Couverture de GAP_192

Article de revue

Comptes rendus

Pages 113 à 128

Notes

  • [1]
    M. Centeno et al. (2015), « The Emergence of Global Systemic Risk », Annual Review of Sociology, 41 (1), p. 65-85.
  • [2]
    U. Beck (2009), World at Risk, Cambridge, Polity Press.
  • [3]
    Voir notamment O. Borraz (2007), Les Politiques du risque, Paris, Presses de Sciences Po ; S. Revet, J. Langumier (dir.) (2013), Le Gouvernement des catastrophes, Paris, Karthala.
  • [4]
    O. Borraz, L. Cabane (2017), « States of Crisis », in P. Le Galès, D. King (eds), Reconfiguring European States in Crisis, Oxford, Oxford University Press, p. 394-412.
  • [5]
    En plus des ouvrages sus-cités, suggérons : C. Ansell, A. Boin, A. Keller (2010), « Managing Transboundary Crises : Identifying the Building Blocks of an Effective Response System », Journal of Contingencies and Crisis Management, 18 (4), p. 195-207 ; A. Boin, M. Ekengren, M. Rhinard (2013), The European Union as Crisis Manager : Patterns and Prospects, Cambridge, Cambridge University Press.
  • [6]
    C. Péchu (2006), Droit au logement : genèse et sociologie d’une mobilisation, Paris, Dalloz ; É. Gaillard (2012), « Berlin : le squat comme outil d’émancipation féministe », Métropolitiques ; H. Pruijt (2013), « The Logic of Urban Squatting », International Journal of Urban and Regional Research, 37 (1), p. 19-47.
  • [7]
    N. Benarrosh-Orsoni (2009), « L’aménagement de la précarité », Études tsiganes, 38, p. 178-189 ; F. Bouillon (2009), Les Mondes du squat, Paris, PUF.
  • [8]
    R. Mayntz (1993), « Governing Failures and the Problem of Governability : Some Comments on a Theoretical Paradigm », in J. Kooiman, Modern Governance. New Government-Society Interactions, Londres, Sage, p. 9-20 ; J. C. Scott (2009), The Art of Not Being Governed. An Anarchist History of Upland Southeast Asia, New Haven (Conn.), Yale University Press.
  • [9]
    P. Favre (2003), « Qui gouverne quand personne ne gouverne ? », dans Y. Schemeil, Être gouverné. Études en l’honneur de Jean Leca, Paris, Presses de Sciences Po, p. 257-271.
  • [10]
    É. Fassin et al. (2014), Roms et riverains. Une politique municipale de la race, Paris, La Fabrique.
  • [11]
    M. Martínez López (2002), Okupaciones de viviendas y centros sociales. Autogestión, contracultura y conflictos urbanos, Barcelone, Virus.
  • [12]
    Voir L. Barrault-Stella, P.-É. Weill (eds) (2018), Creating Target Publics for Welfare Policies. A Comparative and Multilevel Approach, Berlin-Heidelberg, Springer.
  • [13]
    S. Sassen (2001), The global City : New York, London, Tokyo, Princeton (N. J.), Princeton University Press.
  • [14]
    N. Brenner, R. Keil (2014), « From Global Cities to Globalized Urbanization », Glocalism : Journal of Culture, Politics and Innovation, 3.
  • [15]
    V. Dubois, C. Bastien, A. Freyermuth, K. Matz (2012), Le Politique, l’artiste et le gestionnaire. (Re)configurations locales et (dé)politisation de la culture, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant.
  • [16]
    S. Tissot (2007), L’État et les quartiers. Genèse d’une catégorie de l’action publique, Paris, Seuil.
  • [17]
    O. Schwartz (1990), Le Monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF ; Y. Siblot (2006), Faire valoir ses droits au quotidien. Les services publics dans les quartiers populaires, Paris, Presses de Sciences Po.
  • [18]
    A. Spire (2005), Étrangers à la carte : l’administration de l’immigration en France, Paris, Grasset.
  • [19]
    M. Cartier (2003), Des facteurs et leurs tournées, Paris, La Découverte ; N. Vezinat (2012), Les Métamorphoses de la poste : professionnalisations des conseillers financiers, 1953-2010, Paris, PUF.
  • [20]
    V. Boussard (2001), « Controverses autour des indicateurs de gestion dans les caisses d’allocations familiales », dans S. Maugeri (dir.), Délit de gestion, Paris, La Dispute, p. 77-79 ; V. Dubois (2003), La Vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica.
  • [21]
    F. Pierru (2007), Hippocrate malade de ses réformes, Paris, Éditions du croquant ; N. Belorgey (2010), L’Hôpital sous pression : enquête sur le « nouveau management public », Paris, La Découverte.
  • [22]
    Aux côtés du collectif Aggiornamento, Laurence De Cock s’est plusieurs fois publiquement positionnée sur les programmes d’histoire, sur le fond – contre une perspective européocentrée – et sur la forme – par exemple en opposition aux défenseurs d’un enseignement essentiellement chronologique.
  • [23]
    M. F. D. Young (ed.) (1971), Knowledge and Control : New Directions for the Sociology of Education, Basingstoke, Palgrave Macmillan.
  • [24]
    P. Legris (2014), Qui écrit les programmes d’histoire ?, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble.
  • [25]
    B. Falaize (2016), L’Histoire à l’école élémentaire depuis 1945, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
  • [26]
    F. Lantheaume (2002), L’Enseignement de l’histoire de la colonisation et de la décolonisation de l’Algérie depuis les années 1930, thèse de sociologie, Paris, Éditions de l’EHESS.
  • [27]
    P. Clément (2013), Réformer les programmes pour changer l’école ? Une sociologie historique du champ du pouvoir scolaire, thèse de science politique, Amiens, Université de Picardie-Jules-Verne.
  • [28]
    Pour un retour sur le sujet, voir L. Barrault-Stella, G. Goastellec (2015), « L’éducation entre sociologie et science politique, des convergences contemporaines à leurs limites », Éducation et sociétés, 36 (2), p. 5-18.
  • [29]
    E. Biland, S. Kolopp (2013), « La fabrique de la pensée d’État. Luttes d’institutions et arrangements cognitifs à l’ENA (1945-1982) », Gouvernement et action publique, 2 (2), p. 221-248.
  • [30]
    Voir notamment J.-L. Forquin (2008), Sociologie du curriculum, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
  • [31]
    S. Kolopp (2013), « De la modernisation à la raison économique. La formation en économie à l’ENA et les déplacements des lieux communs de l’action publique (1945-1984) », Genèses, 93, p. 53-75.
  • [32]
    É. Hobsbawm (2012), « La fonction sociale du passé : quelques questions », dans É. Hobsbawm, T. Ranger (dir.), L’Invention de la tradition, Paris, Éditions d’Amsterdam, p. 12.
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Christopher Ansell, Jarle Trondal, Morten Øgård (eds) (2016) Governance in Turbulent Times, Oxford, Oxford University Press

1Cet ouvrage porte sur « la gouvernance par temps de turbulences ». Selon les éditeurs, l’addition des contraintes politiques, administratives, temporelles et de l’incertitude dans notre monde contemporain crée des « turbulences » qu’ils définissent comme l’« interaction d’événements ou de demandes hautement variables, inconsistantes, inattendues ou imprévisibles » (p. 2). Le livre explore les défis que la turbulence pose à la gouvernance contemporaine.

