Notes
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[1]
C’est à dire, selon les critères statistiques, employant moins de 10 personnes, et dont le chiffre d’affaires annuel ou le total du bilan n’excèdent pas 2 000 000 d’euros. – référence Insee 2014.
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[2]
Cass. Com., 25 mars 1974 : JCP. 74, II, 17853, note Chartier
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[3]
CA Toulouse, 10 mai 2007 : JCP, éd. E. 2008, n° 20, 1643.
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[4]
Il existe une autre hypothèse, celle dans laquelle le conciliateur, dans son rapport, constate que l’entreprise est en cessation de paiement (article L. 631-5 al. 1 du code de commerce).
-
[5]
Le tribunal fixe la date de cessation de paiement. A défaut, elle est réputée intervenue à la date du jugement d’ouverture de la procédure. Le report ou la modification de la date est possible à la demande de l’administrateur, du mandataire judiciaire ou du ministère public mais dans la limite des 18 mois avant le jugement d’ouverture.
-
[6]
Le meilleur choix est celui qui se caractérise par la plus haute utilité espérée dans le cadre de la théorie de la décision (Savage, 1954)
-
[7]
Une heuristique est un procédé de jugement sans démarche analytique délibérée, ni contrainte de quantification ou de traitement. (en grec : qui sert à découvrir ; même racine qu’eureka).
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[8]
Cette estimation, très proche de 0, est inconcevable, il faudrait lancer chaque jour une navette pendant 300 ans avant d’en perdre une.
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[9]
Tels que l’invasion de la baie de cochons ou la guerre du Vietnam.
Introduction
11. Il est de coutume de rappeler que le droit contemporain des entreprises en difficulté trouve son origine, en France, dans les deux lois du 1er mars 1984 et du 25 janvier 1985. Il s’agissait, à l’époque, de moderniser profondément les procédures collectives, les faisant passer, selon les termes du professeur Paillusseau, du « droit des faillites au droit de l’entreprise en difficulté » (Paillusseau 1985, Saint-Halary-Hoin 2005). Force est de constater, cependant, que plus de trente ans après ces textes fondateurs, les ambitions économiques du législateur n’ont jamais pu être réalisées. En effet, les données statistiques établissent que, depuis 2011, le nombre annuel de défaillances d’entreprises (procédures amiables comprises) est supérieur à 60 000.
22. Ce chiffre mérite, cependant, d’être relativisé. Parmi ces 60 000 entreprises recensées, 50 000 d’entre elles, environ, emploient moins de 5 salariés, alors que les défaillances d’entreprises de plus de 50 salariés évoluent, selon les années, entre 300 et 500. Ces éléments doivent, par ailleurs, être mis en perspective avec le nombre total d’entreprises (3 931 000 en France, dont plus de 3 millions de micro-entreprises – source INSEE [1]) et le nombre annuel de créations, qui oscille autour de 550 000 dont la moitié, environ, sous le statut d’auto-entrepreneur (Plantin, Thesmar, Tirole, 2013). On relève le même clivage lorsqu’on raisonne sur le risque encouru par les créanciers : en 2012, les crédits portés par des entités défaillantes représentaient 0,5 % de l’encours total mais 1,4 % l’étaient par des petites et moyennes entreprises (même source).
33. Ces données permettent de mesurer la dimension économique et sociale associée aux défaillances des entreprises et le risque concomitant supporté par les créanciers. Elles ne doivent pas, pour autant, occulter l’influence de l’encadrement juridique sur ces faits bruts. Il apparaît, en effet, qu’il existe une dichotomie entre la logique de la démarche législative, fondée sur l’hypothèse d’une prise de décision « rationnelle », implicitement attendue des acteurs des procédures, et les comportements adoptés de facto par lesdits acteurs.
