Notes
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[1]
Je remercie les évaluateurs de la revue, ainsi que Clément Boisseuil pour leurs commentaires qui ont largement contribué à améliorer la qualité de cet article. Le travail de recherche à l’origine de cet article a bénéficié du soutien financier de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME).
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[2]
Les extraits d’entretiens sont présentés en retrait ou bien entre guillemets dans le corps du texte. Chaque enquêté s’est vu attribuer un pseudonyme.
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[3]
La Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), les Jeunes agriculteurs (JA), la Coordination rurale (CR) et la Confédération paysanne (CP) ont tous organisé en 2014-2015, à des échelles différentes, des mobilisations visant à dénoncer l’excès de paperasse généré par la politique agricole commune (PAC) et son volet environnemental.
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[4]
En 2008 le taux de suicide était 28 % plus élevé chez les agriculteurs en comparaison avec les hommes français du même âge, d’après les premiers résultats d’une étude InVS publiée en octobre 2013.
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[5]
Elle s’est néanmoins récemment étendue à d’autres secteurs et à d’autres niveaux d’action publique, comme la politique européenne de l’environnement (Dupuy, Van Ingelgom, 2015).
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[6]
Pour une analyse de l’émergence et de l’évolution de cette approche voir Béland (2010).
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[7]
Pour une réflexion concernant l’apport des policy feedbacks à l’étude des rapports ordinaires à l’État, voir les états des lieux proposés par Campbell (2012) et Spire (2016).
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[8]
Nous avons observé une vingtaine de rendez-vous entre agriculteurs et agents, et mené des entretiens semidirectifs avec l’ensemble des agents du service agricole de la DTT (n = 16), centrés sur leur expérience professionnelle et relationnelle avec les agriculteurs.
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[9]
Si l’on se base sur les résultats des élections 2013 aux Chambres d’agriculture.
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[10]
Réforme Mac Sharry.
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[11]
AGRAPRESSE.FR. (en ligne) 6 octobre 2014. « Commission européenne – Phil Hogan, Avocat de la simplification de la PAC, approuvé par les eurodéputés ».
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[12]
Les aides animales existantes en 2015 concernent les ovins, caprins, veaux sous la mère et veaux bio, vaches laitières et vaches allaitantes.
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[13]
Ces exigences s’expliquent notamment par la volonté d’ériger le « gouvernement électronique » au rang de priorité, en particulier dans la gestion des fonds européens (voir Bradier, 2004).
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[14]
De 2004 à 2006 la part moyenne des subventions dans le revenu des exploitations agricoles dépassait largement les 100 % pour les structures spécialisées en cultures de céréales, oléagineux et protéagineux, en production de bovins-viande ou d’ovins, contre moins de 10 % pour les exploitations de maraîchage ou de viticulture d’appellation (Desries et al., 2009).
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[15]
ASP : Agence de services et de paiement ; DDCSPP : directions départementales de la Cohésion sociale et de la Protection des populations ; DRAAF – SRAL : direction régionale de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Forêt – Service régional de l’alimentation.
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[16]
Un taux minimal de contrôles est fixé pour chaque aide (règlement d’exécution Union européenne no 809/2014), généralement autour de 5 % des bénéficiaires. La sélection des bénéficiaires contrôlés est en partie aléatoire et en partie ciblée.
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[17]
Dans le département étudié les représentants des OPA sont par exemple régulièrement invités à participer à des réunions techniques avec les fonctionnaires de la DDT. Notons cependant que ce degré de coopération varie fortement d’un département à l’autre en fonction des configurations politico-administratives locales.
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[18]
À l’exception de ceux proposés par les syndicats qui sont souvent gratuits pour les adhérents.
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[19]
Expression mobilisée par plusieurs enquêtés.
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[20]
Cette honte face au fait de s’en remettre à d’autres explique aussi le faible recours aux services d’accompagnement proposés par les OPA, que nous évoquions p. 42.
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[21]
Outre le bénéficiaire évoqué par Delphine et que nous n’avons pas rencontré, deux des enquêtés n’ont pas d’accès internet soit parce qu’ils ne sont pas équipés en informatique (cas de Denis) ou bien parce qu’ils se situent en « zone blanche » (cas d’André).
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[22]
Rapport « Pesticides et agro-écologie. Les champs du possible » remis par le député Dominique Potier au Premier ministre le 23 décembre 2014.
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[23]
Voir le tableau descriptif en annexe.
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[24]
En ce sens les agriculteurs s’apparentent à d’autres groupes d’indépendants dont l’activité dépend de l’État. Frau (2014, 2011) montre par exemple que les débitants de tabac, largement tributaires des politiques publiques liées au tabagisme, sont eux aussi réunis au sein d’un « néo-corporatisme » sectoriel puissant.
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[25]
Ce qui représente 3,5 % de la population active totale, dont 455 000 chefs d’exploitation et coexploitants. Rapport Graph Agri 2007, « Résultats de l’enquête structures de 2005 Agreste », Service de la statistique agricole du ministère de l’Agriculture.
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[26]
La part de maires agriculteurs est passée de 45 % en 1971 (Nevers, 2008) à 15 % en 2014 (statistiques officielles du ministère de l’Intérieur).
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[27]
Rendez-vous annuel pour la demande d’aides PAC.
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[28]
Au service agricole de la DDT chaque agent est spécialiste d’un type d’aide de la PAC : les bénéficiaires n’ont donc pas un interlocuteur administratif privilégié mais sont amenés à rencontrer une pluralité d’agents en fonction de l’aide qu’ils convoitent.
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[29]
Il existe toutefois une forte indétermination concernant l’imputabilité de la paperasse aux différents niveaux de gouvernance : parmi les vingt-deux agriculteurs (ou familles d’agriculteurs) rencontrés, huit estiment que les contraintes associées à la PAC émanent plutôt de la France, cinq de l’Union européenne, et sept évoquent une responsabilité partagée. Ce flou entretenu autour de l’origine du travail bureaucratique, déjà repéré par de Lassalle (2013, p. 95), contribue à nourrir le ressenti de complexité.
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[30]
Lascoumes parle d’un enjeu d’action publique « complexe » pour trois raisons : l’environnement renvoie à des questions transversales à plusieurs secteurs, il mobilise des logiques à la fois économiques, sociales, politiques, scientifiques, et il s’appuie sur des connaissances scientifiques incomplètes, voire controversées.
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[31]
Chiffre à multiplier par trois pour obtenir une approximation de la taille du cheptel en bovins.
« Gérard : On avait signé pour faire quelque chose qui nous plaisait et puis pour en vivre quoi ! Bon on en vit toujours mais ça devient... toute cette paperasserie, tout cet administratif, toute cette bureaucratie qui devient, qui devient hyper lourde !
Anthony : Il faut être réactif !
Gérard : Et le problème c’est que nos équipes dirigeantes ça, elles le comprennent pas ! On a des énarques et puis des gens qui sont toujours restés dans les bureaux je pense, et puis qui voient ça... eux un et un ça fait deux. Le problème c’est que dans la nature un et un ça fait pas toujours deux ! [...] C’est stressant. Et après ça devient énervant ».
2Le point de vue de Gérard et de son fils Anthony est partagé par des dizaines d’autres agriculteurs. En France, les principaux syndicats agricoles dénoncent à l’unanimité le « tournant environnemental » (Ansaloni, 2015) de la politique agricole commune (PAC), non pas à cause de son caractère « agroécologique » mais plutôt parce que les modalités de sa mise en œuvre bureaucratique leur semblent inacceptables, comme l’illustrent les extraits de tract reproduits infra [3].
3En outre, plusieurs travaux de sociologie identifient le travail administratif comme un potentiel facteur explicatif du burn out de certains exploitants (Deffontaines, 2014 ; Jacques-Jouvenot, 2014 ; Droz et al., 2014) [4]. Le travail bureaucratique, tour à tour dénoncé sous les termes de « tracasseries administratives », de « suradministration environnementale » ou de « paperasse », est constitué en problème public dans le secteur agricole. Il est explicitement identifié et dénoncé par un groupe professionnel politiquement organisé pour défendre ses intérêts (Hervieu, Purseigle, 2013, chap. 5). Les agriculteurs présentent par ailleurs la particularité, tant au niveau individuel qu’au niveau collectif, d’établir une distinction claire entre le travail administratif émanant de la PAC et celui émanant d’autres politiques publiques (voir encadré 1). De ce point de vue, le cas agricole offre une excellente perspective pour analyser la manière dont une politique spécifique – la PAC – produit des effets sur son public à travers la charge ou la « médiation » bureaucratique qu’elle occasionne. L’exposition à ce qui est décrit comme une surcharge bureaucratique n’est pas le propre des professions agricoles : de nombreux médecins, infirmier(e)s, avocat(e)s, enseignant(e)s-chercheurs, artisans-commerçants se trouvent confrontés au phénomène de « bureaucratisation de la vie quotidienne » décrit par Hibou (2012) et se sentent parfois désemparés face à elle. C’est dans ce contexte que le souci de simplification administrative a récemment acquis une place prépondérante dans certains secteurs d’action publique.
Encadré 1. La singularité de la bureaucratisation liée à la PAC
4Pourquoi s’intéresser à ce phénomène de paperasse et à la surcharge bureaucratique qu’elle occasionne ? De quoi la paperasse est-elle le nom ? La notion renvoie d’abord à une activité, le travail bureaucratique, réalisé par les citoyens et qui donne lieu à des expériences contrastées. La paperasse doit ensuite être considérée dans sa dimension relationnelle, et pour la place déterminante qu’elle occupe dans la formation des rapports entre les citoyens et l’État.
