Notes
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[1]
L’auteur tient à remercier les coordinateurs de ce numéro, et tout particulièrement Antoine Maillet, pour leurs relectures attentives et leurs nombreuses suggestions. Il remercie également les trois relecteurs anonymes dont les commentaires serrés ont grandement contribué à améliorer la première version de ce texte.
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[2]
Les absences injustifiées exposant à des pénalités financières.
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[3]
Entretien avec le secrétaire général de la municipalité d’El Alto, 6 mars 2008.
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[4]
Entretien avec un président de conseil de quartier, El Alto, 26 février 2008.
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[5]
Entretien avec l’ancien directeur général de l’opérateur d’eau public SAMAPA, La Paz, 9 avril 2006. Cf. également El Tiempo (1997), « Con o sin privatización, Samapa anuncia reestructuración tarifaria », 21 février.
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[6]
Cf. Banque mondiale (1996), An Update on Bolivia’s Capitalization Program, aide-mémoire, archives du ministère des Capitalisations, décembre.
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[7]
Les privatisations boliviennes se sont effectuées par l’ouverture de 50 % du capital des anciennes entreprises publiques ; elles furent ainsi qualifiées de capitalisations. La moitié restante du capital était transférée à des fonds de pension nouvellement créés.
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[8]
Au moment du démarrage du contrat, 48 % de la population de Buenos Aires étaient dépourvus d’un raccordement à l’eau potable à leur domicile.
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[9]
Entretien avec un ancien régulateur sectoriel, La Paz, 2 mars 2008.
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[10]
El Diario (1997), « Aguas del Illimani promete dar agua en 100 % a La Paz y El Alto », 26 juillet.
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[11]
Citée dans Le Monde de l’économie, 15 mars 2005.
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[12]
Entretien avec Luis Uzin, 28 mai 2006.
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[13]
Les bénéfices nets, qui étaient de 16 547 362 bolivianos en 1999, s’étaient transformés en pertes nettes de 5 329 799 en 2001. Par ailleurs, ces faibles niveaux ne pouvaient guère être compensés par les consommateurs commerciaux et industriels. L’agglomération de La Paz-El Alto subissait à cette époque une désindustrialisation assez brutale, alimentée par des faillites d’entreprise et par des transferts d’activité vers Santa Cruz, la capitale économique de l’est du pays.
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[14]
Entretien avec le vice-ministre pour l’Assainissement de base, La Paz, 7 avril 2006.
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[15]
D’après l’association des régulateurs de l’eau sud-américains (Aderasa), la moyenne des frais de connexion dans les villes latino-américaines était de 119 dollars pour l’eau potable et de 174 dollars pour l’assainissement. Dans certains cas (à Managua, à Montevideo, dans le Céara brésilien) ces coûts étaient inférieurs à 50 dollars.
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[16]
Entretiens avec des usagers d’El Alto, Distrito 7, 27 février 2008.
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[17]
Entretien avec un consultant indépendant du secteur, La Paz, 8 avril 2006 ; entretien avec une future directrice de cabinet du ministre de l’Eau, 13 avril 2006.
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[18]
Entretien avec le vice-ministre pour l’Assainissement de base, La Paz, 7 avril 2006.
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[19]
Entretien avec une future directrice de cabinet du ministre de l’Eau, 13 avril 2006.
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[20]
D’une manière générale, l’opérateur ne pouvait avoir d’obligation de raccordement dans les zones où la densité de la population n’atteignait pas les 50 habitants par îlot d’habitation (environ 0,7 hectare).
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[21]
Ce soulèvement faisait suite à la découverte, en 2000, d’un vaste gisement de gaz naturel dans le sud du pays. Un consortium de multinationales avait été constitué pour l’exploiter et l’exporter sous sa forme brute vers le Mexique et les États-Unis, via le territoire chilien. Mais ce projet d’exportation fut bientôt érigé en un symbole de la renonciation à tout projet de développement industriel national. Le contentieux historique de la Bolivie avec son voisin chilien ne fit qu’aggraver le sentiment de dépossession et amplifier la contestation.
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[22]
Entretien, 22 mars 2008.
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[23]
Entretien avec Abel Mamani, 22 mars 2008.
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[24]
IWA Publishing (2005), Bolivian Government Signals Contract End, 25 janvier. Accessible sur : [http://www.iwahq.org.uk], dernière consultation le 27 août 2018.
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[25]
Dans la mesure où les connexions condominiales n’avaient pas été financées par l’entreprise, mais par la Banque mondiale et la participation directe des habitants, les auditeurs se refusèrent à les comptabiliser comme des nouveaux raccordements au titre du contrat. Sur les 71 752 connexions prévues, l’audit concluait ainsi que 25 314 n’avaient pas été exécutées (soit 35,28 %), ce qui autorisait la SISAB à résilier la concession. AISA, au contraire, revendiquait avoir installé quelque 77 998 nouvelles connexions entre 1997 et 2004.
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[26]
Soit 404 dollars en moyenne contre 335.
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[27]
Entretien avec Julian Pérez, Cochabamba, 10 mars 2008.
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[28]
El Diario (2000), 11 décembre.
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[29]
La Razon (2001), 4 juin.
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[30]
Cité dans Crespo Flores, Carlos (2007, p. 9).
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[31]
El Diario (2006), 19 novembre.
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[32]
Entretien avec Luis Uzin, directeur de la SISAB (1997-2000), 26 mai 2006.
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[33]
Pagina siete, 4 décembre 2016.
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[34]
La Razon, 2 mars 2018.
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[35]
De la même façon, la loi sur l’eau de 2010 (significativement baptisée Andrés Ibáñez, du nom d’un avocat bolivien fondateur du « parti égalitaire » à l’époque de la Commune de Paris) affirme la responsabilité de tous les pouvoirs publics (municipalités, départements, État) de financer les investissements hydrauliques.
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[36]
Cambio, 8 octobre 2017.
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[37]
La Razon, 27 septembre 2016.
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[38]
La Razon, 20 septembre 2017.
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[39]
Voir par exemple « 400 000 hogares de ocho municipios paceños cuentan con agua potable », UrgenteBo, 14 décembre 2017.
1L’un des traits marquants de la vie politique en Amérique latine est la fréquence de mouvements sociaux urbains de grande ampleur, capables de refaçonner les vies politiques nationales [1]. On songe immédiatement ici au Venezuela du Caracazo de 1989 (Vásquez Lezama, 2010), au mouvement piqueteros argentin des années 1998-2002 (Merklen, 2005) ou aux manifestations qui secouèrent les grandes villes brésiliennes au mois de juin 2013 (Singer, 2013). À chaque fois, des enjeux spécifiquement urbains tels que le prix des transports publics enclenchèrent une montée en généralité des protestations (qui prirent alors pour cible les défaillances des services publics dans leur ensemble, l’ampleur des inégalités ou encore la marginalisation politique d’une partie de la population), donnant ainsi à ces mouvements la force de transformer les débats et les agendas politiques nationaux.
2Plusieurs raisons ont été invoquées pour expliquer cette conflictualité urbaine particulière, et ses effets politiques structurants. L’héritage historique des années 1960 et 1970 en est une première, qui scella l’articulation entre les luttes spécifiques pour l’accès aux infrastructures urbaines de base (l’eau courante, l’électricité, les transports publics, des logements formels…) et les mobilisations politiques plus générales pour la démocratisation (Lautier, 1993 ; Foweraker, 2001). On doit aussi souligner la radicalité des politiques d’ajustement structurel menées tout au long des années 1980 et 1990, qui eurent pour effet de reléguer brusquement au second plan les conflits issus du monde du travail, au profit de territoires de vie alors devenus les seuls cadres où pouvaient encore se construire des liens de solidarité politiques (Goirand, 2001 ; Svampa et Pereyra, 2004). Évoquons enfin l’urbanisme particulièrement clivant et fragmenté d’une région qui fut souvent analysée comme un laboratoire du capitalisme néo-libéral et de ses effets spatialement inégalitaires (Graham, Marvin, 2001 ; Harvey, 2006). Ces explications ont toutes leur pertinence. Mais elles ne font que pointer les fortes dispositions structurelles à la mobilisation urbaine sur l’ensemble du continent. Elles ne permettent guère, en revanche, de rendre compte de l’émergence de mouvements sociaux urbains à certains moments et en certains lieux précis. Est-il possible alors, d’identifier des variables et des mécanismes causaux plus spécifiques, qui joueraient à certaines occasions particulières et dans certaines villes seulement, et qui auraient pour effet d’activer ces dispositions structurelles à la protestation ?
3Pour explorer cette question, cet article analyse le cas de la « guerre de l’eau » de La Paz-El Alto, un vaste mouvement social de protestation contre la concession privée d’eau potable et d’assainissement de cette agglomération, une concession qui fut pendant près d’une décennie (de 1997 à 2007) entre les mains d’un consortium dirigé par le groupe français Suez-Lyonnaise des eaux (Laurie, Crespo, 2007 ; Mayaux, 2012). La ville d’El Alto présente bien toutes les dispositions structurelles à la mobilisation identifiées par la littérature. Elle dispose notamment d’une organisation territoriale, la FEJUVE, qui jouit d’une forte capacité à mobiliser ses résidents (vecinos) et d’un fort capital symbolique accumulé depuis sa contribution aux luttes pour la démocratisation du début des années 1980. La ville accuse par ailleurs les signes d’infériorité socio-économiques vis-à-vis de sa voisine La Paz, qui serpente dans la vallée en contrebas, tant l’accès aux infrastructures urbaines s’y révèle en moyenne plus défaillant. Mais pourquoi la mobilisation s’est-elle déclenchée sur l’eau et contre la concession privée spécifiquement ? Cette question interpelle d’autant plus que la concession fut largement promue, par les institutions financières internationales autant que par le gouvernement bolivien, comme un modèle de participation privée « bonne pour les pauvres » (pro-poor) (Komives, Brook-Cowen 1998 ; Foster et Irusta, 2003). Par exemple, l’opérateur privé a étendu le service trois fois plus rapidement que l’opérateur public antérieur : pourquoi fut-il alors spécifiquement pris pour cible ?