44. La mesure de cette inadéquation renvoie, de prime abord, à l’identification des contextes et des hypothèses comportementales « rationnelles » issus des textes (1), afin de donner forme aux modèles implicites de décision qu’ils contiennent (2). Ces modèles pourront alors être soumis au test des sciences de la décision, en référence aux différents biais révélés par la recherche (3). Reste, enfin, à envisager des solutions susceptibles de permettre la réalisation des objectifs assignés à l’encadrement juridique des entreprises en difficulté (4).
1 – Entreprise en difficulté et hypothèses comportementales en droit positif
5La chronologie de la procédure est un élément qui structure toute la logique du traitement, par le droit, des difficultés des entreprises. Un de ses aspects les plus importants est la prévention (1.1.) qui est intimement liée aux phases juridictionnelles susceptibles de lui succéder (1.2.).
1.1 – Prévention par l’alerte et hypothèses comportementales
65. La prévention par l’alerte est, sous sa forme actuelle, une institution récente puisqu’issue des lois précitées de 1984 et 1985 (articles L611-1 à L 611-24 du Code de commerce). A l’époque, il s’agissait d’introduire un facteur d’anticipation dans le déclenchement des procédures collectives. Le substrat logique des nouveaux mécanismes était fort simple : la déclaration de difficulté de l’entreprise devant le juge compétent ne devait pas être laissée à la seule discrétion du chef d’entreprise, peu enclin, en principe, à révéler la débâcle de sa situation financière. D’autres personnes, créanciers internes (salariés et actionnaires) ou externes (fournisseurs, clients), aussi bien que l’organe externe de contrôle que constitue le commissaire aux comptes, méritaient de disposer de la faculté d’alerter le juge, autant pour ménager leurs intérêts propres, qu’en vertu de considérations d’intérêt général.
76. Les mécanismes d’alerte ainsi, reposent encore essentiellement, aujourd’hui, sur la mise en œuvre des missions du commissaire aux comptes qui est, en principe, le plus à même de déceler les difficultés. Ainsi, ce dernier doit-il obligatoirement déclencher l’alerte lorsqu’il découvre un ou des faits de nature à compromettre la continuité de l’exploitation (L. 234-1 du code de commerce). C’est, ici, la notion de « going concern » qui est en jeu, telle que définie dans les normes de la défunte IASC (International Accounting Standards Committee) devenue, depuis, l’IASB (International Accounting Standards Board). Il s’avère, toutefois, que le commissaire aux comptes ne dispose que d’un pouvoir limité, ce devoir d’alerte étant restreint aux faits qu’il a relevés « à l’occasion de sa mission ». Et cette dernière ne lui permet pas de s’immiscer dans la gestion, sauf lorsqu’elle a été étendue, notamment sur demande du comité d’entreprise. Encore faut-il ajouter que la nomination du commissaire aux comptes n’est pas obligatoire dans toutes les sociétés, la loi du 4 août 2008 ayant ainsi supprimé cette obligation pour les petites sociétés par actions simplifiées.
87. Le comité d’entreprise, dont la constitution n’est obligatoire que pour les entreprises employant au moins 50 salariés (article L. 2322-1 du code du travail) dispose, également, de la possibilité de déclencher une procédure spécifique lorsqu’il a : « connaissance de faits de nature à affecter de manière préoccupante la situation économique de l’entreprise » (article L. 432-5 du code du travail). Ce critère, particulièrement large, peut paraître imprécis, mais ladite imprécision se justifie par la faiblesse relative (ou supposée) de l’information dont disposent les salariés. C’est pour cette raison que, lorsque la procédure d’alerte est déclenchée, le comité d’entreprise dispose de pouvoirs d’information élargis (article L. 2328-78 du code du travail) qui ne peuvent être restreints sous peine de la sanction du délit d’entrave (article L. 2328-I du même code). En dépit de ces mécanismes correctifs, il demeure que les critères précités peuvent, dans certaines situations, autoriser le déclenchement de l’alerte sur la base de perceptions subjectives (le terme « préoccupant(e) » est, à cet égard, très symptomatique).
