Notes
-
[1]
En simplifiant : un concept statique et objectif ne peut pas rendre compte d’un réalité vivante et subjective.
-
[2]
Nous nous sommes inspirés de la présentation des NWW proposée par le cabinet de conseil Wavestone – https://www.wavestone.com/fr/insight/new-ways-working-reinventons-entreprise/
-
[3]
Voir l’analyse qu’en donne Han (2007), pour qui « les actes deviennent transparents lorsqu’ils deviennent opérationnels, lorsqu’ils se soumettent au processus calculable, guidable et contrôlable. » (p.7). La transparence nivelle, aplanit la négativité, tout ce qui résiste, tout ce qui est autre, étranger, et in fine, tout ce qui est singulier (c’est à dire tout ce qui est vivant et qui fait que nous sommes) pour le rendre conforme à ce qui est attendu (c’est à dire objectivable, objectivé et prêt à servir).
Introduction
1A première vue, les nouvelles dynamiques du travail, communément appelées New Way of Working ou New World of Work (NWoW) dans leur langue d’origine, traduiraient la volonté des managers des entreprises privées et publiques de revoir leur façon d’organiser le travail en s’appuyant notamment sur les multiples possibilités ouvertes par des innovations technologiques « toujours plus nombreuses » et la transition vers une société de l’information et de la connaissance (Jemine, 2016). Ces nouvelles dynamiques se traduisent tout à la fois par la recherche ou la promotion de la « flexibilité » spatio-temporelle, du « bonheur » au travail, de la « modernisation » des outils de travail ou encore la volonté de diffuser des modes de travail « collaboratifs » ou en tous cas plus « participatifs » (Zienkowski et al., 2019). L’hétérogénéité des champs lexicaux et évolutions souhaitées rend l’observation de ces nouvelles dynamiques délicates.
2Alors, de quoi parlons-nous ? De quoi ces nouvelles dynamiques du travail sont-elles la manifestation ? Notre ambition est d’apporter un éclairage critique sur les conditions d’émergence de ces nouvelles dynamiques afin de mieux saisir ce qui se passe.
3Notre propos consiste ainsi à replacer ces « nouvelles dynamiques du travail » dans un contexte historique et conjoncturel, et, de manière encore parcellaire, d’interroger les tensions psychiques qu’elles générèrent. Notre démarche vise ainsi à emboîter différents niveaux d’observation.
4Cette démarche conduit à offrir une vision étendue d’un environnement complexe, en cherchant autant que possible à mettre en lumière des liens, des tendances, pour ouvrir de nouveaux espaces de réflexion. Afin de lui donner plus de corps et d’évaluer si ces nouvelles dynamiques du travail apportent ou non des éléments de réponse probants aux défis de notre temps, nous étudierons quelques grands archétypes structurants ou sous-jacents de la plupart de ces nouvelles dynamiques : la flexibilité, l’autonomie, la liberté, la coopération et l’outil sauveur ou simplificateur.
1 – Dans quel environnement social ces dynamiques s’inscrivent-elles ?
5La principale caractéristique de notre société est qu’elle est coupée de la vie ; vie qui est ignorée et mutilée par une pensée ainsi devenue instrumentale. Nous vivons dans une société fondée sur le déni, la peur, la projection et la pulsion de contrôle et de domination. L’arsenal scientifique développé pour nous rendre « comme maître et possesseur de la nature » s’est peu à peu retourné contre les humains, devenus objets d’études, favorisant des niveaux d’emprise toujours plus fins et profonds psychiquement. Au travail, mais aussi dans bien d’autres pans de notre société, les compétences des individus sont déqualifiées, aspirées, normalisées, asservies ; les individus apparaissent ainsi dépossédés de leurs capacités de vie autonome. Finalement, nous avons construit un monde parallèle, imaginaire, qui ne tient plus que par lui-même, mais sans plus de racines vivantes et vivifiantes, centré et orchestré par quelques concepts flous et une idéologie normalisante et uniforme qui ne trouve presque plus aucun espace de contradiction. L’ensemble de ces dynamiques a contribué à l’émergence de ce qui a été qualifié de société postmoderne, voire hypermoderne. Nous allons rapidement exposer chacun de ces points.
1.1 – Une société hypermoderne face à des défis qui semblent insolubles
6Le projet moderne, c’est-à-dire cette ambition d’un progrès continu assis sur la raison et une science émancipée des tutelles des Eglises et de l’Etat, qui devait nous permettre d’être « comme maître et possesseur de la nature » (Descartes, 2000 : 153), en vue de favoriser l’accession au bonheur du plus grand nombre, a échoué. Notre société est, sans doute aujourd’hui plus que jamais et ce de manière croissante, assaillie par des défis aussi grands que notre puissance collective de transformation et de destruction (Flahault, 2008, Valéry, 1998) et se trouve dépassée par ses propres productions et les connaissances scientifiques accumulées (Morin, 1982). La postmodernité traduit cet état de malaise (de désenchantement – Taylor, 2002) et de perte de sens collectif, et souvent individuel. Des éléments fondamentaux de la modernité sont alors réinvestis à l’excès dans l’espoir que nous puissions trouver en eux les solutions à nos maux : la raison éclairante devient rationalité instrumentale, la surabondance fictive devient une norme sociale qui vise à masquer nos manques essentiels, la recherche du temps perdu devient quête de vitesse et d’accélération… Ces « tentatives de solutions » qui ne font que renforcer le problème qu’elles devaient résoudre (changement de type 1 caractéristique – école de Palo Alto, cf Watzlawick et al., 1981) traduisent la dynamique hypermoderne (Aubert, 2017).
1.2 – Une société coupée de la vie
7Cet échec de la modernité, ces post-modernismes du mal-être désenchanté et hypermodernisme de la course épuisante et dénuée de sens, ont des conséquences lourdes sur notre rapport à la vie. Les fondations de notre société s’ancrent plus que jamais sur une ignorance voire un mépris de la vie et du vivant, et également parfois du subjectif et du sujet. Cette ignorance se manifeste notamment par la distinction voire l’opposition entre nature et culture, entre l’humain de son environnement (Descola, 2005). L’humain n’est plus une manifestation de vie et un membre de la nature parmi d’autres, qui évolue en conscience et dans le respect de cette interdépendance des formes de vie (ahimsa), il se situe à côté d’une nature qu’il peut alors considérer comme ressources exploitables pour satisfaire ses besoins.
8Depuis l’antiquité grecque, notre société se fonde sur un pli « théorie-pratique » inquestionné, approche consistant à poser une forme idéale comme but et à agir ensuite en vue de faire passer ce but dans les faits, autrement dit à imposer un modèle théorique à une réalité vivante (Jullien, 2002), et un rapport au monde fondé sur la peur et la volonté de dominer cette dernière par l’établissement de murs et de frontières traduit en pensée qui divise et catégorise afin d’ordonner par les mots le chaos du monde et de la vie (Tagore, 1940). L’unité de la vie et de la pensée est oubliée depuis des siècles (voir Deleuze, 1965, sur la pensée de Nietzsche).
