Notes
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[1]
Sur le paradigme de « l’économie de la connaissance » et sa diffusion en Europe voir Pin (2015, p. 16-19 et p. 103-147).
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[2]
Sur les soubassements théoriques des politiques de cluster, voir Vicente (2016) pour une approche économique ; Shinn (2002) pour une approche sciences studies ; Grossetti (2004) pour une approche sociologique.
-
[3]
Les pôles de compétitivité sont la traduction la plus conséquente en France de la théorie des clusters : voir France Stratégie (2016, p. 4). Nous parlons dans la suite de l’article de « pôles » ou de « politiques des pôles » pour alléger le texte.
-
[4]
Loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles.
-
[5]
Loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République.
-
[6]
Circulaire du 25 novembre 2004 relative à la mise en œuvre de la politique des pôles de compétitivité.
-
[7]
Cahier des charges de l’appel à projets à labellisation des pôles de compétitivité, p. 4.
-
[8]
Renommés « contrats de performance » à partir de 2009.
-
[9]
Le financement public de l’animation des pôles mobilise les moyens des collectivités territoriales (en premier lieu des Régions). En Île-de-France, sur la période étudiée, elle était financée pour moitié par les ressources propres des pôles (adhésion des membres) et pour moitié par des ressources publiques (25 % État, 15 % Région, 10 % Départements).
-
[10]
Les SPL étaient un dispositif d’action de la DATAR, qui en a labellisé 160 à la fin des années 1990. La DATAR a remplacé en 2009 les SPL par les « grappes d’entreprises ».
-
[11]
Les RRIT étaient un dispositif d’action du ministère de la Recherche de 1998 à 2005. Dans le champ des TIC, il existait quatre réseaux nationaux. Depuis 2005, le soutien financier à ces réseaux a été intégré dans les programmes de l’ANR. Sur les RRIT, voir Barrier (2011).
-
[12]
Entretien avec un membre fondateur de Cap Digital, 12 juillet 2011.
-
[13]
Ibid.
-
[14]
Entretien avec un directeur adjoint de l’Agence régionale de développement, 19 juillet 2011.
-
[15]
Ibid., no 12.
-
[16]
La distinction technology push/market pull est un élément de la vulgate des politiques d’innovation. Elle renvoie à la distinction entre le « modèle 1 » et le « modèle 2 » de l’innovation correspondant respectivement aux deux guides méthodologiques de l’OCDE sur la statistique publique de l’innovation : le « manuel de Frascati » (OCDE, 1963) et le « manuel d’Oslo » (OCDE, 1991). Voir sur ce point Godin (2006) et Pin (2015).
-
[17]
Source : Assemblée nationale (2009).
-
[18]
On considère généralement que les PME n’ont soit pas les ressources nécessaires (en termes de compétences, de temps, d’argent) soit pas la volonté (par manque d’expérience et/ou de confiance vis-à-vis de partenaires potentiels – et en particulier les grandes entreprises) pour s’engager dans des projets collaboratifs de type FUI.
-
[19]
Les huit « marchés cibles » sont : commerce, communication-publicité, éducation, entreprises-État, maison-ville-transport, médias-télécommunications, santé, tourisme.
-
[20]
Cap Digital propose aux grandes entreprises de les accompagner dans leur « transformation numérique » en définissant avec eux un programme d’actions adapté (sessions de réflexion et/ou mise en contact avec des acteurs compétents dans les domaines technologiques, juridiques, ressources humaines, design…).
-
[21]
Source : Cap Digital, brochure « Services aux adhérents », 2015.
-
[22]
Pour une analyse des effets d’une politique de labellisation en termes statutaires, appliquée au secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche, voir Musselin (2017, p. 45-54).
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[23]
Notons toutefois que le montant des financements FUI attribués aux membres de Systematic s’est élevé à 24 900 k€ en 2006 et de 42 585 k€ en 2007, alors qu’il a été pour Cap Digital de 7 250 k€ en 2007 et de 13 447 k€ en 2008. Sur la période 2008-2012, ces montants ont été en total cumulés respectivement de 89 952 k€ pour Systematic et de 48 330 k€ pour Cap Digital. En revanche, en total cumulé sur la période 2006-2012, le montant des aides attribuées par Oséo-Bpi aux membres de Systematic et de Cap Digital a été respectivement de 35 620 k€ et de 53 981 k€ (source : rapports d’activité des pôles).
-
[24]
Entretien avec un membre de l’équipe d’animation de Cap Digital, 28 septembre 2009.
-
[25]
Renommé depuis 2018 « Futur.e.s ».
-
[26]
Cap Digital a revendiqué 78 000 visiteurs pour l’édition 2014 de Futur en Seine.
-
[27]
Ibid., no 14.
-
[28]
Si ce projet prévoyait un mode de gouvernance très intégré, par son lien avec le projet d’Université Paris-Saclay, des doutes persistaient quant à la réalisation de cette fusion entre l’Université Paris-11 et plusieurs grandes écoles. Ces doutes se sont par la suite confirmés.
-
[29]
Il convient de ne pas interpréter trop rapidement le recours de la Ville de Paris aux dispositifs de l’État comme l’indice d’une faible conflictualité entre les deux niveaux de gouvernement. Ce recours s’explique essentiellement par les mécanismes associés aux techniques de l’appel à projets et de la labellisation (Epstein, 2015). Nous reviendrons sur la question de la rivalité institutionnelle dans les relations centre-périphérie propre au contexte parisien en conclusion.
-
[30]
L’expression « nouvelle économie » occupait une place importante dans les médias au tournant des années 2000. Elle désignait l’ensemble des activités liées au développement d’Internet, en y associant la croyance en une reprise durable de la croissance. Dans le contexte parisien, elle avait été mobilisée pour qualifier le quartier du Sentier de « Silicon Sentier », en référence à la Silicon Valley californienne. Pour plus de détails sur l’histoire de ce « label géographique », qui est aussi une préhistoire de la labellisation politique de Cap Digital, voir Dalla Pria (2011).
-
[31]
Compte rendu de la réunion du 7 mars 2005 organisée par la « section numérique » de la fédération de Paris du Parti socialiste sur le thème « “Paris ville numérique”, débat sur la politique de la ville dans les TIC », autour de Christian Sautter et François Dagnaud, adjoints au maire de Paris.
-
[32]
Ibid.
-
[33]
Programme de campagne de Bertrand Delanoë pour les élections municipales de mars 2008, « Paris, un temps d’avance… Le projet de Bertrand Delanoë pour Paris 2008-2014 ».
-
[34]
Lecherbonnier, S. (2010), « Jean-Louis Missika, adjoint au maire de Paris : “Le nombre global de mètres carrés scientifiques ne devra pas diminuer au centre de Paris” », [Educpros.fr], mis en ligne le 14 juin 2010.
-
[35]
Cet article résulte d’un projet soutenu par l’attribution d’une allocation doctorale Région Île-de-France, réalisé sous la direction de Pierre Teisserenc à l’Université Sorbonne Paris Nord. Je tiens à lui adresser tous mes remerciements, ainsi qu’à Tommaso Vitale, pour sa lecture et ses commentaires précieux sur les premières versions du texte. Merci également aux relecteurs anonymes de la revue pour leurs retours extrêmement utiles dans la finalisation du texte, ainsi qu’à Anne Revillard et Paul Lehner pour leurs dernières relectures.
1Depuis les années 1990, afin de prendre acte des mutations de l’action publique à ses différentes échelles, les notions de gouvernance (Leca, 1996), de gouvernance multiniveaux (Hooghe, Marks, 2001) ou de gouvernance urbaine, territoriale ou encore métropolitaine (Le Galès, 1995 ; Pasquier et al., 2007 ; Le Galès, Vitale, 2015) sont couramment employées. Parler de gouvernance plutôt que de gouvernement permet de désigner une évolution du rôle de l’État, intervenant dorénavant de manière moins directe et hiérarchique et épousant davantage un rôle régulateur (Hassenteufel, 2008). La notion de gouvernance territoriale permet de souligner la référence accrue à des périmètres territoriaux autres que nationaux, en l’occurrence régionaux et urbains, dans l’exercice d’un pilotage politique de l’action collective (Keating, 2008) ainsi que la capacité accrue des villes à s’affranchir des orientations ainsi que des ressources de l’État (Le Galès, 2011). La littérature française sur la gouvernance territoriale est généralement soucieuse d’analyser les formes contemporaines d’action publique locale sans surestimer le poids des logiques de coordination horizontale (l’agency des acteurs à l’échelle locale) par rapport aux logiques de coordination verticale (l’effet structurant des institutions et des instruments étatiques) (Duran, Thoenig, 1996 ; Le Galès, 1995 ; Epstein, 2015).
2L’objet de cet article est de contribuer à l’étude de la gouvernance territoriale en France en fournissant un nouvel éclairage empirique et une grille d’analyse spécifique. Empiriquement, il s’agit de porter l’attention sur un secteur d’action publique particulier, celui de l’innovation, et plus précisément sur un type d’intervention, les politiques de cluster. Ces politiques se sont généralisées dans la plupart des pays développés depuis la promotion par l’OCDE de l’« économie fondée sur le savoir » (1996) [1]. Elles visent à développer l’avantage comparatif des territoires en formant localement des groupes d’acteurs porteurs d’innovations valorisables sur le marché [2]. Les différents niveaux de gouvernement sont appelés à coordonner leurs interventions autour de stratégies partagées de compétitivité territoriale et à inciter les acteurs scientifiques et industriels à intensifier leurs échanges.
3Si les clusters font l’objet de nombreux travaux (en géographie économique, économie territoriale, ou encore en sciences de gestion), les politiques de cluster n’ont en revanche jusqu’à présent que peu retenu l’attention des politistes. La littérature disponible sur la clusterisation (Sternberg, 2013) recense une variété de conceptions et de pratiques (Borras, Tsagdis, 2008) et permet de distinguer deux types de politiques de cluster : des politiques top down, centrées sur l’action des acteurs gouvernementaux et les logiques de coordinations verticales, et des politiques bottom up, se focalisant sur les initiatives et la responsabilisation des acteurs locaux. Mais ces politiques ne sont que marginalement appréhendées comme des terrains pour étudier les formes contemporaines de l’action publique locale. En ouvrant la boîte noire des politiques de clusters, en analysant les processus dont elles sont porteuses dans leur mise en œuvre, et en identifiant leurs effets en termes de coordination verticale et horizontale, cet article entend contribuer à une meilleure compréhension de la gouvernance territoriale de l’innovation.
4Pour ce faire, nous adoptons une démarche centrée sur les policy feedbacks. Théorisée par Pierson (1993) et faisant l’objet de synthèses régulières (Mettler, Soss, 2004 ; Béland, 2010 ; Campbell, 2012 ; Spire, 2016), cette démarche permet d’inverser la perspective intuitivement et communément adoptée sur les politiques publiques : au lieu de les appréhender (exclusivement) comme des produits des acteurs gouvernementaux et plus largement comme des effets du fonctionnement des institutions politiques et administratives, cette approche permet de souligner que les politiques publiques sont elles-mêmes porteuses de conséquences affectant la légitimité et les capacités des institutions, le comportement des élites bureaucratiques, et le rapport au politique des groupes d’intérêts et des citoyens ordinaires.