4Cet article avance que l’activation des dispositions structurelles à la mobilisation s’explique par la manière dont le partenariat public-privé (PPP) a transformé en profondeur l’interprétation que se faisaient les publics concernés de leur situation sociale. Plus précisément, le PPP a eu pour effet involontaire d’unifier symboliquement l’ensemble des non-raccordés au réseau, une population jusque-là engagée dans des rapports clientélaires très hétérogènes avec l’État, en un groupe social homogène de « pauvres » désormais en attente d’un raccordement imminent. Ce groupe social a de surcroît été victime d’un traitement systématiquement, et très visiblement, défavorable par rapport à celui de toutes les autres catégories d’usagers. Focalisée sur sa stratégie de légitimation qui reposait sur l’amélioration du sort des pauvres dans l’absolu (par rapport à leur situation antérieure), la coalition pro-privée a en effet éludé la question des inégalités de traitement entre ces usagers en voie de raccordement et les usagers déjà raccordés, ce que les premiers ont au contraire interprété comme une injustice fondamentale.
5Dans un contexte plus général de contestation politique, la FEJUVE d’El Alto a alors su, dans un second temps, mettre en forme ces interprétations diffuses, les expliciter et les ordonner, pour en tirer un cadrage clair et efficace du problème de l’eau dans l’agglomération, ce qui lui a permis de structurer la protestation. L’organisation a notamment su opérer un travail de montée en généralité des demandes grâce à une argumentation universaliste autour du droit à l’eau, et consolider une identité collective de subalternes en butte à des élites accusées d’indifférence ou de mépris.
6Il s’agit donc ici de réfléchir, avec d’autres travaux actuels, à la manière dont l’action publique en vient à tracer des démarcations nettes et visibles entre les groupes sociaux, et avec quels effets politiques (voir par exemple Barrault-Stella, Weill, 2018). Cette perspective rejoint des réflexions plus spécifiques sur le nécessaire décloisonnement de la sociologie de l’action publique avec celle des mouvements sociaux (Dupuy, Halpern, 2009). Elle s’en distingue néanmoins en s’intéressant prioritairement à la manière dont les politiques publiques conditionnent les possibilités d’émergence d’un mouvement social, plutôt qu’en prétendant d’abord mesurer l’influence des acteurs mobilisés sur l’action publique, cette influence n’intervenant, dans cette perspective, que dans un second temps. Notre approche s’inscrit plutôt dans les travaux qui s’intéressent aux effets d’interprétation des politiques publiques, c’est-à-dire à leur capacité à transformer la « manière dont les individus interprètent le monde social » (Pierson, 1993, p. 627). Pierson, en particulier, a souligné combien « les effets les plus importants des politiques publiques peuvent être d’ordre cognitif » (1993, p. 628). En travaillant dans cette perspective des cognitive policy feedbacks, Suzanne Mettler et Joe Soss (2004) ont montré qu’un des effets d’interprétation les plus importants portait sur la construction des groupes sociaux et sur leur définition symbolique : « une politique publique peut définir les frontières d’une communauté politique, établir qui en fait partie et comment est perçue cette communauté par la majorité sociale » (Mettler, Soss, 2004, p. 61). L’Amérique latine constitue un bon terrain d’observation à cet égard, qui révèle combien des inégalités massives ne provoquent pas de grandes mobilisations tant qu’elles opèrent le long d’un continuum incertain, et aussi longtemps qu’elles sont traitées de manière disparate par le truchement d’une myriade de négociations locales ; en revanche, la contestation surgit lorsque l’action publique transforme les anciennes « marches » sociales, aux contours flous, en des frontières explicites et rigides ; autrement dit lorsqu’elle produit des lignes de démarcation facilement perceptibles et identifiables par les populations.
7Cet article repose sur un long travail de terrain effectué dans le cadre d’une recherche de master, puis de doctorat, entre 2006 et 2012 (Mayaux, 2012, 2017). L’enquête a commencé quelques mois avant le départ de l’opérateur privé, et s’est terminée trois ans après. Elle mobilise près de soixante entretiens semi- et non-directifs réalisés entre 2006 et 2009 (auprès des autorités publiques, locales et nationales ; de salariés du nouvel opérateur public y ayant travaillé lorsque celui-ci était privé ; des consultants et bureaux d’étude du secteur ; des dirigeants de la FEJUVE, et de nombreux militants de base des conseils de voisins). Elle s’appuie également sur un accès privilégié aux archives du ministère de l’Eau créé en 2006, comportant une nombreuse littérature grise produite durant la période concessionnaire : contrats, audits opérationnels et financiers, comptes rendus de réunions, courriers entre le régulateur sectoriel et l’entreprise. Elle repose enfin sur un traitement systématique des sources médiatiques, écrites et audiovisuelles, qui ont aussi alimenté l’analyse de la période la plus récente évoquée en fin d’article.
8Nous décrirons, pour commencer, le processus d’unification symbolique des non-raccordés au réseau d’eau potable, autour de la catégorie de « pauvres » telle qu’elle fut mobilisée par la coalition pro-privée. Nous verrons ensuite comment ce groupe social des pauvres a fait l’objet d’un traitement systématiquement défavorable par rapport au reste de la population (et bien que favorable par rapport à sa propre situation antérieure). Après ces deux sections consacrées aux effets d’interprétation diffus involontairement engendrés par le partenariat public-privé, nous retracerons la manière dont la FEJUVE a su mettre en forme ces interprétations pour produire un cadrage simplifié qui lui a permis de mener une « guerre de l’eau » victorieuse.
L’unification symbolique d’un groupe social par l’action publique : les « pauvres » exclus du réseau d’eau potable
9La population d’El Alto a connu une croissance démographique extrêmement rapide à partir des années 1950, passant d’à peine 11 000 habitants en 1952 à 250 000 en 1985, puis à 650 000 en 2001, faisant alors jeu égal avec sa voisine La Paz. Les infrastructures urbaines (eau potable, électricité, routes goudronnées, logements titrisés…) ayant été distancées par cette expansion, l’accès à l’eau potable et à l’assainissement, en particulier, a constitué une préoccupation constante pour la majorité des habitants de la nouvelle ville. Pour autant, jusqu’à la privatisation, cette préoccupation ordinaire n’avait jamais été érigée en un véritable problème d’ensemble par les autorités publiques, un problème qui aurait été susceptible de faire l’objet d’une réponse globale. Le manque d’accès au réseau pouvait bien apparaître sur l’agenda systémique de la ville (Cobb, Elder, 1972), c’est-à-dire qu’il était périodiquement débattu au sein du ministère qui en avait la responsabilité (le ministère de l’Environnement, du Logement et du Développement territorial) et qu’il donnait lieu à des prises de position rituelles de certains acteurs politiques. Mais il était absent, en revanche, de l’agenda proprement institutionnel : il ne donnait pas lieu à des débats concrets sur les mesures précises à adopter pour y remédier.
10Ainsi, l’action publique urbaine ne s’était jamais fixée pour objectif d’universaliser l’accès au réseau à une échéance déterminée. Elle s’était encore moins dotée d’un programme d’action pour y parvenir. Au cours des décennies qui précédèrent l’arrivée de l’opérateur privé, l’extension de l’accès s’opéra plutôt par le truchement de négociations clientélaires, très localisées et fragmentées, entre les autorités urbaines et les conseils de voisins. Corrélativement, la population non raccordée n’était pas appréhendée comme une catégorie d’intervention publique à part entière, ni comme une cible homogène susceptible de faire l’objet d’une politique publique sectorielle. Par rapport à cette situation où le morcellement de l’action publique engendrait le morcellement social des non-raccordés, la politique publique-privée allait constituer une véritable rupture. Elle allait unifier symboliquement l’ensemble des exclus du réseau, dont les conditions diverses allaient se voir pour la première fois mises en équivalence, et qui allaient tous avoir pour vocation, dorénavant, à se voir rapidement raccordés au réseau principal.
Avant la privatisation : l’accès à l’eau entre mobilisations fragmentaires et négociations clientélaires
11Désireux de mieux connaître les demandes prioritaires des populations urbaines, mais aussi de mieux en canaliser les revendications souvent tumultueuses, le gouvernement bolivien issu de la révolution de 1952 avait favorisé la création, dans de nombreuses villes du pays, de conseils de voisins (juntas vecinales). Souvent créés à l’initiative de migrants ruraux récemment arrivés en ville, ces conseils eurent tendance à réactiver certaines pratiques organisationnelles en vigueur dans leurs communautés rurales d’origine de l’altiplano bolivien (ayllus) : participation obligatoire aux réunions et aux assemblées (une à deux fois par mois [2]) ; révocabilité des dirigeants ; participation commune à la réalisation d’ouvrages collectifs (Zibechi, 2006). Aujourd’hui encore, ces conseils disposent généralement d’un comité de direction (mesa directiva) dont les membres sont élus pour deux ans. À El Alto, en 1979, les conseils existants s’agrégèrent en une puissante fédération, la FEJUVE. Ils continuèrent ensuite à se multiplier au rythme de la croissance de la ville : de 166 en 1989 à plus de 600 en 2011. Comme le souligne l’anthropologue Albó, leur maillage territorial est extrêmement serré : « il n’y a pratiquement aucun secteur à El Alto où les habitants ne participent pas à un conseil de voisins » (Albó, 2006, p. 332). Les conseils se scindent généralement dès lors qu’ils atteignent quelques centaines de membres.
12Depuis leur origine, les conseils ont axé leurs revendications sur les questions d’accès aux infrastructures de base : l’eau potable et l’assainissement, l’électricité, les transports publics, les routes, l’obtention de logements formels et décents. Toutefois, après la période d’activisme politique intense du début des années 1980, et plus encore dans le contexte de la forte réduction des dépenses publiques consécutive à la politique d’ajustement structurel de 1985, ces revendications se sont rapidement dissoutes en une multiplicité de négociations micro-locales, au caractère clientélaire, entre les conseils de voisins et les autorités locales. Comme le souligne un ancien secrétaire général de la mairie d’El Alto :
Le maire, si un district votait pour lui, alors l’argent allait à ce district. Ça valait pour les écoles, les postes de santé, et l’eau bien sûr […]. En fait les comités de voisins et la mairie s’achetaient mutuellement [3].