2La première moitié de l’ouvrage explore ces enjeux d’un point de vue théorique à partir de propositions conceptuelles et de revues de la littérature portant sur « une approche organisationnelle-institutionnelle de la gouvernance », « la turbulence organisée » et « turbulence, adaptation et changement ». Les auteurs se focalisent sur le rôle des organisations dans la gouvernance (entendue comme processus interactif de production des politiques publiques). Soulignant le manque d’interactions entre approches sociologiques des organisations et études de la gouvernance, ils entendent y remédier par une analyse de la façon dont les organisations de gouvernance structurent la perception des turbulences, les absorbent, les amplifient, leur donnent du sens (sense-making) et orientent leur gouvernance.

3La turbulence est définie comme une caractéristique permanente de la gouvernance contemporaine et non comme un moment particulier dans la vie des organisations. Cet argument a l’avantage de permettre de penser l’accumulation de facteurs perturbant les logiques précédentes d’action publique : l’accélération du changement technologique, la complexité des systèmes technologiques, la polarisation et la politisation des systèmes politiques ; chacun de ces facteurs étant cause d’incertitudes pour les organisations, et pouvant s’accumuler l’un l’autre. Trois niveaux de turbulences sont alors identifiés : environnemental (turbulences produites par des facteurs externes), organisationnel (turbulences endogènes aux organisations), et d’échelles (ayant trait aux interconnexions des niveaux de gouvernance). Ce dernier type de turbulence est développé par J. Trondal avec la notion de « turbulence organisée » qui suggère que certaines turbulences sont générées par la complexité intrinsèque des systèmes de gouvernance, tels que l’Union européenne en tant que système administratif multi-niveaux.

4La seconde partie de l’ouvrage applique le cadre conceptuel à des exemples empiriques : turbulences dans les politiques publiques, coordination intra-ministérielle, organisations supranationales (Union européenne), guerre, gouvernements locaux, politique de la famille face aux crises, organisations à haute fiabilité, et « ratages » de politiques publiques (policy mess). Le choix des cas pose question eu égard aux ambitions de l’ouvrage : les exemples sont soit très théoriques, soit limités à l’Union européenne (en tant qu’institution) ou à la Norvège. Les données mobilisées ne sont pas toujours très récentes, ce qui pose problème pour caractériser les turbulences contemporaines : le chapitre sur l’Union européenne face à la crise économique et financière utilise des entretiens datant de 2006-2007, moment d’accalmie avant la tempête (certes complétés par une analyse de rapports plus récents) ; et celui sur une politique publique face à une crise aborde la politique de la famille en Norvège au début des années 1990. Enfin, le dernier chapitre d’E. Roe sur les « gestionnaires de désordre » souligne bien le manque d’articulation entre la gestion quotidienne du désordre et la décision politique, ainsi que l’ineptie de prétendre évacuer les turbulences plutôt que de les gérer.

5Outre ces limites empiriques, l’ouvrage soulève plusieurs difficultés définitionnelles et analytiques. Premièrement, si l’intérêt du concept de turbulence réside dans le regroupement d’un ensemble de phénomènes qui perturbent la conduite des organisations et des sociétés, c’est au détriment de son pouvoir descriptif. Les auteurs finissent par conclure à un chaos et une incertitude généralisée qui caractériseraient notre époque, ce qui supposerait de pouvoir identifier un putatif « avant » stable et linéaire. Les auteurs tentent d’éviter un tel écueil, mais l’argument demeure non démontré. Il existe pourtant un certain nombre d’arguments en sciences sociales pour soutenir l’hypothèse d’une instabilité inhérente à notre époque (mettant en avant par exemple le rôle des réseaux [1] ou de la mondialisation [2]), mais qui ne sont pas explorés. En outre, il est délicat d’amalgamer dans une même catégorie analytique la crise financière, l’Obamacare, les attaques terroristes, les émeutes antiracistes aux États-Unis ou le conflit en Ukraine.

6L’usage de la notion de turbulence manque de recul critique et de réflexion sur les causes et enjeux politiques des turbulences. Les auteurs suggèrent que les turbulences sont produites par la complexité des systèmes de gouvernance, mais ils ne poussent pas l’argument jusqu’au bout en reconnaissant le fait que les turbulences résultent elles-mêmes de choix politiques plus ou moins assumés. Ainsi, lorsque les auteurs parlent de réactions inattendues à des problèmes « ingérables », on peut opposer le fait que ces dernières sont rarement aussi imprévues que le clament les responsables politiques : la littérature sur les risques et les catastrophes a montré que les chaînes de causalité des catastrophes sont rendues invisibles par des choix politiques, mais qu’une fois qu’on les retrace (et c’est le rôle des sciences sociales), les catastrophes n’ont souvent rien d’inattendu, leurs « causes profondes » ne demandant souvent qu’un élément déclencheur pour générer un drame [3]. Par exemple, chaque tempête ou inondation « surprend » toujours les politiques qui affirment qu’« on ne pouvait pas prévoir », alors même que des habitations sont construites en terrain inondable, que les écosystèmes sont perturbés par le développement territorial, que se produit un changement climatique, etc. Par ailleurs, le discours sur la turbulence est porté par des experts pour soutenir des inflexions des politiques de sécurité ou de gestion de crise, ce qui n’est pas neutre politiquement [4].

7D’un point de vue analytique, les mécanismes par lesquels lesdites turbulences agissent sont peu clairs et spécifiques – ce qui découle du manque de clarté de la notion en premier lieu. Les turbulences endogènes aux organisations ne se distinguent guère des dimensions courantes de l’action publique contemporaine : effets pervers, variabilité temporelle, effets cumulatifs ou de contagion, stabilité et changement. De même, les stratégies de réponse des organisations aux turbulences correspondent, au fond, à des modalités d’action usuelles : changement, résistance, syncrétisme, planification, réseaux et collaborations, débrouillardise (coping), leadership, flexibilité, apprentissage, etc. Même lorsqu’il est question de stratégies a priori plus spécifiques aux situations de turbulence, comme la prévention ou la résilience, le gain conceptuel additionnel par rapport aux travaux qui existent sur ces questions déjà n’est pas évident. Certaines discussions de la littérature surprennent lorsqu’elles suggèrent un manque de dialogue avec les travaux sur la résilience, définie dans l’ouvrage comme statique ou dynamique, alors qu’il est généralement accepté que la résilience consiste en une approche dynamique des systèmes et en une reconnaissance de leurs capacités d’adaptation.