5L’approche par les policy feedbacks n’en présente pas moins certaines limites. Comme toute approche à dominante institutionnaliste de la mise en œuvre (comme celle sur les instruments d’action publique), et à l’opposé d’approches centrées sur les acteurs ou sur les contextes, elle tend à focaliser l’attention sur les logiques de coordination verticale. Comme cela a été récemment rappelé, l’une des limites du concept de policy feedbacks réside dans « le caractère instable et potentiellement circulaire de la causalité qu’il désigne » (Revillard, 2018, p. 478) au sens où « un glissement s’opère parfois de l’idée d’effets des politiques sur leurs publics à celle d’une rétroaction de ces effets sur les politiques futures » (ibid.). Ce risque sera ici contenu par l’attention que l’on portera, tout en restant dans un cadre à dominante institutionnaliste, au rôle des acteurs et à leur agency en termes d’appropriation, d’altération et d’hybridation locale des modèles, idées et savoirs (Béal et al., 2015) que véhicule une politique de cluster.
6L’article porte sur la politique de cluster conduite en France depuis près de quinze ans sous le nom de politique des pôles de compétitivité [3]. Les quelques travaux portant sur cette politique ont jusqu’à présent surtout souligné ses logiques verticales, sa cohérence avec les réformes néomanagériales de l’État ainsi qu’avec la recomposition des rapports centre-périphérie (Menu, 2011 ; Gallié et al., 2012 ; Debailly, Pin, 2018). Il s’agit ici d’en souligner ses effets potentiels sur la capacité d’action des villes, en identifiant comment et jusqu’à quel point elle contribue à façonner une gouvernance des économies locales, entendue comme une « division particulière du travail entre le marché, les structures sociales et les structures politiques » et des « processus de coordination d’acteurs, de groupes sociaux et d’institutions pour atteindre des buts discutés et définis collectivement » (Le Galès, 2004, p. 108).
7Nous prenons appui sur l’analyse qualitative et longitudinale d’un pôle, nommé Cap Digital (encadré 2). Le choix de cette étude de cas s’inscrit dans une stratégie de least likely case : la politique des pôles étant généralement présentée comme une politique de cluster « à la française », caractérisée par des logiques de pilotage étatistes, centralisées et hiérarchiques, et Paris et l’Île-de-France faisant figure d’espaces politiques encore largement contrôlés par l’État (Estèbe, Le Galès, 2003), les logiques bottom up et la manifestation d’une capacité politique locale à s’approprier la politique des pôles devraient par hypothèse y être moins observables que dans d’autres territoires infranationaux (tels que des métropoles régionales). A contrario, si de telles dynamiques s’avèrent présentes à Paris et en Île-de-France, cela justifierait de développer une analyse des politiques de cluster soulignant davantage les logiques d’appropriation de ces politiques ainsi que leurs policy feedbacks à l’échelle locale.
8La délimitation temporelle de cette étude correspond pour l’essentiel à la période 2005-2015 : de l’année de création des premiers pôles, à la fin d’une période de stabilité politique locale tant à la Ville de Paris (deux mandats successifs de maire pour Bertrand Delanoë de 2001 à 2014) qu’à la Région Île-de-France (trois mandats successifs de président pour Jean-Paul Huchon de 1998 à 2015). L’étude de cette période est conduite sur la base d’un séquençage en trois temps (2004-2007 ; 2008-2012 ; 2013-2015) correspondant à trois étapes de la politique nationale des pôles (cf. infra et voir le tableau 1 en fin d’article). Du point de vue des réformes territoriales, cette période est antérieure aux lois MAPTAM [4] et NOTRe [5] qui ont réorganisé le partage des compétences en matière de développement économique et d’innovation, en conférant un rôle de chef de file aux Régions tout en affirmant le rôle des métropoles. Ces dispositions étaient toutefois en germe dans la période étudiée, en application de l’« acte II » de la décentralisation qui confiait déjà de nouvelles prérogatives aux Régions en matière de développement économique, et en raison de la mise à l’agenda de la question métropolitaine dans le contexte parisien avec les programmes d’aménagement du Grand Paris.
9L’article se compose de trois parties. La première porte sur le processus de création de Cap Digital, en soulignant l’hybridation de ses logiques verticales et horizontales, liée au fait que la politique des pôles correspond à une forme de « gouvernement par les labels » (Béal et al., 2015). Dans le prolongement chronologique, la deuxième partie analyse l’évolution des activités développées par un pôle tel que Cap Digital sur une période de dix ans. Mobilisant l’approche par les policy feedbacks, nous décrirons comment les inflexions des objectifs de la politique nationale ont été traduites sur le plan opérationnel et matériel à l’échelle d’un pôle. L’analyse séquencée des activités de Cap Digital permettra d’observer une diversification et un élargissement des publics du cluster, évolutions riches d’enseignements au regard de la problématique de la gouvernance. En centrant cette fois l’argumentation sur la description de mécanismes d’ordre cognitif, la dernière partie vise à rendre compte de l’encastrement de Cap Digital dans l’environnement politique parisien, afin de souligner les effets de la politique des pôles sur l’orientation des politiques conduites par la Ville de Paris en matière d’innovation. On soutiendra ainsi que, de manière certes limitée mais bien réelle, ce pôle a contribué à la formation d’une gouvernance territoriale de l’innovation.
Encadré 1. L’étude de Cap Digital
Les données sont essentiellement de nature qualitative : documentation écrite ; quarante-cinq entretiens semi-directifs avec des responsables, personnels et membres de Cap Digital (appartenant au monde de l’entreprise ou de la recherche publique) ainsi qu’avec des acteurs de l’environnement du pôle ; observations à l’occasion de réunions publiques (organisées par Cap Digital ou par des institutions publiques).
La politique des pôles de compétitivité, une forme de gouvernance territoriale par les labels
10La gouvernance par les labels a été identifiée comme révélatrice d’un renouvellement des logiques verticales et horizontales de l’action publique locale (Béal et al., 2015 ; Epstein, 2015). On entend par là que l’État reste en France un « acteur nodal des politiques urbaines » (Béal et al., 2015, p. 105) : tout en valorisant les initiatives et les expériences locales, l’État intervient en stimulant, en encadrant et en contrôlant les acteurs publics et privés par la diffusion de modèles et la labellisation de « bonnes pratiques ». La politique des pôles constitue un cas saisissant de cette forme d’intervention étatique, en visant à diffuser en France le modèle des clusters et en accordant le label « pôles de compétitivité » à certains groupes d’acteurs. Après avoir présenté le type de relations centre-périphérie que l’État tend à instaurer à travers cette politique, nous montrerons que la genèse de Cap Digital permet toutefois d’observer des logiques horizontales à l’œuvre dans la formation d’un cluster « à la française ».
Les logiques verticales de la diffusion du modèle des clusters en France : pilotage à distance et régulation concurrentielle des territoires
11Selon la définition qu’en a donné Michael Porter en 1990, largement reprise depuis, un cluster est « une concentration géographique d’entreprises liées entre elles, de fournisseurs spécialisés, de prestataires de services, de firmes d’industries connexes et d’institutions associées (universités, agences de normalisation ou organisations professionnelles, par exemple) dans un domaine particulier, qui s’affrontent et coopèrent » (Porter, 1998, p. 197). Le concept de cluster véhicule l’hypothèse selon laquelle des entreprises et d’autres organisations se regroupent sur un même territoire dans l’intention de bénéficier d’« avantages compétitifs » liés aux externalités positives que leur proximité génère. Malgré les critiques soulignant les faiblesses théoriques de ce concept (Martin, Sunley, 2003), les acteurs gouvernementaux y ont trouvé un outil de promotion de leurs territoires. S’inspirant des travaux de Porter, des initiatives dans un premier temps régionales puis européennes et nationales se sont développées en Europe. Le concept de cluster a été mobilisé dans un premier temps à des fins de marketing territorial, puis a servi de référence pour définir des politiques d’innovation passant par la création de clusters.
12En France, c’est une telle approche « créationniste » des clusters qui a été portée par l’État avec sa politique des pôles de compétitivité. Celle-ci vaut d’être présentée en référence aux trois types d’instruments identifiés par Renaud Epstein (2015) comme caractéristiques de l’évolution de la dimension verticale de la gouvernance territoriale : les labels, les appels à projet, et les indicateurs de performance. La création de clusters est d’abord passée par l’octroi de labels à des groupes d’acteurs, selon un processus initié sous les gouvernements Raffarin (mai 2002 – mai 2005) et concrétisé au début du gouvernement Villepin (mai 2005 – mai 2007). L’objectif était de relancer la croissance économique en privilégiant deux options : d’une part, l’adoption d’un mode d’action incitatif visant à transformer l’appareil industriel français en le spécialisant davantage dans les activités à forte valeur ajoutée (en particulier à haute composante technologique), d’autre part, en réformant les politiques de développement économique jugées trop fragmentées depuis les lois de décentralisation des années 1980. Plusieurs rapports ont contribué à cette réflexion : un rapport de Jean-Louis Beffa prônant une « nouvelle politique industrielle » (2005), un rapport du député Christian Blanc associant l’idée d’« écosystème de la croissance » à la « construction de pôles de compétitivité » (2004, p. 12), ainsi qu’un rapport de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR) préconisant « une nouvelle politique industrielle par les territoires » (2004). Parallèlement, étant connu pour ses convictions régionalistes, il était prêté à Jean-Pierre Raffarin, l’intention de confier aux régions la mise en œuvre de la future politique des pôles en cohérence avec l’« acte II de la décentralisation ». Mais l’échec de son parti aux élections régionales de 2004 a eu raison de ce scénario, et l’a conduit à opter pour une procédure de labellisation nationale (Demazière, 2006). Cette procédure, formalisée dans une circulaire [6], mobilisait les conseils régionaux et les préfectures régionales pour accompagner les porteurs de projets de pôles, installait un Groupe de travail interministériel (GTI) chargé d’établir le cahier des charges de l’appel à projets, et confiait l’attribution finale du label « pôle de compétitivité » à un Comité interministériel d’aménagement et de développement du territoire (CIADT) qui eut lieu le 12 juillet 2005.