14L’entreprise publique municipale d’eau potable, la SAMAPA, négociait ainsi l’extension des réseaux « projet par projet », en échange du soutien politique à la municipalité des conseils concernés (Blanes, 1998, p. 13). Dans ce système, les présidents des conseils jouaient un rôle déterminant d’intermédiation puisqu’ils assumaient automatiquement la fonction de maire d’arrondissement (subalcalde). À la fois dirigeants associatifs et agents municipaux, ils se trouvaient en position privilégiée pour négocier certains investissements municipaux en échange du soutien politique de leur quartier au pouvoir local en place [4]. Une fois le raccordement effectué, ils jouaient également le rôle d’intermédiaire dans une autre négociation, portant cette fois sur la tarification appliquée : jusqu’en 1996 en effet, la SAMAPA n’utilisait pas moins de 150 catégories tarifaires, et décidait des catégories applicables à chaque usager selon des modalités qu’un bon connaisseur du système qualifiait d’« anti-éthique [5] ». La prégnance de ces mécanismes de négociation clientélaire autour de l’accès aux infrastructures urbaines, et notamment de l’eau potable, contribue à expliquer la longévité du parti politique CONDEPA, qui domina la municipalité de 1989 à 1999 malgré la condamnation de six de ses édiles pour détournement de fonds et prises illégales d’intérêt (Alenda, 2003).
Cette action publique fragmentée était également permise par la faible structuration du secteur de l’eau en général, dont la dernière loi sur l’eau, largement obsolète, datait alors de 1906. Elle empêchait que les non-raccordés n’émergent comme une catégorie d’intervention publique à part entière. Au contraire, la mise en équivalence des situations locales était directement entravée par la concurrence générale pour l’obtention de petits financements municipaux âprement négociés (Blanes, 1998). La population des non ou des mal-raccordés était alors renvoyée à la myriade de ses modes d’approvisionnement spécifiques, à cette infinité des « entre-deux des villes du Sud » qu’évoque Jaglin (2004) : camions-citernes, bornes collectives et puits individuels, raccordements illégaux, reventes d’eau de voisinage…
À l’évidence, cette fragmentation de l’action publique façonnait également une fragmentation des identifications collectives. Une enquête menée dans les archives du journal national La Razon, sur la période allant du 1er janvier 1990 au 31 décembre 1996, nous a fait sélectionner 42 articles abordant à titre principal la problématique de l’eau potable à El Alto (le titre de l’article s’y référant directement). Une analyse de discours qualitative indique que dans 38 de ces articles, les résidents dont les paroles avaient été recueillies par le journal inscrivaient leurs doléances (qu’il s’agisse de la revendication de l’accès au réseau ou d’un service de meilleure qualité) dans un cadre de proximité : la rue, la zone de voisinage ou le quartier. Seuls quatre interviewés témoignaient d’une identification sociale plus large, au travers de formules du type « nous les altenos », « les voisins sans connexion de la ville » et « le gouvernement ne fait pas de l’accès de tous au réseau une priorité ». Le sociologue et futur vice-président Alvaro Garcia Linera (2004) semblait ainsi fondé à reprocher à la FEJUVE de cette époque d’avoir dissous l’identité populaire de ses adhérents. Mais cette absence d’identification sociale allait rapidement changer au cours des années 1990.
Les sans-accès aux services de base : une catégorie d’action publique omniprésente sous le mandat de Gonzalo Sanchez de Lozada (1993-1997)
17Le tournant libéral contemporain peut être précisément daté en Bolivie : il s’effectua en 1985, sous la forme d’un décret présidentiel qui inaugurait une « nouvelle politique économique ». L’augmentation des taux d’intérêt, conjuguée à la nouvelle politique d’austérité, permit de juguler rapidement l’hyperinflation qui sévissait alors. Mais les effets sociaux de cette thérapie de choc furent particulièrement douloureux. Les années suivantes furent marquées par la fermeture des mines d’étain, qui mit 25 000 travailleurs au chômage ; par la suppression de 15 % des emplois de la fonction publique ; et par le gel des salaires des fonctionnaires restants. Le taux de pauvreté passa ainsi de 62 à 70 % entre 1985 et 1992. En 1994, la Bolivie affichait la plus faible espérance de vie du continent (61,8 ans) et le taux de mortalité infantile le plus élevé (81,4/1 000) [6].
18En réaction à cette dégradation de la situation sociale, l’élection de Gonzalo Sanchez de Lozada à la présidence de la République, en 1993, marqua un réaménagement interne au paradigme dominant. Ancien ministre des Finances en 1985, et à ce titre architecte principal du virage pris cette année-là, le gringo (surnom populaire que lui avaient valu les vingt premières années de sa vie passées aux États-Unis, et son indélébile accent anglais) avait cette fois mené campagne sur le thème de la lutte contre la pauvreté et de la mise du libéralisme au service du « développement humain », un terme clef de sa campagne. Son principal document programmatique, le Plan de todos, était le résultat d’un intense travail intellectuel animé par des réseaux proches du parti démocrate américain, et emblématique de ce qu’on allait bientôt appeler la troisième voie (Sikkink, 1997 ; Weber, 2004). Il portait un diagnostic central sur les maux du pays : la pauvreté et le sous-développement y résultaient d’un accès inadéquat aux services de base, en particulier à l’éducation, à la santé et à des logements décents (ces derniers comprenant les services d’eau potable et l’assainissement). Ce déficit d’accès empêchait les individus de « développer leur capacité productive et créative » (p. 34). Une fois le gouvernement élu, cette vision générale allait être déclinée en un plan d’action opérationnel, le « plan général de développement économique et social : changement pour tous ». Celui-ci mettait en avant la nécessité d’« optimiser l’investissement social », c’est-à-dire de mettre prioritairement la dépense publique au service de la « couverture en services sociaux, notamment dans les zones rurales et urbaines marginalisées » (p. 78).
19La philosophie du gouvernement se voulait ainsi la matérialisation d’une nouvelle approche en termes de « développement humain », une approche qui prenait alors corps parmi les acteurs du développement international (Desai, 1991). Le gouvernement entendait toujours approfondir la libéralisation économique du pays, mais en veillant cette fois à fournir à la population les équipements nécessaires à l’augmentation de son « capital humain » (Plan de todos, p. 77). Ce programme « néo-libéral social réformiste » (Yaksic Feraudy et Tapia Mealla, 1997, p. 131) se concrétisa par un ensemble de réformes dans les domaines de l’éducation primaire et de la santé. Par ailleurs, une « loi de participation populaire » fut votée en 1994, qui transférait 20 % des recettes fiscales aux municipalités, à la condition expresse que ces dernières en affectent au moins 85 % aux dépenses d’investissements dans les services de base.
20Cet ensemble de discours et de programmes publics contribua à façonner les contours d’un nouveau groupe social, celui des ménages (encore) privés d’accès aux services de base nécessaires à leur émancipation individuelle. Ce groupe était défini par ce qui lui manquait, mais aussi par la perspective prochaine de voir ce manque se résorber, et d’entrer ainsi de plain-pied dans le nouveau régime de « citoyenneté libérale » ainsi proposé (Kohl, 2002). L’horizon d’inclusion justifiait l’optimisme général des observateurs à propos du système politique bolivien, alors perçu comme étant en bonne voie de stabilisation et de consolidation (Mayorga et al., 1997 ; Tsolakis, 2008).
21C’est dans ce contexte de rééquilibrage social du paradigme libéral qu’il faut replacer la délégation des services d’eau de La Paz-El Alto. Activement poussée par la Banque mondiale, l’incorporation d’un opérateur privé apparaissait aux yeux du gouvernement, comme à ceux des bailleurs de fonds, la meilleure manière de garantir un accès effectif à l’eau potable pour tous. Cette évolution était emblématique de la réconciliation alors promue entre le marché et les droits humains dans la région. Comme le soulignent Dezalay et Garth (2002), « au fur et à mesure que le mouvement des droits de l’homme regagne en respectabilité, il suscite l’intérêt au point de se trouver incorporé aux nouvelles théories de l’aide internationale […]. C’est alors le modèle d’un marché à visage humain qui émerge […] mariant l’orthodoxie économique et la démocratie » (p. 274). En l’occurrence, la promotion simultanée du marché, du secteur privé et du développement humain par le gouvernement Goni rejoignait l’évolution spécifique de l’agenda international de l’eau. Depuis la Conférence de Dublin de 1992, celui-ci faisait en effet de la reconnaissance de cette ressource comme « bien économique » la meilleure manière de la garantir « à tous les êtres humains ». Ce faisant, la privatisation allait, plus clairement que toutes les autres politiques de gestion des services collectifs menées à la même époque, placer au centre de ses objectifs la connexion universelle des non-raccordés. Elle allait par-là même contribuer à unifier symboliquement une population jusqu’alors plongée dans des situations très disparates, et à lui donner une consistance sociale durable.
La prise de consistance d’un groupe social : la population à raccorder dans le contrat de concession de 1997
22Soucieux de se montrer fidèle à son discours de promotion d’un libéralisme social, le gouvernement bolivien prit grand soin de préparer une privatisation qui puisse être légitimée, en priorité, par ses effets positifs sur la population encore non raccordée. Celle-ci allait être désignée comme « pauvre » pour souligner, conformément au paradigme du développement humain, la contribution centrale de l’accès aux services de base à la réduction de la pauvreté. Une telle assimilation des non-raccordés à des « pauvres » était pourtant loin d’aller de soi : de nombreux pauvres étaient en effet déjà raccordés au réseau ; à l’inverse, certains logements non-raccordés étaient des logements le plus souvent vacants, acquis à la périphérie de la ville, et comme investissements immobiliers, par des ménages relativement aisés résidant dans les quartiers centraux ; quant aux classes sociales supérieures, déjà raccordées, elles devaient elles aussi profiter de l’introduction d’un opérateur privé.