8Si l’ouvrage se fonde sur la littérature sur les organisations et les administrations publiques, il demeure insuffisamment articulé avec d’autres travaux de science politique, notamment de relations internationales (on pense par exemple de James Rosenau sur les organisations internationales face à un « monde turbulent »), ou ceux sur la gouvernance et les transformations des États. De tels croisements, menés de façon plus systématique auraient permis d’approfondir certains aspects sur les enjeux politiques de la gouvernance. En conclusion, si le livre a le mérite de pointer du doigt un réel enjeu, et tente de regrouper sous un même concept divers phénomènes caractéristiques de notre époque, il ne parvient pas totalement à y répondre. Le lecteur intéressé par les situations de perturbations en tous genres se plongera également avec profit dans la riche littérature sur les crises et les catastrophes [5].

9Lydie Cabane

10Assistant professor, Leiden University

11Institute for Security and Global Affairs

12l.d.cabane@fgga.leidenuniv.nl

Thomas Aguilera (2017), Gouverner les illégalismes urbains. Les politiques publiques face aux squats et aux bidonvilles dans les régions de Paris et de Madrid, Paris, Dalloz

13Comment expliquer que subsistent des squats et des bidonvilles malgré les efforts mis en œuvre pour les « éradiquer » ? Quelles politiques publiques sont destinées à résorber ces formes d’habitat informel ? La thèse de science politique de Thomas Aguilera répond à ces questions à travers l’étude comparée des cas parisien et madrilène. L’auteur déploie une sociologie des politiques dédiées aux squats et bidonvilles et de leur instrumentation alors que ces objets sont le plus souvent abordés sous l’angle des mouvements sociaux [6] ou sous celui des formes d’habitat et de la précarité [7]. Il interroge de façon contextuelle le gouvernement de deux illégalismes de logement comparables (occupation illégale de terrains et de bâtiments), résultats de stratégies de survie et produits de l’action publique rendant leurs habitants indésirables au cœur des métropoles. La mise en regard des squats et bidonvilles questionne en définitive ce qui est gouverné : l’illégalité, des formes d’habitat précaires ou les populations y résidant ? Le raisonnement diachronique et la comparaison entre deux capitales européennes mettent au jour l’institutionnalisation variable de politiques ciblant ces illégalismes.

14L’analyse de l’(in)action stratégique des institutions publiques, privées, et des réactions de leurs cibles, s’appuie sur un matériau riche. L’auteur a réalisé 110 entretiens, aussi bien avec des agents d’administrations diverses et d’ONG qu’auprès d’habitants de squats et de bidonvilles. Il a mené une enquête ethnographique dans ces différents espaces, articulée à une analyse documentaire (archives, rapports, etc.). Il mobilise par ailleurs de nombreuses données quantifiées pour étudier l’évolution numérique et les spécificités des squats et bidonvilles depuis les années 1960, remettant systématiquement en perspective les chiffres mobilisés dans leur contexte de production, à commencer par le recensement des populations concernées par l’État.

15À partir de ces matériaux, l’auteur examine l’institutionnalisation de politiques qui produisent l’illégalité autant qu’elles contribuent à la résorber. Il éclaire également la coproduction de ces politiques par leurs destinataires, tout comme leurs résistances. Thomas Aguilera remet ainsi en question « l’ingouvernabilité [8] » des villes, dont les squats et les bidonvilles seraient emblématiques. En s’inspirant des travaux de Pierre Favre, il défend la thèse d’une discontinuité des formes de gouvernement [9], plus souples et résultant de stratégies d’acteurs en conflit : « gouverner c’est l’ensemble des activités correspondant à l’institutionnalisation d’une action publique qui s’appuie sur des résistances de ressortissants » (p. 22).

16La première partie de l’ouvrage revient sur l’histoire de l’action publique en direction des squats et des bidonvilles à Madrid et Paris. Pour les bidonvilles, tout d’abord, elle interroge l’institutionnalisation de politiques publiques dédiées et en souligne les déterminants. À Madrid, des administrations conséquentes dotées d’importants budgets sont vouées à la résorption des bidonvilles. Cette politique est marquée par la domination sectorielle du logement sur celui du travail social. Son institutionnalisation s’appuie sur la racialisation des populations-cibles (les « Gitans ») et sur la métropolisation de l’action publique, la communauté autonome faisant de l’agence dédiée à la résorption son bras armé, afin d’« imposer des choix forts dans les politiques territoriales, mais surtout de sécurité et d’ordre public » (p. 98). En France, les bidonvilles sont officiellement éradiqués en 1976, avec la disparition de la Digue des Français à Nice. S’ensuit une politique de l’oubli qui contribue à éviter de faire des bidonvilles un problème de logement, au profit d’un cadrage sécuritaire et migratoire. Expulsions et reconduites à la frontière se superposent aux dispositifs d’insertion fragmentés menés par certaines municipalités franciliennes. L’auteur montre que les conflits entre niveaux de gouvernement et secteurs de l’action publique empêchent toute institutionnalisation irréversible des politiques de résorption et participent au cadrage des bidonvilles en « question rom [10] ». La comparaison entre Paris et Madrid révèle des formes convergentes de métropolisation forcée dans la mise en œuvre des politiques de résorption des bidonvilles, malgré des degrés d’institutionnalisation divergents.

17Le traitement des squats diffère de celui des bidonvilles. À Paris, une politique municipale du squat s’institutionnalise à partir des années 2000, s’appuyant sur le secteur de la culture. Selon Thomas Aguilera, la différenciation des cibles s’adosse aux divisions internes entre squatteurs et à la lutte sectorielle entre culture et logement. Elle permet une institutionnalisation à double vitesse, qui distingue les « bons » des « mauvais » squatteurs : animateurs des quartiers versus précaires, autonomes, etc. À Madrid, il n’existe pas de politique spécifique des squats, pris en charge par le secteur de la lutte contre le terrorisme. Cela s’explique par un héritage historique, mais aussi par l’unité du mouvement okupa espagnol [11], peu disposé à toute forme de légalisation. Dans les deux villes, l’institution policière demeure centrale dans la régulation et la surveillance des squats, le paradigme général demeurant répressif.

