Couverture de GAP_121

Article de revue

Comptes rendus

Pages 139 à 155

Notes

  • [1]
    Comme le font par exemple J. Mahoney et K. Thelen (2010), Explaining Institutional Change. Ambiguity, Agency and Power, Cambridge, Cambridge University Press.
  • [2]
    J. Lagroye (1985) « La légitimation », dans Grawitz, M., Leca, J. (dir.), Traité de science politique, Paris, PUF, p. 459-464.
  • [3]
    T. Lawrence, R. Suddaby (2006), « Institutions and institutional work », in Clegg, S., Hardy, C., Lawrence, T., Nord, W. (eds), The Sage Handbook of Organization Studies, Los Angeles, Sage (2e éd.).
  • [4]
    A. Giddens (1994), Beyond Left and Right: The Future of Radical Politics, Cambridge, Polity Press, p. 219.
  • [5]
    A. Giddens (ed.) (2003), The Progressive Manifesto: New Ideas for Centre-Left, Oxford, Blackwell Publishing.
  • [6]
    À titre d’exemples, voir A. Dessler et E. Parson (2006), The Science and Politics of Global Climate Change: A Guide to the Debate, Cambridge, Cambridge University Press ; M. Hulme (2009), Why We Disagree about Climate Change : Understanding Controversy, Inaction and Opportunity, Cambridge, Cambridge University Press ; J. Jäger et T. O’Riordan (eds) (1996), Politics of Climate Change: A European Perspective, New York (N. Y.), Routledge ; M. Pettenger (ed.) (2007), The Social Construction of Climate Change: Power, Knowledge, Norms, Discourses, Aldershot, Ashgate Publishing ; J. Roberts et B. Parks (2007), A Climate of Injustice: Global Inequality, North-South Politics, and Climate Policy, Cambridge (Mass.), MIT Press.
  • [7]
    A. Mol (1996), « Ecological Modernization and Institutional Reflexivity: Environmental Reform in the Late Modern Age », Environmental Politics, 2 (5), p. 302-323.
  • [8]
    Que l’on songe, par exemple, à U. Beck (2003 [1986]), La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion.
  • [9]
    Sur ce point, voir l’analyse critique de N. Castree (2010), « The Paradoxical Professor Giddens », The Sociological Review, 58 (1), p. 156-162.
  • [10]
    F. Biermann, P. Pattberg, F. Zelli (eds), (2010), Global Climate Governance Beyond 2012: Architecture, Agency and Adaptation, Cambridge, Cambridge University Press.
  • [11]
    P. Driessen, P. Leroy, W. van Vierssen (eds) (2010), From Climate Change to Social Change: Perspectives on Science-Policy Interactions, Utrecht, International Books.
  • [12]
    S. Yearley (2009), « Sociology and Climate Change after Kyoto: What Roles for Social Science in Understanding Climate Change? », Current Sociology, 57 (3), p. 389-405.
  • [13]
    À titre d’exemple, voir R. Wurzel et J. Connelly (eds) (2011), The European Union as a Leader in International Climate Change Politics, Londres, Routledge.
  • [14]
    À ce sujet, voir B. Szerszynski, J. Urry (eds) (2010), « Changing Climates. An Introduction », Theory, Culture and Society, 27 (1), p. 1-8.
  • [15]
    D. Lorrain (2008), « Les institutions de second rang », Entreprises et Histoire, janvier, 50, p. 6-18.
  • [16]
    C. McFarlane (2010), « The Comparative City: Knowledge, Learning, Urbanism », International Journal of Urban and Regional Research, 34 (4), décembre, p. 725-742.
  • [17]
    J. Sgard (2008), « Qu’est-ce qu’un pays émergent, et est-ce un concept intéressant pour les sciences sociales ? », Colloque Émergence : des trajectoires aux concepts, Bordeaux, [emergence.u-bordeaux4.fr].
  • [18]
    P. Le Galès et D. Lorrain (2003), « Gouverner les très grandes métropoles ? », Revue française d’administration publique, mars, 107, p. 305-317 ; D. Lorrain (2003), « Gouverner dur-mou : neuf très grandes métropoles », Revue française d’administration publique, mars, 107, p. 447-454.
  • [19]
    P. Le Galès (1995), « Du gouvernement des villes à la gouvernance urbaine », Revue française de science politique, 45e année, 1, p. 57-95.
  • [20]
    H. Molotch (1976), « The City as a Growth Machine: Toward a Political Economy of Place », The American Journal of Sociology, 82 (2), septembre, p. 309-332.
  • [21]
    S. L. Elkin (1987), City and Regime in the American Republic, Chicago (Ill.), University of Chicago Press ; C. Stone (1989), Regime Politics: Governing Atlanta, 1946-1988, Lawrence (Kan.), University Press of Kansas.
  • [22]
    K. Mossberger et G. Stoker (2001), « The Evolution of Urban Regime Theory: the Challenge of Conceptualization », Urban Affairs Review, 36 (6), juillet, p. 810-835.
  • [23]
    R. Le Saout (2004), « Contours et limites d’une compétence partagée. L’urbanisme à la communauté urbaine de Nantes », dans Le Saout, R., Madoré, F. (dir.), Les Effets de l’intercommunalité, Rennes, PUR.
  • [24]
    C. Arpaillange, J. de Maillard, E. Guérin-Lavignotte, E. Kerrouche, M.-A. Montané (2001), « Communauté urbaine de Bordeaux à l’heure de la loi Chevènement. Négociations contraintes dans une confédération de communes » dans Baraize, F. et Négrier, E. (dir.), L’Invention de la politique de l’agglomération, Paris, L’Harmattan, p. 67-97.
  • [25]
    P. Bezes (2009), Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris, PUF.
  • [26]
    Les auteurs emploient ce terme au sens d’un « système de règles mais également de pratiques politiques relativement stabilisées et spécifiques » produisant le consensus communautaire sur lequel repose la gestion collégiale des EPCI (p. 121-123).
  • [27]
    M. Cordier (2011), « De la politique du logement aux politiques locales de l’habitat : l’apprentissage de l’action collective négociée. Les politiques intercommunales de l’habitat », thèse pour l’obtention du doctorat en urbanisme, aménagement et politiques urbaines, sous la direction de Jean-Claude Driant, soutenue publiquement le 29 septembre 2011, Institut d’urbanisme de Paris, Université Paris-Est.
English version

Pierre François (dir.) (2011), Vie et mort des institutions marchandes, Paris, Presses de Sciences Po

1Depuis une vingtaine d’années, les politistes français ont très largement déserté le champ économique pendant que la plupart des économistes du monde entier l’ont réduit aux modèles mathématiques et aux « choix rationnels ». Fort heureusement, toutefois, cette période correspond aussi à la montée en puissance d’une sociologie économique équipée pour, au contraire, analyser de près les acteurs et les processus sociaux qui composent la vie économique dans toute son épaisseur. Le fruit d’une longue réflexion collective au sein et autour du Centre de la sociologie des organisations, cet ouvrage fait non seulement état des développements théoriques et des constats empiriques-clés issus de cette « nouvelle sociologie économique ». En se centrant sur la place des institutions dans l’action socio-économique, il avance également une thèse centrale qui, en combinant les apports de débats récents au sein de la sociologie et du néo-institutionnalisme, est apte à intéresser une large part des sciences sociales.

2Avant d’être étayée par cinq chapitres sur des terrains divers (le vin, les investisseurs, les start up, une norme ISO, les architectes), cette thèse est d’abord développée de manière progressive et pédagogique par Pierre François à travers deux chapitres introductifs (dont l’un est co-écrit avec Sophie Dubuisson-Quellier), puis reprécisée encore dans une conclusion générale. Elle se résume, selon nous, à un raisonnement en cinq étapes :

3Une institution est une règle, une norme ou une convention qui contraint l’activité marchande, tout en lui fournissant les conditions de sa propre durabilité.

4Pour les acteurs marchands l’institution est donc avant tout « un ensemble de repères (…) qui sont à leur disposition sur les scènes marchandes pour guider leurs interactions » (p. 15-16).

5Loin de nécessiter forcément l’intervention d’un tiers (par exemple l’État), le rapport entre une institution et son application est « un lien interne » qui, pour le chercheur, ne peut « se saisir que dans les pratiques », c’est-à-dire en étudiant « la volonté qu’a l’acteur de se conformer » à l’institution (p. 51).

6Cette volonté de s’y conformer est socialement construite à travers ce que Wittgenstein a appelé du « dressage ». Par conséquent, « le plus souvent, suivre la règle n’est pas le produit d’une délibération ou d’un calcul, mais le résultat d’un apprentissage » (p. 53-54).

7Analyser de tels apprentissages permet « de saisir le fondement du caractère nécessairement partagé » des institutions qui n’existent que « si une communauté décide de dresser un ensemble d’individus à le suivre » (p. 54).

