Notes
-
[1]
B. Palier (2004), La Réforme des systèmes de santé, Paris, PUF.
-
[2]
J.-P. Gaudillière (2006), La Médecine et les sciences, Paris, La Découverte.
-
[3]
C. Herzlich (2007), Sociologie de la maladie et de la médecine, Paris, Armand Colin.
-
[4]
Le manuel de Carricaburu et Ménoret ne se veut toutefois pas une synthèse exhaustive des travaux de sociologie de la santé mais se penche (comme l’indique son sous-titre) sur les institutions, les professions et les maladies : M. Ménoret, D. Carricaburu (2010), Sociologie de la santé. Institutions, professions et maladies, Paris, Armand Colin.
-
[5]
Voir entre autres : F. Eboko (2005), « Politique publique et Sida en Afrique. De l’anthropologie à la science politique », Cahiers d’études africaines, 478, p. 351-387.
-
[6]
H. Bergeron, P. Castel (2014), Sociologie politique de la santé, Paris, PUF.
-
[7]
L’ouvrage emblématique de cette approche est : J.-F. Bayart (1989), L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard.
-
[8]
M. Raffinot, F. Roubaud (dir.) (2001), « Les fonctionnaires du Sud entre deux eaux : sacrifiés ou protégés ? », Autrepart, 20(4).
-
[9]
J.-P. Olivier de Sardan, T. Bierschenk (2014), State at Work. Dynamics of African Bureaucracies, Londres, Brill.
-
[10]
D. Darbon (2004), « Pour une socio-anthropologie de l’administration en Afrique II » Retour méthodologique à propos d’un article de J.-P. Olivier de Sardan », Politique Africaine, 96 (4), p. 163-176.
-
[11]
Voir par exemple la thèse d’O. Provini (2015), La Circulation des réformes universitaires en Afrique de l’Est : les politiques publiques de l’enseignement supérieur au regard de la sociologie de l’action publique et de l’État, Pau, Université de Pau.
-
[12]
On peut par exemple citer de C. Lund (2006), « Twilight Institutions : Public Authority and Local Politics in Africa », Development and Change, 37 (4), p. 685-705 ; B. Hibou (1999), « La “décharge”, nouvel interventionnisme », Politique africaine, 73 (1), p. 6-15 ; G. Blundo (2002), « Éditorial », Buletin de l’APAD, 23-24, mis en ligne le 17 février 2006, Consulté le 25 février 2016. URL [http://apad.revues.org/129].
-
[13]
Voir par exemple D. Black, A.J. Reiss (1967), « Patterns of Behavior in Police and Citizen Transactions », Studies in Crime and Law Enforcement in Major Metropolitan Areas, vol. 2, section 1, Washington (D. C.), U. S. Government Printing Office, p. 1-139.
-
[14]
T.R. Tyler (1990), Why People Obey the Law, New Haven (Conn.), Yale University Press.
-
[15]
Sur ce point, voir R. Lévy (2016), « La police française à la lumière de la théorie de la justice procédurale », Déviance et société, 40 (2), p. 139-164.
-
[16]
E.J. Escobar (1999), Race, Police, and the Making of a Political Identity : Mexican Americans and the Los Angeles Police Department, 1900-1945, Berkeley, University of California Press.
-
[17]
Voir par exemple D. Fassin (2011), La Force de l’ordre, Paris, Seuil ; F. Jobard (2012), « Mesurer les discriminations selon l’apparence : une analyse des contrôles d’identité à Paris », Population, 67(3), p. 423-451 ; J. Gauthier (2015), « Origines contrôlées. Police et minorités en France et en Allemagne », Sociétés contemporaines, 97(1), p. 101-127.
-
[18]
Cette tendance rejoint certains mécanismes de tolérance à l’égard de la corruption analysés par Pierre Lascoumes. P. Lascoumes (2010), Favoritisme et corruption à la française, Paris, Presses de Sciences Po.
-
[19]
A. Spire (2009), « Échapper à l’impôt ? La gestion différentielle des illégalismes fiscaux », Politix, 87 (3), p. 143-165
-
[20]
V. Dubois (2008), La Vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Économica.
-
[21]
M. Leroy (2003), « Pourquoi la sociologie fiscale ne bénéficie-t-elle pas d’une reconnaissance institutionnelle en France ? », L’Année sociologique, 53 (1), p. 247-274
-
[22]
N. Delalande (2011), Les Batailes de l’impôt. Consentement et résistances de 1789 à nos jours, Paris, Seuil.
-
[23]
P. Bezes, A. Siné (2011), Gouverner (par) les finances publiques, Paris, Presses de Sciences Po.
-
[24]
A. Spire (2012), Faibles et puissants face à l’impôt, Paris, Raisons d’agir.
-
[25]
P. Bourdieu (1990), « Droit et passe-droit. Le champ des pouvoirs territoriaux et la mise en œuvre des règlements », Actes de la recherche en sciences sociales, 81 (1), p. 86-96 ; P. Lascoumes, J.-P. Le Bourhis (1996), « Des “passe-droits” aux passes du droit. La mise en œuvre socio-juridique de l’action publique », Droit et société, 32 (1), p. 51-73
-
[26]
N. Delalande, A. Spire (2010), Histoire sociale de l’impôt, Paris, La Découverte.
Henri Bergeron, Patrick Castel (2015), Sociologie politique de la santé, Paris, PUF
1« Mener une revue raisonnée des travaux de sociologie politique de la santé », tel est l’objectif affiché par Henri Bergeron et Patrick Castel dans leur Sociologie politique de la santé. Ce manuel est incontestablement une œuvre originale et bienvenue, venant combler un manque dans le champ des études sociologiques de la santé. Des œuvres de synthèse existent sur les réformes des systèmes de santé [1], sur le lien entre sciences et médecine [2], sur les transformations de la médecine et de la figure du malade [3], mais aucun travail n’a encore fait le pari d’articuler tous ces domaines et de les présenter au sein d’un même volume. Le manuel de Bergeron et Castel est également plus complet que celui de Danièle Carricaburu et Marie Ménoret (2010) [4] et présente l’avantage d’être, de fait, plus récent et donc d’intégrer des travaux non pris en compte dans le premier.
2Dans la première partie de l’ouvrage, les auteurs présentent les différents types de systèmes de santé et simultanément les difficultés à proposer des cadres d’analyse robustes pour les encapsuler dans des catégories. Plusieurs analyses sont proposées quant aux explications de la genèse de ces systèmes, mettant au cœur de ces transformations alternativement le rôle des théories sociales, celui d’un compromis entre capitalisme et démocratie ou encore la place de l’État et de la bureaucratie. Une attention toute particulière est accordée à la place du corps médical comme « point de véto » dans l’instauration de systèmes de solidarité. Si les auteurs soulignent que de nombreux travaux ont pu avancer cette explication, ils insistent sur la nécessité de relativiser leur rôle. Le cas américain mobilisé est à ce titre exemplaire puisque le développement des marchés assuranciels y est dû à la fois au système politique et institutionnel et à l’action des groupes d’intérêt comme l’American Medical Association (chapitre 1).