5Les premiers sociologues de la bureaucratie qui s’intéressent à la question de la paperasse (red tape) mettent en avant sa dimension pathologique : ils la conçoivent avant tout comme une menace à l’efficacité des organisations et des programmes publics (Gouldner, 1952 ; Kaufman, 1977). Malgré cet horizon normatif, ces travaux présentent l’intérêt de souligner les dimensions subjective et relationnelle de la notion : une démarche administrative qui semblera inefficace, inutile ou démesurée à un individu pourra être perçue comme tout à fait justifiée par un autre, et ce en fonction des valeurs et des trajectoires de chacun. Pour autant, des travaux plus récents tentent de proposer des outils de mesure objective de la paperasse. Certains suggèrent ainsi de repérer les règles « qui perdurent et génèrent des contraintes de conformité pour l’organisation ou ses parties prenantes, mais qui sont inefficaces au regard de certains objectifs initiaux de ces règles vis-à-vis de l’organisation ou de ses parties prenantes » (Bozeman, Feeney, 2011, p. 46, T.d.A.). Dans une perspective davantage tournée vers les usagers, repérer la paperasse peut aussi consister à identifier les règles qui imposent aux citoyens un effort de conformité (compliance burden) « significatif » pour accéder à leurs droits, et « excessif au regard de l’objectif légitime que poursuit la règle » (Moynihan, Herd, 2010, p. 655). De là, quelques travaux partent des expériences individuelles et subjectives des règles pour montrer comment elles produisent des effets objectifs et quantifiables, tels que l’« exclusion administrative » de certains groupes d’usagers (Brodkin, Majmundar, 2010 ; Moynihan, Herd, 2010) ou encore la modification des préférences de certains agents publics (Burden et al., 2012). Ces travaux sont stimulants, mais leurs tentatives d’objectivation et de quantification de la paperasse ne sont pas toujours convaincantes : comment juger du caractère « excessif » d’une règle ? Comment repérer ces efforts de conformité « significatifs » fournis par les citoyens ? Moynihan et al. (2015) offrent une piste de réponse à ces questions lorsqu’ils proposent de distinguer les coûts d’apprentissage, les coûts de conformité et les coûts psychologiques occasionnés par les expériences individuelles du « fardeau administratif » (administrative burden). Cette grille de lecture est prometteuse en ce qu’elle tient compte des aspects à la fois matériels et cognitifs des expériences des usagers, en même temps qu’elle propose d’objectiver les origines et l’ampleur de ces expériences en en distinguant les dimensions d’apprentissage, d’adaptation et d’acceptation des règles. On retiendra de ces travaux que la paperasse renvoie d’abord à une activité : le travail bureaucratique ou administratif, compris comme le travail fourni pour respecter des règles imposées par une institution publique ou privée pour accéder à certains droits et bénéfices. Le terme de paperasse comporte enfin une dimension profane et normative qui ne peut pas être ignorée. Il s’agit dès lors d’étudier les conditions dans lesquelles ce terme est utilisé, c’est-à-dire les conditions dans lesquelles surviennent des opérations de cadrage négatif du travail bureaucratique, lorsque la légitimité de ce dernier est contestée.
6Outre ces questions de repérage et de mesure, le travail bureaucratique constitue aussi une formidable entrée pour étudier les rapports entre l’État et ses citoyens. Des anthropologues de l’État ont largement documenté son rôle comme support de domination dans les démocraties modernes. Étudiant le cas de l’Inde, Gupta (2012) montre que les procédures bureaucratiques sont loin de toujours être des outils de rationalisation du pouvoir, et fonctionnent aussi comme des machines à produire de l’arbitraire et de l’indifférence pour les gouvernements. Il montre néanmoins que le travail d’écriture bureaucratique ne constitue pas une ressource uniquement mobilisable au service de la domination des gouvernants : la valorisation de l’écrit ouvre aussi des espaces de résistance et de subversion (usages de faux, contrefaçons, duplicatas) pour les citoyens « politiquement lettrés » (Gupta, 2008, p. 180).
7Par ailleurs, les sociologues du guichet donnent des illustrations de la manière dont le travail bureaucratique s’impose et s’utilise dans les relations entre les agents de l’État et les usagers. Ils montrent que les procédures et les dossiers administratifs jouent un rôle-clé dans la « construction sociale de l’usager » (Lipsky, 1980, p. 59). Produire du travail bureaucratique fait d’abord partie des « attentes institutionnelles » exprimées par l’administration, et contribue ainsi au caractère inégalitaire des rencontres bureaucratiques mis en exergue par Dubois (1999). Le travail bureaucratique constitue ainsi une ressource pour les agents de guichet. Imposer une procédure écrite peut servir à rationner l’accès des citoyens à certains droits comme celui d’exprimer des plaintes envers l’administration (Lipsky, 1980, p. 90). De même, exiger certains documents non obligatoires peut fournir aux agents le pouvoir de transgresser la loi, comme celle relative au droit d’asile (Spire, 2008, p. 34). De l’autre côté du guichet, Siblot montre que l’« emprise » de la contrainte administrative sur les individus ne peut se mesurer uniquement à l’aune de la quantité des démarches à accomplir, et il faut aussi tenir compte des constructions biographiques dans lesquelles elle s’insère : les confrontations des citoyens à la paperasse sont marquées par des inégalités sociales, elles donnent aussi lieu à des logiques d’apprentissage et des stratégies de « débrouille » (Siblot, 2006). Ainsi, les confrontations mais aussi les usages du travail bureaucratique de part et d’autre du guichet semblent déterminants dans la construction des relations de proximité entre les citoyens et l’État.
8Enfin, certains travaux consacrés aux policy feedbacks voient dans le travail bureaucratique un chaînon essentiel des processus par lesquels les politiques publiques affectent les expériences politiques des citoyens ordinaires. Développée depuis une vingtaine d’années, l’approche par les policy feedbacks revisite les liens entre action publique (policies) et vie politique (politics), en insistant sur le rôle des politiques publiques comme déterminants des comportements et perceptions politiques. Principalement mobilisée dans le domaine des politiques sociales (Pierson, 1993 ; Soss, 2000 ; Campbell, 2003 ; Mettler, 2005 ; Kumlin, 2004) [5], cette approche s’intéresse à leurs effets politiques sur trois types de publics : les élites gouvernementales, les groupes d’intérêt et les citoyens ordinaires (the mass publics) [6]. Lorsqu’il s’agit d’étudier les effets de policy feedback sur les citoyens ordinaires [7], les programmes d’action publique sont envisagés comme des « arènes de vie politique » où les citoyens expriment des demandes envers l’État et reçoivent en échange des ressources qui viennent affecter leur quotidien et leur rapport au politique (Soss, 2000, p. 2). Concernant la nature de ces ressources, elles peuvent être de deux sortes : incitatives lorsqu’elles influencent la mobilisation politique des bénéficiaires, ou interprétatives lorsqu’elles modifient leurs cadres de compréhension du politique (Pierson, 1993). Trois principaux éléments sont alors mis en avant pour comprendre comment l’expérience d’un programme public contribue à construire les rapports des citoyens au politique. Premièrement, le contexte sociohistorique dans lequel le programme est mis en œuvre joue un rôle important. Mettler (2005) interroge des vétérans de la Seconde Guerre mondiale qui ont bénéficié de programmes de réinsertion sociale avantageux au sortir de la guerre. Elle montre que s’ils se sentent durablement redevables envers la société états-unienne, c’est non seulement grâce aux aides sociales avantageuses que l’État leur a proposé, mais aussi et surtout parce qu’ils perçoivent ces aides comme un privilège accordé à leur génération, en comparaison avec les générations précédentes de vétérans. Rien n’indique donc que le même programme de réinsertion mis en œuvre dans un contexte historique différent produirait des effets identiques en termes d’engagement civique de ses bénéficiaires. Deuxièmement, l’ampleur des bénéfices alloués (tant en termes de montant que d’effets sur le quotidien des bénéficiaires) est déterminante. Campbell (2003) montre que le système de pensions de retraite mis en place aux États-Unis, en fournissant une aide financière devenue essentielle pour de nombreux retraités, et en transformant leurs emplois du temps (leur donnant davantage de temps libre à investir dans des activités non rémunératrices), a largement favorisé leur intérêt pour la politique et leur volonté de se mobiliser pour protéger leurs acquis. À l’inverse, des politiques sociales fournissant des bénéfices moins déterminants peuvent n’avoir aucun effet sur les ressources politiques de leurs bénéficiaires. Enfin, l’architecture de la politique publique (policy design) est elle aussi décisive, en particulier parce qu’elle produit des effets importants sur l’accessibilité et sur la visibilité des aides, mais aussi sur leur gestion administrative. Soss (1999, 2000) établit ainsi une distinction nette, en termes de policy feedback, entre les programmes assurantiels (où les bénéficiaires cotisent, comme la Social Security Disability Insurance aux États-Unis) et les programmes assistantiels soumis à condition de ressources (comme l’Aid to Families with Dependent Children). Il montre que ces deux programmes donnent lieu à des apprentissages politiques opposés : le public du programme assurantiel se sent plus légitime, mieux reçu par l’administration et est plus enclin à la participation politique, tandis que le public du programme universel a tendance à se sentir socialement stigmatisé et donc moins légitime à participer en politique. Dans un travail plus récent, Bruch et al. (2010) montrent que c’est surtout la nature de la relation instaurée qui importe : un programme instaurant une relation paternaliste entre l’État et les bénéficiaires (conçus comme des « objets de surveillance et de punition ») affecte négativement l’engagement civique et politique. L’étude des expériences ordinaires de la paperasse est très récemment venue enrichir ce pan des travaux sur les policy feedbacks attentif à la séquence de mise en œuvre des politiques publiques. Moynihan et Soss (2014) proposent un programme de recherche ambitieux pour analyser le rôle des administrations comme acteurs centraux affectant en même temps qu’ils sont affectés par des policy feedbacks. Par ailleurs, Moynihan et Herd (2010) montrent à partir d’une réflexion sur les politiques sociales et électorales aux États-Unis que le travail bureaucratique, lorsqu’il est utilisé comme obstacle et génère des inégalités d’accès des citoyens à leurs droits, produit des effets négatifs sur la confiance politique et l’engagement civique des bénéficiaires. Les deux auteurs mettent aussi en avant l’idée stimulante selon laquelle « dans certains cas, la paperasse puisse constituer une stratégie délibérée plutôt qu’une conséquence accidentelle » (p. 664, T.d.A.). Ces travaux confirment l’intérêt d’une focalisation sur les usages et les vécus du travail bureaucratique. Ils encouragent aussi le développement des enquêtes empiriques (encore peu nombreuses) qui se consacrent à l’étude de ces expériences et de leurs effets sur les comportements et les perceptions politiques de ceux qui y sont confrontés.
