». Je sais ce que c’est moi un « emploi alimentaire ». Je ne parle jamais non plus du « deuil du projet artistique ». Les personnes ne l’accepteraient pas. Ça n’empêche pas de travailler sur l’aspect rémunérateur et sur la reconversion. Je travaille en douceur sur « comment gagner de l’argent à côté ».

64Si Karim privilégie une méthode « douce », c’est par empathie envers des usagers dont les difficultés font écho à son propre parcours. Diplômé d’un BTS technico-commercial, il a lui-même été chômeur et RMIste, avant de travailler comme livreur de pizzas. Outre cette raison biographique, qui rappelle que les agents des politiques d’insertion sont nombreux à être des « inséreurs insérés » (Mauger, 2001), ce choix est guidé par une raison pragmatique : suggérer est souvent plus efficace que contraindre. On retrouve ici l’idée, courante dans le travail social, selon laquelle la réorientation n’est efficace que si l’usager y consent un minimum (Ion, Ravon, 2005, p. 61). Cette esthétisation de la contrainte a pour vocation d’adoucir les incitations à reprendre un métier alimentaire, alimenté selon deux modalités qui se combinent : le devoir d’autonomie vis-à-vis de l’État social est présenté comme d’autant plus adapté aux artistes que ces derniers visent des positions dans un secteur où la multiactivité est une norme professionnelle.

Conclusion

65Légitimée sur la scène du débat public comme une aide aux artistes précaires et un soutien à la création, l’activation des artistes allocataires du RSA par la collectivité parisienne apparaît en coulisses comme un soutien aux travailleurs sociaux destiné à faciliter la réorientation de ces usagers. En effet, peu de temps après la mise en place du RMI fin 1988, la création d’un dispositif d’insertion dédié aux artistes érige la sortie de l’aide sociale en horizon prioritaire de cette prise en charge différenciée. Par conséquent, si l’État social redouble d’efforts pour conformer ces usagers à un objectif standardisé de retour à l’emploi, c’est bien parce qu’ils sont réputés particulièrement réticents à faire autre chose que leur art, qu’il s’agisse de se diversifier par des emplois « alimentaires » et a fortiori de se réorienter pour de bon. Nous avons en ce sens montré que le ciblage des artistes sur lequel se fonde ce dispositif d’action publique est un mouvement à double détente. D’une part, comédiens, musiciens, danseurs, chanteurs, plasticiens et autres écrivains sont ciblés ensemble par-delà leurs différences, au regard de leur comportement jugé récalcitrant vis-à-vis de la norme d’activation. Mais ce ciblage procède également de la construction d’un double différentialisme, professionnel et socio-culturel. En effet, les artistes sont réputés atypiques à double titre. D’abord au regard des métiers qu’ils exercent ou aspirent à exercer : dans le secteur artistique, la précarité structurelle et l’insertion professionnelle incertaine les font apparaître comme des clients trop fidèles dont l’État social abrégerait bien le séjour. Ils sont ensuite jugés atypiques au regard de leur profil socio-culturel : leur niveau de diplôme élevé les distingue de la majorité des allocataires du RSA et les rapproche d’autres intellectuels précaires tels que les journalistes pigistes. Qu’il soit présenté comme un traitement de faveur, une aide contraignante ou un instrument de contrôle, le dispositif RSA-ART produit des effets ambivalents, à l’instar d’autres dispositifs de ciblage des populations (par secteur, territoire, génération, genre, etc.) : traiter de façon particulière conduit presque inévitablement à s’exposer au dilemme entre prise en charge de la différence et risque de stigmatisation (Avenel, 2007).