23Paru en 1996, et rédigé au plus haut niveau par le ministère en charge des privatisations [7], l’appel d’offres énonçait clairement que le principal critère de sélection de l’opérateur serait le nombre de nouveaux raccordements que celui-ci s’engagerait à effectuer. La centralité de ce critère se distinguait de la plupart des appels d’offres en vigueur ailleurs, qui tendaient à récompenser la proposition des tarifs les plus faibles pour les consommateurs (Komives, 2001).
24La stratégie du gouvernement bolivien rencontra alors celle du groupe Lyonnaise des eaux. Tout comme sa poignée de concurrents mondiaux (les autres français, la Générale des Eaux et la SAUR, les anglais Thames Water ou International Water) la major était alors engagée dans une stratégie d’expansion internationale motivée par la saturation de son marché français et par la bonne disposition nouvelle des villes du Sud vis-à-vis de la délégation au secteur privé. En effet, au sortir de la « décennie perdue » des années 1980, ces villes en forte croissance démographique peinaient à étendre l’accès aux réseaux au même rythme que leur population. Le raccordement des quartiers périphériques au service d’eau potable à domicile devint alors un argument essentiel de ces opérateurs, et un axe important de leur compétition (Budds, McGranahan, 2003). Pour la Lyonnaise, la concession de Buenos Aires, signée en 1992, devint la référence centrale pour ses opérations régionales. Le groupe y avait porté la promesse que la concession permettrait enfin aux habitants pauvres d’accéder à des services aussi essentiels que l’eau et l’assainissement (Botton, 2007) [8]. En résumé, trois acteurs principaux (l’État bolivien, la Banque mondiale et la Lyonnaise des eaux) convergeaient dans leur volonté d’apporter la preuve qu’un opérateur privé pouvait étendre le service aux « pauvres » plus rapidement qu’un fournisseur public. Cela explique que l’objectif de raccordement maximal se soit retrouvé au cœur du contrat de concession.
25Durant sa dernière phase de négociation avec le consortium Aguas del Illimani SA (AISA) emmené par la Lyonnaise des eaux, le gouvernement bolivien avait évoqué un minimum de 37 922 nouveaux branchements à effectuer. Mais l’opérateur souhaita opter pour un nombre encore plus ambitieux, et s’engagea finalement à installer pas moins de 71 752 nouvelles connexions d’eau potable à El Alto, et ce dans un délai très court, avant le 31 décembre 2001 [9]. Cet effort de grande ampleur devait permettre, d’après les calculs officiels, de généraliser l’accès à l’eau potable à La Paz dès la fin de cette période, et de le porter à 82 % à El Alto. L’accès au réseau d’assainissement, de son côté, devait être porté à 41 % en 2002, puis à 90 % en 2021. La presse souligna à l’envi le caractère « gigantesque [10] » d’un tel effort d’investissement, une évaluation laudative reprise dans les premiers policy briefs de la Banque mondiale sur ce modèle de participation privée « pro-pauvres » (Komives, Brook-Cowen, 1998 ; Foster, Irusta, 2003).
26En outre, le contrat comportait des dispositions destinées à garantir la crédibilité de ces engagements. Par exemple, dans l’éventualité où le consortium devait échouer de plus de 15 % dans ses objectifs, il aurait à s’acquitter d’une pénalité de 500 dollars par branchement non installé. De même, le régulateur national de l’eau créé à cette occasion, la SISAB, pouvait en théorie annuler le contrat si jamais AISA devait échouer de plus de 25 % dans ses objectifs. Enfin le contrat n’admettait comme connexion valable que les raccordements à domicile, interdisant par-là formellement au concessionnaire de comptabiliser des modes de provision au rabais (camions-citernes, robinets collectifs…) dans ses réalisations.
27L’extension du service dans les périphéries urbaines constituait donc l’élément central de légitimation pour l’opérateur privé, sur lequel son directeur général entendait être jugé en priorité (Carbonel, 2000). Comme l’expliquait en 2005 à Paris la chargée des relations presse du groupe Suez-Lyonnaise des eaux : « [La concession bolivienne] ne pèse pas lourd dans le bilan financier du groupe. Les bénéfices réalisés – 3,4 millions de dollars en 2004 – ont jusqu’à présent tous été réinvestis sur place. C’est en termes d’image que ce contrat est pour nous important : nous voulons démontrer qu’il est possible de travailler dans un pays comme la Bolivie [11] ». Ce faisant, l’extension devait permettre d’accuser le contraste entre la logique clientéliste, malthusienne, de l’opérateur public antérieur, et la nouvelle logique professionnelle, universaliste, du nouveau consortium privé. Elle devait ainsi permettre de légitimer l’opérateur en créant un « choc de confiance » auprès de la population, selon l’un des rédacteurs de l’appel d’offres devenu premier directeur de l’agence de régulation [12]. Cette centralité de l’extension aux plus pauvres explique que quelques années plus tard, le nombre de nouveaux raccordements effectués ait constitué, pour les économistes de la Banque mondiale, le critère essentiel de comparaison des performances des secteurs publics et privés, et la variable privilégiée (proxy) permettant d’estimer l’impact des concessions privées sur les plus « pauvres » (McKenzie et al., 2003 ; Chong et al., 2008).
28Ainsi, la nouvelle politique public-privée venait soudainement effectuer deux opérations aux puissants effets symboliques. Elle mettait en équivalence, d’une part, des situations auparavant perçues comme très disparates, qui se voyaient désormais agglomérées en une même condition du « non-raccordement » (usagers no servidos dans le contrat). Et elle faisait, d’autre part, de cette situation un simple état transitoire, une anomalie destinée à se résorber rapidement : les non-raccordés étaient incités à se penser, non comme un groupe durable, mais comme un public temporaire en attente d’un raccordement imminent. On voit ici comment les « catégories administratives peuvent à la fois définir un groupe social et cadrer les perceptions d’un problème social » (Moynihan, Soss, 2014, p. 323). La politique public-privée cristallisait en effet un groupe social tout en modelant ses attentes légitimes. Ces effets d’identification allaient s’avérer lourds de conséquence dès lors qu’un autre effet d’interprétation de l’action publique-privée allait s’y rajouter : le traitement très visiblement inégal de ce groupe en voie de raccordement par rapport à la population déjà raccordée.
Un groupe social singularisé par son traitement inégal
29Aux yeux de la coalition pro-privée (entreprise, régulateur sectoriel, ministère du Développement territorial, bailleurs de fonds) le caractère pro-pauvres de la concession se matérialisait tout entier dans l’objectif d’un raccordement du plus grand nombre au réseau. Être raccordé impliquait en effet une amélioration immédiate et évidente de la condition des populations concernées par rapport à leur situation antérieure. En revanche, la question de savoir si ces populations en voie de raccordement allaient être aussi bien traitées que les autres, déjà raccordées, constituait un point aveugle pour cette coalition d’acteurs. Aucune réflexion en ce sens ne fut jamais élaborée, tant le seul critère d’évaluation pertinent semblait la comparaison des pauvres entre eux : entre les encore-exclus du réseau et les nouvellement-raccordés. Du fait de cette compréhension, des pratiques manifestement inégalitaires entre groupes sociaux ont pu être mises en place sans qu’elles soient explicitement théorisées, ni même clairement aperçues comme telles par les gouvernants. On peut ainsi estimer que la violence des effets d’interprétation qui allaient être produits (et qui peuvent être définis, pour les publics concernés, comme le sentiment d’une citoyenneté de seconde zone) fut pour l’essentiel non délibérée. Elle fut plutôt le résultat d’une série de décisions considérées à chaque fois comme autant d’ajustements pragmatiques et techniques, visant à concilier au fil de l’eau les objectifs pro-pauvres avec la rentabilité de l’opérateur. De telles pratiques inégalitaires se sont pourtant déployées dans au moins trois domaines : la hausse des frais de connexion ; des raccordements de moindre qualité technique que les autres ; et l’établissement d’une ligne de démarcation claire entre une population raccordable en priorité, et une autre aux perspectives de raccordement beaucoup plus floues et incertaines.
Des raccordements au prix fort
30Après quelques années, l’extension des infrastructures d’eau potable à El Alto se révéla de moins en moins rentable pour la Lyonnaise des eaux. L’une des raisons en était que le volume de consommation des ménages nouvellement raccordés était nettement plus faible qu’escompté, et ne permettait pas à l’opérateur de faire jouer ses économies d’échelle. En 2000 par exemple, alors qu’à La Paz la consommation moyenne était de l’ordre de 140 litres par personne et par jour, les habitants d’El Alto n’en consommaient que 44 litres (Crespo Flores, 2001). Un tel écart s’explique par la persistance de pratiques de consommation économes, et par le climat particulièrement peu amène qui sévit sur le plateau andin sur lequel est perchée la ville d’El Alto, qui n’incite guère à l’utilisation de l’eau lorsque ni celle-ci ni le logement n’est correctement chauffé. Assez logiquement, les bénéfices nets d’AISA chutèrent rapidement, à mesure que l’entreprise raccordait au réseau des usagers toujours plus pauvres, à la consommation toujours plus réduite [13].
31Le contrat prévoyait cependant des révisions tarifaires tous les cinq ans. Les négociations débutèrent donc au début de l’année 2001. Un accord entre l’opérateur, le régulateur et le ministère se noua rapidement autour de l’augmentation des frais de raccordement [14]. Ceux-ci allaient passer de 155 à 196 dollars pour l’eau potable (soit une hausse de 26 %) et de 180 à 249 dollars pour l’assainissement (une augmentation de 38 %). La hausse cumulée était donc de 110 dollars, plus de deux fois le salaire minimum bolivien de 2001. La somme totale représentait près de dix fois ce même salaire minimum. Elle était nettement supérieure à la moyenne des villes latino-américaines, alors même que la population bolivienne était l’une des plus pauvres du continent (Aderasa, 2004) [15]. Comment expliquer l’accord sur une telle hausse, qui heurtait pourtant directement les publics que l’on entendait servir ? Faut-il voir là le signe que le discours pro-pauvres n’était qu’une rhétorique opportuniste, vide de contenu, et non une véritable stratégie de légitimation ?