9Reposant sur ces apports théoriques, cet article défend l’idée selon laquelle les expériences du travail bureaucratique – et leur expression négative dans la dénonciation de la paperasse – constituent un angle riche et encore peu considéré pour étudier les rapports ordinaires à l’État. Il s’appuie pour ce faire sur une enquête menée en 2015 dans un département du centre de la France. Nous avons observé pendant quatre semaines le travail quotidien des agents de l’administration agricole (service agricole de la direction départementale des Territoires, DDT) [8]. Puis nous avons mené des entretiens semi-directifs individuels et collectifs (n = 22) avec un groupe hétérogène d’agriculteurs et d’éleveurs du département, parmi lesquels neuf élus syndicaux. Le tableau présenté en annexe propose une description succincte de ces exploitants agricoles. Au cours des entretiens, les agriculteurs étaient invités à s’exprimer sur leur trajectoire et leur situation professionnelle et personnelle, leurs points de vue sur la PAC, leur perception des organisations professionnelles agricoles, de l’administration et des institutions politiques, des évolutions du métier et du secteur. La perspective d’enquête « microscopique » (Sawicki, 2000) adoptée se fonde sur l’étude intensive d’un cas unique (ici un département) et d’un nombre limité de situations individuelles. Elle permet de tester un grand nombre d’interprétations possibles. Le département choisi présente des types d’agriculture diversifiés (grandes cultures sur terres à fort potentiel, zones intermédiaires exploitées en polyculture-élevage, filières de qualité) et un rapport de force entre syndicats agricoles aligné sur les rapports de force nationaux [9]. Enfin, il ne présente pas d’histoire agricole locale atypique, comme on pourrait le dire des départements bretons par exemple (Canévet, 1992). Ainsi, les résultats présentés ici sont susceptibles de fournir une image « ordinaire » du secteur agricole français et de son rapport à la paperasse.
10Interrogeant dans un premier temps les conditions d’émergence de la paperasse dans l’espace de mise en œuvre de la PAC, nous nous intéressons ensuite à ses conséquences sur les vécus de la politique publique par ses bénéficiaires, mais aussi sur leurs perceptions et leurs comportements politiques. La description des rapports individuels des agriculteurs à la paperasse met en exergue la dimension symbolique du travail bureaucratique. Elle ouvre également des pistes concernant le rôle des héritages familiaux comme facteur explicatif du vécu des réglementations. Puis l’étude des effets de la paperasse sur les opinions et les jugements politiques des bénéficiaires montre comment la PAC et sa dimension bureaucratique accélèrent certaines transformations sociopolitiques des mondes agricoles.
11Si la focale est mise sur les agriculteurs en tant qu’individus semblables aux « citoyens ordinaires » auxquels s’intéressent certains travaux sur les policy feedbacks, nous ne saurions comprendre ce niveau individuel sans être attentive au contexte de transformation des mondes agricoles dans lequel il s’insère. En effet, l’environnement et les structures dans lesquels se produisent les phénomènes d’action publique jouent souvent un rôle prépondérant dans la compréhension des mécanismes causaux associés aux politiques publiques (Falleti, Lynch, 2009). C’est pourquoi nous envisagerons plutôt le travail bureaucratique comme une source de transformation parmi d’autres du rapport des agriculteurs et des mondes agricoles à l’autorité publique. Pour autant, le point de vue des autorités publiques – et en particulier des agents administratifs de terrain – n’émerge qu’en toile de fond dans cet article. Notre analyse se centre sur l’expérience des bénéficiaires telle qu’elle se construit et se vit au quotidien, la plupart du temps en dehors de toute interaction directe avec l’administration, si ce n’est à travers les documents administratifs.
La bureaucratisation de la PAC depuis 1992
12Mobilisant 38 % du budget de l’Union européenne (Bureau, Thoyer, 2014, p. 37), la PAC est profondément réformée à partir de 1992 [10] pour devenir une politique structurelle et valoriser la multifonctionnalité de l’agriculture. Chaque nouvelle décision cherche alors à mettre en avant l’utilité publique de l’agriculture, en « [prenant] acte de la transformation du rôle social du paysan, qui devient responsable du territoire en tant que bien collectif à travers son activité de production » (Hervieu, Viard, 2011, p. 48). De là, deux phénomènes concomitants expliquent sa bureaucratisation. Tout d’abord, les conditions d’accès aux subventions (respect de normes de production, sanitaires et environnementales) sont de plus en plus précises et nombreuses. Puis, afin de s’assurer du bon respect de ces normes, chaque État membre doit développer un dispositif adapté de contrôle et de traçabilité bureaucratique des pratiques professionnelles. En réaction, les syndicats agricoles expriment très tôt leurs préoccupations vis-à-vis de la surcharge administrative (Daugbjerg, 2003, p. 432-433). Cette dernière occupe une place grandissante dans les débats européens et nationaux, et l’actuel Commissaire européen à l’agriculture Phil Hogan fait de la réduction du « fardeau administratif » son principal défi dès sa désignation en octobre 2014 [11].
La complexification progressive des conditions d’accès aux subventions PAC
13Dès 1992, avec l’introduction des aides directes à l’hectare et à la tête de bétail émerge l’obligation de recenser la production de chaque ferme (surfaces ensemencées et nombre d’animaux éligibles à la PAC, respect du gel de 15 % des terres arables). Puis la réforme de l’Agenda 2000 marque la généralisation des Mesures agro-environnementales : les agriculteurs sont incités à signer des contrats pluriannuels qui leur garantissent des aides supplémentaires en échange de leur engagement à respecter un cahier des charges environnemental. Par ailleurs, depuis l’introduction du principe de conditionnalité en 2003, l’attribution des subventions est soumise au respect de normes de « bonnes conditions agro-environnementales » (BCAE) et de « bien-être animal » : mise aux normes des bâtiments d’élevage, exigences de couverture minimale des sols, maintien de bandes tampon le long des cours d’eau et de particularités topographiques (haies, mares, bosquets). Une part importante des BCAE concerne enfin l’utilisation des produits phytosanitaires : stockage dans des locaux adaptés, contrôle régulier des pulvérisateurs, usage limité à des produits disposant d’une autorisation de mise sur le marché dans le respect des exigences prévues (doses, délais avant récolte, zones non traitées, etc.). Un nouveau stade de bureaucratisation de la PAC est enfin franchi en 2015 : des aides animales couplées sont créées ou réformées [12], et leur accès est généralement conditionné par le respect d’un certain ratio de productivité (0,8 veau par vache allaitante par exemple) et d’une période de détention obligatoire. Mais c’est surtout le principe de verdissement des aides, au centre de la réforme, qui est administrativement complexe. Cette innovation réglementaire consiste à transformer 30 % des aides directes découplées en un « paiement vert » soumis au respect de trois mesures : la diversification des assolements, la définition de 5 % de « surfaces d’intérêt écologique » (SIE) et le maintien des pâturages permanents. Début 2015, le calcul et la désignation de ces nouvelles SIE agacent, d’autant plus que les dernières modalités de leur application ne sont connues qu’au mois de février.
Un système de traçabilité et de contrôle sophistiqué
14La mise en œuvre des mesures agro-environnementales, de la conditionnalité et du verdissement de la PAC s’accompagne de besoins conséquents en matière de traçabilité de l’activité agricole : tenue obligatoire d’un registre d’exploitation et d’un registre sanitaire, détention de passeports en règles pour les bovins, notification des mouvements d’animaux, par exemple. Il en résulte une complexification croissante de la démarche annuelle de demande d’aides PAC : les exigences de l’Union européenne en matière de Système intégré de gestion et de contrôle (SIGC) [13] obligent à ce que chaque agriculteur localise et vérifie le dessin des contours de l’ensemble de ses parcelles, de ses surfaces d’intérêt écologique (SIE) et de ses surfaces non agricoles (SNA) dans le Registre parcellaire graphique (photos satellites). Par ailleurs, dans le cadre de la politique ministérielle du « zéro papiers » la demande d’aides PAC ne se fait plus qu’en ligne sur la plate-forme Télépac, ce qui implique une bonne maîtrise de l’outil informatique. Pour autant le « non-recours » (Warin, 2007) à la PAC n’est pas une option puisque les subventions européennes représentent une part importante et bien souvent la totalité du revenu des exploitants [14].
15Ces obligations de traçabilité sont principalement destinées à faciliter les contrôles administratifs et les contrôles « sur place » réalisés par les DDT, ASP, DDCSPP, DRAAF-SRAL [15], sous la coordination des DDT. Ces contrôles sont aléatoires et impromptus (l’agriculteur n’est jamais averti plus de 48 heures à l’avance), ce qui favorise la peur d’être contrôlé même si les probabilités sont faibles [16]. Enfin, des zones géographiques sont chaque année sélectionnées au niveau national pour faire l’objet de contrôles de surfaces réalisés par l’ASP par télédétection (à partir de l’analyse de photos satellites). Selon les cas, les sanctions vont de la perte d’une partie des aides (de 1 % à 15 % du montant total) à la confiscation totale des subventions allouées, complétée d’une interdiction de bénéficier de paiements l’année suivante.