13À la différence d’une procédure réglementaire s’imposant à tous, l’appel à projets déploie une démarche incitative et sélective, ne mobilisant que les publics intéressés à concourir. Les types de publics concernés étaient mentionnés dans le cahier des charges, définissant un pôle comme « la combinaison, sur un espace géographique donné, d’entreprises, de centres de formations et d’unités de recherche publiques ou privées, engagées dans une démarche partenariale destinée à dégager des synergies autour de projets communs à caractère innovant » [7]. Le même document dressait la liste des cinq « critères essentiels pour la reconnaissance d’un pôle » : sa stratégie, son périmètre géographique et organisationnel, sa « masse critique » (contribuant à sa « visibilité internationale »), les modalités de sa gouvernance, et les projets de coopération entre ses membres. En revanche, il n’était pas précisé combien de pôles seraient labellisés. Les entretiens réalisés révèlent que des conceptions divergentes étaient portées par les deux structures étatiques chargées de piloter le GTI : tandis que la direction générale des Entreprises (DGE) adhérait à la vision sélective portée par Christian Blanc pour ne retenir que cinq à dix pôles à l’échelle nationale, la DATAR défendait l’idée d’une labellisation pouvant bénéficier à un maximum d’initiatives locales. Le processus de labellisation des pôles a finalement abouti à un compromis entre ces deux scénarios : un nombre élevé de clusters a été retenu (67 en 2005 puis 71 après labellisation de quatre autres pôles en 2007), mais en les répartissant en trois catégories (7 pôles mondiaux, 10 pôles à vocation mondiale, 54 pôles nationaux).
14La politique des pôles a enfin été élaborée dans un contexte marqué par l’entrée en application de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), favorisant un pilotage des pôles par l’utilisation d’indicateurs de performance. Au-delà de sa dimension symbolique, le label a ouvert aux pôles l’accès à des ressources financières destinées pour l’essentiel au financement de leurs équipes de permanents (dites équipes d’« animation ») et au financement de projets de recherche et développement (projets de R&D, dits « projets FUI », en référence au Fonds unique interministériel constitué pour la politique des pôles). Afin d’encadrer l’allocation de ces moyens et de contrôler leur utilisation, l’État a demandé aux pôles de se constituer en association, et a signé avec eux des « contrats cadres » [8], en y associant à chaque fois les collectivités locales partenaires [9]. En signant ces contrats, les pôles s’engageaient à faire remonter régulièrement des données quantitatives permettant l’édition annuelle de « tableaux de bord statistiques des pôles » et la production annuelle des « indicateurs de performance » exigés par la LOLF.
15Une procédure d’évaluation d’initiative gouvernementale est toutefois venue se surajouter au dispositif d’évaluation lié au « volet performance » de la LOLF. Cette procédure complémentaire consiste à remettre périodiquement en jeu l’attribution du label « pôle de compétitivité ». Deux campagnes d’évaluation de ce type ont eu lieu entre 2005 et 2015 (l’une en 2008, l’autre en 2012). Confiée à chaque fois à un consortium de cabinets privés chargés de réaliser un audit de chacun des pôles, cette évaluation « couperet » scande la politique des pôles en plusieurs phases correspondant à différentes priorités définies par l’État. La première phase, de 2004 à 2007, a eu pour objectif la création des pôles et le démarrage de leurs activités en leur assignant la fonction d’« usines à projets », c’est-à-dire, principalement, de structures labellisant des « projets de R&D collaboratifs » éligibles au FUI. La deuxième phase, engagée durant le mandat de Nicolas Sarkozy, a consisté, de 2008 à 2012, à transformer davantage les pôles en outils d’aide au développement des PME. Une troisième phase, conduite de 2013 à 2018, visait à faire passer les pôles de la fonction d’« usines à projets » à celle d’« usines à produits d’avenir ».
Les logiques horizontales dans la formation d’un pôle de compétitivité : poids du passé et altération du modèle étatique de cluster
16Bien que la politique des pôles corresponde à une approche « créationniste » des clusters, la création des pôles ne devait paraître ni seulement réactive, ni purement opportuniste pour paraître crédible et avoir de réelles chances d’obtenir le label. Porter un projet de pôle nécessitait que les porteurs de projets se présentent comme les membres d’une « communauté de politique territoriale » (Keating, 2013, p. 132-136), s’inscrivant dans le prolongement de coopérations antérieures, et incarnant un potentiel d’innovation prometteur en termes de création de richesses, d’emplois et d’attractivité. La reconstitution du processus de labellisation d’un pôle tel que Cap Digital fait apparaître l’importance de la réactivation de réseaux d’acteurs scientifiques et industriels déjà constitués. Mais cela permet également d’observer que ce processus peut aboutir à la formation d’une identité collective altérant le modèle de cluster porté par l’État.
17D’un point de vue institutionnaliste, la formation d’un pôle peut être présentée comme le résultat du croisement et du renouvellement de réseaux d’acteurs constitués dans le cadre de politiques nationales antérieures. Parmi elles figurent la politique de développement économique locale des systèmes productifs locaux (SPL) de la DATAR [10], ainsi que la politique des réseaux de recherche industrielle et technologique (RRIT) [11] conduite par le ministère en charge de la recherche. Les réseaux d’acteurs des SPL étaient de dimension locale tandis que ceux des RRIT étaient nationaux. Pour les membres de ces réseaux, le lancement de la politique des pôles pouvait présager une forme de marginalisation des anciens dispositifs dans lesquels ils étaient jusque-là impliqués. Mais cette politique, portée au plus haut niveau de l’État, augurait aussi d’intéressantes retombées symboliques et matérielles justifiant amplement de s’investir dans la nouvelle démarche de labellisation.
18En Île-de-France, le lancement de la politique des pôles a donné lieu à une mobilisation intense aboutissant à la reconnaissance de sept pôles (Gollain, 2006). Un groupe de lobbying francilien, le « Groupe Olivier » (proche du député Christian Blanc), a joué un rôle influent en amont dans la mise à l’agenda national et régional de la thématique des clusters. Ce groupe réunissait des directeurs de grandes entreprises et de grandes institutions de recherche et d’enseignement supérieur implantées sur le plateau de Saclay. Une fois lancé l’appel à projets national, la création des pôles a suivi deux types de dynamiques. Pour certains, le projet de pôle a été immédiatement porté de manière unifiée par une structure d’animation déjà existante, tels que le SPL Optics Valley pour le pôle Systematic. Pour d’autres pôles, comme Cap Digital, l’élaboration du projet a résulté de la convergence de réseaux d’acteurs jusque-là indépendants.
Encadré 2. Cap Digital : un groupe d’acteurs en extension et une identité évolutive
Lors de sa fondation, Cap Digital rassemblait plus de 20 grandes entreprises (dont France Telecom, Thalès, Lagardère, TF1, Editis), 200 PME (la plupart représentées par des associations professionnelles du cinéma, de la télévision et du jeu vidéo) et 20 universités et écoles (dont Telecom ParisTech, l’Université Paris-6, la MSH Paris Nord, l’École Louis-Lumière). Le nombre de membres n’a cessé d’augmenter depuis la création du pôle, jusqu’à revendiquer en 2016 plus de 1 000 membres (dont 800 PME).
Le projet initial de Cap Digital était de soutenir l’innovation par le développement des technologies numériques utilisées en Île-de-France dans les industries de la culture et de la communication.
Au fil des années, l’équipe de direction de Cap Digital a redéfini le périmètre et l’identité du pôle. Depuis 2013, il est défini comme « le pôle de compétitivité de la transformation numérique ». Son projet ne concerne plus seulement les industries de la culture et de la communication : il s’adresse plus largement à l’ensemble des secteurs d’activités (notamment la santé, la robotique et l’ingénierie urbaine).
19Une des particularités de la genèse de Cap Digital est que ses promoteurs ont dû, en un délai très court, s’assurer d’un appui politique local convaincant aux yeux des acteurs étatiques et mener simultanément une opération de mobilisation des acteurs locaux de la recherche et de l’industrie permettant de conférer au projet la « masse critique » exigée au niveau national. Le dossier de candidature du pôle a été initialement porté sous le nom « Image multimédia et vie numérique » (IMVN), dans la mesure où il résultait de la convergence de deux projets initiaux : un projet de pôle « Image », et un projet de pôle nommé « Vie numérique ».
20L’idée de projet « Vie numérique », orienté sur les services et les usages des télécommunications, est née de deux anciens collègues du département STIC du CNRS, respectivement membres de Telecom ParisTech et de l’Université Paris-6, et qui étaient l’un et l’autre impliqués dans deux RRIT. Ces acteurs ont saisi la politique des pôles pour fédérer, dans un premier temps sur Paris, des acteurs aux intérêts restés jusque-là dissociés, mais que le phénomène de « convergence numérique » incitait selon eux à réunir. À la recherche d’un appui politique, ils ont sollicité Christian Sautter, alors adjoint au maire de Paris chargé du développement économique, avant même le lancement de la politique des pôles :
On avait déjà [à l’Université Paris-6] des relations naturelles et permanentes avec la Région et la Ville de Paris. Mais le mouvement était un peu différent à l’époque, il n’était pas institutionnel, il remontait d’un certain nombre de chercheurs, pour essayer de sensibiliser la Ville de Paris à l’importance de maintenir une activité de recherche forte sur son territoire. Il était évident à l’époque […] qu’un certain nombre d’acteurs et d’opérateurs de la recherche s’organisaient avec les services de l’État pour créer un environnement […] plus fort sur le site de Saclay. On s’est donc rapproché de la Ville de Paris en disant que […] si on regardait les compétences présentes sur le territoire, on pouvait envisager de croiser des choses qui sont très fortes dans le périmètre de Paris et sa région […] au croisement de l’art, de la culture et des technologies. On disait qu’il y avait une légitimité pour Paris d’épauler le développement de cet environnement, en particulier au niveau de la recherche et par la suite de l’innovation. On avait trouvé un écho extrêmement favorable [12].
22Le lancement de la politique des pôles a donné un nouveau tour à la démarche engagée par les deux chercheurs :
On était passé par différents filtres à la mairie de Paris pour essayer de comprendre ce qu’on pouvait faire, et c’est à ce moment-là qu’ont émergé les propositions de développement de pôles de compétitivité. Du coup, notre message a un petit peu changé puisque maintenant on n’avait plus forcément besoin de trouver un outil : l’instrument était là, c’était celui des pôles de compétitivité [13].
24La Ville de Paris a alors confié à l’un des deux chercheurs une mission d’expertise pour concevoir et piloter le projet de pôle.
25De son côté, le projet de pôle « Image » remontait à une série d’initiatives portées en Seine-Saint-Denis et ayant préalablement abouti à la création de deux SPL. Ces initiatives en matière de développement économique trouvaient une résonance particulière auprès des acteurs universitaires du territoire, du fait de la récente création de la Maison des sciences de l’homme (MSH) Paris Nord impliquant des équipes des Universités Paris-8 et Paris-13, en particulier dans l’informatique appliquée aux industries de la culture et de la communication. Connaissant ces différentes dynamiques engagées sur le territoire de la Plaine Saint-Denis, la Région Île-de-France avait identifié en 2004, parmi une liste de filières industrielles à soutenir, une filière multimédias localisée sur les territoires de la Plaine-Saint-Denis, de Montreuil et du Val-de-Marne.