32En réalité, pour la coalition gouvernante, la hausse en question ne constituait qu’un ajustement relativement mineur qui ne remettait pas fondamentalement en cause, à ses yeux, le caractère pro-pauvres du service. L’augmentation paraissait un prix acceptable à payer par rapport aux bénéfices que constituait le raccordement à domicile. Car ce raccordement ouvrait l’accès à un service qui était non seulement de bien meilleure qualité, mais également très abordable : à 0,22 dollar par m3 jusqu’à 30 m3 de consommation, les tarifs restaient les plus bas de toutes les grandes villes du pays. Une étude réalisée en 2003 montrait qu’ils étaient même les plus faibles de toute l’Amérique latine (Foster, Yepes, 2006). Par contraste, les vendeurs d’eau informels d’El Alto proposaient des prix plus de quinze fois supérieurs [16]. Les tarifs à la consommation constituaient donc la véritable vitrine de la Lyonnaise des eaux : le gérant d’AISA avait d’ailleurs solennellement annoncé, au moment du lancement de la concession, qu’ils n’augmenteraient jamais, quand bien même ses coûts d’approvisionnement devaient continuer d’augmenter. De fait, la première tranche de consommation, la plus basse, allait représenter 78 % du volume total d’eau consommée, pour seulement 48 % des recettes (Poupeau, 2010). Comment douter, alors, que les populations seraient prêtes à consentir le prix nécessaire pour se connecter [17] ?
33La seule alternative envisagée était celle d’une hausse générale des tarifs [18]. Mais pour les gouvernants, elle évoquait le spectre d’une réédition de la guerre de l’eau de Cochabamba qui avait fait suite à une hausse de ce genre. Cette crainte oubliait cependant que la protestation cochabambine n’avait vu le jour qu’après des hausses réellement exceptionnelles (de l’ordre de 50 % en moyenne, jusqu’à 250 % dans certains cas), et sous l’effet d’une conjonction bien plus complexe de facteurs (notamment une convergence avec les irrigants des alentours menacés d’expropriation sur leurs puits) (Maillet, Mayaux, 2018). Il reste que la hausse des raccordements semblait par contraste comporter des risques politiques mineurs. Elle pouvait même être justifiée en invoquant ses effets bénéfiques… sur les pauvres eux-mêmes. En effet, des raccordements onéreux pouvaient être présentés comme une incitation supplémentaire à étendre le service pour l’opérateur, puisqu’ils assuraient à celui-ci des recettes plus importantes, et immédiates, à chaque nouveau branchement réalisé (Komives, 2001). La hausse des coûts de raccordement pouvait donc être présentée comme… une incitation au raccordement [19].
34En résumé, la brusque hausse des frais de connexion ne fut pas perçue comme un abandon des ambitions pro-pauvres par la coalition pro-privée, mais comme un ajustement pragmatique visant à sécuriser la rentabilité de la concession. Elle n’en a pas moins produit des effets puissamment inégalitaires, les plus pauvres devant désormais payer leur raccordement bien plus cher que ce que le reste de la population avait acquitté pour sa part. En tenant compte des taux d’intérêt pratiqués pour des règlements à crédits, certains usagers envisageaient d’avoir à payer leur raccordement à l’eau potable pendant une décennie. De surcroît, ces raccordés au prix fort allaient payer plus cher pour des infrastructures de moins bonne qualité.
Des infrastructures au rabais
35Davantage encore que la hausse des frais de connexion, la nature des infrastructures proposées aux usagers illustre à la fois le traitement très inégal imposé à cette population, et le caractère largement inaperçu de cette inégalité par la coalition pro-privée. C’est en effet en pensant renforcer son impact positif sur les pauvres qu’AISA s’était attelé à mettre sur pied des dispositifs techniques simplifiés, qui devaient permettre de diminuer les coûts de raccordements pour les usagers. Le jour même de la signature du contrat, l’opérateur signait un accord avec la municipalité d’El Alto, qui engageait les deux parties à étudier toutes les possibilités techniques de raccordement à moindre coût. Cet accord déboucha rapidement sur des réalisations concrètes. La première étape, pour la période 1998-2001, fut le lancement d’un projet pilote conjuguant des financements d’AISA, du gouvernement bolivien et de plusieurs agences de coopération internationale.
36Ce projet reposait sur deux volets. Il instaurait d’une part un réseau aux standards techniques simplifiés, dit « condominial ». Dans ce schéma, un réseau local est relié au réseau principal par un branchement collectif desservant tout un îlot d’habitations. Dans le cas d’El Alto, le modèle technique consistait aussi à équiper les rues secondaires avec des tuyaux de moindre diamètre, enfouis sous la chaussée. D’autre part, l’opérateur était autorisé à solliciter la contribution des usagers aux travaux de raccordement. Ces travaux dits « avec la participation des voisins » (obras con participación vecinal – OPV) pouvaient s’effectuer pour les raccordements individuels ou pour l’équipement d’îlots d’habitations. Ce dispositif se voulait une récupération d’arrangements sociaux anciens à El Alto : il était habituel, en effet, que la municipalité fournisse aux usagers le matériel et la formation nécessaires à la réalisation de certains travaux publics, à charge pour eux de les réaliser directement. Ce mode de fonctionnement était lui-même dérivé d’une pratique répandue en milieu rural, l’ayni, par laquelle l’autorité traditionnelle organisait la répartition des travaux entre les villageois (Albó et al., 1995).
37D’après les estimations faites à l’époque, la combinaison du système condominial et des OPV devait permettre de réduire les coûts de raccordement au réseau d’eau potable des deux tiers, et des trois quarts pour l’assainissement (Komives, 2001). Le dispositif se gagna immédiatement les faveurs de la population : dès la première année, 80 % des ménages d’El Alto qui en avaient la possibilité l’adoptèrent. Le système se généralisa rapidement : en 2005, les connexions « participatives » et condominiales représentaient plus de 56 % de l’ensemble des nouveaux branchements (Poupeau, 2007).
38Ces installations révélèrent pourtant bien vite leur vulnérabilité technique : encrassements, ruptures fréquentes des canalisations, débordements d’égouts… Au départ plutôt populaires, elles furent bientôt qualifiées de « pauvre service pour les pauvres » (Poupeau, 2007), l’expression matérielle d’une citoyenneté au rabais. En termes de qualification sociale, une trame d’équivalence entre connexions low-cost et usagers low-cost allait pouvoir être facilement activée par la FEJUVE, comme nous le verrons dans la partie suivante. Encore ces usagers pouvaient-ils au moins espérer bénéficier, eux, d’un raccordement à domicile. Tel n’était même pas le cas pour une partie importante de la population d’El Alto, qui se voyait reléguée dans une zone indéterminée, de non-droit au service.
Une zone de non-droit aux services : l’area no servida
39Au moment des négociations de 1997, la Lyonnaise des eaux s’était refusée à ce que ses objectifs d’extension s’appliquent à l’ensemble du périmètre municipal de La Paz-El Alto. Celui-ci englobait en effet des zones d’habitat dispersé, le plus souvent dépourvues de titre de propriété, dans lesquelles il aurait été particulièrement coûteux d’amener des canalisations. Le contrat opéra donc une distinction fondamentale, dont les implications socio-politiques allaient s’avérer décisives, entre deux territoires : un territoire dit « de desserte » (area servida) auquel s’appliquaient les objectifs d’extension, et qui correspondait peu ou prou au périmètre d’activité de l’ancien opérateur public SAMAPA ; et une aire dite « non desservie » (area no servida) qui correspondait au reste du périmètre municipal, et pour laquelle l’opérateur n’avait en revanche aucune obligation légale de fourniture (bien qu’il y disposât du droit à y détenir un futur monopole de service, au même titre que pour l’aire de desserte) [20]. Le problème était que l’aire non desservie était celle qui affichait la plus forte croissance démographique ; et celle où les modes d’approvisionnement, essentiellement par camion-citerne, étaient les plus onéreux pour les usagers. Sa situation allait donc rapidement s’avérer politiquement des plus problématiques.
40Pour montrer qu’il n’était pas indifférent aux problèmes de ces quartiers, AISA accepta en 2001 d’y réaliser 36 700 connexions à l’eau potable. Mais échaudé par ses faibles recettes, il se ravisa et obtint en 2003 que l’objectif soit abaissé à 15 000, avant d’être ramené à zéro en 2005. En d’autres termes, AISA se trouvait alors de nouveau affranchi de toute obligation de service en dehors de la seule zone de desserte. Des initiatives ponctuelles appuyées par la coopération internationale allaient bien être conduites, mais elles n’allaient aboutir, du fait de leur caractère dispersé et limité, qu’à créer de petits îlots raccordés au sein d’un océan d’exclusion du réseau. Le nombre d’habitants concernés par cette exclusion était estimé à 130 000 par la FEJUVE d’El Alto (Botton et al., 2010). Et ces « irraccordables » allaient être au cœur du discours de la FEJUVE lors de la grande mobilisation sociale qui débuta à la fin de l’année 2004.
41Il est difficile d’exagérer l’ampleur de la violence symbolique produite par une telle distinction. Violence symbolique davantage que proprement matérielle : car après tout, cette zone n’avait jamais été raccordée à aucun réseau, et au moment de la privatisation l’opérateur public n’avait aucun programme d’action particulier pour le faire. Il reste que les pratiques clientélaires qui avaient cours du temps de la SAMAPA maintenaient, au bout du compte, et de manière certes ambiguë, un horizon de sens universaliste : toute l’agglomération bâtie avait bien droit en théorie au réseau, même si l’application de ce principe pouvait être aléatoire. Par contraste, la coalition pro-privé étendit rapidement le service, mais en traçant en revanche une ligne d’exclusion claire entre insiders raccordables et outsiders au statut en suspens. L’interprétation sociale dominante ne pouvait plus être universaliste : elle ne pouvait qu’être dualiste.