Des bénéficiaires relativement seuls face à la bureaucratisation
16Les Organisations professionnelles agricoles (OPA) ne sont pas restées passives face à ces transformations. Elles participent à la mise en œuvre bureaucratique de la PAC en diffusant l’information auprès des exploitants, en coopération avec l’administration [17]. Certains syndicats, Chambres d’agriculture et centres de gestion vont plus loin en proposant désormais des services d’accompagnement (formations, vente de logiciels, aide à la télédéclaration, accompagnement en cas de contrôle). Ces services, généralement payants [18], allègent en partie le travail de l’administration et pallient aux difficultés rencontrées par les bénéficiaires. Pourtant, parce qu’elles semblent tirer un bénéfice marchand (ou en termes d’adhésion pour les syndicats) de la complexité administrative, les OPA et leurs « services PAC » suscitent des réticences chez certains exploitants. La moitié des agriculteurs rencontrés se considèrent comme des « vaches à lait » [19] pour ces organisations. Comme l’explique Gérard, l’éleveur de chèvres et de vaches allaitantes de 59 ans déjà rencontré en introduction :
Aussi la plupart des bénéficiaires se retrouvent – en tout cas dans un premier temps – seuls face au travail bureaucratique, et n’utilisent les services des OPA qu’avec réticence et seulement après avoir tenté d’y arriver par eux-mêmes.« Ce qui est malheureux quand même avec la PAC, c’est qu’il y a plein de… des sangsues ou des ventouses qui sont venues se greffer là-dessus. Parce que je vois, le CER [centre de gestion] il fait les déclarations, la Chambre fait les déclarations… enfin il y a plein d’organismes qui se sont greffés là-dessus. Et puis ça a un coût. J’veux dire nous, ça nous rapporte rien. Enfin ça nous rapporte rien… ça nous rapporte la PAC, mais j’veux dire si on passe par des gens comme ça… Et puis avec les déclarations et la peur d’être coincés, il y a plein de gens qui y passent : c’est encore un coût supplémentaire, donc c’est encore deux ou trois cents euros que vous touchez en moins. »
Les expériences individuelles de la paperasse chez les agriculteurs : dimensions matérielle et symbolique
17Pourquoi et comment ces réglementations acquièrent-elles le statut de paperasse aux yeux des bénéficiaires ? Pour répondre à cette question, nous mobilisons la grille de lecture proposée par Moynihan et al. (2015), qui permet d’analyser le caractère inégal et multidimensionnel des expériences de la paperasse. Nous montrons ainsi que le travail bureaucratique concentre une part importante des « tensions microsociales » qui pèsent sur la mise en œuvre de la politique publique (Warin, 2010, p. 156). L’étude des trajectoires biographiques des bénéficiaires permet enfin de proposer une hypothèse d’explication des différences de vécus du travail bureaucratique, puisque l’absence d’héritage agricole semble faciliter l’adaptation des agriculteurs concernés aux évolutions réglementaires.
La dimension matérielle de la paperasse : coûts d’apprentissage et de conformité de la PAC
18Les coûts d’apprentissage (learning costs) désignent l’activité de recherche d’informations par les citoyens, qui doivent apprendre comment fonctionne tel programme ou tel service, les conditions d’éligibilité et les moyens d’y accéder, ainsi que la nature des bénéfices proposés (Moynihan et al., 2015, p. 46). Les coûts d’apprentissage ne sont pas ressentis avec la même intensité par tous les bénéficiaires. Ceux qui sont les moins à l’aise avec l’écrit et avec le vocabulaire administratif sont ceux qui expriment le plus de stress et de désarroi. Un désarroi qui se manifeste, comme l’observe Dubois (1999, p. 57-66), par la formulation de demandes profanes et par l’adoption de postures de remise de soi aux guichets de l’administration : marques d’humilité, explications des situations en des termes particuliers et non administratifs, présentation de documents qui ont peu à voir avec la DDT, incompréhensions face aux explications des agents, par exemple. En outre, la dynamique de dématérialisation des démarches initiée depuis peu génère un coût d’apprentissage supplémentaire pour ceux qui ne maîtrisent pas l’outil informatique et doivent apprendre à réaliser leur demande d’aides en ligne. Pour faciliter cet apprentissage, la DDT propose un service d’accompagnement gratuit aux agriculteurs qui en font la demande, en mettant à leur disposition un ordinateur et l’aide technique d’un agent. Mais ce dispositif d’accompagnement ne suffit pas à éliminer toutes les difficultés, comme l’illustre cette anecdote racontée par Delphine, agent gestionnaire à la DDT :
« Tu as des souvenirs de mauvaises expériences avec des agriculteurs ? Des rendez-vous qui se passent mal ?
Oh j’ai une fois pendant la déclaration un monsieur qui refusait, un grand et baraqué qui refusait de faire sa déclaration avec les autres dans la salle. Mais ça… je viens de la défense donc moi ça m’impressionne pas. J’veux dire dès que je sens qu’il y a du… je sais qu’il y a une détresse derrière de toute façon. Donc, j’ai compris que c’était parce que le monsieur il y connaissait rien à l’informatique mais j’avais beau lui expliquer qu’on était là pour l’accompagner, non c’était pas la peine d’insister.
Donc ça s’est fini comment ça ?
Donc ça s’est fini qu’il a refusé d’entrer et qu’il est pas venu faire sa déclaration. Mais bon il est pas rentré dans la salle, donc j’ai discuté avec lui dehors mais bon c’était pas… c’était pas la peine d’insister.
Parce qu’il avait honte ?
Oui, je pense oui. Après voilà. Nous on est un service donc si le monsieur il dépasse pas sa propre personnalité après c’est un autre problème. »
20La honte suscitée par l’incapacité à satisfaire les attentes de l’administration rend toute démarche de « remise de soi » douloureuse pour certains bénéficiaires [20]. De même, l’information concernant les nouveautés réglementaires circulant de plus en plus par internet (site internet du ministère, bulletins d’information envoyés par mail) au détriment de la presse écrite spécialisée, il devient relativement difficile pour des agriculteurs non familiers d’internet de se tenir informés de manière autonome. Ainsi, si le développement des téléprocédures peut constituer une simplification organisationnelle favorisant l’efficacité – en termes de qualité, de rapidité et de coûts – des services publics proposés (Sauret, 2004 ; Roux, 2010), on ne saurait étendre cette conclusion à tous les usagers. La permanence d’une fracture numérique au sein de certaines populations ne peut être ignorée [21]. Comme nous le verrons dans la seconde partie de l’article, la dématérialisation transforme également les relations administratives de guichet.
21Cependant les coûts d’apprentissage se manifestent aussi chez des bénéficiaires mieux dotés en capital scolaire et en compétences informatiques, comme c’est le cas de Nathalie, Sophie et Laurent :
« On croit toujours être à peu près, et on fait en sorte, on espère être en règle. Mais il peut toujours nous échapper des choses. On n’est jamais sûr. On essaye. J’veux dire on est obligé parce que sinon t’es coulé ! »
« Sophie : Et puis des fois on a l’impression que c’est une [réglementation] qui est remise sur l’autre, et remise sur l’autre, et que… on sait plus laquelle il faut prendre quoi. Tous les jours il y en a une, les unes sur les autres. Elles s’accumulent. Et puis celle du dessus elle a même pas fait attention à ce qu’il y avait en dessous. Peut-être que c’est la même chose, ou voilà.
Laurent : Non et puis à force on devient inquiet, on devient anxieux parce qu’on sait pas… on sait pas si on est bien par rapport à la réglementation. On sait jamais si on est bien. On le sait pas. Même par rapport aux produits phyto. Il y en a tous les ans qui sont enlevés des produits phyto évidemment. Et on sait jamais… on regarde pas forcément, on n’a pas que ça à faire hélas, on sait pas forcément quels produits sont retirés du marché tous les ans. Donc on peut avoir du produit qui est encore dans le local phyto qui est interdit. Ça peut arriver hélas. Et en cas de contrôle, ben voilà.
Sophie : Alors qu’on l’a pas fait de mauvaise foi au départ » (Sophie et Laurent, 42 et 45 ans, gèrent une exploitation en polyculture-élevage. Titulaire d’un Baccalauréat technique agricole. Laurent suit actuellement des formations pour apprendre à vendre leurs céréales sur les marchés à terme).
24Finalement, pour ces trois exploitants, les coûts d’apprentissage générés par la PAC concernent moins le fait de lire et de comprendre la réglementation que les difficultés rencontrées pour rester à jour dans ce travail d’information, et l’incertitude qui en découle. Pour Sophie et Laurent cette incertitude se manifeste par le sentiment de ne jamais savoir « si on est bien ». Elle est source d’inquiétude et d’anxiété, et débouche sur un certain fatalisme : être dans l’illégalité, « ça peut arriver hélas ». Les compétences administratives et informatiques ne suffisent donc pas à protéger les bénéficiaires des coûts d’apprentissage.
25Les coûts de conformité (compliance costs) désignent quant à eux les contraintes associées au fait de suivre et de s’adapter aux règles administratives (Moynihan et al., 2015, p. 46). Comme les coûts d’apprentissage, ils sont évoqués unanimement par tous les agriculteurs. La PAC requiert un temps quotidien pour tenir à jour les carnets d’exploitation, ce qui tend à exaspérer les bénéficiaires. Pour David, 25 ans, installé depuis 2013 en grandes cultures, ce qu’il faudrait pour que les choses soient plus simples c’est
« que les contrôleurs et les techniciens soient pas bornés théorie. Il faut qu’ils fassent bien le rapprochement. Quitte à leur faire un mois de formation dans une exploitation, ça je suis prêt à en accepter un, si ça peut résoudre le problème derrière ! »
27Ces coûts de conformité créent aussi des inégalités entre agriculteurs dans la mesure où ils impliquent certains investissements financiers, surtout en élevage. Luc, « petit » éleveur de chèvres installé en 2000 sur l’exploitation de ses parents, s’interroge concernant le financement de certains travaux de modernisation obligatoires :
« On essaie on va dire d’être toujours au top quoi. Mais là, ce qui va nous manquer c’est les finances pour pouvoir financer tout ça. Tous ces projets de… comme les aires de lavage pour l’appareil à traiter, tout ça, ça demande des finances. Vu l’année qu’on a passé l’an dernier à ne pas faire de rendements, pas de prix, c’est vrai qu’il y a un manque à gagner. »
29Les coûts de conformité s’observent donc lorsque le suivi administratif de l’activité agricole requiert un travail de « qualification » des situations ordinaires pour les faire entrer dans le cadre légal existant (Weller, 2007), et en particulier lorsqu’il semble difficile, voire impossible pour l’agriculteur de parvenir à une « bijection parfaite » entre ce qui existe sur le papier et ce qui se constate sur le terrain (Joly, Weller, 2009, p. 145).