66Toutefois, le ciblage des artistes est ici mis au service d’une norme institutionnelle d’activation, qui, par-delà des discours parfois très antagonistes de part et d’autre du guichet, s’avère plus souple et adaptable qu’elle n’y paraît. Deux principales raisons permettent de l’expliquer. La première tient au comportement des artistes : tous ne sont pas opposés à la diversification, ceux qui ont des charges de famille s’y adonnant sans même qu’on les y invite. Et si l’on trouve bien des récalcitrants parmi les jeunes artistes soutenus par leur entourage, ces derniers sont contraints de se plier d’une façon ou d’une autre à la norme d’activation s’ils souhaitent percevoir le RSA sur la durée. La deuxième raison tient aux pratiques des travailleurs sociaux et des formateurs spécialisés chargés d’activer les artistes au quotidien : l’apprentissage du management de soi et l’acception de jobs alimentaires ne visent pas à susciter l’adhésion pleine et entière des usagers, mais plutôt à faire en sorte qu’ils jouent le jeu institutionnel. Or, si ces agents de terrain tendent à protéger les artistes d’une activation trop brutale, c’est ici moins en raison de convictions politico-morales hostiles au RSA, mais plutôt parce que ces usagers leur ressemblent davantage que d’autres, socio-culturellement et parfois professionnellement. Cette proximité relative est toutefois ambivalente. En vertu d’un effet-miroir, les artistes suspendent pour partie l’exposition des agents de terrain à la misère à laquelle ils sont par ailleurs confrontés auprès d’autres usagers non seulement pauvres, mais aussi peu diplômés et désaffiliés. Dans le même temps, toutefois, les artistes contraignent les agents à prouver leur compétence sectorielle pour assumer leur mission d’insertion. Ainsi, en circulant de part et d’autre de ces guichets de l’État social dédiés à des usagers qui font figure de dominants parmi les dominés, cet article prolonge, en les décalant, les travaux sur les street-level bureaucrats surtout centrés sur des usagers très dominés. L’examen de ces rapports socio-institutionnels plurivoques montre que la force de contrainte de l’action publique est parfois plus limitée qu’elle n’y paraît, du fait de sa légitimité somme toute fragile à administrer sur une base collective des orientations professionnelles qui sont vécues par les usagers comme des choix de vie personnels.

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Mots-clés éditeurs : ciblage, RSA, activation, État social, artistes, managérialisation de soi, emplois alimentaires