8Partant de cette représentation de « la nature » des institutions, l’ouvrage dans son ensemble cherche avant tout à proposer les réponses empiriquement fondées à deux questions : comment naissent les institutions ? Sur quoi repose leur puissance et comment se construit-elle ?

9À la première de ces interrogations, Pierre François propose tout d’abord un décentrement important par rapport au point de départ habituellement usité par le néo-institutionnalisme historique : « la crise de l’échange » et l’accentuation de l’incertitude. Sans écarter cette hypothèse, la méthode proposée ici consiste plutôt à retracer sans a priori « l’ensemble des contraintes qui, dans l’apprentissage de l’acteur, l’ont amené à acquérir la capacité de s’attacher » à telle ou telle institution (p. 54). Autrement dit, plutôt que de se presser pour synthétiser les variables qui pèsent sur les calculs et les stratégies des agents économiques [1], cet ouvrage préconise une démarche de recherche centrée sur les processus sociaux variés qui participent à la transformation en institution d’une règle, d’une norme ou d’une convention. En résumé, cette approche cherche à démontrer que l’institutionnalisation est indissociable de « la légitimation » de l’action collective et publique [2]. Tout au long de l’ouvrage, cette orientation théorique est adoptée pour mettre en lumière l’émergence d’une série d’institutions qui marquent les industries diverses. Par exemple, Pierre-Marie Chauvin discerne pourquoi, au sein du monde des grands crus bordelais particulièrement riche en classifications, c’est au système de notation de Robert Parker qu’a été accordé le statut d’institution. De la même manière, Yan Dalla Pria explique comment l’institutionnalisation de deux labels géographiques - le « Silicon Alley » à New York et le « Silicon Sentier » à Paris - a participé à une « croyance collective dans la nouvelle économie » (p. 140), au développement de l’activité économique et à des interventions municipales substantielles. Par ailleurs, et de manière tout aussi importante, cet intérêt pour la légitimation permet aussi aux chercheurs regroupés dans l’ouvrage d’étudier de près « la mort » des institutions. Par exemple, en analysant les pratiques institutionnalisées d’investisseurs allemands dans le champ de la biotechnologie, Claire Champenois identifie avec précision le moment où elles ont accédé au statut « d’hypothèse susceptible d’être invalidée et écartée » (p. 135). C’est également ainsi que Yan Dalla Pria explique la perte de signification et d’impact économique des labels géographiques mentionnés supra.

10En constituant la deuxième interrogation transversale de l’ouvrage, qu’en est-il donc de cet impact des institutions sur l’activité marchande ? Une première réponse à cette question est donnée par Pierre François, à nouveau en raisonnant à partir d’une des propositions de Wittgenstein : « la force de la règle n’est pas dans la règle, elle est conférée à la règle par l’individu qui décide de la suivre. Ce n’est pas la règle qui va contraindre l’acteur en vertu d’une puissance dont elle serait intrinsèquement dotée (mais par qui ? et comment ?), c’est l’acteur qui va décider de s’y référer lorsqu’il s’interroge : que dois-je faire, comment agir ? » (p. 231). Cette prise de position débouche sur une stratégie très largement suivie dans les chapitres « terrain » de l’ouvrage où l’on s’efforce de montrer, par exemple, comment les architectes d’intérieur ont finalement accepté de se contraindre à travers une certification professionnelle de leurs compétences (C. Olliver), ou pourquoi les châteaux bordelais se fient autant à la notation Parker pour fixer leurs prix. Dans les deux cas, d’ailleurs, on montre minutieusement comment ces institutions (la certification et Parker) puisent une partie de leur force en s’emboîtant dans d’autres pour former un ensemble systémique. Dans la conclusion générale, Pierre François pousse cette hypothèse plus loin en soulignant que la puissance des institutions provient également du « travail institutionnel » [3] effectué par certains acteurs pour les « entretenir », les actualiser et ainsi les reproduire : « dès lors que la persistance institutionnelle cesse d’être considérée comme une évidence pour être constituée en énigme, les institutions supposent, pour survivre, un important travail de la part de ceux qui les emploient » (p. 247).

11Nonobstant l’apport certain de cette perspective de recherche, c’est sur la question de l’impact des institutions que se situe notre première interrogation concernant la portée analytique d’un ouvrage fort séduisant. Aussi convaincantes, soient-elles, les propositions théoriques et la stratégie d’enquête développée ici visentelles réellement à cerner les effets économiques et politiques des institutions ? Ou se contentet-on essentiellement d’expliquer l’existence et la persistance institutionnelles ? Ce double questionnement constitue déjà un vaste champ de recherche auquel cet ouvrage apporte une contribution considérable. Grâce à lui, nous savons beaucoup mieux pourquoi les institutions doivent être étudiées à partir d’une construction d’objet et les techniques d’enquête véritablement sociologiques. En effet, en s’appuyant sur cette démarche, par exemple, une partie importante de la sociologie politique française serait bien mieux positionnée pour contester les analyses néo-institutionnalistes qui passent trop rapidement dans la synthèse et/où qui cachent leurs postulats fonctionnalistes, voire positivistes. Pourtant, nous ne pouvons qu’être quelque peu frustrés par une approche qui, dans chaque champ marchand étudié, ne cartographie pas avec précision l’ensemble des institutions qui le structure puis tente de saisir leurs effets respectifs et relatifs. Par exemple, dans le chapitre sur le cas viticole il nous semble important au moins de souligner comment le marché des grands crus s’articule avec la production des vins de Bordeaux dans leur ensemble, et l’institution des Appellations d’origine contrôlées en particulier. De manière similaire, peut-on réellement capter l’impact de l’institutionnalisation des pratiques d’investissement dans le champ des biotechnologies sans saisir son rapport avec l’ordre institutionnel de l’industrie pharmaceutique ?

12Cette première interrogation s’enchevêtre avec une deuxième concernant le type d’institution ciblé dans l’ouvrage. Alors que le projet initial s’annonce comme la saisie de l’ensemble des institutions qui structurent l’activité marchande, il glisse rapidement vers l’étude d’un seul type d’institution : celui qui ne dépend pas de l’intervention d’un tiers coercitif. S’il ne fait pas de doute que cette variante institutionnelle est souvent sous-théorisée et sous-étudiée par le néo-institutionnalisme historique, ce choix de focal court le risque de réduire le caractère généralisable de l’approche défendue. En outre, étant donné que son raisonnement de base insiste sur l’imbrication des institutions dans chaque espace marchand, ne serait-il pas plus salutaire d’étudier de front les articulations entre différents types d’institution qui s’y sont développées au cours de l’histoire ?

13Enfin, et plus généralement, dépasser le réflexe, si commun en France, qui consiste à étudier les institutions peu connues, voire exotiques, constituerait un grand pas vers une participation plus active des auteurs de l’ouvrage dans les débats internationaux et interdisciplinaires sur l’analyse des institutions. En tant que produit d’un investissement théorique et empirique massif, ce livre mérite très largement un lectorat qui, partant du socle solide que constitue la sociologie française, s’élargirait dans ces deux sens. Les critiques émises ici sont donc autant de suggestions « d’équipements » supplémentaires que ses chercheurs pourraient emporter avec eux afin de poursuivre une belle aventure intellectuelle dans d’autres espaces scientifiques.

14Andy Smith

15Centre Émile Durkheim, Sciences Po Bordeaux

16a.smith@sciencespobordeaux.fr

Anthony Giddens (2009), The Politics of Climate Change, Cambridge (Mass.), Polity Press, 264 p.

17Nous reconnaissons aujourd’hui tous l’importance du changement climatique et même l’urgence à en traiter. Pourtant, cette question reste encore très largement reléguée au second plan de nos préoccupations. Tel est le point de départ, et surtout le paradoxe, qui motive l’écriture du dernier livre d’Anthony Giddens, sur un sujet où on ne l’attendait pas nécessairement. Rédigé sous les auspices du think tank de centre-gauche Policy Network et du Centre d’études sur la gouvernance globale de la London School of Economics and Political Science (aujourd’hui devenu LSE Global Governance), The Politics of Climate Change n’a pas pour objet le changement climatique, mais bien les politiques du changement climatique. Pour son auteur, le changement climatique est en effet devenu un problème politique radical, parce qu’il concerne directement le futur, mais demeure en grande partie difficile à appréhender au présent. Or, « en attendant que la menace devienne visible et réelle, agir sera, par définition, trop tard » ; tel est ce qu’A. Giddens propose de nommer, en toute modestie, le « “paradoxe de Giddens” » (p. 2).