9Devenue hors sol et encombrée d’a priori, la pensée se donne alors pour tâche de juger la vie à l’aune de valeurs prétendues supérieures (comme le progrès, la science, le bonheur, la croissance, la performance, la santé…), se coupant ainsi de la capacité de comprendre son essence. Socialement, elle se traduit notamment par une volonté d’imposer une réalité aux individus, et participe donc à soumettre ces derniers à un ordre social et à réduire les espaces possibles de vie et d’action. Peu importe si cet ordre social et ses promesses ont échoué. Le divorce entre le voulu et le vécu résonne de toute part sans que nous ne trouvions plus de moyens de le comprendre.
10Dit autrement, notre société est traversée par deux grands traumatismes collectifs, intimement liés : l’oubli de la vie et l’échec de la modernité. L’implacable domination paradigmatique et dogmatique d’une pensée rationnelle qui réifie et mutile la vie pour la mettre à son service, qui déporte toute forme de marginalité vivante dans l’opposition voire dans l’oppression ou la dépression et qui a porté en partie l’ambition de progrès de l’âge moderne, se trouve ainsi poussée jusqu’à la caricature dans notre société hypermoderne (Aubert, 2017).
1.3 – Une raison éclairante devenue rationalité instrumentale
11La raison était au service de la compréhension et du discernement afin de permettre notre émancipation et de rendre notre environnement naturel moins imprévisible et dangereux ; elle est devenue rationalité instrumentale. Sans dieu(x) au sommet de la société, l’humain peut avoir tendance à se mettre à sa place et à se sentir libre d’intervenir à son gré. Chacun devient acteur de sa vie (sociale) et responsable de sa situation. Tout devient possible (et permis ?) pour réussir socialement (Taylor, 2002).
12La nature et les êtres humains perdent leur dimension sacrée. Ils deviennent ressources exploitables selon des processus rationnels. La raison instrumentale fonctionne selon un rapport coût / bénéfice / risques ; elle fait des ressources (dont les humains) des moyens au service d’une fin d’efficacité (ou de performance). Le résultat final devient le critère de réussite (Taylor, 2002). La quête de vérité de la science est ainsi remplacée par une technoscience en recherche de résultats (Testart, 2015).
1.4 – Les individus captés dans des emprises se jouant à des niveaux toujours plus intimes
13L’appareil technoscientifique qui devait nous rendre « comme maître et possesseur de la nature » a été retourné contre l’humain. Peu à peu la démarche scientifique et ses techniques ont en effet été appliquées sur la société (avec la naissance de la sociologie) puis sur les individus (avec la naissance de la psychologie) ; la science s’est ainsi retournée contre l’humain, puis, de plus en plus, contre son intimité (Adorno, 2003).
14Ainsi, depuis a minima Taylor et Fayol, la science est ouvertement et constamment invoquée dans la sphère du travail ; on parle même aujourd’hui communément de « sciences » de gestion. L’organisation scientifique du travail, qui soutenait une dynamique industrielle de production de masse et était l’œuvre d’ingénieurs, s’inscrivait dans une société disciplinaire (où l’autorité était soutenue autant par la structure sociale que par l’organisation du travail et s’exerçait avant tout sur les corps – Foucault, 1975). Puis avec la tertiarisation des activités (et donc un cadre de travail qui s’est physiquement souvent assoupli) et l’érosion des structures d’autorité (Lebrun, 2007), ont peu à peu émergé les théories de la motivation, surtout produites par des psychologues, nous faisant peu à peu basculer dans une société managériale (où le pouvoir s’exerce de manière plus diffuse et affecte avant tout la psyché – Aubert et Gaulejac, 2007). L’évolution des théories de la motivation traduit d’ailleurs parfaitement ce mouvement (Naudin, 2013), partant du pourquoi les humains sont motivés (et cherchant ainsi à donner les bons ingrédients pour que les individus soient motivés), puis comment puis-je inciter directement les individus à travailler plus et mieux (ce qui se traduisait notamment par la fixation d’objectifs) pour arriver à une démarche de soumission librement consentie consistant à faire en sorte que les individus choisissent d’eux-mêmes de faire ce que l’on attend d’eux qu’ils fassent (ce que vise à obtenir notamment les théories de l’autodétermination – Deci et Ryan, 1985).
1.5 – Les individus fragmentés et dépossédés de leurs capacités autonomes de vie
15De plus, les individus ont été peu à peu dépossédés de leurs capacités autonomes de production, et, si l’on y regarde de plus près, de (sur)vie. Cette dépossession s’est déroulée de plusieurs manières. L’industrialisation massive, qui a aussi touché l’agriculture, les logiques de concentration et de rentabilité financière sur des marchés toujours plus déréglementés, la dite « mondialisation »… ont, par exemple, abouti à réduire l’espace de l’artisanat local indépendant et autonome.
16Dans le monde du travail, deux tendances de fond ont également largement contribué à déposséder les individus de leurs capacités d’action et de vie autonome : la déqualification des compétences et les procédures.
17Linhart (2015) observe ainsi une déqualification des métiers et des compétences professionnelles (pour lesquels un contrôle exige de la compétence, du travail, de l’expérience, de l’écoute, de l’humilité et de l’humanité, pour lesquels une autorité exige une légitimité) au profit des savoir-être formatés et qualités intrinsèques normalisées de la personne (qui demande du manager avant tout des appétences comportementales et permet d’écarter toute question de compétence professionnelle et de légitimé humaine et expérientielle, ce qui participe à renforcer une possible dynamique de domination, voire d’emprise se jouant à un niveau psychique – Naudin et Fache, 2015). Nous retrouvons ici cette tendance sociale de la science et de ses dérivés à s’immiscer dans l’intimité de l’être.
18La dépossession des capacités de vie autonome des individus prend ainsi un nouveau relief ; il ne s’agit plus seulement, en jouant sur les contraintes de survie et la stimulation de l’ego et de l’orgueil, de disposer d’un temps d’auto-mise à disposition contrainte de la force de travail d’individus contre une rétribution mais plus d’obtenir un engagement psychique et une dépendance émotionnelle et identitaire des individus dans et hors du travail (voir Aubert et Gaulejac, 2007 et Linhart, 2011 et 2015). Tout l’art de notre société étant que cet engagement psychique, cette soumission, soient librement consentis (Joule et Beauvois, 2004 et 2006).