3Le deuxième chapitre est consacré aux mutations contemporaines de l’État-providence et aux réformes des systèmes de santé. En exposant les travaux revenant sur ces transformations, les auteurs s’interrogent sur l’approche à adopter pour les penser. S’ils ne partagent pas l’idée d’une « néo-libéralisation » de la santé, Bergeron et Castel semblent davantage convaincus par les analyses des formes d’économicisation telles que les décrit Daniel Benamouzig, notamment lorsqu’ils écrivent que « cette montée en légitimité de l’expertise des économistes de la santé ne peut être réduite à une « marchandisation » de la santé, lequel secteur demeure fortement empreint d’autres formes de régulation, notamment administrative et professionnelle » (p. 67). Ce faisant, ils insistent davantage sur l’hybridation du performanciel et du bureaucratique, incarnée par les nouvelles agences. Ces transformations sont décrites dans leur matérialité en convoquant notamment l’approche par les instruments et en interrogeant la place des institutions internationales, ce qui n’avait pas encore été fait dans les manuels jusque-là disponibles (chapitre 2).
4La deuxième partie de l’ouvrage traite de sujets plus classiques en sociologie de la santé, en l’occurrence l’organisation du soin et de la profession médicale. Concernant les médecins, les auteurs rappellent qu’ils sont parvenus dans tous les pays occidentaux à disposer de deux prérogatives majeures : l’exercice monopolistique de la médecine et une garantie d’autonomie par l’autocontrôle. Parce qu’il y a aussi chez les sociologues des systèmes de santé une tendance à résumer les médecins à un bloc homogène, les auteurs rappellent ici que la médecine est toutefois fortement segmentée. Synthétisant les multiples travaux sur la « profession médicale », ils identifient dans ces recherches trois caractéristiques de cette profession : la mobilisation de savoirs (plus que d’une science) exclusifs ; des valeurs guidant l’action des membres de la profession ; l’unité du corps. Les auteurs reviennent ensuite sur les multiples critiques adressées à cette conception de la médecine : celle formulée par l’interactionnisme posant que la médecine est aussi une communauté de pratique ; l’hétérogénéité du champ médical, sa segmentation et sa hiérarchisation, etc. (chapitre 3).
5Le chapitre 4 aborde l’organisation du soin et l’hôpital y est au cœur. Il est tout d’abord traité pour son caractère unique : institution centrale de la santé, lieu où l’on soigne les pathologies aiguës, lieu où s’effectue une partie de la recherche médicale, lieu où une profession singulière se structure et où les étudiants sont formés. L’« ordre négocié » de l’hôpital tel que le décrit Anselm Strauss est discuté par les auteurs qui notent que ce dernier omet d’analyser ce qui fait tenir cet ordre et qu’il ne tient pas compte des inégalités de pouvoir en son sein. De même, concernant la décision médicale, les auteurs nuancent les analyses canoniques sur l’asymétrie entre le médecin et le patient en rappelant que de multiples variables sont à prendre en compte pour comprendre à la fois la décision médicale et les formes d’interaction entre eux. C’est tout particulièrement le cas du type d’affection, le contexte de la prise en charge ou le statut social du patient. Les auteurs soulignent en somme que les « déconstructions critiques de la décision médicale sont bienvenues » (p. 222) et qu’il ne saurait y avoir de rationalité absolue de la décision médicale. Celle-ci doit surtout être prise comme « un processus collectif et distribué » (p. 245). Concernant les processus de rationalisation des pratiques médicales, la prise de position des auteurs sur cette partie est celle de la prudence : entre les « régulateurs » et les « régulés » il n’apparaît pas possible de trancher sur la victoire d’un camp sur un autre. Il convient donc selon eux de « nuancer les analyses qui voient le passage d’une médecine toute-puissante à une médecine fragilisée, voire dominée » (p. 265).
6Trois réflexions différentes sont conduites dans la troisième partie : la formation des savoirs et expertises, les mobilisations associatives et les politiques de prévention. Le chapitre 5 fait le point sur les transformations dans le champ de la biomédecine et l’individualisation du risque et de la pathologie. Les auteurs notent que l’histoire de son développement depuis la Seconde Guerre mondiale est elle-même sujette à débat. Reprenant les travaux de John Pickstone, ils soulignent que la biomédecine ne peut être prise seulement dans son sens étroit et contemporain dès lors que la science médicale est étroitement liée à d’autres formes de savoirs comme l’histoire naturelle qui apparaissent dès le xviie siècle. La définition de la biomédecine n’est elle-même pas plus évidente mais ils mobilisent celle donnée par Jean-Paul Gaudillière qui recoupe trois tendances : progression des savoirs moléculaires, étude sur les animaux, développement des essais cliniques. Ils relèvent surtout que ces transformations scientifiques et médicales vont de pair avec des transformations marchandes, institutionnelles et politiques (l’État devient entrepreneur scientifique, les entreprises de biotech se développent). Les auteurs soulignent également, avec Jean-Paul Gaudillière, la prudence dont il faut savoir faire preuve dans l’étude de la biomédecine dans la mesure où le lien entre science et médecine peut aussi parfois être « fantasmé » et où la volonté sans cesse réaffirmée d’aller plus loin dans le dialogue entre la paillasse et le lit du patient montre une forme d’inachèvement du projet de la biomédecine.
7Le chapitre 6 traite des mouvements de défense, des ligues de patients, des associations de malades, mais surtout des continuités et discontinuités que ces mobilisations « profanes » ont pu connaître. Le cas de la Ligue contre le cancer, mobilisé par les auteurs, est particulièrement éclairant puisqu’elle ambitionne à son origine de rompre avec les organisations seulement philanthropiques en travaillant à influencer la décision politique. Les associations de malades contribuent à la formation d’une nouvelle philosophie de la mobilisation avec une place centrale accordée aux malades et à leurs proches dans les instances décisionnelles mais aussi en promouvant des types d’actions engagées dans le financement de la recherche. Le cas à la fois emblématique et historique du Sida est présenté par les auteurs qui rappellent que les années 1980 marquent un basculement avec la coopération entre patients, médecins et scientifiques. Plus qu’une transformation des modes d’organisation, Bergeron et Castel soulignent, reprenant l’expression de Nicolas Dodier, qu’il s’agit là d’une mutation des « formes politiques de la médecine » (p. 331). Mais ces évolutions ne doivent pas non plus masquer des diversités entre mouvements, concernant leurs finalités, leur rapport à la recherche, à la médicalisation et aux modes de relation avec les pouvoirs publics. Les associations sont aussi en concurrence pour l’accès aux ressources et dans leur volonté de mettre à l’agenda un problème public.