18La seconde partie analyse finement l’inaction publique : dans les deux métropoles, le blocage de la mise sur agenda politique est stratégique. Selon l’auteur, « la persistance des squats et des bidonvilles s’explique en partie parce que rien n’est fait pour les éradiquer » (p. 355). Les squats discrets – petits, peu connus et peu documentés par la statistique publique –, la Cañada Real Galiana, un des plus grands bidonvilles d’Europe, et ceux de région parisienne entre 2000 et 2010, sont emblématiques de ce phénomène d’invisibilisation. L’inaction est instrumentalisée dans des luttes entre acteurs politiques, à différents niveaux de gouvernement, entre secteurs et entre entités politiques et techniques. Thomas Aguilera montre qu’elle produit une dualisation des politiques de l’urgence, à la fois répressives et humanitaires. La régulation des bidonvilles et des squats discrets est ainsi déléguée aux ONG médico-sociales, tandis que l’orchestration du pourrissement de la situation mène à des expulsions par les forces de l’ordre : il s’agit de « harceler sans laisser mourir » (p. 358). Dans le cas des squats, le secteur privé s’est également organisé de façon autonome afin de prévenir et de repérer l’occupation d’espaces, voire même de déloger les indésirables.

19La troisième partie revient sur les effets de l’action publique en direction des squats et bidonvilles, qui produit à la fois de la normalisation et de l’indésirabilité. L’auteur revient sur la cooptation des résistances et l’incitation au triage des bénéficiaires à partir de l’instrumentation. Il examine d’une part la légalisation différentielle et temporaire des squats grâce à la convention d’occupation précaire à Paris, le cas madrilène étant moins développé car la légalisation y est très rare. D’autre part, il revient sur les opérations de résorption des bidonvilles, qui s’appuient dans les deux villes sur la normalisation des comportements et la sélection. À Madrid, les relogements contraints d’habitants des bidonvilles triés sur le volet sont insérés dans une politique institutionnalisée. Les expulsions de la commune-centre ont participé à la production des deux plus grands bidonvilles dans des quartiers populaires et périphériques, qui jouent un rôle de soupape. À Paris, les villages d’insertion recyclent l’instrument de la cité de transit et participent d’une politique plus expérimentale. Elle conduit à la dispersion des indésirables, avec un effet de refoulement spatial moins marqué qu’à Madrid. La comparaison entre métropoles permet à l’auteur de montrer que ces deux dispositifs obéissent à un triptyque sélection-contrainte-refoulement, central dans le processus de métropolisation.

20Le dernier chapitre examine la résistance des cibles et ses effets sur l’action publique et la production des instruments, certains habitants parvenant à neutraliser ou détourner les normes qui leur sont imposées. C’est particulièrement le cas des squatteurs artistes ou des organisations militantes comme Jeudi Noir. Leurs résistances participent à une désectorialisation partielle des politiques culturelles, urbaines et sociales. Les soutiens et habitants des bidonvilles auraient un impact moindre, même si le cas madrilène témoigne d’une plus forte mobilisation. Si l’auteur insiste dans sa conclusion sur l’importance de prendre en compte les « cibles » de l’action publique [12], il est regrettable que la voix et les pratiques des squatteurs et habitants de bidonvilles apparaissent peu en définitive dans la démonstration, qui reste plutôt ancrée du côté des acteurs publics.

21Cet ouvrage apporte ainsi une réflexion stimulante sur le gouvernement des illégalismes urbains, tout en suscitant certaines interrogations. Tout d’abord, il est étonnant que l’auteur revienne aussi peu sur les théories réinscrivant les villes dans des réseaux transnationaux d’individus et de capitaux. La présence d’étrangers dans les squats et les bidonvilles, les mesures transitoires ciblant les Roumains et Bulgares suite à l’adhésion de leurs pays à l’Union européenne, témoignent pourtant de tels phénomènes. Les théories des « villes globales » postulent un lien entre l’ancrage des villes dans une globalisation des échanges et les dynamiques spatiales d’accroissement des inégalités [13]. Cette littérature, qui a suscité de nombreux débats [14], demeure le plus souvent théorique. Or, le travail de Thomas Aguilera apporte un éclairage empirique inédit, en montrant l’articulation entre métropolisation et refoulement spatial des « indésirables » urbains. L’interpénétration entre dynamiques locales et transnationales aurait ainsi pu être davantage relevée, en explorant plus avant le rôle d’acteurs privés (promoteurs immobiliers, etc.) et les dynamiques urbaines propres aux deux villes, qui restent en partie dans l’ombre.

22L’ouvrage aurait à cet égard bénéficié d’une mise en perspective approfondie des politiques étudiées dans la sociologie des deux capitales. D’une part, parce qu’elles contribuent aux transformations urbaines en cours. Ainsi à Paris, où la politique des squats « est devenue une politique d’animation de quartiers à tendance gentrificatrice » (p. 429), les appels à projet permettant notamment de trier les squatteurs en amont de l’occupation d’un lieu. La généralisation de ce fonctionnement va de pair avec le remplacement croissant des collectifs de squatteurs artistes par des agences événementielles privées, dans un contexte où les impératifs gestionnaires pèsent sur les politiques culturelles locales [15]. D’autre part, la morphologie sociale de chaque capitale influe sur la forme des mouvements squat ou des bidonvilles et sur les issues des politiques qui les touchent. L’unité du mouvement okupa et sa répugnance à la négociation avec les autorités peuvent sans doute être liées aux trajectoires et ressources de ses membres, qui semblent différer de celles des squatteurs artistes parisiens. De façon plus générale, la prise en compte des propriétés sociales des acteurs publics, à commencer par celles des agents de l’État ou des collectivités locales, aurait sans doute nourri la réflexion sur l’institutionnalisation des politiques étudiées [16], ce que les différences entre membres des directions logement et culture de la Mairie de Paris laissent notamment supposer (p. 476).

23Toutefois, la thèse de Thomas Aguilera offre de multiples pistes de réflexion pour l’analyse comparative des politiques publiques prenant pour objet les « marges » de la ville, jusqu’à présent plutôt délaissées par les politistes, et témoigne également de la vertu heuristique de l’étude de l’inaction publique.

24Myrtille Picaud

25Sciences Po

26Centre d’études européennes et de politique comparée (CEE)

27myrtille.picaud@hotmail.fr

Pascal Martin (2016), Les Métamorphoses de l’assurance maladie. Conversion managériale et nouveau gouvernement des pauvres, Rennes, Presses universitaires de Rennes

28Dans cet ouvrage, Pascal Martin s’appuie sur l’enquête qu’il a réalisée en vue de montrer les transformations de l’assurance-maladie (AM) au cours des dernières décennies. Pour cela, il a fait le choix judicieux de ne pas se cantonner aux publications officielles ou aux discours des grands acteurs politiques ou administratifs mais de montrer la réalité du travail quotidien des agents des caisses primaires d’assurance-maladie (CPAM). L’enquête ainsi menée est particulièrement éclairante, puisque son auteur y a lui-même travaillé plusieurs années, à différents postes. Ainsi, le matériau principal de ce livre est une observation participante au long cours (2004-2008) d’une CPAM. Il montre notamment les effets de l’importation au sein de l’AM des méthodes issues des entreprises privées – la nouvelle gestion publique.