Date de mise en ligne : 21/09/2020

https://doi.org/10.3917/gap.202.0065

Notes

  • [1]
    Maire socialiste de Paris de 2001 à 2014, Bertrand Delanoë a depuis été remplacé par son ancienne adjointe Anne Hidalgo.
  • [2]
    Les séances du Conseil de Paris sont accessibles sur le site paris.fr depuis 1996.
  • [3]
    On dénombre 16 interventions sur ce thème en 2004, sur un total de 89 interventions sur la période 1996-2015. 80 % de ces interventions ont été prononcées par des élus de gauche (47 sont affiliés au Parti socialiste, 13 au groupe Les Verts, 12 au Parti communiste français).
  • [4]
    Ces règles, mises en place dans les années 1960, permettaient aux artistes et techniciens ayant accumulé 507 heures de travail salarié sur douze mois secteur d’être indemnisé par l’assurance-chômage. À l’été 2003, les représentants du patronat réunis au sein de l’Unédic sont parvenus à réduire à dix mois la période de calcul au nom du coût trop élevé de l’intermittence, générant un mouvement social d’une ampleur inédite (Proust, 2006). La règle de calcul des douze mois a été rétablie depuis 2016, des suites de nouveaux mouvements sociaux.
  • [5]
    Des dispositifs semblables, mais de moindre ampleur existent à Bordeaux, Lyon, Marseille, Toulouse et Strasbourg.
  • [6]
    C’est aussi à l’échelon départemental que sont administrées l’aide sociale à l’enfance, l’allocation adulte handicapée et l’allocation personnalisée d’autonomie. En 2017, 64 % des dépenses de fonctionnement des départements étaient ainsi consacrés à l’aide sociale, dont environ un tiers dédié au RSA (Leroux, 2019). Certains chercheurs y ont vu l’avènement du « département-providence » (Lafore, 2004), là où d’autres rappellent que ses compétences sont largement « bornées » (Eydoux, 2013) : l’État central garde la main sur la définition du montant et des conditions d’attribution du RSA, de sorte que la décentralisation s’apparente plutôt à une déconcentration (Avenel, Warin, 2007). La question du financement du RSA est d’ailleurs un fort enjeu de controverse, de nombreux départements accusant l’État central de ne pas leur avoir transféré suffisamment de crédits pour gérer ces nouvelles compétences.
  • [7]
    L’élu socialiste Patrick Bloche dénonce cette réforme de l’intermittence « qui va augmenter le nombre d’artistes au RMI dans un contexte de décentralisation improvisée du RMI » (2003, audition des orateurs), une conséquence que le maire Bertrand Delanoë juge « évidente » (2004, DF 2 G). Se voulant plus précise, l’élue socialiste Liliane Capelle prévoit que « le nombre d’allocataires devrait passer de 49 000 à 54 000 » (2004, ASES 136).
  • [8]
    Si cet effet de vases communicants est difficile à quantifier, un rapport commandé par le département de Paris fait état d’une augmentation de 25 % d’allocataires du RMI de 2003 à 2006, parmi ceux inscrits à l’ANPE au titre d’un métier du spectacle (Agence nationale des solidarités actives [ANSA], « Lever les obstacles au retour à l’emploi : Allocataires du RMI et emploi dans les secteurs Art/Spectacle et Communication », 2008, p. 21).
  • [9]
    L’expression « État social » émerge en Allemagne au milieu de xixe siècle (sozialstaat), avant d’être importée en France (Merrien, 2007). Désormais courante en sociologie et en science politique (Berthet, 2007 ; Serre, 2009 ; Dubois, 2012 ; Deville, 2018), elle renvoie à une acception extensive de la notion d’État que nous adoptons ici, qui inclut l’État central, les collectivités territoriales et les administrations qui en dépendent.
  • [10]
    Depuis le 1er janvier 2019, cette double compétence est exercée par une collectivité unique à statut particulier baptisée « Ville de Paris ».
  • [11]
    On ne peut toutefois pas dénombrer précisément cette catégorie hors de ceux inscrits à Pôle emploi (DEPS, 2007). En effet, l’activité professionnelle ne fait pas partie des critères renseignés par l’allocataire lors de la demande de RSA. Et si Pôle emploi précise systématiquement le métier lors de l’inscription, c’est loin d’être le cas des services sociaux départementaux, historiquement peu au fait des enjeux d’emploi.
  • [12]
    L’autre volet nommé RSA « activité » fournissait un complément de revenu aux travailleurs pauvres, sans obligation d’insertion. Il a été fusionné en 2016 avec la prime pour l’emploi pour créer la prime d’activité.
  • [13]
    Dans la capitale, seuls 20 % des allocataires du RSA sont suivis par Pôle emploi, alors que la loi prévoyait une orientation prioritaire vers cet opérateur public. Il n’en sera pas question ici.
  • [14]
    Prévues par l’article L. 262-37 du Code de l’action sociale et des familles, ces sanctions ont été renforcées par un décret du 1er mars 2012.