8Le chapitre final sur la santé publique – entendue comme ensemble de programmes de prévention et de transformation des comportements – insiste sur la difficulté à cerner ce qui est entendu par l’expression même « santé publique », cette dernière pouvant concerner autant la protection contre les risques sanitaires que l’information et promotion de la santé. Deux points importants sont faits dans ce chapitre. Le premier porte sur l’individualisation de la responsabilité. Dès lors que les pouvoirs publics multiplient les « stratégies et technologies de modification des comportements individuels pour promouvoir la santé » (p. 365), la responsabilité d’une déviance sanitaire est reportée sur l’individu ne tenant pas compte de ces incitations (à l’image des politiques de lutte contre l’obésité). Le deuxième point concerne la discussion qu’ils font du concept de médicalisation qui va au-delà de la simple ingérence des professions médicales dans le règlement de problèmes sociaux. Ils rappellent que la médicalisation est aussi un processus permettant la reconnaissance d’un problème de santé. Bergeron et Castel lui préfèrent le concept foucaldien de biopouvoir qui permet de déplacer le regard vers des modes de gouvernement de la vie à de multiples échelles.
9Cette Sociologie politique de la santé présente cinq avantages majeurs. Premièrement, son exhaustivité : l’ampleur du travail de recension littéraire fait de ce manuel un outil incontournable pour les étudiants et chercheurs travaillant sur les questions de santé. Deuxièmement, l’ouvrage se positionne comme un médiateur de champs d’étude, des sociologies de la santé donc (ainsi lorsque les auteurs invitent les sociologues des professions à discuter les travaux institutionnalistes ou lorsqu’ils se penchent sur la rencontre de la sociologie de la médecine avec les analyses des systèmes de santé). Troisièmement, les concepts exposés dans l’ouvrage ne le sont pas avec la force de l’évidence mais sont discutés et parfois critiqués (la « biomédecine », l’« Evidence-Based-Medicine », la « médicalisation », etc.). Quatrièmement, ce manuel s’autorise des instants de pause théorique qui ne se limitent pas à la seule question de la santé (sur les points de véto, le néo-libéralisme, le new public management, les communautés épistémiques, le rapport des organisations à leur environnement, la constitution des problèmes publics, etc.). Ouvrage remarquablement bien construit (même si la partition suppose des choix qui peuvent parfois paraître arbitraires), très riche et bien écrit (ce qui le rend plus agréable qu’un manuel classique), il apparaît difficilement contestable que cette Sociologie politique de la santé constitue d’ores et déjà un ouvrage majeur dans le champ des études sur la santé.
10Le cinquième avantage est sans doute le plus important et confère à cet ouvrage son dynamisme : les auteurs tentent d’avancer des réponses à des questionnements anciens et toujours « chauds ». La médecine appartient-elle aux médecins et leur-a-t-elle jamais appartenu ? Peut-on parler de tournant néo-libéral dans ce secteur ? Le lecteur tient donc dans les mains à la fois un manuel lui permettant de (re)découvrir de nombreux travaux mais aussi et surtout une plongée au cœur de problématiques posées par différents courants. Le fil rouge du manuel (et c’est en cela qu’il est présenté comme une sociologie politique) réside dans l’intérêt majeur porté à la question de la régulation, sous toutes ses formes, et aux multiples incertitudes qu’elle suppose.
11Pour conclure, il est possible de constater que dans les multiples pistes qui peuvent parcourir cet ouvrage, certaines sont tenues avec plus de force que d’autres. Ainsi, le lien entre analyse de la dominance professionnelle et politique des réformes est extrêmement bien tenu, les auteurs montrant la dialectique institutionnelle et politique des deux dynamiques. La troisième partie semble en revanche plus hybride. Ceci n’est sans doute pas tant une critique envers ce manuel qu’une amorce de réflexion sur la façon dont la sociologie politique entend à l’avenir se saisir des questions scientifiques, des actions de prévention ou encore à lier l’étude des mobilisations citoyennes et celle des transformations politiques et économiques. Cet isolement tient très certainement à une histoire des sciences sociales de la santé autant qu’aux objets eux-mêmes dès lors que la profession médicale, l’organisation hospitalière ou encore les systèmes de santé ont été pendant longtemps les objets de recherche privilégiés des sociologies de la santé.
12Pierre-André Juven
13IFRIS
14Cermes 3
Fred Eboko (2015), Repenser l’action publique en Afrique. Du sida à l’analyse de la globalisation des politiques publiques, Paris, Karthala
16L’ouvrage de Fred Eboko, tiré de son habilitation à diriger des recherches, est une synthèse des travaux qu’il a effectués sur les politiques publiques de lutte contre le sida en Afrique depuis 1995 et ses débuts en thèse. Cette vocation du livre au bilan peut expliquer le caractère parfois personnel de l’ouvrage visant à retracer l’itinéraire d’un chercheur tout autant que la trajectoire d’une pensée (comme l’indique par exemple l’avant-propos). Sur la base de ses vingt années de travail, l’auteur propose un questionnement systématique qui, jusqu’ici, n’avait été qu’esquissé dans ses publications sous forme d’articles [5]. Le livre se décompose en cinq chapitres. Quatre sont d’abord consacrés à la synthèse des questionnements abordés par le chercheur durant sa carrière, un dernier traite ensuite d’une proposition conceptuelle plus générale sur la base de cette expérience.
17Le premier chapitre est un prolongement de la courte introduction de l’ouvrage. Fred Eboko s’y positionne face au nombre important d’études menées sur le sida en Afrique, pour une large part effectuées par des anthropologues. L’auteur y fait valoir la portée heuristique de questionnements « classiques » de l’analyse des politiques publiques jusqu’ici ignorés par les recherches sur les politiques de lutte contre le sida, mais aussi plus largement par les études ayant porté sur l’action publique en Afrique. Fred Eboko mobilise notamment l’approche cognitive des politiques publiques et la notion de « référentiel », particulièrement adaptées pour appréhender la diffusion d’une série de cadrages élaborés à l’international mais aussi les « contradictions idéologiques » ou encore les « dissonances » suscitées par leurs réappropriations dans des contextes nationaux toujours spécifiques. L’auteur propose par ailleurs de porter attention aux « instruments » de l’action publique internationale et à leurs effets dépolitisants, ainsi qu’à la forme prise par les « réseaux de politique publique » afin de dessiner les contours d’une action publique « non stato-centrée ».