29Dans un premier chapitre socio-historique, l’auteur revient sur les relations entre assurance et assistance, d’abord du Moyen-Âge à la fin du xxe siècle, en s’appuyant notamment sur les écrits de R. Castel, M. Foucault, P. Bourdieu, C. Bec, C. Topalov, H. Hatzfeld, puis de 1945 à nos jours, reprenant parmi d’autres des analyses d’A. Supiot, J. Duval, B. Palier, F. Pierru, P. Bezes. L’auteur y défend notamment la thèse de l’étatisation croissante de l’AM au détriment de la démocratie sociale.

30Le deuxième chapitre (« former pour réformer ») déploie une ethnographie des principales formations de l’AM, aux noms emblématiques : l’École nationale supérieure de la Sécurité sociale (EN3S) pour les cadres de direction, « Performance » pour la maîtrise, formation locale pour les agents d’accueil. La première, qui remplace le Centre national d’études supérieures de sécurité sociale (CNESSS), est calquée sur l’École nationale d’administration, qu’elle entend répliquer ; la seconde vise à accroître la rentabilité des agents pour l’institution. On y découvre – c’est un des grands apports du livre – la déclinaison à l’intérieur de l’AM de la loi portant réforme de la Sécurité sociale de 2004 (gouvernement Raffarin). Le contenu de ces formations permet en effet d’expliciter les nouvelles règles : non plus proximité des bénéficiaires, gestion avec les syndicats, valorisation des compétences et promotion interne régulière des agents mais esprit de corps, obéissance stricte à la hiérarchie, et promotion au choix selon la capacité à relayer les injonctions des directeurs de caisse. L’auteur montre ainsi que le travail des agents publics du premier rang, ceux en contact direct avec le public, est précarisé (emplois-jeunes plutôt que postes permanents), et sa définition confiée à un prestataire privé en GRC (« gestion de la relation client »), sous-branche du management consistant à amener les clients à se conformer aux besoins de l’entreprise. À titre d’exemple, ce prestataire enseigne des techniques de manipulation comme celle consistant à faire revenir un assuré un autre jour tout en lui faisant croire qu’il est prioritaire, ou fait de préjugés sur les jeunes de banlieue, comme leur supposé manque de sérieux, la doxa de l’institution.

31Le troisième chapitre plonge le lecteur dans le quotidien de l’accueil des assurés. On y observe les mêmes méthodes que dans les services de soins d’urgence : dispositifs chiffrés (« 80 % en moins de 20 minutes ») visant à réduire le temps de passage des publics, autrement dit leur coût pour l’institution, justifiés par une recherche de « qualité », alors même qu’ils ne peuvent fonctionner qu’au prix du retour des intéressés, c’est-à-dire d’un service de moindre qualité rendu à ceux-ci ; ignorance de dimensions habituelles de la qualité du service comme l’écoute des usagers ; rémunération et promotion des agents selon leur degré d’adhésion à ces nouvelles règles ; différenciation des « clients » en fonction non de leurs besoins mais de la charge qu’ils représentent pour l’institution, ce qui crée des inégalités devant le service public.

32Les deux derniers chapitres (« assister et contrôler » ; « le nouveau gouvernement des pauvres ») dessinent des évolutions plus générales. Ils montrent plus précisément certaines inégalités de traitement entre usagers. Ainsi, on apprend comment des conditions extrêmement favorables ont été faites à des rapatriés français tandis que de multiples techniques de refus ont été opposées aux « communautaires inactifs indésirables », catégorie administrative née en 2007, lors de l’adhésion à l’Union européenne de la Roumanie et de la Bulgarie, du souci de refuser aux Roms l’accès aux droits sociaux français. Ce livre montre aussi l’externalisation de la gestion des populations les plus précaires à des associations humanitaires, à des fins d’économies, au détriment des personnes qui ne passent pas par ces associations, et donc la revitalisation de la distinction entre « bons » et « mauvais » pauvres héritée du Moyen-Âge, comme nous l’a opportunément rappelé le premier chapitre.

33Très éclairant, cet ouvrage n’en comporte pas moins certaines limites. Sur le plan empirique, on pourrait par exemple regretter l’absence de suivi de bénéficiaires. Ceux-ci n’apparaissent que ponctuellement, lors des interactions au guichet, et ne font l’objet ni d’une sociologie plus fouillée [17], ni d’une analyse statistique, qui aurait pu objectiver davantage les différences de traitement entre catégories d’usagers et leur évolution au cours du temps [18]. On pourrait aussi déplorer que l’analyse ne s’étende pas davantage du côté des institutions politiques à l’origine des changements décrits, avec par exemple une sociologie des élites impliquées dans la conception, le vote et l’application de la loi de 2004 (même l’analyse de l’EN3S semble ne reposer que sur un seul entretien). On pourrait enfin s’interroger sur le caractère éventuellement transnational des phénomènes étudiés. Probablement l’investissement personnel énorme que constitue l’observation participante au long cours dans un milieu donné empêche-t-il, dans le cadre d’un seul ouvrage, de pousser dans toutes les directions une étude si approfondie sur son domaine.

34Sur le plan conceptuel, lamise en relation avec la littérature existante sur des objets proches, comme la Poste [19], les Allocations Familiales [20], ou les hôpitaux [21], demeure perfectible, alors même que semblent à l’œuvre les mêmes mécanismes néo-managériaux ; on pourrait aussi regretter l’absence de notion nouvelle, au-delà de la question du contrôle social ou de la thèse de l’étatisation. En ce qui concerne plus précisément celle-ci, certes les réformes de 1967 et de 2004 vont dans son sens, mais l’AM et l’État ne sont-ils pas des entités chacune trop composite pour qu’on puisse parler simplement d’influence de l’une sur l’autre ? Ainsi, les rapports de force entre les différents syndicats et patronats, les rivalités entre ministères, le mode de fonctionnement propre de l’AM indépendamment de l’État, ne sont qu’effleurés. Enfin, comme le pointe C. Bec dans sa préface, l’État social est montré surtout à travers le prisme du contrôle qu’il exerce sur les populations, et très peu en tant que pourvoyeur de droits. Ceci est peut-être dû au contexte politique de la période et au gros plan réalisé sur la CMUet sur l’AME, deux dispositifs pour le moins décevants par rapport à leurs ambitions.