18Dans cet ouvrage, A. Giddens assigne au changement climatique une place qui tranche avec celle qu’occupait jusque-là cette thématique dans ses différents travaux, y compris les plus « engagés » d’entre eux : considéré comme un « sujet controversé » dans Beyond Left and Right[4], inexistant dans The Progressive Manifesto[5]… Quelle est alors la thèse défendue ici par l’auteur ? La réponse pourrait tenir en une phrase : « Nous n’avons pas de politiques du changement climatique » (p. 4). Revendiquant un point de vue « réaliste », qui confère à l’État un rôle central dans la régulation de l’action publique, A. Giddens plaide en faveur de la réintroduction d’une perspective politique de long terme, tout en appelant à un « “New Deal du changement climatique” » (p. 16). À la fois courts et incisifs, les neuf chapitres qui composent l’ouvrage interpellent ainsi directement opinions publiques et professionnels de la politique : des dangers soulevés par le changement climatique (chap. 1) aux modèles économiques de croissance et de consommation d’énergie (chap. 2), en passant par « les Verts » (chap. 3), le cas britannique (chap. 4), la planification (chap. 5), les impôts (chap. 6), l’adaptation (chap. 7), les négociations internationales et le marché du carbone en Europe (chap. 8), ou encore la géopolitique (chap. 9). Bref, autant de questions, de débats et d’incertitudes qui font aujourd’hui du changement climatique un véritable enjeu de société.

19Si l’on considère qu’il existe désormais une littérature abondante sur le sujet, en particulier dans le monde anglo-saxon [6], qu’est-ce que les développements proposés dans cet ouvrage apportent de plus sur la façon d’envisager le problème traité ? L’un des aspects originaux du point de vue défendu dans The Politics of Climate Change consiste à voir dans le changement climatique une opportunité, et non pas simplement une menace, étant sous-entendu que la limitation de cette dernière devrait s’accompagner d’une maximisation de la première. Dans cette perspective, A. Giddens définit et met en avant plusieurs concepts « nouveaux » : après l’enabling state (État habilitant ou catalyseur) des années 1990, est ainsi promue l’idée d’ensuring state (État garant ou responsable), qui vise à assurer la continuité de l’action gouvernementale vis-à-vis du bien commun, là où d’autres acteurs (notamment privés, mais aussi issus du « tiers secteur ») ont pris le relais. Ce qui appelle une réinstrumentation de l’État (en termes de financement, d’expertise, d’audit, etc.), afin de permettre à ces acteurs d’intervenir dans l’action publique, tout en veillant à ce qu’ils remplissent leur fonction de régulation sociale. D’autres concepts, comme celui de « convergence politique », décrivant le besoin d’assurer la synergie des politiques d’atténuation et d’adaptation dans différents secteurs (énergie, transport, habitat, santé, agriculture, etc.), ou encore celui de « convergence économique », proche des thèses de la « modernisation écologique » [7] (un scénario « gagnant-gagnant » où la croissance économique débouche sur des gains de productivité environnementaux), sont également proposés afin de fournir une alternative au « paradoxe de Giddens ».

20L’efficacité du style de l’auteur, marqué par une prose pleine, des chapitres concis et des titres percutants, ne doit cependant pas conduire à écarter les critiques. À commencer par l’originalité des concepts proposés, qui n’apparaît pas toujours démontrée – le « paradoxe de Giddens » en constituant sans doute l’exemple le plus patent [8]. Pourquoi d’ailleurs ériger un concept en son nom – si ce n’est pour la postérité, mais était-ce bien nécessaire ? –, surtout quand il s’agit de décrire un phénomène aussi classique, presque contemporain de l’invention de la sociologie ou de la psychologie [9] ? La présence de développements souvent très factuels et descriptifs, visant un large public, donne aussi parfois l’impression de se faire au détriment d’une analyse sociologique et politologique plus approfondie de certains thèmes : ainsi de l’architecture d’une gouvernance globale [10], des interactions entre science et politique (une question ici centrale, à peine abordée) [11], ou encore du rôle de la sociologie, et plus largement des sciences sociales et de la réflexivité, dans la compréhension du changement climatique [12]. Malgré la mobilisation de nombreux exemples, une démarche comparative plus systématique aurait sans doute également conduit à formuler autrement le constat d’une « absence » de politiques du changement climatique [13] ; une thèse finalement assez paradoxale au regard de la matière même dont est fait l’ouvrage. À cet égard, une critique de fond peut être adressée à son auteur et au « consensus politique » dont il se fait l’écho, sans toujours emporter la conviction. A. Giddens déclare en effet que « le changement climatique devrait sortir de l’opposition droite-gauche, où il n’a pas lieu d’être » (p. 114). Mais si le changement climatique ne s’aligne pas (ou plus) sur les orientations d’une opposition droite-gauche traditionnelle, le livre n’en dit que très peu sur les valeurs et les « visions du monde » qui appellent à être discutées. Or, pour donner sens et consistance à cette « troisième voie », encore faudrait-il qu’un nouvel espace de controverses puisse effectivement voir le jour, fondé sur des axes d’argumentation qui, jusqu’à preuve du contraire, restent encore à inventer et à explorer [14].

21Quand Antony Giddens annonce, dès l’introduction : « Mes conseils aux politiques sont les suivants… » (p. 12), et qu’il conclut en citant la célèbre phrase de Karl Marx, selon laquelle : « les hommes ne se posent que les problèmes qu’ils peuvent résoudre » (p. 227), pas de doute, The Politics of Climate Change constitue bien un livre de circonstance, écrit dans l’anticipation de la conférence de Copenhague (le livre sort trois semaines à peine avant le début des négociations). Mais après le succès de Beyond Left and Right, le « Commandeur de la sociologie britannique » peut-il réitérer son entreprise ? Si A. Giddens a la réputation – qu’au passage, personne ne lui conteste – d’un innovateur en matière de théorie sociale et politique, il n’en demeure pas moins un outsider sur le thème du changement climatique ; un thème où d’autres (à commencer par son collègue, l’économiste Nicholas Stern) portent aujourd’hui plus haut et plus loin la voix, et depuis plus longtemps. De fait, on ne peut donc pas dire qu’A. Giddens signe ici son meilleur livre… Les plus sceptiques diront sans doute que celui-ci a utilisé sa réputation d’universitaire et d’intellectuel public – appuyée, en la circonstance, par les citations de Bill Clinton et d’Ulrich Beck –, voire sa propre maison d’édition, pour faire valoir un point de vue et des arguments qui, au fond, manquent d’originalité. D’autres y verront peut-être, à l’inverse, les vertus de l’« engagement sociologique », de la part d’un auteur s’autorisant de lui-même, à l’ère d’une modernité incertaine. Ou d’autres encore, un ouvrage de plus sur le changement climatique, susceptible d’alimenter les débats sur l’influence (ou l’absence d’influence) des think tanks dans la vie politique… En tout état de cause, deux lectures au moins sont possibles, et le lecteur a le choix : s’il souhaite se faire une idée des enjeux sociaux et géopolitiques actuels liés au changement climatique, alors il peut être sûr de trouver dans The Politics of Climate Change une excellente introduction ; mais s’il a en tête les ouvrages qui ont fait la réputation académique et extra-académique d’A. Giddens, et qu’il se montre encore avide d’idées « neuves » sur la théorisation du monde social, il risque d’être déçu.

22Yann Bérard

23Centre Émile Durkheim, Sciences Po Bordeaux

24berardy@hotmail.com

Michael Howlett (2011), Designing Public Policies: Principles and Instruments, Londres et New York (N. Y.), Routledge, 236 p.

25Designing Public Policies [Concevoir les politiques publiques : principes et instruments] offre un manuel d’analyse des politiques publiques supplémentaire aux étudiants et aux enseignants de science politique. Il sera plus distraitement feuilleté par les chercheurs – parce que trop synthétique - et par quelques praticiens – parce que trop technique - fréquentant les bibliothèques universitaires. Mais il surprendra le lecteur français, notamment s’il tente une comparaison avec les récents manuels publiés en France. Il convient en effet d’envisager cet ouvrage comme une introduction, finalement assez concise, à la manière dont les politiques publiques sont conçues dans les gouvernements contemporains. L’auteur le fait à travers la présentation et l’étude des instruments de mise en œuvre (de l’action publique) à disposition des gouvernants pour réaliser leurs tâches, s’adapter à et modifier leur environnement. Il s’agit bien, pour le spécialiste qu’est Michael Howlett, de plonger la main dans la boîte à outils des gouvernements contemporains et d’en sortir un à un les instruments qu’elle contient, de les trier pour ensuite les regrouper en grandes catégories sur son établi. S’il admet que les manières de faire des gouvernements ont changé et que de nouveaux outils répondent a priori mieux à ces nouvelles façons, il sait rappeler que les outils les plus traditionnels n’ont pas pour autant été remisés au fond de la boîte.

26Tout en manipulant ces différents outils pour en présenter les caractéristiques les plus saillantes, il explique à son public ce que les gouvernements en font et surtout qu’ils les appareillent. Mais, jamais il ne se départ de son souci de synthèse, ce qui frustre parfois, d’autant que la bibliographie qui clôt le livre impressionne : 66 pages de références, soit 1/4 de l’ouvrage. On y trouve même plusieurs travaux récents de chercheurs français, cependant publiés en anglais et essentiellement (exclusivement ?) dans la revue Governance.