La dimension symbolique de la paperasse perçue à travers ses coûts psychologiques
30Les coûts psychologiques générés par le travail bureaucratique désignent d’après Moynihan et al. (2015, p. 4) les contraintes qui menacent l’autonomie du bénéficiaire (sentiment de perte de pouvoir et de dépendance envers l’État, d’intrusion de l’État dans la vie privée, stress suscité par l’incertitude d’accéder à des aides indispensables), et son image (stigmates liés au fait de bénéficier d’une politique impopulaire, sensation de dépréciation pouvant émerger des rapports avec l’administration). Finalement, compte tenu de cette définition, il semble plus adapté de parler de coûts symboliques pour nous référer à ces manifestations de la paperasse qui renvoient à des questions d’autonomie, d’identité et d’image, et décrivent donc des phénomènes sociaux plutôt que psychologiques. Le volet administratif de la PAC génère plusieurs ressentis de ce type : perçu comme injuste et injustifié, il est jugé synonyme d’un manque de confiance des autorités publiques qui produit une image sociale négative de « pollueurs ».
31La paperasse est d’abord le symbole d’un manque de reconnaissance par l’État des efforts et de la conscience professionnelle et environnementale des exploitants. « On n’est pas des terroristes écologiques, on ne demande qu’à bien faire ! », s’exclame Benoît, 44 ans, éleveur de vaches allaitantes.
32Ce manque de reconnaissance des efforts déjà fournis par la profession est également exprimé par Marc, élu FDSEA, lorsqu’il évoque sa découverte du rapport Potier [22] :
« Il y a déjà eu 25 % des matières actives qui existaient il y a 5-6 ans qui ont été retirées du marché. […] On a quand même professionnalisé depuis 5 ans, avec les formations qu’il y a eu chez tous les utilisateurs de produits phytosanitaires, les ports de masques qui étaient pas forcément faits, les gants, les vêtements de protection. Il y a quand même eu un certain progrès qui a été fait. Et tout ça on peut pas le nier ! Et on n’a pas vu apparaître ça dans le rapport du parlementaire. Et c’est là qu’on souffre quand même pas mal… de l’image qu’on veut nous faire porter, où même des hommes politiques qui font un rapport, tout ce qu’il en sort c’est le côté négatif et pas tout ce qui a déjà été réalisé. C’est comme si vous disiez à un gamin voilà “t’apprends à faire du vélo, t’es encore tombé par terre, ça progresse pas” alors qu’il a fait 10 mètres de plus que la fois d’avant. Et c’est… enfin j’veux dire c’est vraiment pas positif et ça aide pas les agriculteurs à s’impliquer et à… […] ça donne pas l’entrain qu’il faut si on veut emmener une foule avec nous ! »
34Face à ce constat, la plupart des agriculteurs – anciennes et nouvelles générations confondues – souhaiterait voir émerger un système de contrôle des pratiques plus pédagogique, qui dépasserait la simple application de pénalités en cas de non-conformité avec les normes en vigueur. Enfin, les réglementations et les contrôles environnementaux sont souvent vécus comme la preuve d’une certaine stigmatisation de l’agriculture :
« De plus en plus de gens sont écolo mais ils savent pas ce qu’est l’écologie. Après voilà, c’est facile d’être écolo. Oui, moi je pense que je suis quand même beaucoup plus écolo que certains. Il faudra qu’ils me disent les gars mais… »
« C’est comme si d’un côté il y avait ceux qui sont là pour nous contrôler – parce que c’est très mal pris par les agriculteurs, il y a beaucoup d’agriculteurs ils sont là : “on travaille, on est contrôlé, on est mis à mal par des contrôles”. Et en fait c’est mal perçu parce qu’on est considéré comme des gens malhonnêtes. Alors que le plus souvent c’est quand même qu’on n’est pas assez informé ou qu’on n’a pas le temps de… parce qu’entre le travail qu’on a à la ferme – surtout dans une ferme d’élevage où on est pris tout le temps – et tout ce qu’on nous demande maintenant, c’est impressionnant toute la paperasse qu’il y a. On a à peine fini un dossier, il y en a un autre. C’est sans arrêt. C’est tout le temps. À peine le veau est né, il faut mettre la boucle, il faut déclarer. Tous les mouvements et tout. Même les moutons maintenant : tout doit être précis et tout doit être inscrit, tout doit être… j’en ai eu un contrôle, là. Le 30 avril et le 5 mai. Une personne d’Orléans qui est venue me contrôler. Mais de tout : de A à Z, toutes les boucles, les moutons, les vaches, tous les certificats, à qui j’ai vendu, les tickets de pesée, les certificats d’équarrissage : tout, il a tout regardé partout.
Et alors ça s’est bien passé ?
Deux jours de contrôle c’est pas agréable ! J’ai même pas de nouvelles. Bon ça s’est bien passé globalement.
D’accord. Donc vous n’avez pas eu de pénalités ?
Non. Enfin on sait même pas parce que là ça fait longtemps, bon ça fait neuf mois donc… j’ai pas eu de courrier pénalisant mais des fois c’est je sais pas combien de temps après donc bon ».
37Comme l’illustrent ces deux extraits d’entretien, les stigmates renvoyés par la contrainte bureaucratique s’expriment sur deux registres. Il peut s’agir, comme Jacques, de dénoncer l’hypocrisie des contraintes en la rapprochant de l’hypocrisie d’une certaine frange de la société en matière de préoccupations environnementales. Il peut aussi être question, comme pour Serge, de regretter l’atmosphère de suspicion créée par les contrôles.
38Le cas agricole montre ainsi que les politiques publiques, par le biais de leur volet administratif et des instruments bureaucratiques de contrôle et de traçabilité choisis pour les mettre en œuvre, génèrent des coûts symboliques. Cependant cette dimension symbolique de la paperasse a des conséquences inégales chez les agriculteurs : certains vivent ces injonctions comme une forme de dénigrement du métier, tandis que d’autres s’y adaptent facilement et y voient même un défi professionnel stimulant. Reste alors à expliquer la coexistence de ces deux formes de réaction opposées.
Le cas des « non issus du milieu agricole » : l’héritage agricole comme principal frein à la réduction des coûts de la réglementation ?
39La bureaucratisation de la PAC fait évoluer l’image du « bon agriculteur » définie par l’administration agricole. Les qualités d’entrepreneur et d’anticipateur sont les principales compétences valorisées aujourd’hui par les agents de terrain, comme l’exprime Nicole, cadre administrative, à travers l’utilisation du terme de « pionniers » :
« Le problème en agriculture c’est ça. On a les 20 % de pionniers, qui eux de toute façon depuis toujours – enfin depuis très longtemps – ils sont… voilà ils savent, ils optimisent leur système d’exploitation, ils sont dans la connaissance. Ils vont voir sur internet mais ils vont aussi à toutes les réunions, les colloques, les machins. Ils se renseignent, ils s’informent. Ceux-là, bon, voilà. De toute façon on les retrouve partout. Et puis il y a tous les autres. Et c’est pour ça que le ministre veut faire de l’agroécologie, voilà : en 2025 la majorité des agriculteurs devra être partie dans l’agroécologie. »
41Parmi les agriculteurs rencontrés, Jean, Nicolas, Frédéric, Jacques et Stéphane semblent correspondre à la figure de « pionnier » décrite par l’administration : ils parviennent à gérer le travail bureaucratique de manière stratégique et détachée, en ayant peu recours à la DDT. Bien qu’exprimant eux aussi des critiques concernant l’image que donne la PAC de leur métier (comme on l’a vu avec Jacques), ils se montrent capables de tirer parti de l’application des règles. Pour Jean, éleveur de porcs charcutiers,
Ce qu’il faut surtout pas, c’est prendre du retard sur tout ça. Parce qu’après, le rattrapage il est très difficile. Ça prend la tête. Mais nous les normes bien-être, c’était au 31 décembre 2013. Moi je l’ai fait en 2005. Donc on avait pris de l’avance, et puis après voilà, on se prend pas la tête. »
43Anticiper les normes et leurs évolutions est aussi le principal argument qu’avance Nicolas pour justifier son passage imminent à l’agriculture biologique. Outre le fait qu’il cultive des terres à faible potentiel (la différence de rendements sera donc faible) et qu’un silo où il pourra livrer ses récoltes bio se trouve à proximité de son exploitation, son choix est aussi motivé par l’envie de tourner à son avantage l’inflation réglementaire de la nouvelle PAC :
« Là on se tourne vers une PAC très très écolo, avec des contraintes environnementales relativement poussées, les MAEC inaccessibles, l’indice de fréquence de traitement… enfin j’vous en passe et des meilleures. Donc bon, quitte à avoir des contraintes, j’pensais que faire du bio était quand même pas plus mal.
Autant aller à fond dedans et… Voilà, non mais voilà ! Bien sûr ! Autant aller à fond dedans, et j’pense que c’est… il y a un virage à prendre, il faut le prendre ! »
45Savoir innover et s’adapter est également une priorité pour Frédéric, éleveur de chèvres et producteur de fromages :
« La moitié des agriculteurs ils ont aucune idée de créativité et tout ce qu’ils savent faire c’est s’agrandir ou acheter des terres – mais c’est normal l’appât de l’argent et du gain est tellement fort que… […] Et puis il y en a qui se disent “il y a peut-être quelque chose à faire, il faut innover. Il faut voir les choses différemment il faut évoluer”. Moi aujourd’hui j’fais ça mais peut-être que demain il faudra que je fasse les choses différemment. C’est-à-dire qu’il faut tout le temps se remettre en cause ! On n’est jamais… on ne détient jamais la vérité. »
47On peut s’interroger sur les ressources individuelles qui permettent à ces exploitants de mettre à distance le poids du tournant environnemental. L’étude de leur situation socioprofessionnelle actuelle ne permet pas de trouver d’élément d’explication commun : ayant entre 29 et 57 ans, célibataires ou en couple, ils ont des appartenances syndicales contrastées, pratiquent des types d’agriculture souvent éloignés, et affichent des compétences scolaires et des capacités d’investissement très inégales [23]. Ce ne sont donc pas ces différences de capitaux socioéconomiques ou scolaires qui semblent déterminantes pour affronter sereinement la bureaucratisation. La qualité de pionnier ne semble pas non plus être liée au type d’agriculture pratiqué : Stéphane, Nicolas et Jacques sont cultivateurs, alors que Jean est éleveur de porcs et que Frédéric produit du lait de chèvres.