19Cette déqualification des compétences traduit également un mépris du travail et des capacités d’ajustement et d’adaptation autonome des individus (Dejours, 2003), un mépris d’une subjectivité incontrôlable et d’une singularité inclassable, que l’on retrouve dans la logique de procédures au sein desquelles les individus se trouvent aspirés dans des modes opératoires anonymisants et réifiants de reproduction et de projection (les cadres et normes de la procédure sont imposés a priori et de manière objective à des sujets ou phénomènes singuliers qui ne sont pas aperçus ni pris en compte dans ce qu’ils ont d’unique et de vivant) qui ne laissent plus d’espace à l’affirmation d’un sujet pensant et agissant de manière consciente et responsable ; l’acte affirmatif d’un sujet pensant est ainsi remplacé par l’opération d’une ressource humaine anonyme qui applique la procédure (voir notamment A-L Diet, 2003 et 2016 et E. Diet, 2003). Dans cette même logique et sous leurs multiples formes, la standardisation des modes de travail, la normalisation des outils et des modes de production, le recours massif aux systèmes d’information et à présent à la dite « intelligence artificielle », traduisent ce mépris des capacités d’autonomie des individus et contribuent à les rendre incapables d’agir par eux-mêmes.
20Nous pouvons ainsi discerner une dynamique paradoxale et terrible pour les individus de non reconnaissance de leur essence subjective (Honneth, 2006) mais de captation de leurs compétences intimes (Linhart, 2015, Aubert et Gaulejac, 2007) à des fins utilitaires, accompagnées d’un mouvement de dépossession de leurs capacités d’autonomie subjective (car ce n’est plus par leurs capacités de production propres qu’ils peuvent vivre mais par leurs capacités à se soumettre à un modèle extérieur qui va décréter ce qui est bien, dans un environnement « politique »), tout en attendant d’eux qu’ils soient autonomes au travail, qu’ils prennent en main leur carrière, leur formation, et en les rendant responsables des échecs et épreuves qu’ils pourraient rencontrer (Naudin et Fache, 2015). Les individus doivent se soumettre au respect de processus qu’ils ont souvent peu contribué à décider ou décidé sous contraintes, soumis à des décisions, des évaluations d’autorités externes, à des normes et standards, soumis à l’humeur et aux décisions changeantes de leurs chefs, soumis à la « loi du marché », soumis à des changements permanents, souvent imprévisibles. Ces paradoxes et tensions participent à ce que Danièle Linhart a appelé la précarisation subjective des individus au travail (2011)
1.6 – L’essence et l’être des individus niés et la captation de l’identité sociale des individus sur fond de confusions multiples
21Ces dynamiques paradoxales et cette précarisation subjective des individus au travail sont renforcées par de multiples confusions et vont alimenter un climat de peur voire de terreur, que chacun vivra à sa manière, suivant son histoire singulière.
22Ces multiples confusions concernent des confusions de valeurs (entre être et avoir, D. Morin, 2010), confusion de réalités (entre un monde de la vie ignoré et méprisé et des réalités sociales conditionnées, forgées autour de vérités grammaticales – Wittgenstein, 1980 – et une pensée identifiante – Adorno, 2003), confusion de temporalité et des dimensions personnelles et professionnelles (et l’intimité de l’être est ainsi plus aisément touchée, Linhart, 2015) ou encore grave confusion entre notre essence, dans ses parts communes et subjectives, et notre identité sociale…
23Dans ce contexte de confusions, la peur, grand tabou social, apparaît omniprésente (Naudin, 2010). Isolés et perdus dans un environnement compétitif et oppressant, plongés dans des rapports instrumentaux souvent violents, changeants et imprévisibles, emberlificotés dans des normes fictives, contradictoires ou intenables (Morel, 2018), déchirés par des clivages entre diverses facettes de leur identité devenues incompatibles (Dejours, 2009) et une accumulation d’injonctions souvent paradoxales et donc irréalistes (de Gaulejac, 2010), les individus ne savent plus comment durablement produire les résultats socialement attendus et ont peur d’être sanctionnés ou marginalisés. Cette peur peut aller jusqu’à la sidération qui peut devenir un état latent et habituel que l’on ne perçoit même plus, et se manifester par une sensation de resserrement, d’empêchement. L’individu peut alors se sentir coupable, imposteur, fragile.
24L’ignorance de la vie et de notre commune essence vitale, la négation de notre nature subjective et donc singulière, laissent comme seule porte de sortie et espace de survie pour l’individu son identité sociale, notamment professionnelle (Linhart, 2011). Et cette identité est objectivée et normée, sujette à tous les jugements et conditionnement sociaux. Les individus apparaissent ainsi pris dans un chantage identitaire dans un contexte professionnel de fragilisation psychique et narcissique. A travers cette réduction de l’individu à son identité, c’est tout l’être qui est atteint, l’être subjectif et son essence. Perdu, nié, sans repères, alors que nos liens fraternels sont ignorés ou captés par des enjeux sociaux d’images et de faux semblants, l’individu cherche à quoi s’accrocher, à quoi se reconnaître. Il ne trouve plus de point d’appui dans son essence ni dans le regard de l’autre (Levinas, 1984) mais peut trouver un peu de lumière dans les paillettes et les cache-nez (Montaigne, 2009) que nous propose la société. Il se laisse alors bien souvent prendre en acceptant les coûteuses modalités psychiques des emprises sociales devenues si communes dans le monde du travail. La soumission est bien la voie du confort (R. Linhart, 1978) et le moyen le plus simple d’espérer une forme mutilante mais néanmoins tangible de reconnaissance (Honneth, 2006). Le chemin de notre désaliénation est un combat quotidien.
1.7 – Omniprésence de créatures sociales et d’un monde imaginaire dont nous n’arrivons plus à sortir
25Il est amusant de constater que des pans entiers de notre société se fondent sur des concepts et théories hors sol. Par hors sol, nous voulons signifier qui ignorent voire méprisent la vie, et donc qui ne s’enracinent pas dans la vie (Naudin, 2010). Ces concepts et théories sont des construits sociaux, fruits d’une pensée positive qui ignore tout du non identique [1] et du divorce entre le voulu et le vécu (Adorno, 2003), qui ignore ce qui est de l’ordre du possible et de l’impossible (Wittgenstein, 1961), ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas (Epictète, 2004). Il peut y avoir un semblant de cohérence interne entre eux, et encore, mais tous participent à l’édification d’un immense échafaudage dogmatique (Goffman, 1974) qui est devenu permanent. Echafaudage dont la structure et les filtres imbibent nos vies à tel point qu’il nous est devenu difficile d’imaginer qu’il soit possible de vivre autrement (La Boétie, 1997).