27Plusieurs notions-clés structurent l’ouvrage. Il s’agit d’abord d’une approche par « les instruments » de la conception de l’action publique. Michael Howlett retrace donc l’étude scientifique des instruments d’action publique. À côté des étapes et des travaux les plus connus (Lowi, Hood, Linder et Peters), il fait opportunément ressortir toute l’importance des travaux canadiens depuis l’ouvrage de Salamon (1981). Bien entendu, il intègre et fait siennes les figures imposées et notamment l’approche typologique. Il retrace ainsi le développement et l’approfondissement du modèle NATO. S’il (voir déf. p. 22) rappelle que les instruments sont présents à toutes les étapes de la conception des politiques publiques, l’ouvrage porte essentiellement sur les instruments de mise en œuvre (implementation tool) de l’action publique.

28L’apport principal de l’ouvrage est cependant d’intégrer les innovations les plus récentes de l’approche instrumentale : la nécessaire contextualisation des usages, la correspondance entre types d’instruments et styles de gouvernement, l’intérêt de la notion de mélanges (mixes). Ce point l’amène d’ailleurs à transformer le questionnement. Il ne s’agit plus tant de se demander pourquoi on a choisi tel instrument mais « pourquoi une combinaison particulière d’instruments (procéduraux et substantifs) est-elle choisie dans un secteur particulier d’action publique ? » (p. 53). De la même manière, il souligne l’intérêt de dépasser une approche trop statocentrée pour intégrer les croyances des autres acteurs dans la pertinence des choix d’instruments. Il fait encore une place aux NTIC qui ont incomparablement accru le spectre des outils gouvernementaux. Bien que le quatrième chapitre soit consacré au choix des instruments, l’étude du processus d’instrumentation semble laissée ici de côté, du moins dans la façon dont elle a été étudiée en France : s’agit-il d’une grille d’analyse trop étroitement hexagonale ?

29Une autre notion essentielle est la distinction posée entre les instruments « substantifs » (ceux qui affectent les processus de production, de consommation et de distribution) et « procéduraux » (qui affectent, orientent le comportement des parties prenantes). Cette distinction est doublement importante. D’abord, elle lui permet de dédoubler les catégories du modèle NATO qui structure son approche descriptive des différents types d’instruments. Elle constitue donc un moyen d’affiner et surtout d’actualiser la typologie classique de Christopher Hood (NATO). Cela lui permet de développer ensuite une approche plus dynamique et plus contextualisée de l’usage des instruments d’action publique. La régulation passerait de plus en plus par les instruments procéduraux. Elle lui permet donc d’intégrer le changement sans renoncer à s’appuyer sur un modèle d’analyse par définition statique.

30Dans la troisième partie, qui est le cœur de l’ouvrage, et porte sur le rôle tenu par les différents types d’instruments de mise en œuvre dans la fabrication des politiques publiques, il liste donc méthodiquement les outils en distinguant instruments procéduraux et substantifs. Pour les outils organisationnels de mise en œuvre, il distingue ainsi les administrations bureaucratiques de type weberien, les entreprises publiques et les organisations hybrides (les Quango) des instruments organisationnels procéduraux que sont, par exemple, les commissions d’enquête, les auditions publiques… De même, pour les instruments d’autorité, il rassemble dans une même case les outils substantifs de régulation (la loi, les agences de régulation indépendantes, les modèles corporatifs ou professionnels de régulation – ordre des médecins, par exemple) des outils procéduraux de régulation permettant de mobiliser et d’activer les réseaux de politiques publiques (comités d’experts, mais aussi les conférences de consensus et les forums consultatifs).

31Bref, cette démarche classificatoire lui permet de lister, d’identifier et de cartographier la diversité des instruments de gouvernement, sans ignorer leur transformation dans le temps et en indiquant les macro-facteurs à l’origine de leur développement (réduire la taille des bureaucraties, abaisser le coût de fonctionnement), sans pour autant sacrifier au souci de synthèse qui guide tout son travail. Il utilise la même démarche analytique pour les outils financiers et de « nodalité » (les outils d’information et de communication en particulier).

32L’intégration des leçons sur la nécessaire « contextualisation » de l’analyse par les instruments présente plusieurs atouts. Elle permet d’abord d’introduire dans la réflexion la question du changement dans la conception des politiques publiques contemporaines dans les pays occidentaux et la présentation des facteurs qui en sont à l’origine : les défis de la mondialisation, la mise en réseau de la société et un mode de gouvernance en réseau qui explique le changement de la conception des politiques publiques contemporaines dans les pays avancés. La formulation des politiques publiques apparaît alors plus subtile, plus indirecte et souvent moins visible qu’elle ne l’était auparavant.

33Il en résulte un usage moindre des instruments les plus classiques, plus directs et plus coercitifs pour un usage des instruments de politiques publiques procéduraux, plus indirects, plus incitatifs aussi (réorganisation gouvernementale, enquête, revues, partenariat et consultation). Cela crée un système de nouvelle gouvernance permettant de piloter (à distance), d’orienter les processus politiques dans la direction souhaitée par les gouvernements à travers une « manipulation » plus subtile des acteurs publics et de leurs interactions. Mais, Michael Howlett insiste fortement sur le fait que dans la réalité le mouvement apparaît moins dominant que le disent les analystes. Deux principaux motifs l’expliquent : les raisons à l’origine du choix d’un instrument ne sont pas toutes contenues dans les macro-facteurs tels que la globalisation, etc. ; il n’y a pas de relation directe entre les modes de gouvernance et les catégories d’instruments.

34Enfin, en dépit de l’importance accordée aux changements dans la gouvernance, il conclut à la nécessité de développer une approche plus micro du calibrage des outils et des préférences. C’est sans doute dans les deux chapitres conclusifs (9 et 10) que son travail prend tout son sens et se révèle d’un réel apport à la compréhension des politiques publiques modernes. Il défend ainsi l’idée qu’il convient de s’appuyer sur les analyses non plus macro mais méso et micro de la formulation des politiques publiques pour étudier empiriquement comment les gouvernements utilisent la multiplicité des instruments à leur disposition. Si chaque mode de gouvernance peut être associé à un idéal-type de mixage d’instruments, dont les interactions apparaissent plus ou moins cohérentes (voir tableau p. 129), les macrochangements identifiés dans les premiers chapitres (à partir des travaux sur la gouvernance notamment) ont des répercussions différentes selon les secteurs d’activité et les périodes historiques.

35L’ouvrage se conclut alors par un plaidoyer pour ne pas succomber à l’idéologie du changement, alors que les réflexes, les habitudes, les modes traditionnels de gouvernement (plus directs, plus autoritaires et plus coercitifs) se maintiennent. L’attention portée aux phénomènes de régulation, dérégulation et re-régulation y contribue. Il dénonce une surestimation un peu idéologique des changements en cours. On a plutôt des changements dans l’action publique que des changements de l’action publique (pour oser la paraphrase). Les changements bien réels ne doivent pas conduire à sous-estimer la résilience et le maintien des outils traditionnels. Ils ne doivent pas non plus conduire à sous-estimer la capacité de l’État à faire face aux deux changements que sont la globalisation et le développement d’une gouvernance en réseaux. Le changement a plus de mal à s’imposer qu’on ne veut bien le dire et la réussite des nouveaux instruments dépend de leur capacité à s’insérer dans les modes de gouvernance déjà existants. Ce sage constat ouvre vers une nouvelle génération de travaux sur les instruments et vers les challenges qui l’attendent.

36Fabrice Hamelin

37DEST/IFSTTAR, Université Paris-Est

38fabrice.hamelin@ifsttar.fr

Dominique Lorrain (dir.) (2011), Métropoles XXL en pays émergents, Paris, Presses de Sciences Po

39Qu’est-ce que gouverner dans les très grandes métropoles ? Comment réguler ces espaces urbanisés gigantesques, travaillés par des forces contraires, modulés par des intérêts divergents et partagés entre plusieurs institutions ? Que reste-t-il de l’action publique dans un tel contexte ? Telles sont les impérissables questions de science politique auxquelles s’attaquent Dominique Lorrain et ses confrères dans Métropoles XXL en pays émergents. Les auteurs proposent toutefois des modalités de réponse innovantes.

Une approche institutionnaliste, par les réseaux techniques

40Premièrement, la question du gouvernement n’est pas abordée par les institutions politiques habituelles, mais via une entrée généralement oubliée par les sciences sociales, délaissée car jugée trop technique : celle du pilotage des grands réseaux urbains (eau, électricité, transports). L’enjeu est de réintroduire de la matérialité dans l’analyse de la ville, qui n’est plus seulement envisagée comme un lieu de pouvoir mais aussi comme un grand système technique. Cette approche, qui implique certes quelques passages laborieux pour le lecteur non-technicien, permet de renouveler les questionnements institutionnels des politistes. Car, de par leur étendue spatiale et l’ampleur de leur financement, ces réseaux nécessitent une action collective coordonnée à l’échelle métropolitaine, des partenariats entre différents acteurs (publics, privés) et la mise en place d’institutions de régulation. C’est sur ces institutions de second rang [15], souvent perçues comme apolitiques, que revient l’ouvrage.