35Cet ouvrage représente donc une pièce essentielle du puzzle des transformations récentes de l’État social, une pièce qui s’intéresse enfin aux effets sociaux des politiques, et non seulement à la conception de celles-ci, mais une pièce qui demande à être complétée.

36Nicolas Belorgey

37Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (IRISSO)

38CNRS et Université Paris

39Sciences et Lettres (PSL)-Dauphine

40nicolas.belorgey@free.fr

Laurence De Cock (2018), Dans la classe de l’homme blanc. L’enseignement du fait colonial en France des années 1980 à nos jours, Lyon, Presses universitaires de Lyon

41Relevant de la production centralisée, les contenus d’enseignement émergent de manière chronique dans l’agenda politique et médiatique comme une cristallisation des tensions sur l’École et son devoir-être. Les enseignements touchant à l’histoire font l’objet d’une visibilité particulière, et avec eux les personnes prenant publiquement position comme ce fut le cas de Laurence De Cock autour par exemple d’une réforme en 2015. L’auteure explicite son engagement récent et reconnaît appartenir au jeu qu’elle pourrait prétendre analyser [22]. Elle fait le choix de ne pas se polariser sur cette période, pour davantage étudier les évolutions des débats sur le fait colonial dans les curricula français depuis les années 1970-1980. C’est par ce biais qu’elle propose une riche analyse qui éclaire des rouages de la production de l’action publique éducative. Le livre est structuré selon une progression chronologique où s’insèrent des chapitres thématiques. Il s’ouvre sur une courte introduction où l’auteure propose une « auto-analyse » et expose ses questions de recherche. Vient ensuite un chapitre dédié aux hypothèses, à la méthode et aux ancrages théoriques de l’étude. Puis s’ensuivent trois chapitres sur les années 1970-1980 qui abordent successivement la place de l’altérité culturelle dans la « crise de l’enseignement de l’histoire », les premiers forts questionnements sur la place du passé colonial et de l’Algérie dans l’enseignement, ainsi que les autres enjeux qui gravitent autour de la relation entre altérité culturelle et éducation républicaine – comme l’éducation aux droits de l’homme et l’éducation civique alors remise au goût du jour. Une deuxième partie de l’ouvrage est davantage centrée sur une période qui court des années 1990 au début des années 2000. L’auteure consacre deux chapitres à la guerre d’Algérie, à la fois comme problème public et problème curriculaire. Elle étudie ensuite les différentes tentatives de réécriture du fait colonial dans les programmes sous l’égide du Conseil national des programmes. L’analyse se termine par trois chapitres consacrés aux années 2000, avec le rôle de la montée des tensions autour du fait colonial, de la visibilité d’un discours de « lutte contre les discriminations » et de « diversité » porté par différents acteurs, et des controverses les plus récentes, dont celle apparue en 2015 à l’occasion d’une réforme des programmes de collège.

42Il est possible d’inscrire l’ouvrage dans une sociologie des politiques d’éducation qui, depuis en particulier la parution de Knowledge and Control[23], extirpe les contenus d’enseignement d’une lecture internaliste pour ouvrir la boîte noire de leur conception et montrer qu’ils sont à la fois produits et vecteurs des rapports sociaux à l’œuvre dans le reste de la société. En se centrant essentiellement sur les programmes d’histoire de l’enseignement secondaire, l’analyse prolonge les travaux récents sur la fabrique scolaire de l’histoire, tels que ceux de Patricia Legris [24] et de Benoît Falaize [25]. La spécificité de l’ouvrage est néanmoins de circonscrire le regard au fait colonial, comme l’avait fait auparavant Françoise Lantheaume [26]. Par-delà les débats sur l’histoire, le choix de se centrer sur l’État éducateur centralisé apporte à la compréhension des politiques scolaires parce qu’il prend le contre-pied d’une tendance renforcée depuis les années 1980 à centrer les travaux relatifs aux politiques éducatives sur les dynamiques différenciées qui émergent dans les échelons locaux de l’Éducation nationale. Ce choix d’échelle fait écho à la thèse récente de Pierre Clément, bien que ce dernier ait étudié des moments réformateurs plus circonscrits dans le temps [27]. L’ouvrage rappelle l’intérêt du positionnement « par le haut » ; il montre que l’État éducateur en action n’est pas fait que d’arrangements locaux, mais aussi de luttes au sommet dont l’exemple curriculaire éclaire l’importance dans la compréhension de l’institution scolaire.

43Laurence De Cock s’inspire de l’approche constructiviste des problèmes publics pour plus largement articuler l’évolution des débats sur les curricula avec la « sensibilisation publique » de la question coloniale et l’enracinement des débats mémoriels qui s’y rattachent. L’emploi de cette boîte à outils théorique lui permet de décortiquer la construction des contenus d’enseignement pour les resituer dans les processus socio-politiques du temps long qui leur ont donné naissance. Cela a l’avantage de restituer l’importance de la temporalité, dans sa consistance sociologique, pour comprendre ce qui a un moment ou à un autre est (im)possible, ce qui d’une date à une autre peut circuler entre différentes arènes et finalement influencer l’écriture des programmes. En analysant les modalités d’évolution de l’agenda curriculaire avec des lunettes souvent employées dans l’étude de l’action publique, l’auteure contribue à une sociologie politique de l’éducation qui connaît une consolidation récente sans être radicalement neuve [28].

44L’intérêt du dialogue entre chercheurs en éducation et politistes se dessine également autour de la haute administration, comme terrain d’enquête et comme champ académique de recherche où s’est importé le questionnement curriculaire. L’auteure nous fait découvrir la haute administration scolaire, ses lieux, ses protagonistes et ses coulisses. Elle en éclaire le fonctionnement à la lumière de dynamiques socio-politiques trouvant leurs origines en dehors des murs de l’institution scolaire, et confirme à sa manière la fragile dichotomie entre administration et politique. Par ailleurs, plutôt que de se concentrer sur les évolutions de contenu stricto sensu, l’ouvrage fait des programmes un « analyseur » des transformations de l’institution, notamment quant à la place de l’universalisme républicain. Ce déplacement du regard est un apport qui souligne le caractère heuristique d’une approche utilisée ces dernières années dans l’étude des curricula énarchiques [29].