26Pour ce qui nous intéresse ici, nous pouvons signaler, à titre d’exemple, la conceptualisation moderne du travail, apparue ainsi très récemment et limitée à une perspective de création de valeur tangible (Méda, 1998) dans une dynamique instrumentale et intéressée qui ne quittera plus le champ du travail. Concept de travail qui à force de tout vouloir dire ne veut plus rien dire (Ricœur, 2009). Tout comme celui de motivation (Maugeri, 2004) ou de management, qui reposent sur des « fictions idéologiques » (comme le lien entre motivation et performance ou la réduction des rapports humains à des relations d’intérêts contradictoires – Linhart, 2015) et un monde imaginaire dont ils doivent assurer la consistance et la permanence. Le management n’a ainsi pas d’autre finalité que de légitimer l’usage de techniques visant à soumettre autrui (Naudin, 2010, Naudin et Blanchard, 2018, Dupuy, 2016). Nous pouvons aussi évoquer les abysses conceptuels de la performance et de la valeur, la performance étant le faux-nez de la valeur. Ces nombreux concepts et théories ont tous pour point commun d’être flous et participent d’un vrai métalangage ou d’une novlangue (Gaulejac, 2005) au pouvoir symbolique et performatif déjà bien étudié (Bourdieu, 1982 et Le Goff, 2003). Ainsi, cet ensemble théorique et dogmatique, qui ne vise en rien à donner des clefs de compréhension du monde social et encore moins du monde vivant, comme le devraient des concepts scientifiques, apparaît au contraire recouvrir ce qui se passe et ce qui est d’une gangue idéologique qui participe à réduire le champ de perception, de compréhension et d’action des individus ; on parle même de « système managinaire » (Aubert et Gaulejac, 2007), contraction de management et imaginaire. Trois clefs paradigmatiques ressortent de cet ensemble théorique : la raison instrumentale, l’intérêt et la projection (Naudin et Blanchard, 2018). Ces clefs paradigmatiques fondatrices de notre société fonctionnent de manière plus ou moins latente et explicite par la captation réifiante et instrumentale de la force de vie de chaque individu (en partant de sa seule force vitale mise au service du travail jusqu’à l’aliénation – Dejours, 2009 – et d’une essence subjective méprisée – Honneth, 2006) à des fins d’augmentation de la richesse (de croissance dirons-nous aujourd’hui) dont la répartition des fruits n’est pas toujours très juste (Graeber, 2014) et sans que la question de savoir à quoi cela rime (quel sens donner à l’absurde et à une peur qui se nient ?) et si le coût de tout ceci n’accélère pas notre chute collective. Une grande partie des créatures sociales de notre temps n’a ainsi d’autres fins que de favoriser la soumission des individus par divers moyens qui vont de la pulsion de survie (soumission par nécessité) à la soumission librement consentie (soumission par aliénation égotique) en jouant sur le ressort de l’ego, de l’orgueil et de l’intérêt conditionné.
27L’isolement, la compétition, l’instrumentalisation réifiante, le mépris du travail et de ce qui est fait, le mépris du vécu, la perte de sens, l’épuisement, le clivage, l’agression et la captation de dimensions intimes de l’être, l’aliénation… conduisent les individus à être angoissés, déprimés, en souffrance, dépossédés de leurs capacités de vie autonome… tout cela pour quoi ? Pour permettre le maintien d’un monde imaginaire et de créatures sociales dont nous ne parvenons plus à voir qu’elles sont des chimères idéologiques à l’origine de pièges que nous ne percevons qu’à peine et dont nous ne parvenons plus à nous émanciper ? Parce que percevoir le faux et le vicié, discerner l’injuste et le scandaleux, reconnaître la peur et la souffrance, concevoir que notre société est au bord du gouffre aboutirait à tout remettre en question. Le déni individuel et collectif semble encore moins coûteux. Tant pis si tout le monde se cogne (Lacan). Gare aux bosses ! « Et moi, qu’est-ce que je fous là ? » (Oury, 2005) Tais-toi et avance… ?
2 – Que faire ? Les nouvelles dynamiques du travail apportent-elles des éléments de réponse ou de solution ?
28C’est dans ce contexte que s’inscrivent les nouvelles dynamiques du travail. Pour une part, il est possible d’imaginer qu’elles tentent d’apporter certaines solutions aux défis et tensions soulevés. Ces nouvelles dynamiques, ou, dans leur langue de conceptualisation, ces « New Ways of Working » (NWoW), prennent de très nombreux visages, dans des environnements et contextes différents et singuliers. Elles peuvent se manifester de différentes manières, répondre à des enjeux différents, s’inscrire dans des dynamiques de réponses potentiellement contradictoires, et ce à différents niveaux [2] : la structure de l’organisation (on parle d’entreprises libérées, élargies, aplaties ou de l’entrepreneuriat), les méthodes de travail (vers toujours plus d’agilité, de co-construction, de simplification des processus, de « design thinking »), les modes de management (orientés vers le lâcher prise, la confiance, le passage du management au leadership), la « qualité de vie au travail » (nouvelle appellation plus positive du mouvement de contrôle des dits « risques psycho-sociaux », avec l’entrée de la méditation, du yoga et autres « outils et techniques » de bien-être mis au service du travail et d’une « performance » individuelle et collective), la mise en place de nouveaux espaces de travail (allant du « flex-office » au tiers lieu), la promotion de nouvelles valeurs (l’ouverture, la transparence, la transversalité, la collaboration), l’exploitation de nouvelles possibilités technologiques comme, bien sûr, les outils numériques et Internet (outils portables, sociaux, collaboratifs), les modalités contractuelles (et extra-contractuelles) du travail (avec la dite « ubérisation » et la multiplication du nombre de travailleurs indépendants, dont « l’indépendance » est plus ou moins subie, choisie voire introjectée selon des procédures classiques de soumission librement consentie – Joule et Beauvois, 2004 et 2006), et cela au service, bien souvent, de la satisfaction client ou usager (sachant que la plupart des entreprises cherchent à réduire la durée de cette satisfaction tout en augmentant la fidélité à la marque afin d’augmenter le nombre d’achats). Cette grande variété traduit la diversité des problèmes rencontrés et des solutions tentées.
29Comment alors caractériser une nouvelle dynamique du travail ? Quelle typologie de ces nouvelles dynamiques du travail est-il aujourd’hui possible de proposer ?
30Dans un contexte donné, pour une pratique ou un ensemble de pratiques donné, il conviendrait de discerner les « éléments » manifestes qui feraient de cette pratique une illustration de ces nouvelles dynamiques du travail.
31Pour chaque « élément », il semblerait pertinent de déterminer la ou les tensions auxquelles cet élément tend à répondre et dans quelles dynamiques sociétales, quels mouvements, il s’inscrit. Et pour le groupe d’éléments associés au contexte étudié, d’en comprendre autant que possible la genèse. Quels enjeux ? Quelles tensions ? Quelles pratiques initiales ? Quels changements ? Quels outils ? Quelles organisations ?
32Puis, pour ces pratiques, ou ensemble de pratiques, quels seraient :
- les révolutions (impliquant un changement de paradigme de perception et d’action),
- les points de rupture,
- les évolutions (amélioration d’un existant),
- les invariants (et l’on peut interroger notamment les plis théorie-pratique ou de projection a priori – Jullien, 2002 –, les pulsions de domination et logiques de contrôle – Foucault, 1975 –, les dynamiques de rationalisation instrumentale – Taylor, 2002),
- les renforcements dogmatiques (et de quels dogmes), notamment les dogmes fondateurs ou implicites (et donc, tout l’enjeu serait d’arriver à les identifier et les formaliser),
33au niveau, notamment, du rapport au marché, à l’idéologie capitaliste (Dardot et Laval, 2010, Boltanski et Chiapello, 2011), à l’écologie, à la société et à l’humain.