41Deuxièmement, les auteurs ne s’intéressent pas aux « usual suspects »[16] de la recherche urbaine (Londres, New York, Tokyo). Ils vont voir du côté des métropoles émergentes, là où une croissance rapide et une insertion solide dans l’économie globalisée nécessitent la mise en place d’institutions de gouvernance, conformes aux normes internationales de management. Si l’on peut regretter que les auteurs ne questionnent pas plus ce concept de « l’émergence » [17], il faut reconnaître que, contrairement aux pays industriels, les pays en développement apparaissent bien comme un terrain privilégié pour étudier la construction institutionnelle liée aux réseaux techniques, car ces derniers y sont en plein essor. Il est ainsi possible d’étudier l’action publique en train de se faire.

42Troisièmement, l’ouvrage s’appuie sur un raisonnement comparatif. Chaque chapitre est consacré à la monographie étendue d’une métropole émergente. Les chercheurs partagent une approche commune (exposée dans l’introduction de Dominique Lorrain), qu’ils appliquent à la ville dont ils sont spécialistes : Dominique Lorrain sur Shanghai, Marie-Hélène Zérah pour Mumbai, Alain Dubresson et Sylvy Jaglin pour Le Cap, Géraldine Pflieger pour Santiago du Chili. Le tout donne un ouvrage collectif cohérent, qui ne se contente pas de juxtaposer des monographies isolées, mais permet au lecteur de naviguer d’une métropole à l’autre, avec un même cadre théorique se déclinant sur plusieurs terrains. On peut toutefois reprocher une absence de justification quant au choix de ces quatre métropoles. D’autant que, contrairement à ce qu’indique le titre (Métropoles XXL), ce n’est pas vraiment la taille qui réunit les villes étudiées : Shanghai abrite 20 millions de citadins, Mumbai 12 millions, Le Cap 3,5 millions, Santiago du Chili 6 millions. La comparaison aurait sans doute gagné en puissance avec des critères de sélection plus rigoureux.

43Quatrièmement, la question de la gouvernance urbaine est envisagée avec un certain pragmatisme. Plutôt que de céder au paradigme de l’ingouvernabilité, souvent utilisé pour décrire les villes émergentes, les auteurs préfèrent considérer que ces métropoles sont de facto gouvernées. De fait, « bien ou mal, elles tournent » [18] et il revient aux chercheurs de s’interroger, sans jugement normatif, sur les modalités de cette gouvernance. L’approche proposée consiste donc à partir des problèmes, pour ensuite cheminer vers les schémas institutionnels inventés pour y répondre. Ainsi la modernisation des réseaux techniques implique nécessairement de réfléchir à des arrangements institutionnels, qui participent in fine à la réforme de la gouvernance.

44Enfin, l’ouvrage invite à se départir d’une vision trop idéaliste de l’acteur stratégique. Il vient rappeler que tout ne se joue pas dans la bonne gouvernance, que les acteurs urbains sont soumis à des contraintes lourdes. Les villes sont des constructions héritées, qu’ils ne peuvent influencer qu’à la marge. De nombreuses variables viennent ainsi expliquer les différences de gouvernabilité entre les métropoles, qui ne se réduisent pas à la simple volonté d’agir de leurs gouvernants (morphologie, position dans les échanges mondiaux, groupes sociaux en présence…).

45Ainsi, cet ouvrage se départit de toute approche sensationnaliste pour aborder la question des métropoles géantes : il ne cède pas à la rhétorique de la crise permanente ; il laisse de côté le bouillonnement de la vie politique pour s’intéresser aux choix discrets (mais structurants) en matière d’équipements techniques ; il réintroduit de la contrainte dans une vision trop volontariste du gouvernement urbain. Que nous révèle cette approche sur le gouvernement des métropoles émergentes ?

La gouvernance des grandes métropoles : y a-t-il un pilote dans l’avion ?

46À l’issue de l’ouvrage, il semble plus judicieux de parler de gouvernance plutôt que de gouvernement. Le concept de gouvernement suppose en effet l’existence d’un acteur rationnel et volontaire, doté de capacité politique pour impulser le changement. Il apparaît comme difficilement opératoire dans les grandes métropoles, où les acteurs sont multiples et les niveaux de gouvernement nombreux. Les maires n’agissent en aucun cas comme des entrepreneurs stratégiques, mais comme un maillon parmi d’autres, avec des capacités de tractation plus ou moins grandes. La notion de gouvernance permet de rendre compte de cette fragmentation, des mécanismes de négociation qui s’instaurent entre les groupes et surtout des alliances entre autorités publiques et secteur privé [19].

47Sur ce dernier point, l’ouvrage apporte une contribution certaine à la réflexion théorique sur les coalitions de croissance (urban growth coalitions) [20] et les régimes urbains (urban regimes) [21]. En s’interrogeant sur qui, du gouvernement ou du marché, impulse ces métropoles et intervient dans le pilotage de leurs réseaux techniques, les auteurs proposent une analyse très fine des relations qui s’instaurent entre acteurs publics et privés dans chacune des métropoles. Les transformations institutionnelles induites par la gestion des problèmes techniques entraînent ainsi la formation de coalitions de croissance plus ou moins stables : les auteurs s’attachent à décrire les conflits internes qui les traversent ainsi que les contestations externes qui tentent de les déstabiliser (mouvements urbains et environnementaux). Si l’ouvrage fournit ainsi des tests empiriques stimulants pour la théorie des coalitions de croissance et des régimes urbains, on peut regretter qu’il ne développe pas une réflexion plus poussée sur les implications de l’importation de ces concepts, élaborés dans et pour un contexte américain, aux métropoles émergentes du Sud – où la structure du secteur privé est très différente, où le rôle de l’État n’est pas le même, etc. [22].

48L’un des apports principaux de l’ouvrage tient en fait à la comparaison : d’une ville à l’autre, les coalitions sont plus ou moins effectives, et le dosage entre les pôles public et privé plus ou moins réussi. Santiago du Chili constitue ainsi l’archétype d’une coalition de croissance : l’État et les secteurs de la construction et de l’immobilier s’entendent pour promouvoir l’expansion urbaine, qui sert leurs intérêts. À Shanghai, le pôle public est dominant et reste le grand organisateur des initiatives privées. À Mumbai ou au Cap, les coalitions de croissance peinent à émerger, du fait de la faible capacité d’entente et de coordination des acteurs publics et privés. Dans les deux villes, la volatilité politique, liée à l’extrême fragmentation des groupes sociaux, rend difficile une vision sur le long terme.

49Dans la comparaison, les auteurs ne jugent pas les institutions du point de vue de leur désirabilité démocratique ou de leur caractère « bon en soi », mais de leur capacité à répondre à un problème technique spécifique. Dans cette optique, les villes chinoises apparaissent comme les mieux gouvernées : Shanghai échappe ainsi aux maux des autres métropoles (urbanisation incontrôlée, spéculation foncière, bidonvilles) car l’autorité publique reste la détentrice ultime de la propriété privée et l’absence de compétition politique permet une certaine continuité dans l’action administrative.

50Au terme de l’ouvrage, il ressort que, pour appréhender les métropoles, il faut garder à l’esprit la vision d’une ville organisée et de ses franges. Si les services en réseaux fonctionnent plutôt bien à l’échelle de la métropole gouvernée et planifiée, le problème se pose pour les espaces qui sont en dehors de toute régulation institutionnelle (bidonvilles ou villes privées). Des quartiers entiers sont privés de l’accès aux réseaux. La raison de ces désajustements est toutefois plus à chercher du côté du marché foncier, qui génère des processus d’urbanisation incontrôlés, que de la défaillance du pilotage des réseaux. La ville des réseaux techniques est en effet relativement bien organisée. Les firmes impliquées restent encadrées par la puissance publique et doivent se soumettre à des principes incontournables : planification, universalisation. Mais le fonctionnement des réseaux reste intimement lié aux marchés foncier et immobilier, beaucoup moins régulés et producteurs d’inégalités socio-spatiales.

Conclusion

51Cet ouvrage vient rappeler, monographies à l’appui, qu’en matière de gouvernement urbain, tout ne se passe pas dans les institutions politiques démocratiquement élues. Particulièrement dans les grandes métropoles, où le territoire politico-administratif ne recouvre jamais tout l’espace urbanisé. À bien des égards, les réseaux techniques sont l’une des seules institutions qui fonctionnent effectivement à l’échelle métropolitaine. Ils représentent l’un des seuls secteurs où les acteurs peuvent se coordonner et construire ensemble une vision globale de la ville. Ce point est particulièrement important dans le cas des pays émergents où la démocratie politique est moins effective, plus fragmentée, et où les impératifs de bonne gouvernance et de respect des normes internationales sont plus prégnants : dans un tel contexte, le pilotage des réseaux techniques apparaît comme un moyen pragmatique d’apprentissage et de construction des institutions de gouvernance.