42Les partisans de la privatisation ne cessèrent de se focaliser sur les insiders. Le régulateur souligna par exemple que la couverture en eau potable dans la zone de desserte était passée de 87,2 à 98,25 % au 31 décembre 2000, et de 55,83 à 74,76 % pour les égouts (SISAB, 2000, p. 21). En 2001, un auditeur financier estimait qu’AISA avait déjà réalisé plus de 52 millions dollars d’investissements, et effectué plus de 52 000 nouvelles connexions dans cette zone (LECG, 2001). En 2003, le gouvernement bolivien attribua même un « A+ » à l’entreprise pour la « qualité de son impact social ». En revanche, nul ne sembla mesurer les effets politiques du traitement manifestement inégal auquel la population de l’area servida était désormais très officiellement soumise. Ce sont pourtant ces inégalités et ces exclusions qui allaient être saisies et politisées par la FEJUVE.
La mise en forme des effets d’interprétation diffus de l’action publique : la FEJUVE et le cadrage de la « guerre de l’eau »
43Les effets d’interprétation diffus que nous avons décrits (l’identification à un même groupe social, qui plus est comparativement maltraité par les gouvernants) n’auraient pas suffi à engendrer, par leur seule force intrinsèque, la mobilisation sociale contre l’opérateur privé. Ils ont plutôt fourni les attitudes sociales nécessaires, mais insuffisantes en elles-mêmes, à la contestation. Pour que cette dernière émerge, il a encore fallu que ces attitudes soient explicitées et mises en forme par la FEJUVE. Il reste que sans ces matériaux bruts, une mobilisation d’aussi grande ampleur n’aurait jamais pu voir le jour. Ainsi les services d’électricité, également privatisés, n’établissaient pas, quant à eux, de démarcations nettes entre différentes catégories d’usagers. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles ils n’ont pas fait l’objet d’une contestation sociale comparable, alors même qu’ils constituent un service absolument nécessaire à tout confort minimal, et que leurs tarifs augmentèrent fortement sur la période pour finir par représenter une part nettement supérieure dans le revenu des ménages que l’eau potable.
44L’organisation de la mobilisation par la FEJUVE a donc reposé sur un travail de cadrage qui peut se lire comme une activité d’explicitation, et de mise en forme, des effets d’interprétation diffus produits par l’action publique-privée inégalitaire. On doit ainsi distinguer analytiquement deux étapes dans le processus causal : les effets d’interprétation diffus du partenariat public-privé ; et la structuration, par une organisation sociale particulière, de ces interprétations diffuses en un cadrage efficace. Celui-ci s’est opéré à deux niveaux, conformément à une stratégie courante de la part des mouvements sociaux et que Arato et Cohen (1992) qualifient de « dualiste » : soit un niveau « offensif », en définissant un nouvel impératif du droit à l’eau ; et un niveau « défensif », en consolidant une identité collective de subalternes méprisés par l’oligarchie politique et économique.
Un cadrage offensif autour du droit à l’eau
45Les premières années de la concession furent marquées par une paix sociale relative. En décembre 2000, cependant, une manifestation très suivie était organisée par plusieurs comités de voisins d’El Alto pour protester contre les défaillances des services d’eau potable. En février 2003, en marge d’un vaste soulèvement contre des hausses d’impôts décrétées par le deuxième gouvernement de Gonzalo Sanchez de Lozada, les bureaux d’AISA à El Alto furent incendiés par des manifestants. Il faut noter que ces deux protestations partirent de la base même des comités de voisins, et qu’ils prirent les dirigeants de la FEJUVE au dépourvu (Garcia Linera, 2008). Les manifestants n’exigeaient pas, alors, le retrait de l’opérateur : ils réclamaient simplement une révision du contrat afin, essentiellement, d’accélérer l’extension du service dans les zones périphériques, notamment dans l’area no servida.
46Les dirigeants de la FEJUVE furent de nouveau largement dépassés par la base militante et les « voisins » ordinaires à l’occasion de la « guerre du gaz » d’octobre 2003 [21]. En revanche, ce vaste mouvement social déboucha quelques mois plus tard, en juillet 2004, sur la nomination d’une nouvelle direction et d’un nouveau président, Abel Mamani, qui s’était illustré lors du soulèvement. La nouvelle équipe reçut pour mandat de faire avancer l’« agenda d’octobre », c’est-à-dire la convocation d’une assemblée constituante et la renationalisation des ressources naturelles. Pour ce faire, et en opposition frontale aux dimensions inégalitaires de la politique existante, ils s’employèrent à bâtir un cadrage inclusif et universaliste autour de la notion de droit à l’eau. Comme le résumait Abel Mamani :
L’eau doit être considérée comme un droit humain, ça ne peut pas se discuter, vous ne pouvez pas traiter cette ressource comme une marchandise car c’est comme si vous ôtiez l’oxygène aux pauvres. Vous pouvez survivre sans travail, mais vous ne pouvez pas survivre sans eau. Je le vois comme ça [22].
48Comme l’a souligné Daniel Mouchard, la forme argumentaire du droit « permet de construire un rapport offensif à l’État, en affirmant un pouvoir normatif supérieur, qui sert alors de base légitimante aux demandes avancées par rapport à l’ordre juridique existant » (Mouchard, 2002, p. 431). De fait, la FEJUVE s’attacha à dénoncer les pratiques inégalitaires en les présentant comme autant d’atteintes à un droit d’accès fondamental. Elle commença par établir que la hausse des frais de raccordement impliquait qu’environ 60 000 personnes se trouvaient dans l’incapacité financière de se raccorder, alors même que les canalisations principales étaient déjà tirées dans leur rue [23]. Avec l’appui d’un centre de recherche militant issu de la première guerre de l’eau de Cochabamba, l’organisation fit largement circuler un document qui énonçait « 14 raisons de rompre le contrat » avec Aguas del Illimani. La distinction entre l’« aire de desserte » et l’« aire non desservie » était la première de ces raisons. La brochure insistait longuement sur la question du sort des 130 000 personnes situées dans cette zone.
49Du fait de ce cadrage universaliste, la confrontation avec le consortium privé se centra rapidement sur la question des raccordements : leur nombre véritable, leur prévision d’évolution dans le futur, leur qualité réelle. Un cadre dirigeant d’AISA, après avoir admis que les coûts de connexion élevés posaient sans doute problème, affirma ainsi que ceux-ci étaient le fruit d’une politique nationale [24]. AISA avança ensuite qu’en réalité, le nombre d’habitants dépourvus d’accès dans l’area no servida ne dépassait pas les 30 000. Ce chiffre constituait toutefois, de l’avis de tous les experts indépendants, une sous-estimation grossière (Trevett, Franceys, 2008). En 2006, l’une des premières mesures d’Abel Mamani, tout juste nommé ministre de l’Eau sous le premier gouvernement d’Evo Morales, fut de commander un audit intégral des réalisations d’AISA. Les controverses se focalisèrent pour l’essentiel, là encore, sur l’évaluation du nombre de connexions réalisées, et tournèrent largement au désavantage de l’opérateur [25].
50Parallèlement, le travail de la FEJUVE visait également les raccordés à bas coût du système condominial. Des sociologues venus en appui au mouvement social, pour la plupart de Cochabamba, calculèrent par exemple qu’en comptabilisant le travail des usagers à sa valeur monétaire réelle, et en y ajoutant certains frais d’entretien et d’achat de matériel, les fameuses connexions « participatives » revenaient en réalité plus cher à leurs utilisateurs que les connexions conventionnelles (Laurie, Crespo, 2007) [26]. Ces résultats furent largement diffusés par une petite organisation, le Centre de recherche andin pour la gestion et l’usage de l’eau (Centro AGUA). Ce centre de recherche pluridisciplinaire de l’Université de Cochabamba, combinant sciences de la nature et sciences sociales, allait se révéler un important espace de production d’une contre-expertise militante. L’un des nouveaux directeurs de la FEJUVE, Julian Perez, représentant alors l’organisation à l’international, en était issu.
51L’importance de ces dynamiques de mise en forme peut être encore illustrée par le fait que les mobilisations contre l’opérateur privé furent d’abord le fait des quartiers déjà raccordés au réseau, y compris avant la privatisation. Les territoires encore non raccordés, particulièrement ceux de l’area no servida, se mobilisèrent moins que les autres. Nombre d’habitants de ces quartiers exprimèrent même un refus net du départ de l’opérateur, exigeant plutôt que celui-ci accélère ses investissements (Poupeau, 2007). Ce différentiel de mobilisation indique, en creux, toute l’insuffisance d’une lecture strictement matérialiste de la contestation. Les groupes en première ligne de la contestation n’étaient pas nécessairement ceux qui avaient le plus à perdre de la privatisation. Ils étaient plutôt les mieux structurés par le dense maillage des comités de quartier, et ceux dont la situation matérielle était suffisamment stabilisée pour qu’ils se mettent en mouvement sous l’impulsion d’un nouveau sens commun, davantage que d’une pression matérielle immédiate.
La consolidation d’une identité collective de subalternes
52La nouvelle direction de la FEJUVE avait reçu pour mandat de faire avancer l’« agenda d’octobre » : celui-ci signait sa transformation d’une organisation urbaine en une organisation politique généraliste, réactivant par-là le positionnement qui avait été le sien au temps des luttes pour la démocratisation. Bien décidée à jouer son nouveau rôle de représentant de tous les « exclus » du système politique bolivien, la fédération s’est attachée à effectuer de multiples montées en généralité, faisant de l’eau potable la situation en miniature, la synecdoque d’une relégation politique plus générale. Comme l’exprimait le dirigeant Julian Perez :
La guerre de l’eau, pour nous, ce n’était qu’un combat dans une lutte politique bien plus large : une lutte contre l’oligarchie, son mépris et son racisme ; contre l’obéissance passive, contre l’État néocolonial [27].