34Pour mieux comprendre ce qui se joue dans ces nouvelles dynamiques du travail, nous proposons une sélection de concepts qui nous semblent représentatifs des mouvements porteurs qui les sous-tendent. Cette sélection est bien sûr incomplète et critiquable. Elle permet avant tout d’offrir des clefs de compréhension et d’ouvrir un débat.
35Les concepts retenus sont la flexibilité, l’autonomie, la coopération et le « numérique ». Nous aurions aussi pu aussi observer les questions de transparence ou de qualité de vie voire bonheur au travail (voir Cabanas et Illouz, 2018), qui apparaissent comme des versions remarketées des risques psychosociaux. Ce qui est marquant est qu’en soit ces mots sont plutôt positifs. Il semble difficile de s’y opposer et de contester les vertus qu’ils promettent… Ces mots portent des espoirs mais peuvent-ils les tenir ? Concept par concept, nous allons tenter d’identifier la promesse et ce qui pourrait ou risquerait de se jouer derrière cette belle image.
2.1 – Flexibilité
36La flexibilité pourrait porter en elle l’espoir de la remise des individus au centre du travail et des modalités de prise de décision, permettant d’écarter des structures trop rigides et surtout les procédures. Dans ce sens, elle pourrait donc être positive.
37Le versant négatif de la flexibilité est cependant assez inquiétant. Dans un environnement hyperconcurrentiel, peuplé de consommateurs à qui on promet une satisfaction globalement impossible (Bauman, 2008) et qui compensent souvent leurs conditions de travail difficiles et leurs pertes de repères dans la consommation, les organisations se sont massivement orientées vers une logique de production souple et adaptable, où l’on cherche autant que possible à personnaliser les produits ou à offrir des gammes larges et renouvelées fréquemment. Ces contraintes de production se répercutent aujourd’hui de plus en plus sur les « ressources humaines » qui doivent elles aussi supporter ce devoir de satisfaire le client à tout prix. Dans les services, cela peut se traduire par un souci obsessionnel du client qui va jusqu’à instrumentaliser et nier l’essence et l’humanité vivante de celui qui rend le service, qui doit toujours sourire, ne pas s’asseoir, répéter des phrases stéréotypées… Où l’on discerne l’amusant paradoxe d’un travailleur « flexibilisé » et en souffrance (Dejours, 2009) qui compense dans une consommation frénétique d’objets et de services bien souvent inutiles et en excès avec un niveau d’attente et d’exigence qui contribue à renforcer l’attente de flexibilité imposée aux travailleurs. Et l’on voit se renforcer des dynamiques de réification et d’instrumentalisation intéressée sur fond de perte de sens et de souffrance.
2.2 – Autonomie – liberté
38L’injonction à l’autonomie est l’une des plus caractéristiques de notre société et une magnifique illustration de ce que peut être la novlangue. Etre autonome signifie être en capacité de créer ses propres lois (auto et nomos), d’être le roi (ou la reine) de son royaume (voir Foucault, 2009). C’était vers cet état d’autonomie que la parrêsia grecque devait nous conduire, par la vie bonne, donc. Dans ce sens l’autonomie est ce vers quoi chacun d’entre nous est appelé, et c’est juste et bon. L’autonomie est alors une manifestation de l’éthique (autre terme totalement perverti par la dite « business ethics »). L’autonomie et l’éthique qui la sous-tend sont ainsi des portes de sortie crédibles de notre modèle social. Et l’on peut penser aux travaux de Castoriadis sur l’autonomie (2004), de Foucault (2009) ou de Ricœur (1996) sur l’éthique.
39Or la liberté et l’autonomie attendues aujourd’hui ne sont plus qu’une attente de soumission librement consentie. Elles ne sont plus que l’attente que l’individu comprenne puis accepte le fait qu’il n’a pas d’autres choix que de se soumettre à cette société hypermoderne obscurantiste fondée sur l’ignorance de la vie et la réification des individus au service d’idoles idéologiques que nous avons créées et qui ont en partie échappé à notre contrôle. Pas d’autres choix que de se soumettre à ce que son employeur lui demande, sinon, il perdra son emploi et avec lui une partie de son identité (Linhart, 2011). Pas d’autre choix que de consommer, même a minima, sinon il sera totalement marginalisé et asocial. Parce que le coût social de la marginalisation est trop fort. Parce que la récompense ou la promesse de récompense laisse un espoir bien mince, mais un espoir quand même.
40Au travail, l’injonction d’autonomie signifie à présent : débrouille-toi (Paoli, 2008). Et bien souvent, « si tu te plantes, tu es responsable et coupable. Si tu réussis, en tant que chef, j’en tirerai les fruits. » En renvoyant l’individu à cette autonomie pervertie, on contribue aussi à son isolement. On le renvoie tout autant à son incapacité à satisfaire pleinement tous les attendus sociaux qu’à sa responsabilité individuelle à ne pas y parvenir. Dans cette dynamique on retrouve cette idée à la mode selon laquelle chacun est responsable de maintenir ses compétences à jour et de se former (Naudin et Fache, 2015), responsable d’avoir ou non un emploi, responsable d’être pauvre, responsable de ne pas se conformer gentiment et sans plaintes aux attentes sociales qui pèsent sur lui. Sachant que ce mouvement social de normalisation des individus est, comme nous avons commencé à le voir, souvent violent, invasif et toujours changeant. Au travail, cette injonction contribue au sentiment de précarité subjective des salariés (Linhart, 2011).
41Cette injonction pervertie à l’autonomie repose aussi sur le fait que notre société a perdu la capacité à imaginer des alternatives crédibles à son mode de fonctionnement et à sa modernité déchue et désespérante.
2.3 – Coopération
42La coopération est sans doute l’un des plus grands moteurs sociétaux d’espoir et d’alternative à notre système délirant et mortifère. La coopération peut être un levier d’autonomisation (réelle et non pervertie) des individus, un moyen de leur faire redécouvrir leurs capacités. Elle peut être un moyen de sortir des règles du sacro-saint marché (marché du travail, de la consommation, de la finance), de cette injonction de création de valeur, de satisfaction client, de ces logiques managériales d’instrumentalisation, d’emprise psychique et de réification, un moyen de s’extraire enfin de ce poison social de la recherche de satisfaction de son petit intérêt égotique (Naudin et Blanchard, 2018)… La coopération est une porte vers un autre modèle de société, plus respectueux de la vie et des vivants. Cette coopération née d’un mouvement d’acteurs qui choisissent d’œuvrer ensemble. De nombreux auteurs réfléchissant à des modèles alternatifs tournent plus ou moins directement autour de cette idée de coopération : Dardot et Laval (2014), Rosa (2018), Sennett (2014)…
43Mais cette coopération, si elle ne repose pas sur un changement de paradigme et de société, peut aussi être un nouveau levier d’aliénation et de soumission. Nous restons alors dans des démarches managériales (Naudin et Blanchard, 2018) ou de leadership managérial. Associée à l’injonction d’autonomie et de transparence [3], dans un contexte imprévisible et de peur latente, la coopération peut ainsi contribuer à gommer les différences et renforcer ce nivellement et cette normalisation comportementale et attitudinale (notamment à travers des dynamiques croisées de preuve sociale – Cialdini, 2004), tel un agent viral de soumission et de contrôle (où l’on retrouve le panoptique de Foucault, 1975). Cette coopération pervertie est alors plus un paravent qui masque mal l’hyper-concurrence instillée entre les individus. On reste dans une dimension instrumentale, intéressée, objectivante. La coopération est ordonnée ou souhaitée (et instillée) d’en haut. Elle n’émerge pas naturellement du fait d’une envie spontanée des acteurs, ou alors uniquement de manière introjectée (ce dont les acteurs n’ont pas forcément conscience, évidemment ; c’est là l’une des grandes forces du système). La coopération peut aussi prendre la forme d’un système purement opératoire ou chaque acteur est interchangeable, dans une logique de transaction anonyme visant la seule efficience organisationnelle.