52Juliette Galonnier

53OSC, Sciences Po

54juliette.galonnier@sciences-po.org

Anne Clunan et Harold A. Trinkunas (eds) (2010), Ungoverned Spaces. Alternatives to State Authority in an Era of Softened Sovereignty, Stanford (Calif.), Stanford University Press, 310 p.

55Le livre d’Anne Clunan et Harold Trinkunas, universitaires américains spécialistes des questions de sécurité, offre une discussion de la notion d’ungoverned spaces, développée dans les cercles politiques étasuniens à la suite du 11 septembre 2001 en réponse aux « nouvelles » menaces censées provenir d’espaces ou d’États non contrôlés, dans lesquels les structures de « bonne gouvernance » font défaut et qui seraient, pour cette raison, sources d’insécurité en offrant un cadre propice au développement d’activités terroristes. Visant à apporter une analyse critique et distanciée de cette notion, le livre propose de la mettre en perspective par une ré-exploration du lien entre souveraineté étatique, contrôle territorial et forme de gouvernement.

56La notion d’ungoverned spaces a servi initialement à désigner des « territoires caractérisés par un désordre politique où la provision étatique de bien de gouvernement s’est effondrée » (p. 17) dans des contextes de guerres civiles post-Guerre froide (frontière pakistano-afghane, Caucase du Nord, Chiapas, Corne de l’Afrique, etc.). Ainsi défini, le concept apparaît comme une version revue et corrigée au goût des années 2000 de « l’État failli » des années 1990 qui repose sur un jugement normatif de l’État comme lieu central et hégémonique de production de la sécurité et une vision occidentale des formes de régulation politique. Faut-il dès lors abandonner ce concept reposant sur une vision éculée de l’État dont la critique a déjà été amplement faite par ailleurs ? Les éditeurs du livre suggèrent, pour éviter ce piège, de déplacer la question de la (non)gouvernance des espaces à celle de savoir qui gouverne ces endroits de contestation et de compétition pour le pouvoir, ce qui ouvre un certain nombre de pistes intéressantes pour penser ce que signifie gouverner aujourd’hui.

57Dès lors, on peut se demander si, ainsi entendu, le concept d’ungoverned spaces ne participe pas d’un effort de renouvellement des façons de penser le gouvernement et l’État dans le monde complexe des années 2000, rejoignant en cela d’autres travaux qui, ayant pris acte de la critique de l’État failli, cherche à repenser des formes de gouvernance qui, à l’évidence, sont multiples et soumises à des logiques qui ne sont pas forcément celles de l’État westphalien. La notion d’ungoverned spaces doit en effet se comprendre au regard de la mise en place à partir des années 1990 d’un monde multipolaire et d’une globalisation néolibérale qui ont multiplié les sources de régulation et donc de contestation du pouvoir étatique, ainsi que favorisé l’interconnexion de ces zones grises avec le reste du monde. Ces lieux de non-gouvernance correspondent à un phénomène bien plus étendu que celui des États « faillis » et qui englobe toutes ces lieux où les États entrent en compétition avec d’autres acteurs : ONG, organisations internationales, réseaux transnationaux, pouvoirs financiers, etc. Un des principaux intérêts du livre est de proposer une série de cas visant à montrer comment cette dynamique de constitution des ungoverned spaces traverse toute d’une série d’objets informels, rebelles ou opaques qui ont pour caractéristique commune de ne pas se laisser gouverner aisément : la criminalité, le terrorisme, les migrations, les rébellions, etc., localisés aussi bien dans des espaces frontaliers, des zones d’exclusion urbaine, des États faibles que des réseaux immatériels tels que l’internet ou les services financiers off-shore.

58En dépit de l’inscription du livre dans un débat sur la sécurité au sein des institutions politiques américaines, sa portée théorique est bien plus générale et devrait intéresser tous ceux qui s’interrogent sur ce que gouverner veut dire, sur la forme étatique et les transformations de l’action publique dans nos sociétés contemporaines. Tout d’abord, à propos des formes de l’État et de l’origine de ce phénomène, les auteurs opèrent un renversement conceptuel consistant à mettre en cause, non pas une défaillance du reste du monde par rapport au modèle étatique occidental comme le fait le concept d’État « failli », mais les contradictions culturelles et politiques de ce même modèle. En reconnaissant le caractère situé du discours sur l’État et la bonne gouvernance globale, ils pointent du doigt la responsabilité occidentale dans la production de ces zones de non-régulation : « le libéralisme occidental a créé les critères de “bonne gouvernance” que les États sont censés poursuivre de nos jours tout en sapant la légitimité idéologique et les capacités institutionnelles de cette autorité » (p. 25). En effet, les normes occidentales de gouvernement diffusées lors des colonisations ont consacré la forme étatique territoriale de souveraineté qui s’est ensuite vue remise en cause par la vague de mondialisation néo-libérale des années 1990 et la promotion d’un État allégé. Le livre fournit plusieurs exemples de tels conflits de normes qui mettent en difficulté les États, dans les guerres civiles persistantes du Liberia, des territoires pachtounes, de Sierra Leone ou du delta du Niger.

59Un deuxième intérêt de la notion est d’attirer l’attention sur les processus de compétition qui mettent à mal le contrôle territorial exercé par les États souverains. Deux échelles de contestation de la souveraineté étatique peuvent être repérées dans l’ouvrage : la première correspond de façon assez classique à la multiplication des sources de régulation et de production de normes au niveau global, exemplifiée dans l’ouvrage par la bataille pour la gouvernance de l’internet entre une pluralité d’acteurs globaux, entreprises privées, organisations multilatérales et des États, chacun porteur d’une conception différente de la régulation. L’idée que les États ne contrôlent pas tout apporte ses pistes les plus originales à une autre échelle, celle de la gouvernance locale, abordée dans l’ouvrage à propos de la criminalité et de l’informalité dans les villes, notamment d’Amérique latine. Un des textes les plus convaincants propose une étude fouillée des transformations de la souveraineté étatique en Afrique du Sud à partir du développement de formes de régulation informelles de la mobilité, que ce soit au travers l’existence d’une économie souterraine permettant la survie des migrants ou de systèmes de contrôle territorial par les populations locales (s’enracinant dans les stratégies d’« ingouvernabilité » mises en place au moment de la lutte contre l’apartheid). Ce cas montre comment la production de régulation dans les interstices de la souveraineté étatique produit un entremêlement de systèmes de pouvoir, suggérant l’intérêt qu’il y a à intégrer les pratiques informelles et de contestation dans l’analyse du fait gouvernemental.

60Une troisième caractéristique particulièrement intéressante des ungoverned spaces est qu’ils fonctionnent en symbiose avec les governed spaces : ces poches parallèles ne constituent pas des résidus non encore pris dans les mailles d’une relation de gouvernance, ainsi que dans la vision déterministe et linéaire des théories de la faillite de l’État, mais au contraire, apparaissent comme un corollaire nécessaire du fait de gouverner. Le cas des plates-formes financières off-shores étudié dans l’ouvrage illustre ce point à merveille : ces centres ont vu leur souveraineté formelle croître de 1996 à 2006 car, en dépit des initiatives notamment portées par l’OCDE, il persiste de forts intérêts à ce que perdurent ces paradis de la finance qui rendent service à des acteurs puissants et maintiennent les États dans une situation de dépendance. On voit ici toute la portée de la notion d’ungoverned spaces qui, au-delà de ses apparences trompeuses, révèle combien gouverner c’est aussi ne pas gouverner.

61Enfin, une dernière question que soulève l’ouvrage est de savoir si ces ungoverned spaces constituent une menace pour la sécurité des États. Pour les auteurs, le fait de ne pas gouverner (du moins selon les critères attendus d’un État occidental) n’est finalement peut-être pas si dangereux que cela, et les États gagneraient à accepter des formes de gouvernement alternatives. Le chapitre sur la Somalie fournit un exemple convaincant en faveur de cet argument : contrairement à l’idée reçue qui voudrait que les États « faillis » constituent des havres de paix pour les terroristes, Al-Qaida n’est pas parvenu à faire de ce pays un nouvel Afghanistan, précisément à cause de l’absence de sécurité, d’infrastructures, bref de quelque chose s’apparentant à un État capable de fournir un cadre protecteur permettant de stabiliser les relations internes et de faire écran aux regards extérieurs inquisiteurs. Si cette proposition a le mérite de rouvrir la discussion de l’interventionnisme ainsi que le font les auteurs en conclusion, la crise actuelle amène à se demander si finalement les trous noirs de la finance, véritables ungoverned spaces, ne constituent pas une menace bien plus grave pour les États.