26La fusion des projets « Image » et « Vie numérique » s’est opérée en raison de la volonté de la Région d’éviter la multiplication des pôles sur son territoire. Dans la mesure où le pôle Systématic était déjà bien identifié dans le champ du numérique, les projets « Image » et « Vie numérique » étaient amenés à fusionner. Mais la fusion des deux projets n’était pas en soi suffisante pour convaincre les acteurs étatiques. Les porteurs du projet Cap Digital se sont trouvés confrontés à un enjeu majeur : celui de rendre digne d’intérêt la filière industrielle qu’ils souhaitaient promouvoir collectivement (celle des « contenus numériques »), en fournissant des arguments chiffrés concernant sa « masse critique » – la « prouver » au sens de Desrosières (2014). La difficulté tenait au fait que cette filière ne correspondait pas aux critères habituellement utilisés dans le cadre des politiques nationales. Le pôle en préfiguration souffrait en particulier de l’absence de données statistiques sur le nombre de chercheurs qu’il regroupait : étant essentiellement constitué de PME, il regroupait peu de chercheurs au sens de la statistique publique, puisque les PME disposent rarement d’un service référencé comme laboratoire. La stratégie adoptée a dès lors intégré une forte dimension de lobbying :
Il y a eu un énorme travail de lobbying et d’actions qui ont été menées pour montrer ce qu’était ce qu’on appellerait Cap Digital : la filière des contenus numériques. Que ce n’était pas que les jeux vidéo, que c’était tout un tas d’autres choses. On a organisé plusieurs fois à la Villette de véritables showrooms, pour montrer aux ministres, en tout cas à des délégations institutionnelles de l’État, ce qu’étaient ces entreprises, ce qu’elles faisaient, ce qu’elles fabriquaient. Il s’agissait de montrer que c’était un véritable secteur, qui fabriquait, qui exportait aussi, des fois en sous-traitance pour des Américains [14].
28Cette stratégie de communication n’a pas été la seule clé du succès des porteurs du projet, mais elle est instructive au regard de la dynamique d’appropriation locale du modèle de cluster « à la française » dans le contexte parisien.
29Tout en s’inscrivant dans le cadre d’une politique initiée et pilotée par l’État, la genèse de Cap Digital rend compte de la formation d’un pôle construisant son identité certes en se conformant aux règles et critères fixés par l’État (notamment celle d’attester une « masse critique »), mais en se référant à un modèle de cluster un peu différent. Par son caractère « créationniste » visant la « visibilité internationale », l’usage étatique du concept de cluster confère un rôle déterminant aux grandes entreprises plutôt qu’aux tissus de PME et aux start-up. Or, depuis son lancement, le projet porté à travers Cap Digital affirme un autre modèle, associé à l’idée de « nouvelle économie » :
La grande difficulté a été de passer d’un message où on pensait que le potentiel était énorme, à une reconnaissance de ce potentiel dans la politique industrielle du pays. C’était un message très difficile à entendre pour nos interlocuteurs. On avait vu des personnes de plusieurs ministères, mais, à la fin, la question classique était : quels sont les gros industriels ? Or, dans ce domaine, s’il y a bien des gros industriels, ils sont ailleurs. […] Pour nos gouvernants c’était une évidence : tout ce qui concerne les technologies de l’information, c’est à Saclay, et ça va être Systematic, parce qu’il y a les grands acteurs industriels. Notre message à nous n’était pas de contredire ou de minimiser l’importance de Systematic, mais plutôt de dire : « Ça, c’est une autre activité industrielle. Nous on ne construit pas des gros systèmes manufacturés. Nous, en fait, on se développe sur le modèle de la nouvelle économie » [15].
31La manière dont les fondateurs de Cap Digital ont cherché à altérer le modèle de cluster porté par l’État se greffe ainsi sur une logique de différenciation territoriale entre le cœur de l’agglomération parisienne (représenté par Cap Digital) et le plateau de Saclay (représenté par Systematic). En première lecture, ce phénomène pourrait être considéré comme un simple effet local du mécanisme concurrentiel instauré par la technique de l’appel à projets. Pour autant, le clivage entre « gros systèmes manufacturés » et « nouvelle économie » revêt une signification plus générale : celle selon laquelle la politique des pôles est fondée sur une théorie sous-jacente de l’innovation à dominante technologique (technology push), portée par les grands acteurs industriels disposant de « laboratoires » et de « chercheurs » au sens de la statistique publique, en mesure d’imposer des innovations « de rupture » sur le marché, tandis que la stratégie portée à travers Cap Digital se fonde sur une conception de l’innovation à dominante entrepreneuriale (market pull), de type incrémentale, résultant de l’identification d’une demande de nouveaux biens ou services et suscitant l’initiative de « développeurs » travaillant dans des PME ou créant leurs propre start-up pour utiliser les technologies existantes afin de répondre aux besoins du marché [16].
32La manifestation localisée de ce clivage constitue le premier effet politique de la mise en œuvre des pôles dans le contexte parisien. Comment cela s’est-il traduit dans le fonctionnement interne de Cap Digital et dans ses interactions avec la vie politique locale parisienne les années suivantes ?
Les métamorphoses réglées de l’action d’un pôle de compétitivité
33L’équipe de direction de Cap Digital a suivi une stratégie de diversification des guichets de financement mobilisables par ses membres, ce qui lui permet d’élargir les publics du pôle. Les objectifs de Cap Digital sont en effet indexés à la production de trois types de biens : des biens collectifs locaux (non marchands et bénéficiant potentiellement à l’ensemble de la population du territoire), des biens de club (non marchands et bénéficiant à des membres cooptés), et des biens individuels (marchands et bénéficiant individuellement à des membres du pôle). L’analyse de l’évolution dans le temps des activités de Cap Digital permet d’observer un glissement de ses priorités allant de la production du premier au troisième de ces types de biens.
Une politique initialement déployée pour produire des biens collectifs, mais générant de fait des biens de club
34Le démarrage des activités de Cap Digital s’appréhende au regard de l’objectif de l’État de développer les coopérations entre membres des pôles autour de « projets FUI ». Dans la conception de l’État, ces projets correspondent à l’association d’un nombre important de partenaires (en général une vingtaine) autour de projets de recherche à caractère « précompétitif ». Ils sont présentés comme des moyens d’organiser des filières industrielles autour d’enjeux technologiques communs. Ces projets ont vocation à faire émerger entre leurs partenaires une logique de réseaux dite de « coopération-compétition », en stimulant une dynamique d’identification et de constitution de « briques technologiques » mobilisables et valorisables par les uns et les autres dans leurs propres activités. Afin de piloter à distance cette action des pôles, l’État a de nouveau adopté les techniques de l’appel à projets et de la labellisation, en confiant au GTI la gestion des « appels à projets FUI » (au rythme moyen de deux par an) et en conférant aux pôles (labellisés) le rôle de labelliser les projets de leurs membres et plus largement de leur « écosystème ». Précisons qu’une fois labellisés par les pôles, les projets doivent encore être sélectionnés par le GTI. Autrement dit, les pôles exercent un rôle de présélection et de régulation de l’accès au FUI, mais n’allouent pas eux-mêmes directement des financements à leurs membres.
35Le calendrier serré fixé par le gouvernement pour le premier appel à projets FUI a conduit Cap Digital à labelliser ses premiers projets avant même que sa structure de gouvernance ne soit établie. La gouvernance provisoire du pôle avait fait le choix d’adopter pour l’année 2006 une procédure de labellisation par validation de projets au cas par cas en conseil d’administration, et non sur la base d’un rapport global sur l’ensemble des projets élaborés comme cela a été fait par la suite. Cette procédure a permis au pôle de proposer dix projets labellisés dès 2006, et d’en faire financer neuf. Ces premiers succès obligeaient néanmoins la direction de Cap Digital à anticiper les prochains appels à projets en constituant un stock suffisant de nouveaux projets présentables auprès des financeurs. La direction du pôle a ainsi pris l’initiative dès le printemps 2006 de publier son propre appel à projets auprès de ses adhérents, afin d’identifier et d’aider à élaborer des projets s’adressant à une palette élargie de financeurs : non seulement le FUI et les collectivités locales, mais aussi l’Agence nationale de la recherche (ANR) et l’Agence nationale de valorisation de la recherche (ANVAR). Le collectif d’acteurs réunis dans Cap Digital a ainsi rapidement prouvé sa capacité à remplir la fonction de labellisation de projets de R&D.
36Au-delà d’une simple conformation aux attentes de l’État, les projets financés à travers Cap Digital ont très vite témoigné de la capacité de ce pôle à traduire opérationnellement la stratégie qu’il avait définie en organisant ses activités autour de cinq thématiques technologiques : vie numérique, image et le son, jeu vidéo, patrimoine numérique, éducation numérique, et ingénierie des connaissances. En effet, cinq de ces six thématiques s’incarnaient au bout d’un an dans un projet de R&D dit « structurant », chacun d’eux étant présenté comme contribuant à la formation de réseaux d’acteurs variés (PME, grandes entreprises, laboratoires, voire centres de formation).
Encadré 3. Trois exemples de premiers projets structurants de R&D labellisés par Cap Digital
Play all [thématique Jeu vidéo] : projet initié par un SPL, pour créer une plate-forme de développement de moteurs de jeux vidéo, donnant lieu à la création d’une joint-venture réunissant sur un même site la majorité de leurs équipes de R&D.
Terra Numerica [thématique Patrimoine numérique] : projet monté pour développer les technologies nécessaires aux représentations 3D des territoires urbains de grande dimension. A initié une famille de projets nommée « Terra » pour développer des fonctionnalités susceptibles d’intéresser les acteurs de l’aménagement, des transports et de la sécurité urbaine.
37Parallèlement au lancement de ces premiers projets, l’équipe de Cap Digital s’est occupée de systématiser son activité de labellisation des projets. Une véritable ingénierie de labellisation s’est mise en place et s’est révélée payante, puisque, en 2007 et 2008, Cap Digital s’est retrouvé en tête du classement des pôles obtenant le plus de financements de l’ANR. Plus largement, au terme de la première phase de la politique des pôles, en 2009, Cap Digital faisait partie des 20 pôles qui recevaient plus de 80 % des financements FUI [17].
38Toutefois, ni l’accès partagé aux financements publics, ni la participation à des projets collectifs de R&D, ne sont en soi antinomiques avec l’expression de mobiles d’action individuels et la recherche d’intérêts particuliers des membres des pôles. D’une part, le caractère collectif du projet, d’un point de vue strictement utilitaire, n’est qu’une condition pour chacun de bénéficier individuellement d’une subvention. D’autre part, même si la notion de « projet collaboratif » suggère que ces projets s’effectuent selon une logique horizontale et négociée, ils ne sont pas pour autant dénués de verticalité, au sens où ils tendent à reproduire les hiérarchies existantes entre les différents partenaires. Cela se manifeste en premier lieu dans la conduite des projets de R&D, laquelle accorde en général un rôle pivot à quelques acteurs reconnus, qu’ils soient industriels (en particulier les grandes entreprises, comme Thalès ou Editis, qui ont joué un rôle de coordination dans trois des cinq premiers projets évoqués) ou académiques (notamment le LIP 6 de Paris-6, très impliqué dans les mêmes projets que Thalès).