2.4 – L’outil sauveur ou simplificateur
44Un autre grand mythe de notre société, ersatz hypermoderne du projet moderne, est celui de l’outil simplificateur et d’une certaine manière sauveur.
45Ce mythe marque la défiance culturelle qui est la nôtre en nos capacités propres et est une belle manifestation de la déqualification de nos compétences (Linhart, 2015). Elle illustre aussi cette quête consistant à chercher hors de nous ce qui est en nous, à chercher à compléter ou seconder ce que nous savons déjà faire mais que nous ignorons car nous avons oublié notre essence, baignons dans une pensée positive (au sens d’Adorno, 2003 – voir Naudin, 2010 et 2010 b) et avons massivement accepté notre réification (que nous allons parfois même chercher ; Naudin et Blanchard, 2018, Ben Fekih et Naudin, 2015).
46L’outil sauveur s’avère le plus souvent hétéronome (Illich, 2004), au sens où il nous dépossède de nos capacités d’autonomie et à faire et apprendre par nous-même, où il nous rend dépendant : il impose une médiation, donne souvent une direction a priori (il sert une finalité que l’utilisateur ne peut pas choisir ni changer et que parfois il ne connaît même pas) au détriment d’autres possibles, voire détermine un usage fixe, comprend des modes d’usage qui limitent les possibles, comportent bien souvent des procédures plus ou moins visibles. Cette dépendance est accentuée lorsque l’outil devient un monopole radical (Illich, 2004), c’est à dire quand l’apparente utilité de l’outil nous le rend indispensable et nous fait jusqu’à oublier qu’il est possible de faire autrement et comment faire autrement.
47Deux figures de proue illustrent le rêve d’un monde meilleur grâce aux outils : le numérique (ce qui ne veut rien dire, nous reprenons tel quel le terme employé, souvent dans son anglicisme de « digital ») et le nouvel eldorado de l’intelligence artificielle (dont les prochaines extensions s’orienteront sans doute vers le transhumanisme).
48L’un comme l’autre fonctionne selon des algorithmes (Sadin, 2015) pensés par des êtres humains qui suivent des logiques procédurales (Diet E., 2003 et 2012, Diet A-L., 2016) totalement réifiantes et instrumentales (incarnant ainsi l’archétype managérial d’une action efficace, anonyme et sans affects). L’outil objectivise toute relation humaine, la limitant à ce qui est fonctionnel et opératoire, dans un environnement où tout le monde est anonyme et interchangeable, sauf pour ce qui est des données personnelles massivement collectées à des fins de biopolitique – de contrôle social de plus en plus fin ; Foucault, 1976 – et commerciales/marketing. Passées le tamis fin d’une idée préconçue du possible, d’une perception du monde et de l’humain rarement explicite et non interrogée, d’une pensée positive systématisée et démiurgique qui ignore tout du non identique, de la vie, de la subjectivité et de la beauté de l’essence de toute forme de vie dont la vie humaine, toutes les données valides sont qualifiées, segmentées et traduites selon des codes simplistes et totalement incapables de traduire la complexité de la vie. L’humain auto-disqualifie ainsi son intuition, sa subjectivité et son essence. Ces outils manifestent et renforcent le mépris sociétal pour tout ce qui est subjectif et vivant (Honneth, 2006).
49On oublie aussi l’extrême fragilité et la faillibilité inhérente à ces outils, à ces algorithmes qui contrôlent et dont dépendent pourtant un nombre toujours plus important de pans de notre vie jusque dans ses aspects les plus intimes (Stiegler, 2006).
50In fine, cette intelligence s’avère effectivement très artificielle (c’est le moins que l’on puisse dire) et surtout abêtissante (on ne sait plus faire sans, on s’encroûte… on se laisse porter). On ne confond plus la carte avec le territoire, car on ne sait plus lire une carte. Le « GPS » le fait pour nous. On n’interroge pas non plus l’orientation de l’action que provoque a priori l’outil. Les choix éthiques opérés (l’opérateur fait face à un choix a priori sur lequel il ne peut pas influer et dont il ne connaît pas les paramètres et ne peut absolument pas discuter – Habermas, 1978). L’idéologie qui sous-tend le système nous est inconnue, même si on peut la deviner. Mais qui cherche encore à la deviner ?
51L’intelligence artificielle permet d’orienter les opinions de masse, permet d’orienter a priori l’action, de choisir a priori ce qui est juste ou pas, et dépossède un nombre toujours plus grand de personnes dans des champs toujours plus vastes de leurs capacités de décision et de discernement. Elle peut aisément servir de levier à une forme de totalitarisme psychique assez peu perceptible mais très puissante, et à ce titre, très dangereuse.
Conclusion
52Après cette lecture critique des nouvelles dynamiques du travail, on peut se demander pourquoi notre société ne parvient pas ou pas encore à s’extirper de ce sombre tableau. Comment expliquer que nous placions plus notre énergie à mettre au point des tentatives de solution inadaptées qu’à chercher à mieux saisir les causes profondes des enjeux abyssaux qui nous font face ?
53La mode du changement (Thévenet, 1998), de l’innovation, du mouvement, permet, par la mobilité générée de ne jamais se poser et regarder ce qui se passe, ce qui arrive, les conséquences de nos actes, de sentir notre essence. Et plus ces conséquences sont importantes, plus il faut aller vite et changer souvent, renforçant l’impression d’accélération et l’absence de sens, l’épuisement des individus et leur acculement dans leurs derniers retranchements. Plus il faut renforcer les faux semblants, plus il faut éviter de voir, plus il faut s’empêcher de sentir. De voir que notre société est hors sol. De voir que nous allons dans le mur. De sentir notre souffrance et la souffrance que nous contribuons à générer chez les autres (notamment au travail et à travers nos modes de consommation et d’éducation). De sentir notre peur, notre désespoir, notre manque d’amour.