45Le livre illustre bien les enjeux pratiques de la recherche sur la production des politiques d’enseignement. Ceci est en soi un apport, les ouvrages majeurs sur le sujet s’avérant plus théoriques que méthodologiques [30]. Vouloir travailler sur « les arbitrages, leurs justifications et tout autant ce qui aurait pu avoir lieu que ce qui a effectivement eu lieu » contraint en effet à multiplier les gisements de recherche. La chercheuse a dû compiler et croiser des traces permettant de mettre en relation des faits sociaux – du lobbying à l’événement public en passant par la nomination d’une personne – et la (non-)réécriture des curricula. Avec un croisement du papier et de la parole qui rappelle l’approche de Sarah Kolopp sur les programmes d’apprentissage de l’ENA [31], Laurence De Cock a réalisé une quinzaine d’entretiens et dépouillé des archives, des ressources pédagogiques ou encore des fragments de la presse nationale et des revues professionnelles.

46De la fin des années 1970 à aujourd’hui, les enjeux sur le fait colonial dans l’enseignement s’enracinent dans les processus, complexes et non mécaniques, de construction et de conversion réciproques entre problèmes publics et problèmes scolaires. Les débats sur la place et le cadrage des questions coloniales dans les curricula actualisent pour beaucoup les luttes relatives à la présence des populations immigrées en France, à la reconnaissance du passé colonial français – en particulier vis-à-vis de l’Algérie – et à la légitimité d’un universalisme républicain aveugle aux différences. À plusieurs reprises, l’auteure avance que la tension entre universalisme et reconnaissance est un facteur décisif dans l’évolution des débats curriculaires en ce qu’elle partage les prises de position des acteurs intéressés par la réécriture des programmes.

47Sur la période étudiée, la « sensibilisation » accrue de la question coloniale se construit dans le passage de l’émergence de l’immigration comme problème public à l’établissement progressif d’une problématisation mémorielle faisant le lien entre la condition des populations immigrées en France et le passé colonial – le « continuum colonial ». Les débats qui se forment autour des curricula reflètent ces dynamiques. Ces dernières nourrissent les discussions et revendications sans nécessairement trouver de traduction dans leurs contenus. L’histoire que retrace Laurence De Cock est celle d’innombrables tentatives de réécriture avortées ou marginalisées. Ce n’est finalement qu’avec les programmes d’histoire de 2008 (collège) et de 2010-2012 (lycée) que l’approche factuelle se voit substituer une mise en relation entre situation coloniale et enjeux de mémoire. Ce regard fait davantage écho au cadrage des débats à l’extérieur de l’institution, particulièrement dans le champ académique et historiographique. L’auteure y voit l’effet d’une écriture perméable aux volontés personnelles ; elle souligne notamment le rôle des souhaits du responsable du groupe d’élaboration des programmes, Laurent Wirth – qui veut écarter les approches européocentrées et envisager les colonies comme situations de domination.

48Laurence De Cock défend la thèse que pour être comprises, la polarisation accrue sur les programmes d’histoire ainsi que l’autonomie des contenus curriculaires vis-à-vis des débats publics doivent être réinscrites dans les transformations structurales de l’espace de production des politiques d’enseignement. D’un côté, depuis le milieu des années 2000, la « déprofessionnalisation de la construction des curricul a » permet à un nombre croissant d’acteurs d’espérer pouvoir imposer leur vision de l’enseignement du fait colonial. Ce sujet est ainsi investi comme territoire de revendications, en particulier pour des acteurs dénonçant plus largement l’indifférence aux différences républicaine. D’un autre côté, une hypothèse forte du livre est que le caractère limité de la conversion des problèmes publics sur le fait colonial en problèmes curriculaires trouve son origine dans la morphologie de la haute administration scolaire. Cette dernière est marquée par la création répétée de dispositifs de négociation où s’opère le retraitement des demandes sociales. Entre 1990 et 2005, le Conseil national des programmes fait par exemple figure de « sas d’apaisement des passions », le primat de la « technicité » de la formalisation des textes servant, pour l’auteure, de levier de « refroidissement ». Ce point de vue n’amène cependant pas Laurence De Cock à fermer les yeux sur les effets persistants de l’arbitraire politique, comme elle le montre dans la partie de l’ouvrage dédiée aux projets de programmes de 2015.

49Cet ouvrage confirme i n fine l’importance attribuée à la sociologie du curriculum dans l’appareillage théorique des travaux sur la production des politiques et contenus d’enseignement. Il en montre aussi les limites, dès lors qu’elle tend à marginaliser l’approche relationnelle entre le sommet de l’État éducateur et les enseignants. Car la frustration majeure qui s’installe à la lecture de Dans l a classe de l’homme blanc, c’est justement le sentiment de ne jamais y entrer. Cela provient de l’objet que se donne l’auteure mais sans délaisser l’étude des programmes, l’on aimerait en savoir plus sur leurs diffusions au sein des classes afin de dépasser l’opposition entre curriculum formel et curriculum réel qui laisse plus d’une fois le lecteur sur sa faim. Dans une approche de sociologie du curriculum, les programmes sont par ailleurs essentiellement envisagés comme une réalisation intellectuelle, un bien symbolique porteur d’une vision du monde social et d’une signification idéologique. Ils sont finalement peu appréhendés comme un outil d’encadrement des pratiques professionnelles. Ils peuvent pourtant être pensés comme tels par les producteurs. La perspective choisie reprend la représentation spontanée de l’histoire en France, comme matière « politique » par excellence, et tend de ce fait à privilégier les « idées » des acteurs et à laisser largement impensée la contrainte que fait peser sur l’écriture le souci concret de l’opérationnalité des réformes. Une meilleure prise en compte de la façon dont la conception s’opère par anticipation de l’appropriation permettrait de véritablement interroger les effets de projection dans l’incompréhension ou la résistance des enseignants. En se nourrissant des réflexions sur les limites de l’analyse cognitive de l’action publique et la place à accorder aux « idées » dans sa production, cet axe autoriserait à réévaluer les effets de la tension entre universalisme et reconnaissance qui est présentée dans le livre comme une matrice pour comprendre les choix curriculaires. Ces « choix » idéologiques peuvent avoir une incidence objective. Mais ils peuvent aussi être utilisés a posteriori pour justifier l’action ; ils sont à ce titre autant un facteur explicatif qu’un discours à expliquer, dans ses fonctions de légitimation de la politique d’enseignement.

50Malgré ces observations, le livre de Laurence De Cock s’inscrit assurément parmi les ouvrages majeurs contribuant à éclairer les savoirs scolaires comme savoirs d’État. Par un positionnement original au carrefour d’une histoire scolaire, sociale, administrative et politique, il constitue une avancée appréciable dans l’objectivation des contributions de l’action publique à la formation de ce qu’Éric Hobsbawm appelle le « passé social formalisé [32] ».