  • [15]
    Quoique de façon partielle selon Alexis Spire (2012).
  • [16]
    Rappelons que les chiffres des artistes au RSA inscrits à Pôle emploi sont très lacunaires : ils précisent le métier recherché, mais ne permettent pas de savoir depuis quand ils perçoivent cette aide sociale.
  • [17]
    L’auteur remercie chaleureusement Xavier de Larminat, Vincent Lebrou et les évaluateurs anonymes de la revue pour leur relecture exigeante des premières versions de ce texte.
  • [18]
    En 2009, les plasticiens et graphistes gagnaient en moyenne 24 000 euros annuels, contre 18 000 euros pour les photographes et écrivains et 9 000 euros pour les travailleurs du spectacle (Gouyon, Patureau, 2014). Au-delà du seul cas français, près de la moitié des artistes occidentaux vit sous le seuil de pauvreté (Abbing, 2011).
  • [19]
    Parmi eux, les plus diplômés étaient les artistes dramatiques (23 % de la catégorie), les réalisateurs (20 %), les producteurs et administrateurs (17 %) et les musiciens-chanteurs (12 %).
  • [20]
    En 2012, Christian Sautter déclare devant le Conseil de Paris : « C’est un public difficile, exigeant et très sympathique » (DASES 16G-DDEEES 17G).
  • [21]
    « L’allocataire artiste est par définition exigeant : il lui faut une documentation à jour, organisée, des interlocuteurs professionnels connaissant leur métier » (Bilan « RMI artiste », mai 1996, arch. CASVP, TA 2009/66, malle 8).
  • [22]
    Nous traduisons.
  • [23]
    « RMI artistes. Bilan 1990-1997 », janvier 1998, archive non classée du CASVP.
  • [24]
    Idris, la cinquantaine, a exercé dans l’administration culturelle locale (chargé de mission dans une collectivité, directeur d’une maison de la culture, directeur d’une salle de spectacle). Les autres formateurs ont exercé comme auteur ou artiste : Bianca, la quarantaine, a publié plusieurs livres à compte d’éditeur ; Bérangère, la trentaine, a vécu plusieurs années de la danse ; Romain, la quarantaine, a été musicien intermittent durant quinze ans, avant d’être salarié d’une maison de disques pendant dix ans. Tous sont diplômés de l’enseignement supérieur et ont suivi une formation artistique spécialisée dans une école dédiée. La plupart d’entre eux sont devenus formateurs faute de parvenir à vivre exclusivement de leur activité artistique : cette diversification dans le domaine socio-culturel est courante dans les mondes de l’art (Bureau et al., 2009).
  • [25]
    Comme l’affirme une tribune militante intitulée « Artistes, RMI, Paris capitale : se souvenir des belles choses », et publiée sur le site Internet du Réseau solidaire d’allocataires (RSA) le 17 février 2009.
  • [26]
    Baptisé « Résistance au travail obligatoire », que nous ne sommes pas parvenus à rencontrer.
  • [27]
    Évaluation du Plan départemental d’insertion parisien, Direction de l’action sociale, 2009.
  • [28]
    Ibid.
  • [29]
    On lit : « Assez peu d’allocataires artistes semblent être prêts à aller vers un emploi à caractère “alimentaire” pour sortir du dispositif. C’est bien là une des difficultés soulignées par les travailleurs sociaux » (Cabinet TEMSIS, Les Bénéficiaires du RMI ayant une activité ou un projet artistique, 1998, p. 46, archives du CASVP).
  • [30]
    Selon un rapport d’expertise de 2008 : « les artistes RMIstes redoutent une double pénalisation à l’activité “alimentaire”, [qui] éloigne de l’intermittence et ne permet pas d’être disponible pour exercer son art » (Agence nouvelle des solidarités actives, Lever les obstacles au retour à l’emploi. Allocataires du RMI et emploi dans les secteurs art/spectacle et communication, étude commandée par le département de Paris, 2008). Cette crainte est infondée d’après le guide très précis établi par la Coordination des intermittents et précaires d’Île-de-France.
  • [31]
    Exposée notamment dans l’ouvrage d’une professionnelle du marketing devenu une référence (Bourgeois, 2015).
  • [32]
    En 2010, un actif des professions culturelles était deux fois plus souvent enfant de cadre qu’un autre actif (Gouyon, Patureau, 2014, p. 9-10). Si l’on ne dispose pas de données systématiques pour les artistes au RSA, une majorité d’enquêtés disent avoir grandi dans un environnement familial de classe moyenne-supérieure.
  • [33]
    Une formatrice, par ailleurs écrivain, nous explique en entretien : « Les comédiens font Père Noël ou de l’animation dans des centres commerciaux. Ils s’exercent à parler, à jouer. Les chanteurs font roadie, comme ça ils comprennent comment marche la technique. Beaucoup sont dans l’hôtellerie, la restauration, font des sondages : des jobs qui permettent une souplesse des horaires. »

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