48L’entrée par les formes d’organisation du travail n’a pas davantage de pouvoir explicatif. Comme la grande majorité des exploitations françaises, nos cinq pionniers pratiquent une agriculture plutôt familiale. Cette dernière peut être « diversifiée, pluriactive et territoriale » (Hervieu, Purseigle, 2013, p. 240) comme pour Jean qui gère aussi des gîtes et des chambres d’hôte avec son épouse pour stabiliser son revenu. C’est également le cas de Frédéric qui transforme son lait et vend ses fromages sur les marchés, ou encore Jacques qui développe une agriculture de conservation combinant dix cultures sur 120 hectares. Mais elle a aussi les traits d’une agriculture « spécialisée et standardisée » (ibid., p. 240), comme dans le cas de Stéphane avec ses 200 hectares de grandes cultures, de Nicolas avec ses 90 hectares de cultures en bio, ou même de Jean et de son frère avec leurs 15 000 porcs charcutiers élevés chaque année en bâtiment.
49En revanche, l’étude des trajectoires biographiques de ces cinq enquêtés révèle un point commun intriguant : tous s’éloignent de l’héritage identitaire traditionnel du monde paysan. Nicolas, avec un père maçon et une mère aide-soignante, a dû créer une entreprise de travaux agricoles afin d’accumuler les fonds nécessaires à l’acquisition de terres pour pouvoir s’installer. Frédéric a acheté une ferme pour « vivre dans le concret » après avoir travaillé pendant plusieurs années dans le lobbying et dans le conseil en stratégie opérationnelle à Bruxelles, après avoir étudié les mathématiques dans une université anglaise. Jacques est un ancien chaudronnier et salarié des Telecom, installé sur des terres anciennement exploitées par les employeurs de ses parents ouvriers agricoles, où il développe une technique de culture innovante : l’agriculture de conservation. Jean a repris l’exploitation familiale avec son frère en 1985, mais il y a développé en partant de zéro toute l’activité porcine, à tel point que sa situation actuelle, qui fait de lui l’employeur de sept salariés agricoles à temps plein, a peu à voir avec celle de ses parents. Enfin Stéphane accumule les activités de représentation syndicale et professionnelle (il est président départemental et vice-président régional de syndicat, et responsable professionnel à l’agence de l’eau et au comité de bassin Loire-Bretagne), ce qui lui permet d’adopter un point de vue plus politique qu’identitaire sur son travail et sur sa situation. Plus généralement, notons que quatre de nos cinq pionniers (Stéphane, Nicolas, Frédéric et Jacques) occupent des responsabilités syndicales, ce qui témoigne de leur posture active vis-à-vis de la construction de leur identité professionnelle.
50C’est donc une lecture en termes d’héritage et de dynamiques de reproduction sociale (Champagne, 2002 ; Bourdieu, 2002) qui est la plus à même d’expliquer pourquoi certains agriculteurs s’adaptent mieux que d’autres à la bureaucratisation de la PAC. En effet, il semblerait que le plus gros obstacle à l’adaptation réside dans le statut d’héritier d’une exploitation familiale : difficile de remettre en question les manières de faire des générations précédentes (souvent encore présentes sur l’exploitation) pour « définir une nouvelle identité agricole, non plus fondée sur le développement quantitatif de la production, mais qui intègre la garantie de la qualité des produits agricoles, le respect de l’environnement et l’entretien de l’espace rural » (Barthélémy, Boinon, 2008, p. 106). Les « pionniers », qui ne portent pas ou peu le poids de ces héritages, sont alors les plus à l’aise avec la transformation identitaire promue par les politiques publiques. D’une certaine manière, ils représentent de potentiels « médiateurs » au sens de Muller (2015), puisqu’ils sont capables de proposer une traduction sectorielle aux transformations du monde telles qu’elles se manifestent dans les évolutions de la PAC.
51Ce résultat souligne la prépondérance de la dimension symbolique des expériences de la paperasse : la manière dont le travail bureaucratique interagit avec les trajectoires identitaires des individus et des groupes sociaux est plus déterminante que les coûts d’apprentissage ou de compréhension pour expliquer la réception de la PAC. De là, la simplification administrative n’apparaît pas comme constituant une solution durable au problème de la paperasse : la politique agricole manque plutôt d’une prise en charge symbolique pour gagner en légitimité et donc en efficacité auprès de son public, ce qui passe probablement par le développement de dispositifs pédagogiques.
La paperasse comme expérience politique : quels effets sur les rapports des agriculteurs à l’autorité publique ?
52Qu’ils correspondent ou non à ce modèle de pionniers, qu’ils souffrent plus ou moins de la paperasse, les agriculteurs sont tous conscients et affectés par la dynamique de bureaucratisation de la PAC. Quels en sont alors les effets sur leur rapport au politique et à l’autorité publique ? L’inférence causale constitue un défi important dans l’étude des policy feedbacks : comment savoir avec certitude que ce sont les programmes d’action publique étudiés qui causent les comportements politiques observés, alors que les potentiels facteurs explicatifs sont nombreux (Campbell, 2012, p. 343) ? Compte tenu de ces limites, nous ne cherchons pas à déceler de potentiels effets propres des vécus du travail bureaucratique sur les rapports au politique des agriculteurs. Il s’agit plutôt d’étudier comment les vécus bureaucratiques de la PAC peuvent accentuer certaines dynamiques sociopolitiques qui caractérisent la profession agricole, l’analyse d’entretiens approfondis permettant d’observer les mises en relation cognitives opérées par les bénéficiaires entre leurs perceptions du fonctionnement de la politique publique d’une part, et de la sphère politico-administrative d’autre part (Soss, 1999, p. 369). Nous montrons ainsi que les notions de distance et d’éloignement sont centrales pour comprendre le rôle du travail bureaucratique dans les processus de policy feedback.
Fragmentation et déclin sociopolitique des mondes agricoles
53Les agriculteurs forment un groupe socioprofessionnel traditionnellement plus inscrit sur les listes électorales et plus assidu au vote que les autres (Hervieu, 1992). La profession se distingue aussi par sa forte structuration politique, incarnée dans le rapport de « cogestion » instauré entre l’État et les organisations professionnelles depuis les années 1960 (Hervieu, Purseigle, 2013, p. 189-230) [24]. Cependant, la profession a subi une double dynamique de fragmentation et de déclin. Aujourd’hui, si les agriculteurs français continuent d’occuper 53 % du territoire national, leur poids culturel et démographique a considérablement diminué (Lefebvre dans Hervieu et al., 2010, p. 415). Les actifs agricoles sont passés de 1,9 million de personnes en 1980 à 881 000 en 2005 [25], seuls 60 000 chefs d’exploitation avaient moins de 35 ans en 2006 et le nombre de nouvelles installations est historiquement bas (Ibid., p. 416). Ce décloisonnement du monde paysan s’est accompagné d’une dévalorisation culturelle (Champagne, 2002). Enfin la modernisation agricole amorcée dans les années 1960 s’est accompagnée d’un mouvement de spécialisation de la production engendrant la fragmentation des modèles professionnels, au point qu’il faille aujourd’hui parler de « mondes agricoles » au pluriel (Hervieu, Purseigle, 2013), ou encore d’« archipel paysan » (Hervieu, Viard, 2011).
54Cette double dynamique d’éclatement et d’entrée en minorité des mondes agricoles a des conséquences politiques importantes, puisqu’elle affaiblit l’influence du groupe [26], mais aussi sa capacité à s’exprimer d’une seule voix : même si la FNSEA reste le syndicat agricole majoritaire au niveau national, plusieurs organisations concurrentes ont émergé pour défendre chacune leur propre « représentation de l’entrepreneuriat agricole » (Cordelier, Le Guen, dans Hervieu et al., 2010, p. 180). Il faut enfin signaler la perte d’emprise des syndicats français au niveau européen, la FNSEA se cantonnant depuis les années 1980 à une posture défensive envers les évolutions de la PAC, les autorités et les autres pays membres (Vercherand et al., 2012). Dans ce contexte, les agriculteurs interrogés continuent de juger les syndicats agricoles indispensables sur le dossier PAC. Pourtant, la plupart ne croit plus en l’efficacité des mobilisations. D’après Benoît, éleveur et cultivateur non syndiqué,
« ça fait parler de nous dans un journal une journée et puis après c’est oublié quoi. On s’fait un peu plus mal voir par les gens de la ville quoi c’est tout, au passage ».
56Stéphane, élu FNSEA, explique que, depuis le Grenelle de l’Environnement de 2007,
« on donne beaucoup plus la parole aux citoyens, sur tous les projets. Ce qui n’est pas forcément inutile, mais enfin la façon dont ça a été ouvert, là c’est quand même ouvert très large. Et on arrive à quelques blocages. Et voilà : aujourd’hui la société regarde toutes les activités économiques sur le territoire. Et l’agriculture en fait partie donc on a des demandes sociétales qui sont un reflet de ce que la PAC nous donne aujourd’hui ».
58Selon lui, le temps de la cogestion en matière de politique agricole est définitivement révolu, et les représentants syndicaux ont de plus en plus de mal à faire valoir le point de vue de la profession. Dans la continuité de l’analyse de cet élu, beaucoup d’agriculteurs expriment un certain découragement individuel vis-à-vis de la politique : ils interprètent les évolutions défavorables de la PAC comme une preuve qu’ils ne sont plus aussi écoutés qu’avant, au profit de forces sociopolitiques nouvelles au premier rang desquelles les « écolos », souvent confondus avec les « gens de la ville » évoqués par Benoît. Ce sont les « passants » face auxquels Anthony dit ne pas porter de masque lorsqu’il travaille au bord de la route car il ne veut pas récolter d’insultes, les « riverains » qui font que Nathalie emmène le bidon avec elle pour le montrer à ceux qui se plaindraient de l’odeur de l’huile de pin qu’elle épand sur ses cultures, enfin le « gars du 92 » qui s’est arrêté une fois au bord de la route pour accuser Christian de détruire l’habitat des oiseaux alors qu’il entretenait ses haies. En somme, cette population non agricole sensible aux enjeux environnementaux et dont la prise en compte des opinions est symbolisée par l’organisation du Grenelle de l’Environnement et la multiplication des normes environnementales. Dans ce contexte, la paperasse fonctionne bien comme une expérience politique : elle vient renforcer le sentiment de déclin sociopolitique déjà repéré par Hervieu et Purseigle (2013, p. 229), dans la mesure où elle matérialise un certain éloignement à la fois physique et cognitif entre les agriculteurs et l’autorité publique.