39Cette logique hiérarchique du fonctionnement d’un pôle apparaît également dans l’organisation du processus de labellisation des projets. Pour des raisons de crédibilité vis-à-vis des financeurs (État, collectivités territoriales, voire financeurs privés), les pôles ont été tenus d’organiser leur procédure de labellisation en intercalant entre le niveau « politique » du pôle (le conseil d’administration et le bureau exécutif, chargés de représenter l’ensemble des acteurs du pôle et de porter sa stratégie) et son niveau « opérationnel » (l’équipe de permanents chargée d’effectuer l’ensemble des actions du pôle, et notamment l’aide au montage et au suivi des projets de R&D) un niveau « expert », chargé d’expertiser les projets de R&D candidats aux aides publiques. Ce niveau « expert » correspond dans le cas de Cap Digital à des « commissions thématiques » qui « expertisent » les dossiers de candidatures de projets déposés auprès du pôle, émettent un avis qu’elles adressent au bureau exécutif du pôle, qui les propose ensuite au conseil d’administration pour décider d’accorder ou non le label « Cap Digital ».
40L’activité de labellisation des projets de R&D suppose ainsi la désignation d’« experts ». Deux règles régissent la composition de ces groupes d’experts : 1) leur recrutement doit se faire par les pairs, et 2) chaque groupe doit être composé d’experts venant pour moitié du monde de l’entreprise et pour moitié du monde académique. Mais on observe que ces commissions sont des espaces d’implication privilégiés de quelques grands acteurs industriels ou académiques : sur les trois commissions thématiques de Cap Digital (« contenus », « services », « connaissances »), deux ont ainsi été presque toujours présidées sur la période étudiée par les mêmes institutions (une grande école d’ingénieurs et une grosse PME innovante), tandis que le fonctionnement de la troisième mobilise depuis sa création une grande entreprise et un important laboratoire de recherche (eux-mêmes partenaires de longue date). Plus que d’autres, ces grands acteurs industriels ou académiques (voire certains de leurs membres) occupent à ce titre une fonction stratégique pour mieux connaître et maîtriser leur environnement local.
41Les positions de coordinateur de projet structurant, et celle de responsable de commission thématique, institutionnalisées par le fonctionnement des pôles, fournissent aux acteurs qui s’y impliquent un poste d’observation privilégié pour identifier les « briques technologiques » en cours de formation dans les domaines scientifiques et économiques qui les intéressent, pour connaître le panorama local des partenaires potentiels dans ces différents domaines, pour actualiser leurs informations sur les personnes détenant les compétences-clés, ainsi que pour suivre l’évolution des dispositifs d’aide publique et contrôler leur accès. Ces observations conduisent à conclure qu’un pôle de compétitivité comme Cap Digital, qui intervient dans un territoire aux ressources aussi riches et denses que la région parisienne, ne génère pas seulement des biens collectifs mais aussi des biens de club bénéficiant avant tout à certains « grands » acteurs qui y participent.
Le développement d’une gamme croissante de services individualisés et payants
42Consciente dès la création du pôle que son tissu d’entreprises était majoritairement constitué de PME et TPE, l’équipe de direction de Cap Digital a souhaité que l’activité de labellisation des projets de R&D ne se cantonne pas au FUI ou à l’ANR, dont les aides financières se destinent uniquement aux projets collaboratifs, mais aussi auprès d’autres guichets qui financent des projets de R&D « monopartenaires » (portés par une seule entreprise) [18]. Ces financements ont vocation à aider les PME et TPE à se constituer leurs propres actifs économiques, considérés comme indispensables pour se projeter éventuellement dans un second temps dans des projets collaboratifs. Cette démarche, consistant à proposer des services davantage adaptés aux enjeux de développement individuel des entreprises, s’est amplifiée entre 2008 et 2013, durant la deuxième phase de la politique des pôles.
43Cette deuxième phase a également correspondu à la période des « plans filières régionaux » adoptés par l’État (à travers ses services déconcentrés) et la Région Île-de-France en application du contrat de projets État-Région (CPER) 2007-2013. Dans ce cadre, l’État et la Région ont reconnu comme « filières » à part entière deux pôles, Systematic et Cap Digital (respectivement désignés filières « Optique et systèmes complexes » et « Contenus numériques »), et se sont accordés pour leur confier la mise en œuvre d’un programme d’action codéfini et cofinancé. Le but de ces programmes était de proposer des services aux entreprises sur les enjeux de financement en fonds propres, le développement de l’intelligence économique (veille et prospective), ou encore la gestion prévisionnelle des compétences.
44Afin de soutenir plus directement les processus de conception de produits ou services innovants, le cofinancement de « plates-formes technologiques » a également été mis à l’ordre du jour. Cap Digital a lancé un projet nommé « plate-forme THD » qui permettait au pôle de réaliser une double ambition initiale : celle d’incarner sa thématique « vie numérique » dans un projet spécifique, et celle de disposer en son nom d’une plate-forme technologique ouverte à ses adhérents. Mettant à disposition des fournisseurs de contenus et de services (vidéo à la demande, jeux vidéo en ligne, télémédecine…) un ensemble d’équipements et de ressources leur permettant de réaliser le prototypage et le test de leurs produits, l’objectif du projet était de permettre aux entreprises qui le souhaitaient de mieux comprendre et de mieux anticiper l’impact du déploiement de la fibre optique. Cap Digital parvenait ainsi à étendre sa gamme d’intervention à des actions plus près du marché que les projets de R&D précompétitifs.
45Enfin, s’ajustant à la volonté du gouvernement de transformer davantage les pôles en outils d’aide au développement des PME, Cap Digital a inscrit dans son plan stratégique 2009-2012 l’objectif de se constituer en « tierce partie de confiance entre les entrepreneurs et les investisseurs ». Cet objectif s’est traduit en 2010, au niveau de la gouvernance du pôle, par la création d’un collège d’investisseurs au sein de son conseil d’administration, et, sur un plan plus opérationnel, par la constitution progressive d’une gamme de services destinés à aider les PME et les start-up dans les phases aval de la R&D, pour le développement de leurs produits et services innovants. Le pôle a ainsi commencé à proposer à ses adhérents des actions pour aider des entrepreneurs à préparer une levée de fonds, au terme desquelles il décernait un label « Entreprise innovante de pôle » valorisable par l’entreprise auprès de ses investisseurs potentiels. Cap Digital a commencé à proposer au même moment d’autres actions moins approfondies mais plus ouvertes pour permettre aux entrepreneurs de s’entraîner à la conduite d’entretiens avec des investisseurs.
46Avec la troisième phase de la politique des pôles de compétitivité lancée en 2013 sous le gouvernement Hollande-Ayrault, les actions conduites par Cap Digital ont connu une nouvelle inflexion. La volonté nationale que les pôles interviennent davantage pour améliorer « l’efficacité du passage de la R&D collaborative à la mise sur le marché » a en premier lieu conduit Cap Digital à renouveler sa réflexion stratégique, tant sur le contenu que sur la forme : plutôt que de définir un plan stratégique conçu sur plusieurs années par les instances de gouvernance du pôle, le choix de la nouvelle direction a été d’élaborer annuellement un « cahier des tendances » portant sur huit « marchés cibles » en s’appuyant sur la consultation des adhérents [19]. Sur le plan opérationnel, la troisième phase de la politique nationale a été interprétée par Cap Digital comme nécessitant d’axer son action sur le renforcement des liens entretenus par les grandes entreprises (en tant que financeurs potentiels de start-up) avec l’écosystème d’innovation francilien.
47L’équipe de Cap Digital avait déjà amorcé cette évolution en lançant une campagne de prospection de nouvelles adhésions, et en passant de 23 à 34 grandes entreprises membres. En conséquence, le pôle s’est mis à proposer des services spécifiques, voire personnalisés pour les grandes entreprises, tant en ce qui concerne leur gestion interne [20] que la gestion de leurs relations avec les PME et start-up. Par ailleurs, transversalement à l’organisation de ses actions qui s’est progressivement définie par catégories de bénéficiaires (PME-TPE et laboratoires universitaires/PME innovantes de type start-up/Grandes entreprises ou ETI), Cap Digital a adopté une présentation de ses services en distinguant trois catégories : les « services collectifs », les « services personnalisés » et les « services premium » [21].
48Cette diversification des actions contraste nettement avec la théorie de l’innovation à l’origine de la politique des pôles. Alors que celle-ci conférait un rôle central aux grandes entreprises, du fait de leur capacité à porter des innovations de rupture sur le marché, pour structurer localement les relations entre acteurs d’une même filière industrielle, les activités de Cap Digital misent autant sur l’accompagnement à la création et au développement de nouvelles entreprises que sur la domination des grandes entreprises. Le contraste évoqué s’explique en premier lieu par la conception différente de l’innovation portée dès l’origine par les fondateurs de ce pôle. Il s’explique également par les inflexions progressivement données par les acteurs étatiques à la politique nationale, qui ont contribué à légitimer la conception de l’innovation et les types d’initiatives conduites par la direction de Cap Digital, et qui ont en outre incité les pôles à adopter une démarche d’élargissement de la gamme de leurs services, en vue d’attirer de nouveaux adhérents et d’augmenter leur part d’autofinancement.
49Ce constat interroge la capacité d’un pôle tel que Cap Digital à contribuer au développement de biens collectifs – ce que la dernière partie de l’article confirmera en présentant la difficulté de Cap Digital à concrétiser ses projets d’offre d’équipements. Pour autant, la direction de ce pôle n’a jamais négligé non plus ses missions à caractère collectif, et qui constituent à ce titre le noyau d’activité permettant à un pôle d’inscrire son existence dans la durée. Comme le souligne May : « Tant que les objectifs et les moyens de base restent inchangés et que les principaux engagements restent en place, les politiques peuvent être considérées comme durables. [À l’inverse] le “repli stratégique sur les objectifs”, pour reprendre l’expression inventée par Wildavsky, impliquant l’altération des préférences et des engagements politiques, indique un manque de durabilité politique » (2015, p. 282). Une telle durabilité politique est une condition indispensable pour qu’un cluster puisse générer des effets en termes de gouvernance territoriale de l’innovation.
Policy feedbacks et gouvernance territoriale de l’innovation
50Dans le sillage des travaux de Mettler et Soss (2004) qui ont souligné les effets structurants des politiques publiques que ce soit dans le positionnement des groupes d’intérêts ou dans les représentations et attentes de leurs membres, cette dernière partie analyse les effets imputables à la compétition et à l’obtention du label « pôle de compétitivité » sur la capacité d’action de Cap Digital et sur sa capacité à influencer l’orientation des politiques de la Ville de Paris.