18Le second chapitre, le premier de la démonstration, dresse une cartographie précise des différents acteurs engagés dans la définition de la politique publique de lutte contre le sida à l’échelle internationale, avant et après l’arrivée des antirétroviraux en 1996. Fred Eboko met l’accent sur la façon dont l’action d’organisations aussi diverses que les agences nationales d’aide, les fondations, les organisations internationales, les ONG, l’industrie pharmaceutique… s’est coordonnée, le plus souvent affrontée, dans la production d’instruments et de normes internationales destinés à orienter l’action des États africains en matière de lutte contre le sida.
19Le troisième chapitre propose ensuite au lecteur de changer d’échelle pour s’intéresser à la façon dont les États africains se sont effectivement appropriés ces mêmes normes. L’auteur y propose trois idéaux-types : « la participation active », « l’État militant » et « l’adhésion passive ». Fred Eboko montre comment les politiques publiques de lutte contre le sida ont été retravaillées à l’échelle nationale, principalement sous l’effet de deux facteurs : le leadership politique et la mobilisation associative.
20Partant de ces différentes formes d’appropriation, un quatrième chapitre dresse une nouvelle cartographie des acteurs en charge, non plus de l’élaboration, mais de la mise en œuvre des politiques publiques de lutte contre le sida. Dans le cas du Cameroun, cette mise en œuvre est le fruit d’un amalgame d’acteurs issus à la fois du monde de la médecine, de celui des ONG, d’associations nationales ainsi que, dans une moindre mesure, des structures administratives sous perfusion internationale.
21Le chapitre cinq propose ensuite d’élargir à d’autres types de politiques publiques ces considérations afin de construire un modèle plus général permettant d’appréhender une configuration récurrente d’acteurs à la fois internationaux et nationaux, participant aussi bien de la définition que de la mise en œuvre des politiques publiques dérivées de normes internationales en Afrique. L’auteur nomme cette configuration spécifique : « la matrice de l’action publique en Afrique contemporaine ». Pour Eboko, l’étude de cette matrice pourrait nous renseigner sur les différentes modalités d’inscription des États africains dans « l’ordre du monde ». Cette montée en généralité s’effectue d’abord sur la base d’une comparaison avec les politiques publiques liées au paludisme et à la tuberculose, puis avec les politiques publiques concernant l’éducation et l’environnement. Dans chacun de ces domaines, et malgré leurs spécificités respectives, on retrouve d’après l’auteur un seul et même style de gouvernement associant, à différentes échelles (internationale et nationale), les mêmes séries d’acteurs (organisations multilatérales, agences de coopérations bilatérales, plates-formes de coordination, structures administratives nationales, associations nationales, réseaux d’experts), impliqués dans un véritable travail de coproduction des politiques publiques internationales. De ce point de vue, les politiques de lutte contre le sida, parce qu’elles concentrent à elles seules l’ensemble des acteurs identifiables dans cette « matrice », sont l’archétype de ce style de gouvernement. On regrette cependant que dans cette ultime partie, certes exploratoire, l’attention portée par l’auteur aux spécificités sectorielles de la « matrice » se fasse aux dépens de celle pourtant accordée jusqu’ici aux contextes nationaux.
22Ce livre constitue sans aucun doute un ouvrage de référence dans le domaine des études portant sur le sida – ne serait-ce que par la somme d’informations qu’il contient sur les réponses institutionnelles à la pandémie – mais aussi plus largement pour les études portant sur les politiques de santé, internationales ou non. À ce titre, l’ouvrage aurait sans doute gagné à dialoguer avec des travaux de synthèse récents sur ce domaine. On pense par exemple à celui d’Henri Bergeron et Patrick Castel, porteur de questionnements en partie semblables à ceux de Fred Eboko sur la complexification de la configuration d’acteurs impliqués dans les politiques publiques de santé ou encore sur la centralité de ces mêmes politiques dans la compréhension du politique en général [6]. Nous laissons cependant à d’autres le soin de mener ce dialogue pour nous concentrer sur ce qui nous est apparu comme le projet de fond du livre et son véritable apport au regard des publications précédentes de Fred Eboko. Dans cet ouvrage, le chercheur propose en effet une réflexion d’ordre épistémologique dont le maître mot est le « décloisonnement », comme le note d’ailleurs Patrick Hassenteufel dans la préface. Fred Eboko est en effet un anthropologue qui, au fil de son cheminement intellectuel, a été amené à s’orienter vers la science politique et plus précisément vers l’étude des politiques publiques. À ce propos, l’une des principales ambitions de l’ouvrage est de faire fonctionner la « boîte à outils » des analyses des politiques publiques sur des terrains africains, jusqu’ici restées relativement hermétiques à cette approche. Outre les notions précédemment citées et centrales dans le raisonnement de l’auteur, Fred Eboko fait par exemple référence à l’approche séquentielle des politiques publiques, à la notion de communauté épistémique ou encore à celle de forum. À ce titre, ce qui peut apparaître comme l’usage de références pour le moins « classiques » des policy analysi s revêt un caractère innovant dans le champ des études consacrées au continent africain. Si le recours à ces références permet effectivement d’apporter des pistes en partie nouvelles sur les formes prises par l’action publique en Afrique ou encore la place de l’État africain à l’international, cela ne signifie cependant pas pour autant que l’objet « politique publique » a été jusqu’ici ignoré par les « africanistes ».
23Dans la littérature francophone, les réflexions sur l’État en Afrique ont jusqu’ici privilégié deux types d’entrée. Une première entrée appréhende l’État avant tout contre l’ethnocentrisme incarné par le modèle weberien [7]. Suivant cette approche, l’État en Afrique n’a pas la forme d’une bureaucratie distincte de la société, mais vient s’y ancrer. L’État a donc un caractère diffus, il correspond à une organisation diaphane qui s’incarne, certes, mais dans un complexe d’institutions et d’individus ne disposant pas tous effectivement du label « État ». Cette définition extensive de l’État a permis de déceler dans les sociétés africaines un type de « gouvernementalité » spécifique. Elle a en revanche en partie contribué à reléguer à l’arrière-plan une seconde entrée possible dans l’étude de l’État, peut-être la plus évidente d’un point de vue occidental : l’administration [8].
24Depuis plus d’une dizaine d’années, une série de travaux se sont plus directement ré-intéressés au fonctionnement de divers services publics ainsi qu’à celui de l’administration et de ses représentants, suivant en cela une approche comparable aux études anglo-saxonnes et françaises portant sur les « bureaucraties d’interfaces » [9]. Produites par des anthropologues, ces recherches ont suscité quelques critiques de la part des politistes, leur reprochant de ne pas reprendre à leur compte les savoirs déjà constitués sur cet objet [10].