62En conclusion, en dépit du fait que tous les chapitres ne sont pas également convaincants, ni ne discutent explicitement la notion d’ungoverned spaces, le livre mène à bien son projet de critique de ce concept reposant sur des valeurs et des enjeux politiques, au point qu’il convainc rapidement de l’ineptie de penser que des territoires ne seraient pas gouvernés. Les auteurs buttent alors sur une contradiction : la critique aussi fine soit-elle n’aboutit-elle pas à montrer la vacuité du concept ? Le remplacement dans les cénacles politiques des failed states par des ungoverned spaces augure-t-il d’une appréhension plus fine du « reste du monde » ou n’est-il qu’un changement en surface ? Ces questions demanderaient une investigation beaucoup plus longue que possible ici. Aussi, pour conclure, soulignons l’intérêt analytique de plusieurs pistes soulevées par les ungoverned spaces, notamment celui qu’il y a à inscrire cette notion dans une réflexion plus générale sur l’État et le gouvernement, et à procéder à des études empiriques fouillées de ces processus informels de régulation. Une autre piste d’élargissement consisterait à réaliser une généalogie de ce concept ainsi qu’une sociologie des acteurs qui l’ont produit (parmi lesquels la Rand Corporation) et de ses usages par le Pentagone ou la CIA (quels sont les effets de la qualification de territoires comme zones de non-droit ?). Cela afin de s’interroger sur la façon dont les États conceptualisent ce qui leur échappe et les effets de cette production de savoirs sur leur action et ces espaces.

63Lydie Cabane

64CSO, Sciences Po

65l.cabane@cso.cnrs.fr

Fabien Desage et David Guéranger (2011), La Politique confisquée. Sociologie des réformes et des institutions intercommunales, Paris, Éditions du Croquant

66Les deux politistes Fabien Desage et David Guéranger livrent ici une analyse socio-historique des institutions intercommunales en France, de la création des premiers établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) à la dernière réforme territoriale portée par Nicolas Sarkozy. La Politique confisquée est un travail reposant sur deux monographies, sur l’intercommunalité de Lille et celle de Chambéry, issues respectivement des travaux de thèse de Fabien Desage et de David Guéranger, rassemblant plus de 200 entretiens, un travail sur archives et des observations participantes au sein des institutions étudiées. Nourrie par un recours détaillé à des analyses de seconde main sur les intercommunalités de Nantes [23], de Marseille, de Lyon ou encore de Bordeaux [24], cette étude parvient à resituer avec un recul critique certain, la genèse et les répercussions d’une réforme visant à faire émerger un « gouvernement d’agglomération ».

67Ce travail de sociologie de l’action publique offre avant tout une analyse de l’émergence de la réforme de l’intercommunalité en décryptant les idéaux de ses initiateurs, leurs profils sociologiques ainsi que les instruments qu’ils déploient pour la mettre en œuvre (chapitres 1 et 2). L’évolution de la focale analytique au fil des premiers chapitres de l’échelle nationale à l’échelle locale permet également de comprendre finement comment un projet réformateur bercé d’idéaux a été contourné et réapproprié par les municipalités et plus particulièrement par les maires (chapitre 3).

68Le recul critique et diachronique adopté par les auteurs sur la genèse des institutions intercommunales permet de comprendre comment le processus d’intercommunalisation aboutit à un régime politique basé sur un consensus particulièrement robuste. Les institutions résultant de cette entreprise de réforme sont des lieux de décision et de délibération entièrement construits sur la neutralisation des divergences. Les auteurs valorisent dans la deuxième partie de l’ouvrage une sociologie politique des rapports de force qui structurent ce régime de consensus ralliant l’ensemble des partis. L’analyse de ces alliances repose sur une étude des trajectoires des acteurs, de leur socialisation au jeu intercommunal et de leur formation. Cette approche est doublée d’une fine analyse des configurations particulières qui amènent les acteurs à opérer des revirements importants en termes de positionnement politique. L’immersion de longue durée des auteurs au sein des institutions étudiées comme l’attention particulière qu’ils ont accordée aux acteurs critiques et aux tentatives de contestation de l’ordre consensuel leur permet de dégager les principaux mécanismes visant à étouffer les conflits potentiels et conduisant à terme la totalité des conseillers communautaires à se convertir au régime du consensus, indépendamment de leurs appartenances partisanes (chapitres 5 et 7).

69L’ouvrage prend toute sa force analytique et critique dans sa capacité à décrypter non seulement ce sur quoi repose ce consensus mais « de qui cette union fait la force ». La Politique confisquée offre ainsi un argumentaire particulièrement convaincant des répercussions de cette réforme sur les rapports de force à l’échelle locale. Les auteurs y démontrent que derrière une rhétorique de l’efficacité – la promotion d’une échelle de gouvernement plus pertinente que serait l’intercommunalité et la réduction des dépenses qui y serait liée – une apologie du consensus communautaire, tantôt justifié en termes culturalistes – le tempérament local de civilité –, tantôt par la technicité des questions qui y sont abordées – « la voirie, les trottoirs n’auraient pas de couleur politique » (p. 122) – l’émergence de l’intercommunalité n’a rien d’évident ni d’innocent (chapitre 8).

70En définitive, les auteurs mettent à jour une alliance inattendue entre gouvernants au-delà des clivages partisans. Soucieux dans un premier temps de défendre l’intérêt de leur commune, les maires, une fois nommés au conseil de communauté sont amenés à s’investir dans la protection du consensus tout en évinçant les autres instances de démocratie locale. Cette confiscation du pouvoir par les premiers élus des communes repose ainsi sur un manque de transparence des décisions, le mode d’élection indirect et l’existence d’un ensemble de sphères de négociation à huis clos ayant pour but d’écarter en amont les possibles divergences d’opinion. Les deux chercheurs montrent ici qu’une réforme menée au nom de la recherche d’efficacité peut renforcer les rapports de domination existants en restreignant encore l’accès à la sphère décisionnelle.

71L’un des principaux apports de cet ouvrage est de fournir des clés de compréhension du fonctionnement des intercommunalités afin de décrypter les rapports de force qui structurent ces institutions, désormais omniprésentes dans les problématiques de l’action publique locale, puisqu’elles recouvrent 90 % du territoire national. Mais au-delà, c’est principalement l’approche localisée des enjeux de réforme de l’action publique qui retient ici notre attention. Alors que les principaux travaux sur les entreprises de modernisation des institutions s’inscrivent principalement dans une perspective étatocentrée en se concentrant sur l’échelon national [25], les auteurs montrent ici tout l’intérêt de développer une approche dynamique des réformes des modes de gouvernement à plusieurs échelles en déplaçant la focale de l’analyse des mythes réformateurs à leur mise en œuvre et leurs répercussions dans un contexte local particulier.

72Cette étude nous semble aussi aisément mobilisable, autour de la constitution de régimes de consensus [26] et de l’analyse des clivages et arbitrages qu’ils recouvrent. Se dégageant explicitement des approches macro souvent valorisées par les études mobilisant les concepts de « gouvernance urbaine », les auteurs montrent avec force l’utilité de leur « microphysique du consensus » : elle permet d’appréhender de manière particulièrement détaillée ce qui se cache derrière la « vision commune » qu’adopteraient les acteurs d’une même agglomération. Le recul chronologique qu’ils prennent pour l’étude des institutions intercommunales, l’observation détaillée de leur fonctionnement et l’attention qu’ils accordent aux acteurs écartés et aux outsiders permettent aux deux chercheurs de révéler les rapports de domination qui structurent le jeu intercommunal et dégagent des pistes pour en repolitiser l’action. En resituant les compromis faits par les maires pour préserver ce consensus, les auteurs expliquent certains obstacles au développement de politiques redistributives à l’échelle intercommunale, l’inflation des dépenses communautaires ou encore certaines relations de clientélisme.

73L’une des forces principales de l’étude repose sur la capacité des auteurs à articuler différentes échelles d’analyse autour d’un même objet. Les extraits issus de leurs travaux empiriques permettent une plongée dans un contexte très détaillé qui rend l’argumentation à propos des cas lillois et chambérien particulièrement convaincante. De plus, le recours fréquent à des sources de seconde main fournit aux auteurs de nombreux arguments pertinents, défendant la thèse d’une certaine convergence des processus d’intercommunalisation, au-delà des situations locales particulières dans lesquelles ils s’inscrivent. La mise en parallèle des deux cas a priori dissemblables que sont l’agglomération lilloise et celle de Chambéry – une intercommunalité ancienne, composée d’un grand nombre de communes où la ville-centre a un poids démographique et politique particulièrement faible à Lille et une intercommunalité plus jeune et beaucoup plus centralisée dans le cas de Chambéry – révèle des tendances lourdes qui semblent caractériser la plupart des EPCI. Cependant, le passage des deux cas étudiés à une thèse portant sur l’intercommunalité en France mériterait encore d’être étayé et mis à l’épreuve. Partir à la recherche de « cas limites », d’EPCI qui semblent développer une réelle autonomie vis-à-vis des maires des communes qui la composent constitue l’une des pistes de travail pour préciser les enjeux soulevés par les réformes intercommunales. Le cas de la politique menée en matière de densité urbaine à Rennes, ou les mesures de relogement portées par la communauté urbaine du Grand Lyon laissent présager qu’il est possible qu’une intercommunalité parvienne à développer une politique active dans un secteur précis quand les intérêts des communes qui la composent, semblent moins divergents [27]. Se saisir de l’un de ces deux objets aurait pu ainsi donner un poids supplémentaire au propos des deux auteurs.