Des labels territoriaux à leurs effets statutaires durables sur les capacités des groupes d’acteurs
51Si IMVN/Cap Digital a fini par obtenir le label « pôle de compétitivité », ce succès n’a toutefois pas effacé la différence existant préalablement avec Systematic en termes de prestige et de statut [22]. Le jeu de la distinction opérée par l’État entre les différentes catégories de pôles a en effet tourné à la faveur de Systematic et au détriment de Cap Digital : le premier a été labellisé « pôle mondial » tandis que le deuxième a été placé dans la catégorie intermédiaire des pôles « à vocation mondiale ».
52La distinction entre pôles « mondiaux » et pôles « à vocation mondiale » s’est par la suite montrée sans grandes conséquences en matière d’appui politique, financier et opérationnel des pouvoirs publics [23]. Pour autant, les entretiens que nous avons réalisés avec les acteurs de Cap Digital attestent que cette logique de distinction a eu un effet sur leurs représentations et sur leurs conduites :
Il y a trois catégories : les pôles mondiaux, les pôles à vocation mondiale, et les pôles nationaux. Nous on est vraiment « à vocation mondiale ». Pour moi, un pôle mondial, c’est celui qui, si on prend celui qui est à Toulouse, l’Aérospace Valley, vous pouvez en parler à un Américain, ou même à un gars qui n’est pas dans l’aéronautique, il va voir tout de suite de quoi on parle. Les nanotechnologies, on voit aussi tout de suite de quoi on parle. Les contenus numériques [comme Cap Digital], non. On ne le voit pas. On le verra le jour où l’Île-de-France sera identifiée comme un territoire actif de la même manière qu’Hollywood. Mais ce n’est pas encore le cas, et c’est pour ça que pour moi on est toujours « à vocation ». Alors bien sûr, à côté, […] on doit être classé 4e sur les 71 pôles en termes de financement sur nos projets, donc on est parmi les pôles qui fonctionnent bien. Mais on n’a pas encore la visibilité internationale à la hauteur de ça. Il y a un challenge là [24].
54La conscience d’un tel défi à se hisser au niveau des pôles mondiaux, pour rendre visible le cluster Cap Digital à l’échelle mondiale, n’est sans doute pas pour rien dans l’importance accordée par ce pôle, dès sa création, aux activités de communication et de marquage du territoire francilien par des événements et par des équipements. Cap Digital fait en effet figure de pôle où la communication a été rapidement saisie comme une composante essentielle de son action. Afin d’animer son écosystème d’acteurs, il s’est doté d’une large palette d’outils et de supports de communication (site Internet, newsletter, comptes Facebook, Twitter ou Dailymotion…) et organise de nombreux événements (plus de cent de 2005 à 2015, toutes catégories confondues).
55Outre ces activités classiques de networking, la direction de Cap Digital a rapidement porté un projet plus original et plus ambitieux : celui de sortir du cadre des seuls réseaux professionnels pour créer une fête populaire autour du numérique. Ce projet s’est concrétisé depuis 2009 avec l’organisation du festival « Futur en Seine » [25], qui consiste à exposer en différents lieux d’Île-de-France des prototypes, technologies et services numériques soutenus et sélectionnés par le biais d’appels à projets spécifiques. L’objectif affiché de cet événement est double : il s’agit de rendre visible le « futur proche » en cours d’invention dans le champ de l’innovation numérique, tout en servant de vitrine nationale et internationale aux activités des entreprises et laboratoires locaux [26]. Le festival est à cet égard complémentaire des autres activités de communication externe plus classiques menées par le pôle, telles que la participation d’entreprises adhérentes sous un pavillon commun « Cap Digital » aux grands salons internationaux de leurs secteurs d’activité.
56La première tentative significative de Cap Digital en matière d’équipements a été conduite en réponse à l’un des premiers appels à projets lancé par l’État dans le cadre du Programme d’investissements d’avenir (PIA). L’appel à projets portant sur la création d’instituts de recherche technologique (IRT) sollicitait la participation des pôles, si bien qu’en Île-de-France, dans le champ du numérique, Cap Digital et Systematic se sont tous les deux portés candidats. Cette concurrence a de nouveau tourné à la faveur de Systematic, confirmant ainsi la différence de statut et de traitement accordé à chacun des deux pôles au plus haut niveau de l’État. La particularité du projet porté par Cap Digital, baptisé « Institut de la Vie numérique » était de bâtir un « IRT en réseau », mettant en relation des « lieux symboliques ». Il s’agissait en l’occurrence de deux types de lieux : 1) des lieux représentatifs de l’ancrage du pôle auprès des universités et de leurs plates-formes technologiques, et 2) des lieux représentatifs des « marchés adressés » par le pôle, qu’il s’agisse de structures partenaires faisant figure de plates-formes d’expérimentation in vivo ou d’espaces de sensibilisation et de diffusion aux usagers. Avec son « IRT Vie numérique », Cap Digital tentait de se positionner comme organisation intermédiaire pour la mise en réseau des acteurs de l’innovation au-delà de la seule R&D, en renforçant les partenariats avec les acteurs de la formation que sont les universités, et en développant en aval les voies d’accès au marché.
57Mais ce projet n’a pas été retenu par l’État. Officiellement parce que le jury international chargé d’évaluer les candidatures n’a pas été convaincu par le caractère peu intégré de la gouvernance du projet, ni par son potentiel international. Toutefois, selon un membre de la gouvernance de Cap Digital, cela tient essentiellement à une différence entre la conception de l’innovation traditionnellement portée par l’État et celle promue par Cap Digital :
La conscience des grands décideurs publics, notamment de l’État, n’est pas là-dessus arrivée à un degré de maturité. Parce que, de fait, Cap Digital proposait une autre façon de concevoir la relation marché-recherche. C’était market-oriented. Mais cela ne fait pas sérieux… Les décideurs sont encore souvent dans un schéma linéaire : « on fait de la rupture technologique, et après on applique ». Ce modèle existe toujours, mais il y a des secteurs d’activité, aujourd’hui importants, où on est en boucle circulaire avec le marché et où on fait de l’innovation incrémentale, moins de l’innovation de rupture. Et on a besoin de lieux où on fait de l’innovation incrémentale [27].
59On ne peut néanmoins écarter l’idée que le projet de Cap Digital a également souffert de la concurrence du projet porté par Systematic. Son projet, nommé « SystemX », a été retenu parmi les huit dossiers sélectionnés malgré quelques réticences exprimées par le jury [28]. Toutefois, l’implication prévue de l’École polytechnique, ainsi que le portage de l’IRT par un pôle mondial, conférait des atouts évidents à cette candidature. D’autant plus que le projet de Systematic bénéficiait de son ancrage historique et géographique sur le plateau de Saclay, et par là de sa cohérence avec l’opération du Grand Paris lancée par l’État. Cet épisode de l’échec de Cap Digital à l’appel à projets IRT illustre la force des logiques et des stratégies de distinction dans le champ des politiques d’innovation. Si les porteurs du projet de Cap Digital ont prouvé en 2005 leur capacité à bénéficier du jeu concurrentiel instauré par l’État en obtenant la labellisation « pôle de compétitivité », les différences initiales en termes d’identité assignée (pôle « à vocation mondiale » et non « mondial ») continuent d’opérer comme un plafond de verre pour ce pôle.
60Cela dit, de telles situations sont épisodiques et marginales au regard de l’encastrement d’un pôle plus de dix ans durant dans son environnement institutionnel local. Il convient maintenant de présenter dans quelle mesure l’existence de ce pôle a contribué à façonner et à orienter l’action publique conduite en matière d’innovation dans le cœur de l’agglomération parisienne.
Une politique nationale de cluster utilisée pour former une communauté politique territoriale soutenant l’innovation et l’entrepreneuriat
61La présentation de la genèse de Cap Digital, dans la première partie de l’article, a permis de souligner le soutien décisif que la Ville de Paris a apporté aux porteurs du projet. Cette dernière section vise à approfondir ce point, en prenant comme fil directeur l’évolution des politiques de la Ville de Paris et en analysant en quoi le pouvoir municipal a pu considérer la présence d’un groupe d’acteurs labellisé « pôle de compétitivité » comme un levier pour sa propre action sur son territoire et plus largement dans l’espace métropolitain de Paris.
62Durant le premier mandat de Bertrand Delanoë à la mairie de Paris, le soutien à l’innovation a relevé de la responsabilité de Christian Sautter, adjoint au maire en charge du développement économique. D’un point de vue opérationnel, celui-ci a entrepris de rénover et affirmer l’action de la ville sans pour autant négliger le bénéfice qu’elle pouvait tirer des dispositifs déployés par les gouvernements nationaux [29], et ce avant même la politique des pôles. En s’inspirant des orientations de la loi nationale de 1999 sur l’innovation et la recherche (dite loi Allègre), Christian Sautter avait confié à l’agence Paris Développement la réalisation du programme « Paris Technopole » pour financer la construction et l’animation d’un réseau d’incubateurs publics parisiens. Parallèlement, en mobilisant les dispositifs de la DATAR, il a appuyé la création de SPL parisiens dans le champ de la « nouvelle économie » [30], tels que Silicon Sentier et Capital Games, qui sont devenus au fil des années des organisations intermédiaires reconnues dans le développement économique local – associées à Cap Digital depuis sa création.
63L’annonce, puis le lancement, de la politique des pôles en 2004-2005 avait donc tout pour retenir l’attention de la Ville de Paris. Dès lors que cette politique fonctionnait sur la base d’un appel à projets pour sélectionner un nombre limité de pôles à l’échelle nationale, il devenait important que les principaux acteurs parisiens de l’innovation y participent pour garantir leur reconnaissance hors du territoire. En mars 2005, Christian Sautter justifiait ainsi la participation de la Ville de Paris à cette politique au motif que, dans son cadre :
L’État lance le début de la partie, mais dans la région cela provoque une effervescence considérable chez les universitaires et laboratoires comme les entreprises. […] Je ne prends pas les pôles de compétitivité comme une opportunité pour aller prendre des primes d’État mais pour accélérer un mouvement de travail en commun, parce qu’il y a la pression américaine, celle du Grand Londres, celle de l’Asie… La pression de la concurrence internationale provoque une réduction des inhibitions à travailler avec les autres, et c’est pourquoi ces pôles sont une bonne chose [31].
65La politique des pôles n’a pas été perçue en contradiction avec les orientations de l’action engagée depuis 2001 par la Ville de Paris. Bien au contraire, elle a été saisie comme un moyen de franchir une nouvelle étape, en produisant des mobilisations « qui font travailler ensemble des entreprises, des universités et des laboratoires de recherche, tout cela avec une masse critique et un rayonnement au moins européen sinon mondial [32] ». En permettant de mobiliser davantage que la Ville de Paris n’avait pu le faire par ses seules interventions, et en lui permettant de mobiliser au-delà du périmètre de son seul territoire, la politique des pôles, malgré les contraintes d’un pilotage de l’État, a été créditée d’une capacité à conférer un meilleur rayonnement international au potentiel d’innovation parisien.