25Ce n’est que beaucoup plus récemment qu’une série de travaux dans laquelle s’inscrit Fred Eboko, émanant principalement de chercheurs associés au LAM (Laboratoire Les Afriques dans le Monde) à Bordeaux, tente explicitement de faire fonctionner les outils des policy analysi s sur des terrains africains [11], proposant ainsi d’ouvrir un troisième chantier autour de la question de l’État Afrique : celui des politiques publiques, et surtout des processus par lesquels elles sont élaborées et mises en œuvre. Dans le présent ouvrage, ce décloisonnement, aussi heuristique soit-il, laisse cependant de côté de nombreux travaux, aussi bien anglo-saxons que francophones, relevant du premier ou du second mouvement de recherche sur l’État en Afrique. Or, sans qu’ils se réclament du label policy analysi s ou se soient constitués en champ de recherche distinct, ces travaux ont pourtant bien traité des politiques publiques et des différents rapports de forces participant de leur coproduction dans divers secteurs [12].
26C’est là l’un des principaux regrets que l’on peut émettre à propos de cet ouvrage, par ailleurs très érudit. Car loin de contredire sa proposition centrale – « la matrice de l’action publique en Afrique » – la discussion de ces travaux aurait peut-être permis de lui donner une ampleur supplémentaire en étendant la réflexion sur ce style de gouvernement à des politiques publiques impulsées à l’échelle nationale. Car toutes les politiques publiques des États africains ne sont pas impulsées à l’international, loin s’en faut. Elle aurait par ailleurs permis d’ajouter aux réflexions sur les jeux d’échelles internationale et nationale une réflexion sur l’échelle locale, dimension sur laquelle ces travaux ont insisté tout particulièrement.
27L’ouvrage de Fred Eboko est ambitieux et les quelques lignes qui précèdent n’ont bien sûr pas épuisé l’ensemble des questionnements foisonnants qu’il soulève. Il peut être lu à la fois comme une réflexion d’étape sur le parcours d’un chercheur, une réflexion épistémologique sur les études portant sur la pandémie sida et plus largement sur les « études africaines », mais aussi et surtout comme l’ébauche d’un programme de recherche visant à appréhender un style de gouvernement particulier. À ce propos, une question reste en suspens au terme de l’ouvrage : ce que décrit Fred Eboko est-il propre aux pays composant le continent africain ? L’auteur ne répond jamais explicitement à cette question. Le titre de l’ouvrage laisse penser que oui, sage précaution. L’on aurait cependant tort de limiter la portée du questionnement de l’ouvrage à ce seul contexte car, si la « matrice de l’action publique » existe de façon caricaturale sur le continent africain, certains de ces traits pourraient fort bien être identifiés ailleurs et alimenter des réflexions menées sur d’autres aires géographiques.
28Sidy Cissokho
29Université Paris-1-Panthéon-Sorbonne
30CESSP
Charles R. Epp, Steven Maynard-Moody, Donald Haider-Markel (2014), Pulled Over. How Police Define Race and Citizenship, Chicago (Ill.), University of Chicago Press
32À partir d’une analyse de contrôles routiers effectués par la police de Kansas City, cet ouvrage examine la manière dont les politiques pénales et la mise en œuvre du droit par les policiers (law enforcement) contribuent à façonner les identités et les frontières raciales dans l’Amérique contemporaine. Au-delà des contrôles policiers, l’ouvrage montre de façon convaincante que ce n’est pas le racisme individuel des policiers qui explique la surreprésentation des Noirs américains (African American) dans certains types de contrôles mais des dimensions systémiques incluant le code pénal, les politiques policières et l’encadrement hiérarchique des policiers de terrain. L’ouvrage, coécrit par des politistes spécialistes de l’action publique et de mise en œuvre du droit, dépasse ainsi la seule question policière en montrant empiriquement comment l’action publique et le droit produisent des sujets racialisés (racialisation conscientisée par les Noirs et non par les Blancs). Les discriminations produites par les contrôles policiers contribuent ainsi à forger une communauté d’expérience des Noirs américains qui participe à la constitution de leur identité raciale contemporaine.
33Cet ouvrage s’inscrit dans le volumineux corpus de recherche étatsunien sur l’articulation entre race et policing. À partir des années 1960, les travaux sociologiques sur les dynamiques du racisme policier et la surexposition des Noirs aux brutalités policières [13] conduisent à la mise en place d’initiatives dites de community policing, de recrutement de policiers issus de minorités, ainsi qu’à des programmes visant à réduire les manifestations individuelles de racisme. Plus récemment, la théorie dite de la « justice procédurale » associée à Tom Tyler, professeur de droit et de psychologie à l’Université de Yale, a trouvé un écho important auprès des policy makers et des cadres policiers [14]. Cette théorie met en avant la nécessité pour les institutions pénales d’asseoir leur légitimité auprès du public par la mise en place de « procédures » perçues comme équitables [15] (fair), la question de l’efficacité étant reléguée au second plan. L’influence de cette théorie a incité les policiers à gagner la confiance du public en manifestant respect et politesse lors des interactions sans pour autant remettre en cause la pratique des contrôles proactifs.
34L’ouvrage formule une critique de la théorie de la justice procédurale en montrant que le problème ne réside pas tant dans un racisme individuel des policiers (à cet égard, un policier noir va cibler les conducteurs noirs en proportion équivalente à ses collègues blancs) que dans la légitimation institutionnelle des contrôles proactifs délibérément planifiés par la hiérarchie policière et érigeant les stéréotypes raciaux en modalité d’action policière sans que les policiers de terrain ne manifestent pour autant d’attitudes racistes (p. 93). Cette recherche constitue à ce titre une étape importante dans l’administration de la preuve de l’existence des discriminations policières, de leur nature et de leurs conséquences pour au moins trois raisons : la combinaison de méthodes quantitatives (une enquête par téléphone conduite entre mars et décembre 2003, n = 2 329) et qualitatives (35 entretiens approfondis avec des conducteurs menés en 2005 et 2006 ainsi qu’avec des policiers (n non précisé)), la prise en compte des effets croisés des critères de race, de sexe, de classe sociale, de niveau d’éducation, d’âge et de type de véhicule, ainsi que la mise en perspective des interactions et des discriminations policières dans un cadre plus large de sociologie du droit, de la citoyenneté et de l’action publique.