Le paradoxe du travail bureaucratique comme source d’éloignement vis-à-vis de l’autorité publique
59Paradoxalement, alors qu’ils ne se sont jamais sentis davantage sous l’emprise du travail bureaucratique, les agriculteurs se sentent également de plus en plus éloignés des autorités administratives et politiques. Cet éloignement s’explique d’une part par la distance physique instaurée par la dématérialisation des démarches et l’externalisation partielle de l’assistance bureaucratique aux OPA, et d’autre part par l’apparente déconnexion de la réalité des décideurs politiques dont la paperasse serait la matérialisation. Concernant l’autorité administrative d’abord, la DDT génère une certaine méfiance de la part des agriculteurs. S’ils lui reconnaissent un rôle d’accompagnement, ce dernier se trouve de plus en plus occulté par son rôle de contrôle. Le développement de l’administration électronique contribue à renforcer ce sentiment, puisque la demande et l’attribution des aides s’opèrent désormais dans le cadre d’une relation « de réseau » (Vitalis, Duhaut, 2004), déshumanisée, tandis que la partie contrôle reste associée à des relations « de guichet ». Comme le fait remarquer Benoît, la DDT auparavant
« c’était le rendez-vous incontournable de tout le monde, il y avait une file d’attente qui était… [rire]. Ah oui, dans le couloir on était une vingtaine, une trentaine. Et tout le monde avait ce rendez-vous qui était incontournable [27]. Et aujourd’hui il n’y a plus ça. Donc, si on n’a pas de dossier particulier, si on est une ferme qui tourne sans rien demander, sans rien de tout ça, qu’est-ce qu’on irait faire à la DDT ? Pas grand-chose quoi. Donc, il n’y a plus cette relation-là quelque part ».
61La plupart des fonctionnaires de terrain sont également conscients des effets de la dématérialisation sur leur propre rôle, comme Delphine, agent gestionnaire qui remarque à propos du passage obligatoire à la télé-déclaration :
« C’est ça qui est un peu contradictoire parce qu’on est un service public, donc c’est basé quand même sur le relationnel, mais en fait on a instauré un système qui fait qu’on coupe, en partie, ce lien. »
63Même bilan nuancé du côté d’Yves, cadre administratif :
« [Avec la dématérialisation] on répond à deux attentes. Une attente de notre administration centrale qui réduit les moyens et qui cherche à faire en sorte qu’en termes de charge de travail les dossiers soient traités le plus vite possible. Enfin le plus vite possible… oui, oui quelque part. En tous cas à moindre coût. Et on répond aussi… il y a certains agriculteurs qui sont très contents de faire leur dossier sur internet. De faire leur dossier PAC en pianotant : c’est comme nous j’veux dire les Drive et autres, ça répond à une demande. Aujourd’hui on est connectés, les agriculteurs sont connectés, ils reçoivent les cours des matières premières en continu sur leur téléphone portable. De la même manière, ils reçoivent leur courrier de la PAC maintenant par mail. Bon. Mais on enlève du lien. On enlève du lien de proximité. Moi je pense que c’est important de garder des relations de proximité avec le milieu agricole. Enfin en tout cas en tant que fonctionnaire du ministère de l’Agriculture. »
65La dématérialisation constitue ainsi une strate supplémentaire d’un processus de dépersonnalisation des relations politico-administratives déjà observé dans d’autres secteurs d’action publique. Celui-ci s’appuie sur des techniques de rationalisation telles que la « segmentation des tâches » (Spire, 2008, p. 104) [28] et la focalisation sur le traitement des dossiers plutôt que des situations individuelles. Dans le secteur agricole, de Lassalle (2013) repère cette dépersonnalisation dès le début des années 2000 alors que la réforme PAC de 2002 entérine l’irruption de procédures européennes techniques et anonymes en rupture avec le caractère interpersonnel et localisé des rapports au politique qu’entretiennent les individus du secteur primaire. Ainsi, si tous les enquêtés continuent à entretenir des contacts le plus souvent téléphoniques avec les agents DDT pour obtenir des renseignements, ces contacts sont très épisodiques. Le rôle d’accompagnement de l’administration occupe une place de moins en moins importante pour les exploitants les plus intégrés dans les réseaux des OPA et à l’aise avec la dématérialisation. Cet éloignement croissant est enfin favorisé par une certaine méfiance qui règne envers le double rôle d’accompagnement et de contrôle de la DDT. « Je crois qu’après on se met à dos un peu tout ce qui est administratif… la DDT tout ça on se la met à dos à force d’avoir des contrôles », confie Sophie, agricultrice. Il peut en effet sembler contre-intuitif d’aller chercher une aide administrative auprès des mêmes agents qui seront ensuite amenés à contrôler, voire à sanctionner votre dossier PAC.
66À travers leurs expériences du travail bureaucratique, les agriculteurs construisent également leurs jugements vis-à-vis de la compétence des gouvernants. La surenchère administrative est perçue par beaucoup comme la preuve que les décideurs politiques n’ont qu’une faible connaissance de la « réalité » agricole, et ne sont donc pas légitimes pour gouverner le secteur. Pour Stéphanie, éleveuse laitière de 33 ans, ces derniers devraient être plus attentifs aux autres impératifs professionnels des agriculteurs :
« Ils voudraient nous faire faire des trucs… ils savent pas ce que c’est qu’une journée d’agriculteur ! Embaucher à 6h45 le matin, rentrer le soir à 20h30 parce qu’on a eu un vêlage ou un truc comme ça. Et puis que, j’sais pas moi, le veau il a pas été bouclé en temps voulu, enfin… […] parfois j’ai l’impression que les contrôleurs et les gens surtout qui mettent en place les lois, ils devraient venir passer une journée ou même deux jours à la ferme, “vis ma vie” quoi [rire] ! »
68Pour Benoît aussi, la solution aux contraintes de la PAC réside dans un rapprochement entre la sphère politico-administrative et la « réalité » :
« Aujourd’hui on s’aperçoit qu’il y a des gens qui nous dirigent, ils n’ont jamais vu une vache à moins de dix mètres et puis ils ne connaissent pas ce que c’est qu’un épi de blé. Pour schématiser. C’est des papiers. C’est sûrement des très bons technocrates et tout ça. C’est sûr. Mais bon la réalité ils la connaissent pas. Moi c’est ce que je pense. Et on le voit bien ! »
70L’usage du terme de « déconnexion de la réalité » est récurrent. Il peut être mis en lien avec l’apparente perte d’emprise des syndicats français au niveau européen, évoquée précédemment. C’est donc bien la forme prise par la relation politique dans le secteur agricole que les enquêtés remettent en cause. C’est-à-dire la manière dont sont définies « les procédures légitimes de désignation des dirigeants, les modalités d’exercice du pouvoir, les règles de fonctionnement des organismes spécialisés » (Lagroye, 1985, p. 398). La profession agricole déplore le fait que la définition des normes soit confiée à des acteurs jugés techniquement incompétents pour pouvoir prendre des décisions adaptées [29].
Conclusion
« La paperasse a donc rejoint la mort et les taxes au rang des dimensions inévitables de la vie. Elle pourrait même être la plus durable des trois. Le paradis n’a pas de place pour la mort ou pour les taxes, mais il n’est probablement pas tout à fait exonéré de paperasse ; après tout, les règles du jardin d’Eden étaient plutôt strictes ».
72D’après Kaufman, la paperasse est vouée à ne jamais disparaître, parce qu’elle résulte de l’ambivalence des individus recherchant la liberté pour eux-mêmes et la contrainte pour les autres, et constitue donc une variable intrinsèquement subjective. Le présent article confirme ce caractère éminemment complexe de la paperasse, tant les expériences que font les agriculteurs du travail bureaucratique varient en nature et en intensité. Toutefois, le cas agricole montre que cette diversité n’est pas dénuée de tout sens social ou politique, puisqu’elle est intimement liée aux attributs et aux trajectoires sociales de chaque exploitant agricole. Les obligations administratives créent ainsi des inégalités entre les individus, en fonction des capacités matérielles et cognitives de chacun à se conformer aux normes et à leurs évolutions (coûts d’apprentissage et de conformité). La paperasse génère aussi des expériences symboliques différentes en fonction des trajectoires biographiques des exploitants agricoles, et de leur attachement à des valeurs professionnelles que viennent remettre en cause les exigences de contrôle et de traçabilité environnementale. L’étude du cas agricole montre ainsi que la paperasse constitue une expérience à part entière et qui génère d’importantes conséquences sociales, mais aussi politiques. Les résultats empiriques exposés dans la deuxième partie de l’article réitèrent l’intérêt d’étudier la dimension administrative des policy feedbacks. Ils dégagent des pistes intéressantes concernant les effets du travail bureaucratique – et de sa version négative, la paperasse – sur les rapports à l’autorité publique. Le cas étudié montre cependant que ce processus est étroitement lié au contexte sociopolitique dans lequel il se produit : la paperasse co-produit du découragement politique, aux côtés d’autres facteurs explicatifs tels que la diminution du nombre d’agriculteurs et la fragmentation du groupe. La question de savoir si le même processus de bureaucratisation survenu dans un contexte différent produirait des effets similaires reste ouverte. En effet c’est généralement l’interaction entre les mécanismes causaux et le contexte dans lequel ils s’opèrent qui produit des effets (outcomes), et non les mécanismes causaux en eux-mêmes (Falleti, Lynch, 2009, p. 1161). Une manière de comprendre plus finement les expériences politiques de la paperasse et les conditions de leur (re)production passe donc par l’étude comparée de différents « contextes contrastés » (Skocpol, Somers, 1980). Une comparaison croisée et historicisée de la prise en charge et de la réception de la PAC dans plusieurs pays européens permettrait de mieux identifier les « enjeux communs » et les « réalités disparates » (Gally, 2012) auxquels renvoie la bureaucratisation. Une telle démarche comparée contribuerait par ailleurs au « ré-encastrement » des niveaux européen et national dans l’analyse des politiques publiques européennes (Hassenteufel, Surel, 2015, p. 214).