54L’efficacité de cette montée en généralité fut grandement facilitée par les réactions, interprétées comme du mépris social, de la coalition pro-privée face à la contestation montante. Le gérant d’AISA avait déjà déclaré dans la presse que les usagers d’El Alto étaient « les pires clients du monde [28] ». Il prétendit ensuite conduire une campagne d’« éducation à l’hygiène » et invita la population d’El Alto à se laver plus régulièrement. La presse rapporta des propos de cadres dirigeants déplorant que « les aymaras ne se lavent pas suffisamment, sans doute à cause du froid [29] ». Affichant son ignorance des conditions de vie à El Alto, un responsable conseilla aux usagers « de prendre un bain quotidien, d’arroser régulièrement leurs fleurs et de laver leur voiture [30] ». Les autorités publiques et les bailleurs de fonds n’étaient pas en reste. Un expert de la BID affirma que « la population a de mauvaises habitudes car elle croit que le service devrait être gratuit [31] », paraissant oublier que le taux de recouvrement des factures avoisinait partout les 100 %. En privé, quelques années plus tard, un ancien régulateur estimait toujours que le consentement à payer constituait un problème essentiel, et qu’il était la marque d’un égoïsme des pauvres, malgré le fait que le niveau des tarifs était très peu mis en avant par la FEJUVE, et que les factures étaient largement acquittées par les usagers :
C’est un problème culturel. Les tarifs sont bas, le service est déficient, et la population est habituée à cela. Ils croient que c’est la vie […] Mais il faut avoir conscience que les tarifs doivent être réels, non subventionnés, sinon le service se détériore. C’est pour cela que quand j’entends une personne dire qu’elle ne veut pas payer les tarifs d’eau, le message que j’entends en vérité est : « moi j’ai l’eau, mais je ne veux pas que mon voisin ait l’eau [32] ».
56Ajoutées les unes aux autres, ces déclarations ne firent qu’alimenter la perception dominante selon laquelle la privatisation n’était, au fond, que la dernière manifestation du profond mépris social affiché traditionnellement par les élites boliviennes à l’encontre des populations pauvres et indigènes. C’est par cette articulation entre inégalités de service et subalternité sociale que la FEJUVE fut en mesure de rassembler largement les catégories populaires, ainsi qu’une bonne partie des classes moyennes d’El Alto (Assies, 2003). La revendication du raccordement a pu s’inscrire dans la réclamation d’une citoyenneté politique pleine et entière (Yashar, 2005). La critique du « proche » est alors apparue comme un préalable essentiel à la construction d’un discours plus général de dénonciation de l’État, comme le soulignent Piven et Cloward (1977, p. 20-21).
57C’est dans ces conditions qu’en janvier 2007, la Lyonnaise fut remplacée par une « entreprise publique et sociale d’eau et d’assainissement » (EPSAS), dont le ministère de l’Eau devenait provisoirement l’actionnaire principal. On peut en relever un trait saillant de nature à corroborer notre hypothèse : malgré les nombreuses critiques qui sont régulièrement adressées à la qualité de sa gestion, l’EPSAS n’a pas eu à affronter de mouvement social comparable à celui ayant submergé AISA. On peut l’expliquer par le fait qu’il a maintenu un discours universaliste, et certaines pratiques afférentes, quand bien même certaines réalisations matérielles se seraient avérées décevantes jusqu’à présent.
Après la remunicipalisation : un horizon de sens universaliste malgré une gestion critiquée
58Plusieurs années après sa création, l’EPSAS est couramment critiquée pour sa mauvaise gestion. Le discours dominant est celui des espoirs déçus de la renationalisation. De fait, plus d’une décennie après le départ de l’opérateur privé, la rivalité politique entre les deux municipalités de La Paz et d’El Alto, ainsi qu’entre l’État et la FEJUVE, a empêché qu’un nouvel arrangement se stabilise. L’EPSAS demeure à ce jour une société anonyme possédée par l’État, tandis que les différentes formes de remunicipalisation envisagées se trouvent sans cesse rediscutées. Sur le plan des réalisations matérielles, en 2016, 83 000 foyers d’El Alto déclaraient être toujours privés d’un raccordement au réseau d’assainissement, et plus de 11 000 au réseau conventionnel d’eau potable, des estimations jugées très conservatrices [33]. Les zones périphériques semblent ainsi demeurer des « non-lieux » de la municipalisation, comme ils l’étaient auparavant de la privatisation (Poupeau, 2010). Surtout, de l’avis général, les infrastructures sont mal entretenues et peu renouvelées. L’entreprise, enfin, ne parvient pas à traiter adéquatement les eaux usées d’El Alto, provoquant la pollution à grande échelle du lac Titicaca (Maxwell, 2013). Les critiques ont culminé à l’occasion d’une « crise de l’eau » en novembre 2016, qui a vu le service interrompu dans 94 quartiers de la zone sud de La Paz durant plus d’un mois (Le Gouill, 2017). Selon bien des critères, les réalisations matérielles d’EPSAS ne sont donc pas supérieures à celles d’AISA. Comment expliquer, alors, que l’entreprise n’ait pas été confrontée à une mobilisation sociale équivalente ?
59Les explications sont à l’évidence multiples, et tiennent pour partie à la capacité du gouvernement d’Evo Morales à entretenir ses soutiens politiques au sein des conseils de voisins, et à coopter certains de leurs dirigeants. L’analyse qui précède suggère cependant qu’une des explications réside dans la suppression des anciennes lignes de démarcation entre usagers : les frontières explicites ont refait place à des « marches » incertaines. Et ces marches s’inscrivent cette fois dans un horizon de sens universel et égalitaire.
60Ainsi, l’entreprise ne manque pas une occasion de revendiquer haut et fort son attachement à des principes universalistes. Son fronton proclame que « l’accès à l’eau est un droit ». Les dirigeants de l’entreprise affirment placer leur action dans le cadre de la constitution de 2009 [34], qui énonce un droit humain à l’eau (art. 16). Ce droit repose sur un principe de solidarité (art. 373). Il implique également la nécessité d’en garantir à tous un volume minimal, et affirme la responsabilité de l’État pour ce faire [35].
61Ces principes ont trouvé une traduction concrète dans le schéma directeur métropolitain d’eau potable (PMM) rédigé par le ministère de l’Eau et de l’Environnement. À l’opposé de l’ancienne distinction entre l’area servida et no servida, ce plan a pour ambition d’incorporer l’ensemble des villes-satellites au réseau conventionnel, y compris les regroupements d’habitation situés à la lisière du périmètre municipal (Maxwell, 2013). Le directeur d’EPSAS ne cesse de contraster cette stratégie avec celle d’AISA, en soulignant que tous les quartiers de l’aire métropolitaine qui en font la demande ont bien vocation à recevoir le service d’EPSAS [36]. Le but affiché est de faire d’EPSAS une véritable « entreprise métropolitaine [37] ». La FEJUVE d’El Alto plaide même, de son côté, pour la création d’une entreprise à l’échelle départementale [38].
62De fait, en 2017, l’entreprise annonçait avoir raccordé 150 000 nouveaux foyers en dix ans d’activités, contre 100 000 nouveaux branchements effectués par AISA en neuf années (et 100 000 pour l’ancien opérateur SAMAPA en trente ans d’opération [39]). Cet effort d’extension alimente, à l’évidence, une interprétation citoyenne et universaliste de son action. Tout aussi important, les frais de raccordement ont été ramenés à 1 400 bolivianos (environ 195 dollars), la moitié de cette somme étant prise en charge par l’entreprise. Si les effets matériels de cette mesure sont évidents, ses effets d’interprétation sont tout aussi déterminants : les ménages bénéficient désormais d’une aide publique pour leur intégration au réseau, et non d’un obstacle supplémentaire.
63L’EPSAS inscrit donc son action dans un paradigme universaliste du droit à l’eau. Dans la mesure où ce paradigme est aussi celui des conseils de voisins, les dysfonctionnements quotidiens suscitent des mécontentements qui ne sont pas du même ordre que pour la politique antérieure : ils ciblent de simples modalités d’action, et n’engagent plus une conception opposée de la justice sociale.
Conclusion : vers une étude des effets politiques « négatifs » de l’action publique
64La Bolivie des années 1990 et 2000 fournit un bon poste d’observation pour qui s’intéresse aux mécanismes d’émergence des mouvements sociaux dans des contextes marqués par deux caractéristiques : des inégalités sociales extrêmes, notamment en milieu urbain ; et un régime politique libéral, au sens où la crainte d’une répression violente par l’État, si elle n’est pas absente, n’est cependant pas de nature à exercer une force dissuasive sur ces mouvements. De tels contextes constituent a priori un terreau fertile pour des protestations sociales de grande ampleur, mais comment expliquer que ces protestations ne se déclenchent que dans certaines circonstances spécifiques et autour de certains enjeux ?
65En retraçant pas à pas le processus ayant conduit à la protestation sociale contre la privatisation des services d’eau à La Paz-El Alto, nous avons montré qu’un mécanisme central d’émergence de la mobilisation était celui des effets d’interprétation de l’action publique, c’est-à-dire de la manière dont celle-ci est venue modifier la façon dont les populations concernées interprètent leur condition sociale et le sens de l’action de l’État (Pierson, 1993). En l’occurrence, la politique publique-privée a involontairement secrété sa propre opposition en unifiant symboliquement l’ensemble de la population non raccordée (en un groupe homogène de « pauvres » en attente de leur raccordement imminent) et en traitant cette population manifestement moins bien que les autres groupes sociaux. À l’évidence, les populations concernées ont bien vu leur situation s’améliorer par rapport à leur situation antérieure. Mais ces « effets de ressources » favorables ont été remisés au second plan par rapport à l’interprétation sociale dominante qui fut celle d’une citoyenneté de seconde classe.