54Ce qui est fascinant est de constater que presque tous les changements participent à renforcer le problème qu’ils sont sensés résoudre (la systémie parle de changement de type 1 – Watzlawick et al., 1981). Car les changements ont plus vocation à être des images et des injonctions, à masquer ce qui est, encore et toujours, à poser un couvercle de déni toujours plus lourd et opaque. Le changement est devenu un sport collectif de déni et d’illusion.
55Ce qui est fascinant est de constater que les espoirs portés par ces changements sont pour la plupart morts-nés, parce qu’ils sont enfermés dans les mêmes maux paradigmatiques et habités par la même idéologie obscurantiste. Mais que faute de vraies alternatives, faute de la capacité même à imaginer et à mettre en place des alternatives crédibles, nous nous attachons à ces mirages avec force.
56Mais nous pouvons attendre et même contribuer à des changements de type 2, qui sortent du système (Watzlawick et al., 1981). Qui sortent du marché. De la création de valeur et de la performance. Des logiques d’intérêt et de pouvoir. Des rapports instrumentaux. Qui sortent des spirales de violence, de peur et de déni. Qui se fondent sur des espaces non rationnels et non rationalisables au sein desquels l’intuition et la subjectivité sont bienvenues en tant que richesse et expression vivante.
57Est-ce ce que nous pouvons espérer et attendre des nouvelles dynamiques du travail ? Alors, sans doute faudrait-il déjà commencer par les renommer. Pourquoi ? Parce qu’un changement de type 2 du travail est-il possible dans le monde du « travail » ? Ce monde artificiel et récent qui vise à la création de valeur quantifiable (Méda, 1998), qui conduit à la soumission de masse d’individus-ressources qui vendent leur force de travail et leur psyché pour pouvoir vivre. Est-il par ailleurs également possible dans un monde issu d’un mouvement moderniste qui conduit à l’exploitation d’une « nature » dissociée de l’humain et perçue comme une ressource ?
58Notre modèle de société semble être parvenu à une inéluctable fin de cycle. Mais ce constat de plus en plus partagé n’ouvre pas sur le même type de réactions. Est-il plus pertinent de chercher à maintenir ce qui va disparaître, plus ou moins rapidement et brutalement, ou bien de chercher et commencer à mettre en place des modes de vie alternatifs plus adaptés, afin peut-être aussi de contribuer à amortir la chute ?
59A ce stade, il apparaît que les nouvelles dynamiques du travail sont probablement très majoritairement inspirées par la première impulsion, celle du conservatisme, imprégnée par la peur et le déni, et qui consiste à faire l’autruche, à débrancher l’alerte incendie en pensant qu’ainsi le feu est éteint ou à accélérer le rythme de la course pour ne pas tomber. Quand sortirons-nous du déni ? Quand nous réveillerons-nous ? Cela dépend de nous.
Bibliographie
Bibliographie
- Adorno, T. (2003). Dialectique négative : Les Vacances de la dialectique. Paris : Payot
- Aubert, N. et Gaulejac (de), V. (2007). Le Coût de l’excellence (nouvelle édition). Paris : Le Seuil
- Aubert, N., (2017), L’individu hypermoderne, Paris : Erès
- Bauman, Z. (2008). L’éthique a-t-elle une chance dans un monde de consommateurs ? Paris : Flammarion
- Ben Fekih Aissi, L. et Naudin, M. (2015). « Les stratégies d’ajustement de téléopérateurs de centre d’appel face au stress généré par le monitoring électronique des performances ». Revue des Sciences de Gestion (RSG). 2015/5 n°175-176, pages 85 à 97
- Boltanski, L. et Chiapello, E. (2011). Le nouvel esprit du capitalisme. Paris : Gallimard
- Bourdieu, P. (1982). Ce que parler veut dire. Paris : Fayard
- Cabanas, E. Illouz, E. (2018). Happycratie, Paris : Premier Parallèle
- Castoriadis, C. (2007). La Montée de l’insignifiance. Paris : Point
- Cialdini, R. (2004). Influence et manipulation. Paris : First
- Dardot, P. et Laval, C. (2010). La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société néolibérale. Paris : La Découverte
- Dardot, P. et Laval, C. (2014). Commun. Paris : La Découverte
- Deci, E. et Ryan, R. (1985). Intrinsic Motivation and Self-Determination in Human Behavior (Perspectives in Social Psychology). Berlin : Springer
- Dejours, C. (2003). L’évaluation du travail à l’épreuve du réel : Critique des fondements de l’évaluation. Paris : INRA
- Dejours, C. (2009). Souffrance en France : La banalisation de l’injustice sociale. Paris : Points
- Deleuze, G. (1965). Nietzsche. Paris : PUF
- Descartes, R. (2000). Discours de la méthode. Paris : Librairie Générale Française – Le Livre de Poche.
- Descola, P. (2005). Par-delà nature et culture. Paris : Gallimard
- Diet, A-L. (2003). « Je ferai de vous des esclaves heureux ». Connexions. 2003/1 (n°79), p. 69-80
- Diet, A-L. (2016). « Un organisateur anthropologique méconnu à l’origine du mal-être : la procédure », In Drieu, D. Pinel, J-P. et al. Violence et institutions. Dunod.
- Diet, E. (2003). « L’homme procédural. De la perversion sociale à la désubjectivation aliénante ». Connexions. 2003/1 (n°79), p. 11-28
- Diet, E. (2012). « Aujourd’hui, nommer la perversion… ». Connexions. vol. 97, no. 1, 2012, p. 93-118
- Dupuy, F. (2016). La faillite de la pensée managériale – Lost in Management II. Paris : Points Epictète. (2004). Ce qui dépend de nous. Paris : Arléa
- Flahaut, F. (2008). Le crépuscule de Prométhée. Paris : Mille et une nuits
- Foucault, M. (1975). Surveiller et punir : naissance de la prison. Paris : Gallimard.
- Foucault, M. (1976). La volonté de savoir. Paris : Gallimard
- Foucault, M. (2009). Le gouvernement de soi et des autres : tome 2, Le courage de la vérité. Paris : Le Seuil/Gallimard
- Gaulejac (de), V. et Hannique, F. (2015). Le Capitalisme paradoxant. Un système qui rend fou. Paris : Le Seuil.
- Gaulejac (de), V. (2005). La société malade de la gestion : Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social. Paris : Points.