35Un des apports de la recherche repose sur la distinction cruciale opérée entre deux types de contrôles routiers : les contrôles pour infraction au code de la route (traffic-safety stops), d’une part, et les contrôles proactifs (investigatory stops) visant à détecter une éventuelle détention de drogues, d’armes ou l’existence d’un avis de recherche. L’analyse quantitative montre sans ambiguïté que le cœur du problème réside dans ce second type de contrôle : une fois l’effet de différentes variables contrôlé (sexe, âge, classe sociale, type de conduite, type de véhicule et comportement face au policier), les Noirs sont surreprésentés parmi les conducteurs soumis aux contrôles proactifs. Toutes choses égales par ailleurs, les Africains américains ont une probabilité trois fois supérieure aux Blancs d’être contrôlés de manière proactive (p. 155). Parmi les premiers, les jeunes hommes sont particulièrement ciblés par ces contrôles, la seule variable n’ayant pas d’effet dans ce cas étant la classe sociale : les Noirs de la middle class ne sont pas moins contrôlés que ceux appartenant à la lower class. La race, mais aussi le sexe, l’âge et la classe sociale n’ont en revanche par d’effet propre concernant les contrôles pour infraction au code de la route, qui reposent sur la commission effective d’une infraction (p. 102).
36Parallèlement aux résultats quantitatifs, le recours aux entretiens renseigne sur la perception subjective des contrôles. L’interaction est perçue par le conducteur de manière beaucoup plus coercitive dans le cas des contrôles proactifs parce que ceux-ci mènent, plus fréquemment que les contrôles pour infraction au code de la route, à des mesures intrusives : questionnement prolongé, fouille, menottage et « manque de respect » de la part du policier (p. 112). Les entretiens montrent également que la perception subjective des contrôles diffèrent entre les Blancs et les Noirs : là où les premiers ressentent de l’agacement et font valoir leur citoyenneté pleine et entière, les seconds perçoivent ces mesures policières comme une forme de surveillance les soumettant à une subordination raciale entérinée par le droit (p. 150). En conséquence, ce type de contrôle mine la légitimité de l’action policière auprès des Noirs. À l’inverse, la légitimité des contrôles pour infraction au code de la route est forte quel que soit le groupe considéré.
37Les auteurs examinent ensuite les causes de la surreprésentation des Noirs dans le cadre des contrôles proactifs. L’argument du racisme individuel de certains policiers, invoqué par les administrations policières lorsque celles-ci doivent faire face aux accusations de discrimination, est rejeté. En effet, d’après les données présentées dans l’ouvrage, si le comportement des policiers est perçu plus négativement par les conducteurs noirs que par les blancs, les entretiens ne rapportent pas d’hostilité raciale ouverte de la part des policiers ; une majorité des conducteurs noirs interviewés qualifie le comportement des policiers de « poli » ou pour le moins « non insultant ». Ce n’est donc pas tant la qualité de l’interaction qui est en cause que l’important pouvoir discrétionnaire dont disposent les policiers pour sélectionner les personnes contrôlées. Dans le cas des contrôles proactifs, qui ne reposent pas sur des indices objectifs de commission d’infraction, ce sont les stéréotypes policiers qui, se substituant au droit, vont guider l’action policière sur les jeunes hommes noirs. Les auteurs pointent donc la responsabilité des contrôles proactifs comme « pratiques institutionnalisées » (p. 7) généralisées à partir de la fin des années 1970 dans le cadre de la « guerre contre la drogue » des administrations sous Reagan et sous Bush. Les mesures d’équité raciale mises en œuvre dans les services de police à partir des années 2000 n’ont pas pour autant remis en cause les contrôles proactifs qui continuent à être perçus par les cadres policiers comme un des outils les plus efficaces de lutte contre le crime.
38Cette efficacité supposée est remise en cause par les auteurs de l’ouvrage qui insistent sur la contradiction entre la valorisation des contrôles proactifs par les administrations policières, la faiblesse de leurs résultats en matière de lutte contre le crime et leurs effets délétères en matière de discrimination. Cette enquête, ainsi que d’autres études menées aux États-Unis, montrent que, contrairement à la croyance partagée par les policiers de tous rangs, les contrôles proactifs ne permettent que très rarement de saisir des armes et de la drogue. Ils supposent par ailleurs de cibler un nombre important d’innocents dans l’espoir d’attraper une petite poignée de délinquants. À l’inverse, argumentent les auteurs, l’action policière a un effet sur le taux de criminalité lorsque la police parvient à susciter la confiance d’une communauté et la coopération de ses membres dans l’identification des délinquants. Pour les auteurs, la pratique des contrôles proactifs sacrifie donc le travail et l’efficacité des policiers sur le long terme au profit de quelques rares interpellations en situation de flagrance (p. 155).
39Puled Over. How police Sops Define Race and Citizenship est un ouvrage important, parvenant à démontrer empiriquement le continuum entre les discriminations policières et la subjectivation d’une appartenance à un groupe racialisé. En cela, cet ouvrage, bien que reposant sur une méthodologie différente, s’inscrit dans la continuité de celui de l’historien Edward Escobar sur les effets de conscientisation produits par les brutalités des policiers du LAPD sur les jeunes Mexicano-Américains dans les années 1940 [16] (non cité). Par ailleurs, en évitant de considérer uniquement les causes individuelles de la discrimination, la recherche permet une critique systémique pertinente des normes légales et de l’action publique en matière de police.
40On regrettera toutefois l’absence de mention de travaux produits hors des aires anglophones. En matière de discriminations policières, la comparaison internationale permet en effet de mettre à jour la récurrence de certains patterns. Du point de vue du lecteur français, le parallèle entre les contrôles proactifs décrits dans l’ouvrage et les contrôles au faciès visant les jeunes hommes issus des immigrations postcoloniales dans les zones urbaines paupérisées en France est en effet flagrant et ce, au-delà des différences de contextes [17] (Fassin, 2011 ; Jobard 2012 ; Gauthier, 2015). À la différence du cas américain, les travaux français pointent cependant le déni de reconnaissance du problème par l’institution policière malgré la récurrence des émeutes et des violences de plus ou moins forte intensité.
41Jérémie Gauthier
42IRIS-EHESS et Centre Marc Bloch de Berlin
Alexis Spire, Katia Weidenfeld (2015), L’Impunité fiscale. Quand l’État brade sa souveraineté, Paris, La Découverte
44Comment expliquer la persistance de l’impunité fiscale en France ? Telle est la question centrale de l’ouvrage d’Alexis Spire et Katia Weidenfeld. La thèse des auteurs met en avant une tolérance à la fraude [18] s’inscrivant dans le prolongement d’une histoire sociale et politique de l’impôt caractérisée par la persistance et l’acceptation d’illégalismes fiscaux [19], comme par des mécanismes bureaucratiques de filtrage des fraudes, dont certains groupes sociaux parviennent à tirer profit [20]. Une des grandes forces de l’ouvrage réside dans sa stratégie empirique riche et originale, basée sur une enquête de plusieurs années. La création d’une base de données élaborée à partir de 570 affaires de fraude fiscale, combinée à des entretiens réalisés auprès d’acteurs impliqués dans le traitement administratif et judiciaire de ce type de délits (fonctionnaires des impôts, magistrats, avocats, etc.) permet d’appréhender de façon multisituée l’étendue et les causes de la mansuétude de l’État français à l’égard des fraudeurs.