73Penser la paperasse comme une expérience sociopolitique semble d’autant plus indispensable dans le contexte actuel de développement d’un État « régulateur » (Lascoumes, Le Galès, 2004), qui oriente son action en fonction d’idées et de techniques de plus en plus systématiquement inspirées de « recettes néomanagériales » (Bezes, 2008). En somme un État qui « fait faire plus qu’il ne fait lui-même » (Hassenteufel, 2008, p. 16), et qui s’appuie pour cela sur des instruments producteurs de paperasse, comme c’est le cas des normes et standards de bonnes pratiques. En effet « beaucoup des mots à la mode en ce moment – de la transparence à la responsabilité – sont concrètement des appels à la documentation » (Riles, 2006, p. 6, T.d.A.). Ce nouveau mode de gestion et de résolution des problèmes publics, qui s’appuie sur la responsabilisation des individus et consiste pour l’État à « piloter plutôt que ramer, donner la capacité plutôt que fournir, financer des résultats et non des moyens », se développe dans de nombreux secteurs d’action publique (Neveu, 2015, p. 239). Aussi, la question des contraintes administratives et de leurs effets sociopolitiques est vouée à acquérir une importance grandissante – et qui dépasse le cadre des politiques sociales – au fur et à mesure que ces types d’action publique gourmands en travail bureaucratique (enjeux de contrôle et de traçabilité des pratiques) se développent.
74Enfin, l’étude des expériences citoyennes des contraintes administratives se révèle de plus en plus indispensable dans le domaine « complexe » de l’environnement (Lascoumes, 2012, p. 94) [30]. La politique française de l’environnement est particulièrement concernée par le phénomène d’individualisation des problèmes publics et de responsabilisation des citoyens vis-à-vis de leurs comportements environnementaux (Comby, 2013 ; Comby, Grossetête, 2013). Elle s’appuie principalement sur des instruments législatifs et réglementaires, incitatifs, et sur la création de normes et standards (Halpern, 2011, p. 95-96). C’est-à-dire des instruments dont l’opérationnalisation repose principalement sur le contrôle administratif des pratiques environnementales, par voie de responsabilisation des acteurs individuels. Alors même que le principe d’éco-conditionnalité inauguré par l’Europe dans le secteur agricole est, depuis 2014, appliqué par l’État français dans le secteur de la construction et du bâtiment – ce qui n’a pas manqué de susciter des plaintes des artisans concernant l’inflation administrative qui en découle – il semble nécessaire de s’interroger sur les externalités négatives de ces instruments en termes de formalisation administrative et d’inégalités d’accès, et sur leurs conséquences sociopolitiques parfois contre-productives, en particulier lorsqu’ils viennent complexifier les conditions de conversion écologique des professionnels.
Agriculteurs [31]
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Mots-clés éditeurs : politique agricole commune, bureaucratisation, paperasse, mondes agricoles, policy feedbacks
Date de mise en ligne : 20/03/2017
https://doi.org/10.3917/gap.171.0033Notes
-
[1]
Je remercie les évaluateurs de la revue, ainsi que Clément Boisseuil pour leurs commentaires qui ont largement contribué à améliorer la qualité de cet article. Le travail de recherche à l’origine de cet article a bénéficié du soutien financier de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME).
-
[2]
Les extraits d’entretiens sont présentés en retrait ou bien entre guillemets dans le corps du texte. Chaque enquêté s’est vu attribuer un pseudonyme.
-
[3]
La Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), les Jeunes agriculteurs (JA), la Coordination rurale (CR) et la Confédération paysanne (CP) ont tous organisé en 2014-2015, à des échelles différentes, des mobilisations visant à dénoncer l’excès de paperasse généré par la politique agricole commune (PAC) et son volet environnemental.
-
[4]
En 2008 le taux de suicide était 28 % plus élevé chez les agriculteurs en comparaison avec les hommes français du même âge, d’après les premiers résultats d’une étude InVS publiée en octobre 2013.
-
[5]
Elle s’est néanmoins récemment étendue à d’autres secteurs et à d’autres niveaux d’action publique, comme la politique européenne de l’environnement (Dupuy, Van Ingelgom, 2015).
-
[6]
Pour une analyse de l’émergence et de l’évolution de cette approche voir Béland (2010).
-
[7]
Pour une réflexion concernant l’apport des policy feedbacks à l’étude des rapports ordinaires à l’État, voir les états des lieux proposés par Campbell (2012) et Spire (2016).
-
[8]
Nous avons observé une vingtaine de rendez-vous entre agriculteurs et agents, et mené des entretiens semidirectifs avec l’ensemble des agents du service agricole de la DTT (n = 16), centrés sur leur expérience professionnelle et relationnelle avec les agriculteurs.
-
[9]
Si l’on se base sur les résultats des élections 2013 aux Chambres d’agriculture.
-
[10]
Réforme Mac Sharry.
-
[11]
AGRAPRESSE.FR. (en ligne) 6 octobre 2014. « Commission européenne – Phil Hogan, Avocat de la simplification de la PAC, approuvé par les eurodéputés ».
-
[12]
Les aides animales existantes en 2015 concernent les ovins, caprins, veaux sous la mère et veaux bio, vaches laitières et vaches allaitantes.
-
[13]
Ces exigences s’expliquent notamment par la volonté d’ériger le « gouvernement électronique » au rang de priorité, en particulier dans la gestion des fonds européens (voir Bradier, 2004).
-
[14]
De 2004 à 2006 la part moyenne des subventions dans le revenu des exploitations agricoles dépassait largement les 100 % pour les structures spécialisées en cultures de céréales, oléagineux et protéagineux, en production de bovins-viande ou d’ovins, contre moins de 10 % pour les exploitations de maraîchage ou de viticulture d’appellation (Desries et al., 2009).
-
[15]
ASP : Agence de services et de paiement ; DDCSPP : directions départementales de la Cohésion sociale et de la Protection des populations ; DRAAF – SRAL : direction régionale de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Forêt – Service régional de l’alimentation.
-
[16]
Un taux minimal de contrôles est fixé pour chaque aide (règlement d’exécution Union européenne no 809/2014), généralement autour de 5 % des bénéficiaires. La sélection des bénéficiaires contrôlés est en partie aléatoire et en partie ciblée.
-
[17]
Dans le département étudié les représentants des OPA sont par exemple régulièrement invités à participer à des réunions techniques avec les fonctionnaires de la DDT. Notons cependant que ce degré de coopération varie fortement d’un département à l’autre en fonction des configurations politico-administratives locales.
-
[18]
À l’exception de ceux proposés par les syndicats qui sont souvent gratuits pour les adhérents.
-
[19]
Expression mobilisée par plusieurs enquêtés.
-
[20]
Cette honte face au fait de s’en remettre à d’autres explique aussi le faible recours aux services d’accompagnement proposés par les OPA, que nous évoquions p. 42.
-
[21]
Outre le bénéficiaire évoqué par Delphine et que nous n’avons pas rencontré, deux des enquêtés n’ont pas d’accès internet soit parce qu’ils ne sont pas équipés en informatique (cas de Denis) ou bien parce qu’ils se situent en « zone blanche » (cas d’André).
-
[22]
Rapport « Pesticides et agro-écologie. Les champs du possible » remis par le député Dominique Potier au Premier ministre le 23 décembre 2014.
-
[23]
Voir le tableau descriptif en annexe.
-
[24]
En ce sens les agriculteurs s’apparentent à d’autres groupes d’indépendants dont l’activité dépend de l’État. Frau (2014, 2011) montre par exemple que les débitants de tabac, largement tributaires des politiques publiques liées au tabagisme, sont eux aussi réunis au sein d’un « néo-corporatisme » sectoriel puissant.
-
[25]
Ce qui représente 3,5 % de la population active totale, dont 455 000 chefs d’exploitation et coexploitants. Rapport Graph Agri 2007, « Résultats de l’enquête structures de 2005 Agreste », Service de la statistique agricole du ministère de l’Agriculture.
-
[26]
La part de maires agriculteurs est passée de 45 % en 1971 (Nevers, 2008) à 15 % en 2014 (statistiques officielles du ministère de l’Intérieur).
-
[27]
Rendez-vous annuel pour la demande d’aides PAC.
-
[28]
Au service agricole de la DDT chaque agent est spécialiste d’un type d’aide de la PAC : les bénéficiaires n’ont donc pas un interlocuteur administratif privilégié mais sont amenés à rencontrer une pluralité d’agents en fonction de l’aide qu’ils convoitent.
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[29]
Il existe toutefois une forte indétermination concernant l’imputabilité de la paperasse aux différents niveaux de gouvernance : parmi les vingt-deux agriculteurs (ou familles d’agriculteurs) rencontrés, huit estiment que les contraintes associées à la PAC émanent plutôt de la France, cinq de l’Union européenne, et sept évoquent une responsabilité partagée. Ce flou entretenu autour de l’origine du travail bureaucratique, déjà repéré par de Lassalle (2013, p. 95), contribue à nourrir le ressenti de complexité.
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Lascoumes parle d’un enjeu d’action publique « complexe » pour trois raisons : l’environnement renvoie à des questions transversales à plusieurs secteurs, il mobilise des logiques à la fois économiques, sociales, politiques, scientifiques, et il s’appuie sur des connaissances scientifiques incomplètes, voire controversées.
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Chiffre à multiplier par trois pour obtenir une approximation de la taille du cheptel en bovins.