- Gaulejac (de), V. (2010). « La NGP : nouvelle gestion paradoxante ». Nouvelles pratiques sociales. vol. 22, n° 2, 2010, p. 83-98
- Goffman, E. (1974). La mise en scène de la vie quotidienne – Tome 1 : La présentation de soi. Paris : Les éditions de Minuit
- Graeber, D. (2014). Des fins du capitalisme – Possibilités I. Paris : Payot
- Habermas, J. (1978). Raison et légitimité. Paris : Payot
- Han, B-C. (2017). La société de la transparence. Paris : PUF
- Honneth, A. (2006). La société du mépris : Vers une nouvelle Théorie critique. Paris : La Découverte
- Honneth, A. (2007). La réification : Petit traité de Théorie pratique. Paris : Gallimard
- Illich, I. (2004). OE uvres complètes – volume 1. Paris : Fayard
- Jemine, G. (2016). Le New Way of Working. Discours, dispositifs et pratiques d’un processus de changement organisationnel. Sociologies pratiques, 32(2), 107-108
- Joule, R.-V. et Beauvois, J.-L. (2004). Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens. Grenoble (38), France : Presses Universitaires de Grenoble
- Joule, R.-V. et Beauvois, J.-L. (2006). La soumission librement consentie : Comment amener les gens à faire librement ce qu’ils doivent faire ? Paris : Presses Universitaires de France
- Jullien, F. (2002). Traité de l’efficacité. Paris : Libraire Générale Française – Le Livre de Poche
- La Boétie (de), E. (1997). Discours de la servitude volontaire. Paris : Mille et une nuits
- Le Goff, J-P. (2003). La barbarie douce. Paris : La Découverte
- Lebrun, J.P. (2007). Le pervers ordinaire, vivre ensemble sans autrui. Paris : Denoël
- Levinas, E. (1984). Ethique et infini. Paris : Le livre de Poche
- Linhart, D. (2011). « Une précarisation subjective du travail ? ». Annales des Mines – Réalités industrielles, 2011/1 (Février 2011), p. 27-34
- Linhart, D. (2015). La comédie humaine du travail : De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale. Paris : Erès
- Linhart, R. (1981). L’établi. Paris : Les Milles et Unes Nuits
- Maugeri, S. (2004). Théories de la motivation au travail. Paris : Dunod
- Méda, D. (1998). Le travail une valeur en voie de disparition. Paris : Flammarion.
- Montaigne (de), M. (2009). Les Essais. Paris : Gallimard
- Morel, C. (2018). Les décisions absurdes III – l’enfer des règles et les pièges relationnels. Paris : Gallimard
- Morin, D. (2010). Eclats de silence. Paris : Accarias
- Morin, E. (1982). Science avec conscience. Paris : Le Seuil
- Naudin, M. et Blanchard, B. (2018). « La dimension perverse du management. Eclairage d’une perspective psychopathologique du management ». Revue Internationale de Psychosociologie et des Comportements Organisationnels (RIPCO). n°59, hiver 2018, pages 111-141
- Naudin, M. et Fache, P. (2015). « La formation professionnelle continue (FPC) comme dispositif de psycho pouvoir : entre formatage et logiques d’assujettissement ? ». Revue Internationale de Psychosociologie et des Comportements Organisationnels (RIPCO). 2015/HS, hiver 2015, p. 95-118.
- Naudin, M. (2010). Les phénomènes organisationnels de démotivation (Thèse de doctorat inédite en sciences de gestion sous la direction de M. le Professeur J. Rojot). Université Panthéon-Assas (Paris II).
- Naudin, M. (2010 b). L’expression libre des potentiels d’efficacité de chaque être singulier comme moteur du mouvement organisationnel efficace. Journée d’étude sur « l’organisation en mouvement » organisée par l’Université du Québec à Montréal, Montréal, 21 décembre 2010
- Naudin, M. (2012). « La conduite du changement en question ». 4ème colloque et séminaire doctoral international sur le Développement Organisationnel et la conduite du changement organisé par l’ISEOR (IAE Lyon-Université Jean Moulin Lyon 3) et la division « Organization Development and Change » de l’Academy of Management, Lyon, 5 et 6 juin 2012
- Naudin, M. (2013). « Aperçu des théories de la motivation ». In Barabel, M. Meier, O. et Teboul, T. (Dir.). Les fondamentaux du management. Paris : Dunod, pp. 146-156
- Naudin, M. (2019). « La fin de la conduite du changement : cheminement déconstructif qui présente la résistance comme manifestation d’une vie ignorée et « l’acte éthique » comme « résilience » ultime, porteuse d’espoirs ». Colloque de l’IP&M et l’IAE de Metz sur « résistance au changement et résilience organisationnelle : mise en perspective du couplage ? », des 14 et 15 novembre 2019
- Oury, J. (2005). Le collectif : le séminaire de saint Anne. Nîmes (30), France : éditions Champ Social
- Paoli, G. (2008). Eloge de la démotivation. Fécamp (76), France : Nouvelles Editions Lignes
- Ricœur, P. (1996). Soi-même comme un autre. Paris : Le Seuil
- Ricœur, P. (2009). Philosophie de la volonté : Tome 1 : Le Volontaire et l’Involontaire. Paris : Points
- Rosa, H. (2018). Résonnance. Paris : La Découverte
- Sadin, E. (2015). La vie algorithmique : critique de la raison numérique. Paris : Le Kremlin Bicêtre (92), France : L’échappée éditions.
- Sennett, R. (2014). Ensemble, pour une éthique de la coopération. Paris : Albin Michel
- Stiegler, B. (2006). Mécréance et Discrédit : Tome 2, Les sociétés incontrôlables d’individus désaffectés. Paris : Editions Galilée
- Taylor, C. (2002). Le malaise de la modernité. Paris : Cerf
- Testart, J. (2015). L’humanitude au pouvoir. Paris : Le Seuil
- Thévenet, M. (1988). « Plus c’est la même chose, plus ça change ». Revue française de gestion, mars-avril-mai 1988, p. 89-92
- Valéry, P. (1998). Variété 1 et 2. Paris : Gallimard
- Watzlawick, P., Weakland, J. et Fisch, R. (1981). Changements. Paris : Le Seuil
- Wittgenstein, L. (1961). Tractatus logico-philosophicus. Paris : Gallimard
- Wittgenstein, L. (1980). Grammaire philosophique. Paris : Gallimard
- Zienkowski, J., Dufrasne, M., Derinöz, S., Patriarche, G. (2019). Le discours NWOW et ses logiques interprétatives : sens, critique et subjectivité dans les « nouvelles formes d’organisation du travail ». Journée de recherche de l’IP&M et de l’ICHEC sur les nouvelles dynamiques du travail ou « Pousse toi de là que je m’y mette », Bruxelles, 4 juin 2019
- Zizek, S. (2007). Plaidoyer en faveur de l’intolérance (édition revue et corrigée). Paris : Climats
Notes
-
[1]
En simplifiant : un concept statique et objectif ne peut pas rendre compte d’un réalité vivante et subjective.
-
[2]
Nous nous sommes inspirés de la présentation des NWW proposée par le cabinet de conseil Wavestone – https://www.wavestone.com/fr/insight/new-ways-working-reinventons-entreprise/
-
[3]
Voir l’analyse qu’en donne Han (2007), pour qui « les actes deviennent transparents lorsqu’ils deviennent opérationnels, lorsqu’ils se soumettent au processus calculable, guidable et contrôlable. » (p.7). La transparence nivelle, aplanit la négativité, tout ce qui résiste, tout ce qui est autre, étranger, et in fine, tout ce qui est singulier (c’est à dire tout ce qui est vivant et qui fait que nous sommes) pour le rendre conforme à ce qui est attendu (c’est à dire objectivable, objectivé et prêt à servir).