74Enfin, il aurait été appréciable que les rapports de force autour d’une situation particulière aient été analysés avec une focale encore plus large englobant les acteurs que sont les partenaires privés comme les acteurs économiques, les associations ou les groupes d’habitants. En particulier dans le passage particulièrement stimulant traitant de la mise à l’écart des instances de démocratie locale (p. 201-207), il semble qu’il aurait été possible de traiter des membres de la société civile censés prendre part aux décisions. Il aurait pu s’agir de retracer autour d’une question précise comment certaines mobilisations associatives, certains débats soulevés au sein des instances de démocratie directe ont pu être contournés ou marginalisés au fil des échanges à huis clos dans les différents lieux de négociation et de production du consensus communautaire. De même, l’analyse des répercussions de ces réformes sur les rapports de domination, tout en étant particulièrement intéressante laisse encore le lecteur sur sa faim dans la mesure où, au-delà de l’approche purement politiste de l’étude des rapports de force, on souhaiterait sur la base d’un domaine d’action publique précis avoir un meilleur aperçu des répercussions concrètes de cette « confiscation » sur les politiques menées. Étudier ce qu’impliquent les réformes intercommunales pour les secteurs de l’habitat ou du développement économique permettrait de mieux percevoir encore leurs conséquences sur le contenu des dispositifs mais aussi sur les conditions de vie du citoyen. Une telle évolution viendrait ainsi alimenter la thèse d’une nécessaire repolitisation du jeu intercommunal défendue ici avec force, tout en refusant, à l’image de ce travail, de réduire ce débat à la réforme du mode de scrutin des conseillers communautaires et à une apologie du suffrage universel, comme le font de nombreux réformateurs.

75Clément Barbier

76CSU-CRESPPA, Université Paris-8 et HafenCity Universität, Hamburg

77clement.barbier02@gmail.com

Notes

  • [1]
    Comme le font par exemple J. Mahoney et K. Thelen (2010), Explaining Institutional Change. Ambiguity, Agency and Power, Cambridge, Cambridge University Press.
  • [2]
    J. Lagroye (1985) « La légitimation », dans Grawitz, M., Leca, J. (dir.), Traité de science politique, Paris, PUF, p. 459-464.
  • [3]
    T. Lawrence, R. Suddaby (2006), « Institutions and institutional work », in Clegg, S., Hardy, C., Lawrence, T., Nord, W. (eds), The Sage Handbook of Organization Studies, Los Angeles, Sage (2e éd.).
  • [4]
    A. Giddens (1994), Beyond Left and Right: The Future of Radical Politics, Cambridge, Polity Press, p. 219.
  • [5]
    A. Giddens (ed.) (2003), The Progressive Manifesto: New Ideas for Centre-Left, Oxford, Blackwell Publishing.
  • [6]
    À titre d’exemples, voir A. Dessler et E. Parson (2006), The Science and Politics of Global Climate Change: A Guide to the Debate, Cambridge, Cambridge University Press ; M. Hulme (2009), Why We Disagree about Climate Change : Understanding Controversy, Inaction and Opportunity, Cambridge, Cambridge University Press ; J. Jäger et T. O’Riordan (eds) (1996), Politics of Climate Change: A European Perspective, New York (N. Y.), Routledge ; M. Pettenger (ed.) (2007), The Social Construction of Climate Change: Power, Knowledge, Norms, Discourses, Aldershot, Ashgate Publishing ; J. Roberts et B. Parks (2007), A Climate of Injustice: Global Inequality, North-South Politics, and Climate Policy, Cambridge (Mass.), MIT Press.
  • [7]
    A. Mol (1996), « Ecological Modernization and Institutional Reflexivity: Environmental Reform in the Late Modern Age », Environmental Politics, 2 (5), p. 302-323.
  • [8]
    Que l’on songe, par exemple, à U. Beck (2003 [1986]), La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion.
  • [9]
    Sur ce point, voir l’analyse critique de N. Castree (2010), « The Paradoxical Professor Giddens », The Sociological Review, 58 (1), p. 156-162.
  • [10]
    F. Biermann, P. Pattberg, F. Zelli (eds), (2010), Global Climate Governance Beyond 2012: Architecture, Agency and Adaptation, Cambridge, Cambridge University Press.
  • [11]
    P. Driessen, P. Leroy, W. van Vierssen (eds) (2010), From Climate Change to Social Change: Perspectives on Science-Policy Interactions, Utrecht, International Books.
  • [12]
    S. Yearley (2009), « Sociology and Climate Change after Kyoto: What Roles for Social Science in Understanding Climate Change? », Current Sociology, 57 (3), p. 389-405.
  • [13]
    À titre d’exemple, voir R. Wurzel et J. Connelly (eds) (2011), The European Union as a Leader in International Climate Change Politics, Londres, Routledge.
  • [14]
    À ce sujet, voir B. Szerszynski, J. Urry (eds) (2010), « Changing Climates. An Introduction », Theory, Culture and Society, 27 (1), p. 1-8.
  • [15]
    D. Lorrain (2008), « Les institutions de second rang », Entreprises et Histoire, janvier, 50, p. 6-18.
  • [16]
    C. McFarlane (2010), « The Comparative City: Knowledge, Learning, Urbanism », International Journal of Urban and Regional Research, 34 (4), décembre, p. 725-742.
  • [17]
    J. Sgard (2008), « Qu’est-ce qu’un pays émergent, et est-ce un concept intéressant pour les sciences sociales ? », Colloque Émergence : des trajectoires aux concepts, Bordeaux, [emergence.u-bordeaux4.fr].
  • [18]
    P. Le Galès et D. Lorrain (2003), « Gouverner les très grandes métropoles ? », Revue française d’administration publique, mars, 107, p. 305-317 ; D. Lorrain (2003), « Gouverner dur-mou : neuf très grandes métropoles », Revue française d’administration publique, mars, 107, p. 447-454.
  • [19]
    P. Le Galès (1995), « Du gouvernement des villes à la gouvernance urbaine », Revue française de science politique, 45e année, 1, p. 57-95.
  • [20]
    H. Molotch (1976), « The City as a Growth Machine: Toward a Political Economy of Place », The American Journal of Sociology, 82 (2), septembre, p. 309-332.
  • [21]
    S. L. Elkin (1987), City and Regime in the American Republic, Chicago (Ill.), University of Chicago Press ; C. Stone (1989), Regime Politics: Governing Atlanta, 1946-1988, Lawrence (Kan.), University Press of Kansas.
  • [22]
    K. Mossberger et G. Stoker (2001), « The Evolution of Urban Regime Theory: the Challenge of Conceptualization », Urban Affairs Review, 36 (6), juillet, p. 810-835.
  • [23]
    R. Le Saout (2004), « Contours et limites d’une compétence partagée. L’urbanisme à la communauté urbaine de Nantes », dans Le Saout, R., Madoré, F. (dir.), Les Effets de l’intercommunalité, Rennes, PUR.
  • [24]
    C. Arpaillange, J. de Maillard, E. Guérin-Lavignotte, E. Kerrouche, M.-A. Montané (2001), « Communauté urbaine de Bordeaux à l’heure de la loi Chevènement. Négociations contraintes dans une confédération de communes » dans Baraize, F. et Négrier, E. (dir.), L’Invention de la politique de l’agglomération, Paris, L’Harmattan, p. 67-97.
  • [25]
    P. Bezes (2009), Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris, PUF.
  • [26]
    Les auteurs emploient ce terme au sens d’un « système de règles mais également de pratiques politiques relativement stabilisées et spécifiques » produisant le consensus communautaire sur lequel repose la gestion collégiale des EPCI (p. 121-123).
  • [27]
    M. Cordier (2011), « De la politique du logement aux politiques locales de l’habitat : l’apprentissage de l’action collective négociée. Les politiques intercommunales de l’habitat », thèse pour l’obtention du doctorat en urbanisme, aménagement et politiques urbaines, sous la direction de Jean-Claude Driant, soutenue publiquement le 29 septembre 2011, Institut d’urbanisme de Paris, Université Paris-Est.
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