66Temporellement, le premier mandat de Bertrand Delanoë et celui de Christian Sautter en tant qu’adjoint correspondent à la première phase de la politique des pôles. Sur cette période, la présidence de Cap Digital était exercée par Jean-Pierre Cottet, alors administrateur délégué chez Lagardère Active, lequel incarnait la volonté d’arrimer le pôle à de grandes entreprises de niveau international et coller ainsi à la théorie de l’innovation portée par l’État (encadré 4).
Encadré 4. Les présidents successifs de Cap Digital
Henri Verdier, normalien, a créé puis dirigé Odile Jacob Multimédia, tout en intervenant dans la vie politique locale (« section numérique » du Parti socialiste, conseil de développement économique de la Ville de Paris). C’est en tant que représentant de l’association de PME « Canal numérique du savoir » qu’il a participé à la création de Cap Digital, au point d’en être nommé directeur provisoire de 2005 à 2006 puis vice-président de 2006 à 2008. Il a rejoint un temps Jean-Pierre Cottet à Lagardère Active en tant que directeur chargé de l’innovation, puis a pris sa succession à la présidence de Cap Digital de 2008 à 2012. Durant cette période, il a participé à la création de nouvelles start-up (en particulier dans le domaine du big data) et a été nommé en 2009 directeur de la prospective à l’Institut Telecom. Il a été nommé en 2013 directeur d’Etalab, service ministériel sous la tutelle du Premier ministre pour gérer l’ouverture des données publiques, puis, en 2015, directeur interministériel du numérique et du système d’information et de communication de l’État (DINSIC).
Stéphane Distinguin, après une formation à l’École supérieure de commerce de Paris, a débuté sa carrière chez Deloitte (grand cabinet d’audit et de conseil d’entreprises). Il a participé en 1999 à la création d’un fonds d’investissement puis a créé en 2004 à Paris sa propre société de conseil, spécialisée dans la conduite de projets innovants et de création de spin-off pour de grandes entreprises. Il a parallèlement pris la présidence de l’association Silicon Sentier qu’il a relancée en 2004 dans le 2e arrondissement de Paris, et qui a participé à la création de Cap Digital en tant que membre fondateur. Stéphane Distinguin a ensuite poursuivi ses activités en s’impliquant tant auprès de Silicon Sentier (en créant un espace de coworking nommé La Cantine), que de Cap Digital (en contribuant notamment à la création de son festival Futur en Seine dont il a assuré la présidence pour sa deuxième édition en 2011). Vice-président de Cap Digital durant le mandat d’Henri Verdier, il en a été élu président en janvier 2013.
67Les élections municipales de 2008 ont eu lieu entre l’annonce de l’opération du Grand Paris et le début de sa traduction opérationnelle. Dans ce contexte, sur les conseils de son directeur de campagne Jean-Louis Missika, Bertrand Delanoë a fait du soutien à l’innovation un des axes majeurs de sa campagne. En affichant l’objectif de faire de la ville une « capitale de l’innovation [33] », il inscrivait son futur mandat dans le prolongement de l’action conduite depuis 2001 sous la responsabilité de Christian Sautter. Mais en prévoyant de mobiliser 1 milliard d’euros pour « l’université, la recherche et l’innovation », il donnait néanmoins une inflexion différente, tant sur le plan cognitif que sur le plan opérationnel.
68Sur le plan cognitif, il s’agissait de définir la position de la Ville de Paris par rapport à l’opération du Grand Paris. À ce propos, à une question d’un journaliste lui demandant s’il était hostile à la constitution du campus Paris-Saclay, Missika dorénavant adjoint au maire chargé de l’innovation, de la recherche et des universités, répondait le 14 juin 2010 :
Je ne suis pas hostile sur le principe. L’axe Paris-Saclay représente une force scientifique de dimension mondiale, capable de relever les défis académiques du xxie siècle. […]. [Toutefois,] l’État doit comprendre qu’il faudrait négocier un projet plus cohérent d’articulation entre Saclay et Paris. Car c’est bien le couloir scientifique Paris-Saclay qu’il faut considérer [34].
70Cette présentation du territoire parisien, soulignant ses ressources et sa place légitime dans une stratégie visant à développer l’attractivité internationale du Grand Paris, s’est traduite sur le plan opérationnel par l’amplification de la construction du parc d’incubateurs parisiens, de 2008 à 2014, en portant la surface de ce parc à 100 000 m2. Cette orientation politique se poursuit depuis l’élection d’Anne Hidalgo en 2014, laquelle a maintenu Jean-Louis Missika à son poste en étendant même ses responsabilités en tant que maire adjoint chargé « de l’urbanisme, de l’architecture, des projets du Grand Paris, du développement économique et de l’attractivité ».
71En plus de partager l’objectif de valoriser le potentiel du territoire parisien en termes d’innovation et d’entrepreneuriat, la Ville de Paris et Cap Digital se retrouvent sur une conception similaire du rôle de la puissance publique en matière économique. Il convient à ce titre de souligner que les deux présidents successifs de Cap Digital depuis 2008, Henri Verdier et Stéphane Distinguin (encadré 4), à titre individuel ou collectif, et dans un registre plus ou moins consultatif ou opérationnel, étaient impliqués dans les politiques économiques de la Ville de Paris avant même la création du pôle. Leurs trajectoires professionnelles illustrent à leur manière les relations existant à Paris entre le monde politique et les milieux économiques. Les membres actifs de la direction de Cap Digital produisent une forme d’expertise urbaine dont une des caractéristiques est de s’exprimer sur un mode continu, contribuant à structurer un « espace intellectuel » qui consolide en retour l’action publique urbaine (Cadiou, 2008).
72En effet, en faisant du développement de l’offre d’équipements et de la gamme de services destinés à soutenir la création d’entreprises une priorité politique, la Ville de Paris a clairement adopté une conception market pull de l’innovation, consistant moins à soutenir quelques grands projets de R&D susceptibles de déboucher sur des innovations de rupture (et occasionnellement sur des avancées sociales et environnementales à grande échelle) qu’à soutenir l’entrepreneuriat innovant. Cette orientation ne conduit pas seulement à subventionner des intérêts particuliers plutôt que des services collectifs : elle brouille la frontière entre la fourniture d’un service public et la fourniture d’un service commercial (Crouch, 2013). Ainsi, l’ampleur des investissements réalisés par la Ville de Paris pour construire son parc d’incubateurs ne se comprend qu’en référence à l’intention de soumettre à une logique commerciale les services urbains en matière d’innovation. Cette intention a été explicitée par Jean-Louis Missika dans un journal national en octobre 2012 :
Quand j’ai accepté ce poste d’adjoint en charge de l’innovation, la capitale accusait un retard en matière de création d’incubateurs. En dix ans, nous avons fait construire plus de 70 000 m2 de bureaux et d’espaces de vie dédiés aux entreprises innovantes, soit une vingtaine de pépinières labellisées. Aujourd’hui, elles accueillent 450 start-up qui ont créé 3 000 emplois. Mais notre ambition pour mars 2014 est d’aménager 30 000 m2 de plus pour héberger 700 entreprises au total. Une offre diversifiée. Je voulais que les start-up puissent choisir leur incubateur et être exigeantes sur les prestations.
74Cette citation exprime la volonté du pouvoir municipal d’adopter un rôle de régulateur d’un marché local de l’incubation. Notons toutefois que cette stratégie municipale s’est trouvée contrariée par l’irruption soudaine et massive de l’État sur ce terrain, avec l’aménagement de la halle Freyssinet en incubateur géant : cette opération a été lancée par l’État, en lançant le programme Quartiers numériques de la Caisse des dépôts et consignations, et contre la volonté initiale de la ville. De plus, alors que la ville tend à construire ses nouveaux incubateurs dans une logique de requalification urbaine des marges de son territoire, l’État souhaitait un projet « étendard » au cœur de Paris (Pin, Galimberti, 2016).
75Quant à la préférence de la ville pour un modèle market pull de l’innovation, elle s’exprime également dans le discours de son maire adjoint qui justifie l’intervention publique par l’intérêt (supposé général) de modifier non seulement l’offre d’incubateurs (en l’augmentant et en la diversifiant) mais aussi sa demande (en rendant les start-up plus exigeantes). Il ne s’agit pas seulement, pour la Ville de Paris, d’intervenir sur un registre strictement matériel en modifiant le système des contraintes objectives (l’offre d’incubateurs) s’exerçant sur le comportement des acteurs locaux. Il s’agit plus profondément de façonner les représentations des entrepreneurs, en les incitant à comparer les incubateurs et à stimuler la concurrence entre ces derniers. La politique parisienne en matière d’incubation consiste en ce sens à (re)construire les services d’aide à l’innovation en outils de promotion d’une culture de l’entrepreneuriat.
Conclusion
76L’article avait pour objet de contribuer à la littérature sur la gouvernance territoriale en fournissant un nouvel éclairage empirique (portant sur les politiques de cluster) et en développant une grille d’analyse spécifique (celle des policy feedbacks). Nous avons procédé à une étude longitudinale du cas d’un pôle de compétitivité parisien dans une stratégie de least likely case. L’intention était de démontrer que, même dans le contexte parisien, la mise en œuvre d’une politique nationale pilotée par l’État s’accompagne de processus de coordination horizontale par lesquels se construit une capacité d’action collective à l’échelle urbaine.
Tableau synthétique des données et de leur analyse
Tableau synthétique des données et de leur analyse
77Le premier apport de l’article réside dans la prise en compte de la nature et des modalités de mise en œuvre des politiques contemporaines de l’État en matière de gestion territoriale. La politique des pôles de compétitivité déploie un mode de gouvernance par les labels par lequel l’État cherche certes à stimuler et orienter les initiatives locales en imposant ses objectifs et ses règles de gestion, mais sans pour autant annihiler la capacité des acteurs locaux à se les approprier en les altérant. La genèse de Cap Digital permet d’observer un processus par lequel des porteurs de projets locaux, en coalisant autour d’eux des réseaux d’acteurs publics-privés auparavant fragmentés et en mobilisant l’appui des gouvernements locaux, sont parvenus à constituer un groupe d’acteurs au périmètre sectoriel et territorial original, et à obtenir le label national lui conférant la légitimité politique recherchée tout en s’éloignant du modèle d’action promu par l’État (celui d’une politique d’innovation de type technology push).
78Un deuxième ensemble de résultats ressort de l’observation des mécanismes matériels d’allocation de ressources et de production de biens et services depuis la création de Cap Digital. Un des traits caractéristiques de la politique des pôles tient à sa temporalité, scandée par un pilotage prévoyant une évaluation régulière (de la politique et des pôles) et générant des inflexions périodiques des objectifs (au niveau national et local). On observe au niveau national un élargissement progressif des objectifs, correspondant à une relativisation du modèle technology push et à des incitations nationales à développer des actions de type market pull. L’équipe de Cap Digital a saisi cette inflexion comme une opportunité pour développer (en accédant à de nouvelles ressources financières, en grande partie régionales) des actions conformes à l’identité qu’elle revendiquait.