66D’un point de vue plus théorique, ces effets politiques d’interprétation sont importants à identifier dans la mesure où la constitution de groupes sociaux par l’action publique a généralement été considérée comme un mécanisme contribuant au renforcement de celle-ci au cours du temps (policy feedbacks positifs). Classiquement, on a par exemple mis l’accent sur le fait que les politiques publiques tendaient à engendrer leurs propres clientèles, qui développaient alors un intérêt à leur perpétuation. Ici, en revanche, le policy feedback est négatif : le partenariat public-privé a largement participé à construire le propre groupe social qui l’a contesté, et lui a involontairement procuré tous les motifs de le faire. Cette idée que les politiques publiques peuvent tout autant saper leurs propres conditions politiques de durabilité que les renforcer est au cœur de plusieurs travaux récents (Weaver, 2010 ; Patashnik, Zelizer, 2013). Cet article montre l’importance de ce champ de recherche émergent et appelle à l’approfondir, en se penchant notamment sur les effets de représentation non anticipés, et clairement « perturbateurs », de l’action publique, ainsi que sur la manière dont ces effets sont ensuite saisis et travaillés par des organisations sociales.
67Il ressort également de cette analyse que les représentations hostiles à la privatisation, chez les usagers périphériques, portaient sur le constat d’un traitement inégal qui n’était pas temporaire, mais durable. Autrement dit, ce qui a cristallisé la contestation à El Alto était moins le constat d’une inégalité de traitement immédiate (payer davantage un raccordement à l’instant t) que la perspective d’inégalités irréversibles et irrémédiables : que les populations de la zone non desservie ne soient au bout du compte jamais raccordées ; que les systèmes à bas coûts amènent une dégradation constante du service ; et que de nombreux usagers ne puissent pas même imaginer le jour où ils auraient enfin fini de payer leur raccordement. Les inégalités de traitement ont ainsi créé des effets d’interprétation d’autant plus dévastateurs qu’ils concernaient les horizons d’attente des usagers périphériques (Koselleck, 1990).
68Cette centralité des anticipations sociales touche sans doute à un trait profond du politique en Amérique latine. L’histoire de la région est en effet jalonnée de rêves sans cesse contrariés de développement, dans une comparaison permanente et souvent teintée d’amertume avec les États-Unis. Elle a poussé ses élites à importer chaque modèle occidental du jour avec une ferveur particulière, donnant par-là même au sous-continent l’allure d’un empilement de modèles successifs à moitié abandonnés, d’un « mausolée des modernités » (Whitehead, 2006). Plus qu’ailleurs, la légitimation politique y repose sur des promesses de développement et de modernité, dont les interprétations souvent contradictoires sont elles-mêmes le reflet des conflits qui divisent les élites du grand voisin du Nord (Dezalay, Garth, 2002). Dès lors que le statu quo, les « acquis » sociaux et politiques, sont unanimement jugés insatisfaisants, le pouvoir politique ne peut s’exercer durablement au nom de la seule expertise gestionnaire, de la préservation d’un modèle existant ou de réformes prudentes et graduelles. Il doit convoquer un horizon d’attente mobilisateur. C’est bien ce qu’avaient compris les promoteurs des privatisations « pour les pauvres » : loin de se contenter, comme ailleurs, d’un argumentaire présentiste axé sur l’amélioration de l’efficience, ils ont convoqué l’image futuriste d’une ville enfin moderne, unifiée par un réseau universel et une qualité de service digne des pays les plus avancés. C’est précisément sur leur prétention à tenir ces promesses qu’ils ont été contestés. Et c’est selon une logique symétrique que de nouvelles promesses, plus égalitaires et universalistes, sous-tendent les politiques alternatives qui s’efforcent actuellement d’émerger.
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Mots-clés éditeurs : partenariat public-privé, mobilisations sociales, politique de l’eau, effets d’interprétation, policy feedback
Date de mise en ligne : 24/05/2019.
https://doi.org/10.3917/gap.191.0087Notes
-
[1]
L’auteur tient à remercier les coordinateurs de ce numéro, et tout particulièrement Antoine Maillet, pour leurs relectures attentives et leurs nombreuses suggestions. Il remercie également les trois relecteurs anonymes dont les commentaires serrés ont grandement contribué à améliorer la première version de ce texte.
-
[2]
Les absences injustifiées exposant à des pénalités financières.
-
[3]
Entretien avec le secrétaire général de la municipalité d’El Alto, 6 mars 2008.
-
[4]
Entretien avec un président de conseil de quartier, El Alto, 26 février 2008.
-
[5]
Entretien avec l’ancien directeur général de l’opérateur d’eau public SAMAPA, La Paz, 9 avril 2006. Cf. également El Tiempo (1997), « Con o sin privatización, Samapa anuncia reestructuración tarifaria », 21 février.
-
[6]
Cf. Banque mondiale (1996), An Update on Bolivia’s Capitalization Program, aide-mémoire, archives du ministère des Capitalisations, décembre.
-
[7]
Les privatisations boliviennes se sont effectuées par l’ouverture de 50 % du capital des anciennes entreprises publiques ; elles furent ainsi qualifiées de capitalisations. La moitié restante du capital était transférée à des fonds de pension nouvellement créés.
-
[8]
Au moment du démarrage du contrat, 48 % de la population de Buenos Aires étaient dépourvus d’un raccordement à l’eau potable à leur domicile.
-
[9]
Entretien avec un ancien régulateur sectoriel, La Paz, 2 mars 2008.
-
[10]
El Diario (1997), « Aguas del Illimani promete dar agua en 100 % a La Paz y El Alto », 26 juillet.
-
[11]
Citée dans Le Monde de l’économie, 15 mars 2005.
-
[12]
Entretien avec Luis Uzin, 28 mai 2006.
-
[13]
Les bénéfices nets, qui étaient de 16 547 362 bolivianos en 1999, s’étaient transformés en pertes nettes de 5 329 799 en 2001. Par ailleurs, ces faibles niveaux ne pouvaient guère être compensés par les consommateurs commerciaux et industriels. L’agglomération de La Paz-El Alto subissait à cette époque une désindustrialisation assez brutale, alimentée par des faillites d’entreprise et par des transferts d’activité vers Santa Cruz, la capitale économique de l’est du pays.
-
[14]
Entretien avec le vice-ministre pour l’Assainissement de base, La Paz, 7 avril 2006.
-
[15]
D’après l’association des régulateurs de l’eau sud-américains (Aderasa), la moyenne des frais de connexion dans les villes latino-américaines était de 119 dollars pour l’eau potable et de 174 dollars pour l’assainissement. Dans certains cas (à Managua, à Montevideo, dans le Céara brésilien) ces coûts étaient inférieurs à 50 dollars.
-
[16]
Entretiens avec des usagers d’El Alto, Distrito 7, 27 février 2008.
-
[17]
Entretien avec un consultant indépendant du secteur, La Paz, 8 avril 2006 ; entretien avec une future directrice de cabinet du ministre de l’Eau, 13 avril 2006.
-
[18]
Entretien avec le vice-ministre pour l’Assainissement de base, La Paz, 7 avril 2006.
-
[19]
Entretien avec une future directrice de cabinet du ministre de l’Eau, 13 avril 2006.
-
[20]
D’une manière générale, l’opérateur ne pouvait avoir d’obligation de raccordement dans les zones où la densité de la population n’atteignait pas les 50 habitants par îlot d’habitation (environ 0,7 hectare).
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[21]
Ce soulèvement faisait suite à la découverte, en 2000, d’un vaste gisement de gaz naturel dans le sud du pays. Un consortium de multinationales avait été constitué pour l’exploiter et l’exporter sous sa forme brute vers le Mexique et les États-Unis, via le territoire chilien. Mais ce projet d’exportation fut bientôt érigé en un symbole de la renonciation à tout projet de développement industriel national. Le contentieux historique de la Bolivie avec son voisin chilien ne fit qu’aggraver le sentiment de dépossession et amplifier la contestation.
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[22]
Entretien, 22 mars 2008.
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[23]
Entretien avec Abel Mamani, 22 mars 2008.
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[24]
IWA Publishing (2005), Bolivian Government Signals Contract End, 25 janvier. Accessible sur : [http://www.iwahq.org.uk], dernière consultation le 27 août 2018.
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[25]
Dans la mesure où les connexions condominiales n’avaient pas été financées par l’entreprise, mais par la Banque mondiale et la participation directe des habitants, les auditeurs se refusèrent à les comptabiliser comme des nouveaux raccordements au titre du contrat. Sur les 71 752 connexions prévues, l’audit concluait ainsi que 25 314 n’avaient pas été exécutées (soit 35,28 %), ce qui autorisait la SISAB à résilier la concession. AISA, au contraire, revendiquait avoir installé quelque 77 998 nouvelles connexions entre 1997 et 2004.
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[26]
Soit 404 dollars en moyenne contre 335.
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[27]
Entretien avec Julian Pérez, Cochabamba, 10 mars 2008.
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[28]
El Diario (2000), 11 décembre.
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[29]
La Razon (2001), 4 juin.
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[30]
Cité dans Crespo Flores, Carlos (2007, p. 9).
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[31]
El Diario (2006), 19 novembre.
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[32]
Entretien avec Luis Uzin, directeur de la SISAB (1997-2000), 26 mai 2006.
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[33]
Pagina siete, 4 décembre 2016.
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[34]
La Razon, 2 mars 2018.
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[35]
De la même façon, la loi sur l’eau de 2010 (significativement baptisée Andrés Ibáñez, du nom d’un avocat bolivien fondateur du « parti égalitaire » à l’époque de la Commune de Paris) affirme la responsabilité de tous les pouvoirs publics (municipalités, départements, État) de financer les investissements hydrauliques.
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[36]
Cambio, 8 octobre 2017.
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[37]
La Razon, 27 septembre 2016.
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[38]
La Razon, 20 septembre 2017.
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[39]
Voir par exemple « 400 000 hogares de ocho municipios paceños cuentan con agua potable », UrgenteBo, 14 décembre 2017.