45Restituer en peu de mots la place du livre au sein de la littérature relative à ce sujet n’est pas chose aisée tant les auteurs adoptent une démarche interdisciplinaire variée et pertinemment mobilisée, à la croisée de la sociologie de l’État, de l’action publique, du droit pénal et fiscal et de l’histoire de l’impôt. Ceci permet de comprendre à la fois la genèse des phénomènes observés et les ressorts sociaux et juridiques de la tolérance à la fraude. Ces dernières années, les travaux liés à ce que Marc Leroy nomme « la sociologie fiscale » [21] se sont développés dans une perspective interdisciplinaire. En histoire, les travaux de Nicolas Delalande permettent de mieux comprendre les phénomènes de résistance et de consentement à l’impôt [22]. En science politique, Philippe Bezes et Alexandre Siné, dans leur riche introduction de Gouverner (par) les finances publiques [23], montrent comment l’étude de la fiscalité, loin de se limiter à une simple recette indispensable au fonctionnement de l’État, permet plus globalement d’appréhender l’action de l’État par le biais d’une sociologie politique des finances publiques. Enfin, L’Impunité fiscale s’inscrit également dans le prolongement des travaux des deux auteurs, pouvant être lu comme un complément de « faibles et puissants face à l’impôt » d’Alexis Spire [24], en se focalisant sur le devenir judiciaire des fraudeurs poursuivis par l’administration fiscale.
46Les procédures administratives et judiciaires font intervenir successivement différents acteurs et opèrent comme des filtres à chaque étape de l’enquête, ce qui a pour effet d’écarter un nombre important de contribuables fraudeurs. Le premier chapitre retrace dans une perspective historique la persistance, de deux tendances lourdes : « l’écart conséquent entre la fermeté des condamnations de principe contre ceux qui se soustraient à l’impôt et la rareté des sanctions prononcées à leur encontre » (p. 19) et la défiance à l’égard d’une administration fiscale soupçonnée de contribuer au développement d’un système fiscal trop intrusif. Le chapitre montre également que les passe-droits et les passes du droit [25] étudiés au fil du livre ont une origine historique ancienne, permettant aux fraudeurs d’éviter les condamnations. Au final, comme le soulignent les auteurs en introduction du chapitre suivant, « la fraude fiscale n’a jamais constitué un délit comme les autres » (p. 43), s’inscrivant en cela dans la lignée des résistances à l’impôt qui traversent l’histoire française [26].
47Le second chapitre montre que la sélection des plaintes par l’administration fiscale s’opère sur la base de mécanismes de sélection sociale tendant à épargner les puissants (grandes entreprises et grandes fortunes) ainsi que les organisateurs de la fraude, tels que les avocats, conseillers, banquiers, tandis que « les faibles sont poursuivis » (p. 58), comme dans le secteur du bâtiment ou du gardiennage. Le troisième chapitre propose une analyse des mécanismes de filtrage s’opérant entre le moment où le contrôle décèle la fraude et le procès à proprement parler. Différents mécanismes, ayant à voir avec diverses logiques administratives et institutionnelles, ont pour effet de réduire drastiquement le nombre de fraudeurs poursuivis pénalement. Ces derniers n’ont cependant que peu à craindre de l’enquête judiciaire, puisque comme le montrent les auteurs dans le quatrième chapitre, la fraude fiscale représente un enjeu secondaire pour les magistrats qui ont tendance à considérer ce type de délits comme étant moins graves que les autres délits de droit commun. Les juges vont également avoir tendance à se reposer sur l’enquête de l’administration fiscale en raison du faible nombre de juges d’instruction et d’enquêteurs spécialistes de ces questions comme de leur manque d’intérêt pour ce contentieux.
48Conséquence logique de ces mécanismes, les auteurs montrent dans le cinquième chapitre que « les peines prononcées tranchent avec la sévérité affichée dans la loi » (p. 103). Le déroulement souvent très bref des procès profite aux prévenus, au détriment du travail d’enquête au long cours réalisé par l’administration fiscale. La prison ferme demeure une exception, sauf si le prévenu refuse de coopérer et fait preuve de mauvaise foi. De la même manière, les peines symboliques (privation de droits) et les amendes sont rares. Pour les juges, tout se passe comme si le remboursement des sommes dues à l’administration suffisait à marquer la culpabilité des fraudeurs, d’autant plus que ces derniers sont souvent appréhendés, à l’inverse des petits délinquants, à l’aune de leur utilité sociale et économique, du fait de leur position dominante au sein de la hiérarchie sociale.
49Face à ces dysfonctionnements observés et très finement restitués, les auteurs proposent dans un dernier chapitre différentes pistes à approfondir afin de lutter contre l’impunité fiscale. Leur réflexion, qui évite toute forme de normativisme naïf, s’appuie sur une approche comparative basée principalement sur les exemples de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Les apports de la comparaison sont particulièrement bien mis en avant et permettent aux auteurs de proposer trois pistes de réflexion stimulantes. D’abord, revoir la sélection des prévenus en poursuivant plus régulièrement les élites et les intermédiaires suspectés de fraude. Ensuite, réformer la phase de l’enquête judiciaire en donnant plus de moyens à la police fiscale et en supprimant une institution intermédiaire comme la Commission des Infractions Fiscales. Enfin, repenser la dynamique des procès en insistant sur les récits des infractions jugées et élargir l’éventail des peines afin de renforcer la dimension symbolique de la sanction prononcée. Ce dernier chapitre est ambitieux et bien argumenté, la démarche propositionnelle des auteurs semblant pertinente face aux dérives constatées. On remarquera seulement que les auteurs insistent peu sur la nécessité de renforcer la formation en droit fiscal des juges, alors que les magistrats sont décrits comme « généralement peu formés » et désintéressés dans certaines juridictions (p. 85).