51Thomas Douniès

52Université de Picardie-Jules-Verne

53CURAPP-ESS

54thomas.dounies@gmail.com


Date de mise en ligne : 29/07/2019.

https://doi.org/10.3917/gap.192.0113

Notes

  • [1]
    M. Centeno et al. (2015), « The Emergence of Global Systemic Risk », Annual Review of Sociology, 41 (1), p. 65-85.
  • [2]
    U. Beck (2009), World at Risk, Cambridge, Polity Press.
  • [3]
    Voir notamment O. Borraz (2007), Les Politiques du risque, Paris, Presses de Sciences Po ; S. Revet, J. Langumier (dir.) (2013), Le Gouvernement des catastrophes, Paris, Karthala.
  • [4]
    O. Borraz, L. Cabane (2017), « States of Crisis », in P. Le Galès, D. King (eds), Reconfiguring European States in Crisis, Oxford, Oxford University Press, p. 394-412.
  • [5]
    En plus des ouvrages sus-cités, suggérons : C. Ansell, A. Boin, A. Keller (2010), « Managing Transboundary Crises : Identifying the Building Blocks of an Effective Response System », Journal of Contingencies and Crisis Management, 18 (4), p. 195-207 ; A. Boin, M. Ekengren, M. Rhinard (2013), The European Union as Crisis Manager : Patterns and Prospects, Cambridge, Cambridge University Press.
  • [6]
    C. Péchu (2006), Droit au logement : genèse et sociologie d’une mobilisation, Paris, Dalloz ; É. Gaillard (2012), « Berlin : le squat comme outil d’émancipation féministe », Métropolitiques ; H. Pruijt (2013), « The Logic of Urban Squatting », International Journal of Urban and Regional Research, 37 (1), p. 19-47.
  • [7]
    N. Benarrosh-Orsoni (2009), « L’aménagement de la précarité », Études tsiganes, 38, p. 178-189 ; F. Bouillon (2009), Les Mondes du squat, Paris, PUF.
  • [8]
    R. Mayntz (1993), « Governing Failures and the Problem of Governability : Some Comments on a Theoretical Paradigm », in J. Kooiman, Modern Governance. New Government-Society Interactions, Londres, Sage, p. 9-20 ; J. C. Scott (2009), The Art of Not Being Governed. An Anarchist History of Upland Southeast Asia, New Haven (Conn.), Yale University Press.
  • [9]
    P. Favre (2003), « Qui gouverne quand personne ne gouverne ? », dans Y. Schemeil, Être gouverné. Études en l’honneur de Jean Leca, Paris, Presses de Sciences Po, p. 257-271.
  • [10]
    É. Fassin et al. (2014), Roms et riverains. Une politique municipale de la race, Paris, La Fabrique.
  • [11]
    M. Martínez López (2002), Okupaciones de viviendas y centros sociales. Autogestión, contracultura y conflictos urbanos, Barcelone, Virus.
  • [12]
    Voir L. Barrault-Stella, P.-É. Weill (eds) (2018), Creating Target Publics for Welfare Policies. A Comparative and Multilevel Approach, Berlin-Heidelberg, Springer.
  • [13]
    S. Sassen (2001), The global City : New York, London, Tokyo, Princeton (N. J.), Princeton University Press.
  • [14]
    N. Brenner, R. Keil (2014), « From Global Cities to Globalized Urbanization », Glocalism : Journal of Culture, Politics and Innovation, 3.
  • [15]
    V. Dubois, C. Bastien, A. Freyermuth, K. Matz (2012), Le Politique, l’artiste et le gestionnaire. (Re)configurations locales et (dé)politisation de la culture, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant.
  • [16]
    S. Tissot (2007), L’État et les quartiers. Genèse d’une catégorie de l’action publique, Paris, Seuil.
  • [17]
    O. Schwartz (1990), Le Monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF ; Y. Siblot (2006), Faire valoir ses droits au quotidien. Les services publics dans les quartiers populaires, Paris, Presses de Sciences Po.
  • [18]
    A. Spire (2005), Étrangers à la carte : l’administration de l’immigration en France, Paris, Grasset.
  • [19]
    M. Cartier (2003), Des facteurs et leurs tournées, Paris, La Découverte ; N. Vezinat (2012), Les Métamorphoses de la poste : professionnalisations des conseillers financiers, 1953-2010, Paris, PUF.
  • [20]
    V. Boussard (2001), « Controverses autour des indicateurs de gestion dans les caisses d’allocations familiales », dans S. Maugeri (dir.), Délit de gestion, Paris, La Dispute, p. 77-79 ; V. Dubois (2003), La Vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica.
  • [21]
    F. Pierru (2007), Hippocrate malade de ses réformes, Paris, Éditions du croquant ; N. Belorgey (2010), L’Hôpital sous pression : enquête sur le « nouveau management public », Paris, La Découverte.
  • [22]
    Aux côtés du collectif Aggiornamento, Laurence De Cock s’est plusieurs fois publiquement positionnée sur les programmes d’histoire, sur le fond – contre une perspective européocentrée – et sur la forme – par exemple en opposition aux défenseurs d’un enseignement essentiellement chronologique.
  • [23]
    M. F. D. Young (ed.) (1971), Knowledge and Control : New Directions for the Sociology of Education, Basingstoke, Palgrave Macmillan.
  • [24]
    P. Legris (2014), Qui écrit les programmes d’histoire ?, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble.
  • [25]
    B. Falaize (2016), L’Histoire à l’école élémentaire depuis 1945, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
  • [26]
    F. Lantheaume (2002), L’Enseignement de l’histoire de la colonisation et de la décolonisation de l’Algérie depuis les années 1930, thèse de sociologie, Paris, Éditions de l’EHESS.
  • [27]
    P. Clément (2013), Réformer les programmes pour changer l’école ? Une sociologie historique du champ du pouvoir scolaire, thèse de science politique, Amiens, Université de Picardie-Jules-Verne.
  • [28]
    Pour un retour sur le sujet, voir L. Barrault-Stella, G. Goastellec (2015), « L’éducation entre sociologie et science politique, des convergences contemporaines à leurs limites », Éducation et sociétés, 36 (2), p. 5-18.
  • [29]
    E. Biland, S. Kolopp (2013), « La fabrique de la pensée d’État. Luttes d’institutions et arrangements cognitifs à l’ENA (1945-1982) », Gouvernement et action publique, 2 (2), p. 221-248.
  • [30]
    Voir notamment J.-L. Forquin (2008), Sociologie du curriculum, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
  • [31]
    S. Kolopp (2013), « De la modernisation à la raison économique. La formation en économie à l’ENA et les déplacements des lieux communs de l’action publique (1945-1984) », Genèses, 93, p. 53-75.
  • [32]
    É. Hobsbawm (2012), « La fonction sociale du passé : quelques questions », dans É. Hobsbawm, T. Ranger (dir.), L’Invention de la tradition, Paris, Éditions d’Amsterdam, p. 12.
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