79La prise en compte de la dimension cognitive de la politique des pôles a quant à elle permis de souligner l’importance des enjeux de statut et d’identité pour comprendre tant le fonctionnement interne d’un pôle que sa participation aux dynamiques de développement économique propre à son environnement local. Il convient de ne pas sous-estimer les effets de territorialité d’un label : une telle identité, pour autant qu’elle est revendiquée, agit comme un bien symbolique en mesure d’affecter un sujet collectif bien plus large que le collectif constitué des seuls acteurs à l’origine de la création du cluster. Les effets qu’un cluster peut avoir sur la gouvernance territoriale sont liés non seulement au travail de communication et de représentation réalisé par l’équipe du pôle, mais aussi, plus profondément, à la convergence de vues existant entre cette équipe et les acteurs politiques locaux. À cet égard, l’existence de Cap Digital nous semble avoir contribué, dans le champ du développement économique, à former une communauté politique territoriale légitimant l’amplification des investissements publics consacrés à l’innovation et à l’entrepreneuriat.
80Finalement, l’approche en termes de gouvernance territoriale de l’innovation permet de compléter la littérature existante sur les clusters. Les politiques de cluster n’agissent pas uniquement comme des incitations économiques et ne génèrent pas seulement des gains (supposés) de performance économique et de compétitivité : la légitimité politique conférée à des clusters et la dynamique sociale, cognitive et symbolique qu’elle peut soutenir incitent en retour les différents segments administratifs, multiniveaux et multisectoriels, à agir de manière plus coordonnée. L’étude approfondie et longitudinale d’un cluster, en mobilisant le concept de policy feedbacks, permet de suivre comment des incitations d’origine politique peuvent être utilisées et avoir des effets en termes de régulation locale (Vitale, 2010).
81De ce point de vue, cette étude apporte un éclairage original aux débats sur le thème de la standardisation et/ou de la différenciation à l’œuvre dans l’action publique territoriale (Douillet et al., 2012) dans le contexte parisien. Les travaux existants insistent sur la singularité de la « région capitale », en référence au maintien d’un contrôle fort de l’État sur la gestion de ce territoire (Estèbe, Le Galès, 2003). Les logiques de rivalités institutionnelles sont généralement présentées comme ayant un effet neutralisant sur les possibles coordinations entre l’État, la Ville et la Région en matière d’urbanisme (Gilli, 2014), d’action économique (Lefèvre, 2017) ou de transport (Halpern, Le Galès, 2018). Notre article met quant à lui en évidence un phénomène d’alignement des interventions, autour d’une stratégie de cluster, entre les différents niveaux de gouvernement (État, Ville, Région) intervenant à Paris en matière de développement économique et de soutien à l’innovation.
82Notre propos n’est pas de soutenir la thèse d’une standardisation du territoire parisien et d’une atténuation des conflits de pouvoir s’y exerçant en vertu d’un alignement sur les politiques néolibérales de compétitivité. Même en matière de soutien à l’innovation et à l’entrepreneuriat, l’État, la Ville de Paris et la Région Île-de-France se livrent à une concurrence persistante. Le cas étudié ici invite plutôt à analyser finement les formes que prend la rivalité institutionnelle entre les différents niveaux de gouvernement intervenant dans la gestion du territoire parisien. Les études soucieuses de la dimension temporelle, centrées sur les policy feedbacks ou recourant au process tracing (Le Lidec, 2018), présentent l’avantage de produire des analyses rendant compte tout à la fois de la capacité de l’État à imposer son agenda et ses moyens (financiers, normatifs, symboliques), mais aussi des stratégies déployées par les gouvernements et acteurs locaux pour se créer des marges d’autonomie en expérimentant de nouvelles manières de coordonner leurs initiatives [35].
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- Vitale, T. (2010), « Regulation by Incentives, Regulation of the Incentives in Urban Policies », Transnational Corporations Review, 2 (2), p. 35-45.
Notes
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[1]
Sur le paradigme de « l’économie de la connaissance » et sa diffusion en Europe voir Pin (2015, p. 16-19 et p. 103-147).
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[2]
Sur les soubassements théoriques des politiques de cluster, voir Vicente (2016) pour une approche économique ; Shinn (2002) pour une approche sciences studies ; Grossetti (2004) pour une approche sociologique.
-
[3]
Les pôles de compétitivité sont la traduction la plus conséquente en France de la théorie des clusters : voir France Stratégie (2016, p. 4). Nous parlons dans la suite de l’article de « pôles » ou de « politiques des pôles » pour alléger le texte.
-
[4]
Loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles.
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[5]
Loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République.
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[6]
Circulaire du 25 novembre 2004 relative à la mise en œuvre de la politique des pôles de compétitivité.
-
[7]
Cahier des charges de l’appel à projets à labellisation des pôles de compétitivité, p. 4.
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[8]
Renommés « contrats de performance » à partir de 2009.
-
[9]
Le financement public de l’animation des pôles mobilise les moyens des collectivités territoriales (en premier lieu des Régions). En Île-de-France, sur la période étudiée, elle était financée pour moitié par les ressources propres des pôles (adhésion des membres) et pour moitié par des ressources publiques (25 % État, 15 % Région, 10 % Départements).
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[10]
Les SPL étaient un dispositif d’action de la DATAR, qui en a labellisé 160 à la fin des années 1990. La DATAR a remplacé en 2009 les SPL par les « grappes d’entreprises ».
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[11]
Les RRIT étaient un dispositif d’action du ministère de la Recherche de 1998 à 2005. Dans le champ des TIC, il existait quatre réseaux nationaux. Depuis 2005, le soutien financier à ces réseaux a été intégré dans les programmes de l’ANR. Sur les RRIT, voir Barrier (2011).
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[12]
Entretien avec un membre fondateur de Cap Digital, 12 juillet 2011.
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[13]
Ibid.
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[14]
Entretien avec un directeur adjoint de l’Agence régionale de développement, 19 juillet 2011.
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[15]
Ibid., no 12.
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[16]
La distinction technology push/market pull est un élément de la vulgate des politiques d’innovation. Elle renvoie à la distinction entre le « modèle 1 » et le « modèle 2 » de l’innovation correspondant respectivement aux deux guides méthodologiques de l’OCDE sur la statistique publique de l’innovation : le « manuel de Frascati » (OCDE, 1963) et le « manuel d’Oslo » (OCDE, 1991). Voir sur ce point Godin (2006) et Pin (2015).
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[17]
Source : Assemblée nationale (2009).
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[18]
On considère généralement que les PME n’ont soit pas les ressources nécessaires (en termes de compétences, de temps, d’argent) soit pas la volonté (par manque d’expérience et/ou de confiance vis-à-vis de partenaires potentiels – et en particulier les grandes entreprises) pour s’engager dans des projets collaboratifs de type FUI.
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[19]
Les huit « marchés cibles » sont : commerce, communication-publicité, éducation, entreprises-État, maison-ville-transport, médias-télécommunications, santé, tourisme.
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[20]
Cap Digital propose aux grandes entreprises de les accompagner dans leur « transformation numérique » en définissant avec eux un programme d’actions adapté (sessions de réflexion et/ou mise en contact avec des acteurs compétents dans les domaines technologiques, juridiques, ressources humaines, design…).
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[21]
Source : Cap Digital, brochure « Services aux adhérents », 2015.
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[22]
Pour une analyse des effets d’une politique de labellisation en termes statutaires, appliquée au secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche, voir Musselin (2017, p. 45-54).
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[23]
Notons toutefois que le montant des financements FUI attribués aux membres de Systematic s’est élevé à 24 900 k€ en 2006 et de 42 585 k€ en 2007, alors qu’il a été pour Cap Digital de 7 250 k€ en 2007 et de 13 447 k€ en 2008. Sur la période 2008-2012, ces montants ont été en total cumulés respectivement de 89 952 k€ pour Systematic et de 48 330 k€ pour Cap Digital. En revanche, en total cumulé sur la période 2006-2012, le montant des aides attribuées par Oséo-Bpi aux membres de Systematic et de Cap Digital a été respectivement de 35 620 k€ et de 53 981 k€ (source : rapports d’activité des pôles).
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[24]
Entretien avec un membre de l’équipe d’animation de Cap Digital, 28 septembre 2009.
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[25]
Renommé depuis 2018 « Futur.e.s ».
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[26]
Cap Digital a revendiqué 78 000 visiteurs pour l’édition 2014 de Futur en Seine.
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[27]
Ibid., no 14.
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[28]
Si ce projet prévoyait un mode de gouvernance très intégré, par son lien avec le projet d’Université Paris-Saclay, des doutes persistaient quant à la réalisation de cette fusion entre l’Université Paris-11 et plusieurs grandes écoles. Ces doutes se sont par la suite confirmés.
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[29]
Il convient de ne pas interpréter trop rapidement le recours de la Ville de Paris aux dispositifs de l’État comme l’indice d’une faible conflictualité entre les deux niveaux de gouvernement. Ce recours s’explique essentiellement par les mécanismes associés aux techniques de l’appel à projets et de la labellisation (Epstein, 2015). Nous reviendrons sur la question de la rivalité institutionnelle dans les relations centre-périphérie propre au contexte parisien en conclusion.
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[30]
L’expression « nouvelle économie » occupait une place importante dans les médias au tournant des années 2000. Elle désignait l’ensemble des activités liées au développement d’Internet, en y associant la croyance en une reprise durable de la croissance. Dans le contexte parisien, elle avait été mobilisée pour qualifier le quartier du Sentier de « Silicon Sentier », en référence à la Silicon Valley californienne. Pour plus de détails sur l’histoire de ce « label géographique », qui est aussi une préhistoire de la labellisation politique de Cap Digital, voir Dalla Pria (2011).
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[31]
Compte rendu de la réunion du 7 mars 2005 organisée par la « section numérique » de la fédération de Paris du Parti socialiste sur le thème « “Paris ville numérique”, débat sur la politique de la ville dans les TIC », autour de Christian Sautter et François Dagnaud, adjoints au maire de Paris.
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[32]
Ibid.
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[33]
Programme de campagne de Bertrand Delanoë pour les élections municipales de mars 2008, « Paris, un temps d’avance… Le projet de Bertrand Delanoë pour Paris 2008-2014 ».
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[34]
Lecherbonnier, S. (2010), « Jean-Louis Missika, adjoint au maire de Paris : “Le nombre global de mètres carrés scientifiques ne devra pas diminuer au centre de Paris” », [Educpros.fr], mis en ligne le 14 juin 2010.
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[35]
Cet article résulte d’un projet soutenu par l’attribution d’une allocation doctorale Région Île-de-France, réalisé sous la direction de Pierre Teisserenc à l’Université Sorbonne Paris Nord. Je tiens à lui adresser tous mes remerciements, ainsi qu’à Tommaso Vitale, pour sa lecture et ses commentaires précieux sur les premières versions du texte. Merci également aux relecteurs anonymes de la revue pour leurs retours extrêmement utiles dans la finalisation du texte, ainsi qu’à Anne Revillard et Paul Lehner pour leurs dernières relectures.