50À la lecture de l’ouvrage, deux pistes paraissent susceptibles de compléter l’analyse déjà très riche des auteurs. Si l’étude des champs administratifs et judiciaires est exhaustive et stimulante, l’analyse des mécanismes concourant au sein du champ politique à la diffusion de l’impunité fiscale par et au sein de l’État français pourrait être approfondie. Sur la base d’une analyse multiniveaux accordant plus d’importance à la dimension politique, il pourrait être intéressant de proposer une analyse complémentaire de la contribution des élites politiques à la tolérance ou aux luttes contre les illégalismes fiscaux en France. D’autant plus que, comme le soulignent les auteurs, plusieurs affaires de fraude fiscale ont touché des élus, y compris des ministres en exercice, et que diverses prises de positions politiques ont pu insister sur la nécessité de combattre la fraude sans forcément s’accompagner en pratique d’une pénalisation plus systématique de celle-ci. Enfin, si cette recherche en tout point convaincante d’un État bradant sa souveraineté en acceptant le contournement à l’impôt constitue le fil rouge du livre, on remarquera que l’analyse frontale de cette problématique apparaît surtout en conclusion. Une analyse des rapports à l’État de ceux qui sont censés le servir – fonctionnaires, juges, élus – mais contribuent à l’affaiblir en participant à la tolérance à la fraude pourrait ainsi compléter les éléments explicatifs avancés dans l’ouvrage.
51Ces quelques pistes de recherche complémentaires ne doivent cependant pas occulter les grandes qualités de cette recherche. L’ouvrage d’Alexis Spire et Katia Weidenfeld est un livre à la fois savant et citoyen. Savant, car il mobilise une méthodologie et un cadre théorique interdisciplinaire rigoureux et original afin d’analyser un fait social ancré dans les pratiques et les représentations de ceux qui contrôlent ou rendent la justice fiscale. Citoyen, car il se focalise sur un problème public en ne se contentant pas d’en énoncer les mécanismes explicatifs, mais en proposant des pistes de réflexion visant à lutter contre les dérives observées.
52Martin Baloge
53Université Paris-1-Panthéon Sorbonne
54CESSP
Notes
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[1]
B. Palier (2004), La Réforme des systèmes de santé, Paris, PUF.
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[2]
J.-P. Gaudillière (2006), La Médecine et les sciences, Paris, La Découverte.
-
[3]
C. Herzlich (2007), Sociologie de la maladie et de la médecine, Paris, Armand Colin.
-
[4]
Le manuel de Carricaburu et Ménoret ne se veut toutefois pas une synthèse exhaustive des travaux de sociologie de la santé mais se penche (comme l’indique son sous-titre) sur les institutions, les professions et les maladies : M. Ménoret, D. Carricaburu (2010), Sociologie de la santé. Institutions, professions et maladies, Paris, Armand Colin.
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[5]
Voir entre autres : F. Eboko (2005), « Politique publique et Sida en Afrique. De l’anthropologie à la science politique », Cahiers d’études africaines, 478, p. 351-387.
-
[6]
H. Bergeron, P. Castel (2014), Sociologie politique de la santé, Paris, PUF.
-
[7]
L’ouvrage emblématique de cette approche est : J.-F. Bayart (1989), L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard.
-
[8]
M. Raffinot, F. Roubaud (dir.) (2001), « Les fonctionnaires du Sud entre deux eaux : sacrifiés ou protégés ? », Autrepart, 20(4).
-
[9]
J.-P. Olivier de Sardan, T. Bierschenk (2014), State at Work. Dynamics of African Bureaucracies, Londres, Brill.
-
[10]
D. Darbon (2004), « Pour une socio-anthropologie de l’administration en Afrique II » Retour méthodologique à propos d’un article de J.-P. Olivier de Sardan », Politique Africaine, 96 (4), p. 163-176.
-
[11]
Voir par exemple la thèse d’O. Provini (2015), La Circulation des réformes universitaires en Afrique de l’Est : les politiques publiques de l’enseignement supérieur au regard de la sociologie de l’action publique et de l’État, Pau, Université de Pau.
-
[12]
On peut par exemple citer de C. Lund (2006), « Twilight Institutions : Public Authority and Local Politics in Africa », Development and Change, 37 (4), p. 685-705 ; B. Hibou (1999), « La “décharge”, nouvel interventionnisme », Politique africaine, 73 (1), p. 6-15 ; G. Blundo (2002), « Éditorial », Buletin de l’APAD, 23-24, mis en ligne le 17 février 2006, Consulté le 25 février 2016. URL [http://apad.revues.org/129].
-
[13]
Voir par exemple D. Black, A.J. Reiss (1967), « Patterns of Behavior in Police and Citizen Transactions », Studies in Crime and Law Enforcement in Major Metropolitan Areas, vol. 2, section 1, Washington (D. C.), U. S. Government Printing Office, p. 1-139.
-
[14]
T.R. Tyler (1990), Why People Obey the Law, New Haven (Conn.), Yale University Press.
-
[15]
Sur ce point, voir R. Lévy (2016), « La police française à la lumière de la théorie de la justice procédurale », Déviance et société, 40 (2), p. 139-164.
-
[16]
E.J. Escobar (1999), Race, Police, and the Making of a Political Identity : Mexican Americans and the Los Angeles Police Department, 1900-1945, Berkeley, University of California Press.
-
[17]
Voir par exemple D. Fassin (2011), La Force de l’ordre, Paris, Seuil ; F. Jobard (2012), « Mesurer les discriminations selon l’apparence : une analyse des contrôles d’identité à Paris », Population, 67(3), p. 423-451 ; J. Gauthier (2015), « Origines contrôlées. Police et minorités en France et en Allemagne », Sociétés contemporaines, 97(1), p. 101-127.
-
[18]
Cette tendance rejoint certains mécanismes de tolérance à l’égard de la corruption analysés par Pierre Lascoumes. P. Lascoumes (2010), Favoritisme et corruption à la française, Paris, Presses de Sciences Po.
-
[19]
A. Spire (2009), « Échapper à l’impôt ? La gestion différentielle des illégalismes fiscaux », Politix, 87 (3), p. 143-165
-
[20]
V. Dubois (2008), La Vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Économica.
-
[21]
M. Leroy (2003), « Pourquoi la sociologie fiscale ne bénéficie-t-elle pas d’une reconnaissance institutionnelle en France ? », L’Année sociologique, 53 (1), p. 247-274
-
[22]
N. Delalande (2011), Les Batailes de l’impôt. Consentement et résistances de 1789 à nos jours, Paris, Seuil.
-
[23]
P. Bezes, A. Siné (2011), Gouverner (par) les finances publiques, Paris, Presses de Sciences Po.
-
[24]
A. Spire (2012), Faibles et puissants face à l’impôt, Paris, Raisons d’agir.
-
[25]
P. Bourdieu (1990), « Droit et passe-droit. Le champ des pouvoirs territoriaux et la mise en œuvre des règlements », Actes de la recherche en sciences sociales, 81 (1), p. 86-96 ; P. Lascoumes, J.-P. Le Bourhis (1996), « Des “passe-droits” aux passes du droit. La mise en œuvre socio-juridique de l’action publique », Droit et société, 32 (1), p. 51-73
-
[26]
N. Delalande, A. Spire (2010), Histoire sociale de l’impôt, Paris, La Découverte.