98. Dans les deux hypothèses examinées, d’alerte du commissaire aux comptes et du comité d’entreprise, le législateur a ménagé l’intervention d’autres acteurs qui sont conduits à prendre, eux également, des décisions majeures. Ainsi, lorsque le commissaire aux comptes n’a pas obtenu de réponse(s) satisfaisante(s) de la direction de l’entreprise suite à son alerte, il dispose de la faculté de provoquer une réunion des organes de direction. Copie de la lettre de convocation est alors adressée au juge compétent. Les résultats de la délibération de cette réunion sont, ensuite, communiqués au comité d’entreprise. Enfin, le commissaire aux comptes informe le juge du déroulement de la procédure (article R. 234-2 du code de commerce). Dans une dernière phase (article R 234-3 du même code), si la continuité de l’exploitation se trouve toujours compromise, le même commissaire peut établir un rapport spécial dont la vocation est d’informer les associés lors d’une assemblée générale. Ici, également, le comité d’entreprise et le juge sont avertis. On mesure, donc, que le législateur a fait en sorte que, dans l’hypothèse d’un défaut de diligence d’un titulaire du droit d’alerte, l’ensemble des acteurs de la procédure soit en mesure de pallier cette défaillance.
109. A propos des associés, la même remarque pourrait être formulée puisque, sans disposer de pouvoirs aussi étendus, ceux-ci peuvent également recourir à des procédures de contrôle. Ces dernières sont, toutefois, dans un premier temps, cantonnées aux organes internes de l’entreprise, la procédure débutant par un dialogue avec un ou les dirigeant(s) par le biais du mécanisme des questions écrites (article L. 225-232 du code de commerce pour les sociétés anonymes). Ainsi, un ou plusieurs actionnaires représentant au moins 5 % du capital social (dans les SA) peuvent, deux fois par exercice, poser par écrit des questions au président du conseil d’administration ou au directoire sur tout fait de nature à compromettre la continuité de l’exploitation. La réponse est communiquée au commissaire aux comptes. Ils peuvent, au surplus, demander au juge des référés de diligenter un contrôle de gestion (article L. 225-231 du code de commerce). En ce cas, si le juge fait droit à leur demande, le rapport sur cette expertise est adressé au demandeur, au ministère public, au comité d’entreprise, ainsi qu’au commissaire aux comptes. Derrière cette approche très cartésienne de la procédure on perçoit, cependant, que les informations ne portent que sur la « gestion » de l’entreprise alors que sa défaillance présumée a peut-être une autre origine. A ce titre, la Cour de cassation adopte une vision très restrictive du champ d’investigation de l’expertise, estimant qu’elle n’a pas pour objet de remettre en cause l’ensemble de la gestion [2]. La recevabilité de l’action en justice n’est possible que si les demandeurs sont en mesure de formuler des griefs sur une ou plusieurs opérations déterminées et l’expertise ne portera que sur ces opérations (Le Cannu, Dondero, 2015).
1110. On ne saurait traiter de la prévention des difficultés sans évoquer, en dehors de toute hypothèse d’alerte, – et un peu artificiellement, sans doute – l’existence d’un débouché amiable susceptible d’éviter le recours à une procédure collective. Il est constitué par la procédure de conciliation, introduite par la loi du 26 juillet 2005, et est ouverte aux personnes qui « éprouvent une difficulté juridique, économique ou financière, avérée ou prévisible et ne se trouvent pas en cessation de paiements depuis plus de 45 jours » (article L. 611-4 du code de commerce). Selon les travaux préparatoires, ce critère renvoie à la notion de « besoins ne pouvant être couverts par un financement adapté ». Il est cependant nécessaire, selon la jurisprudence, que la conciliation soit susceptible de faire disparaître l’état de cessation de paiements [3]. Quant à la demande d’ouverture de la conciliation, elle est à l’initiative exclusive du chef d’entreprise (article L. 611-6 du code de commerce) qui doit, en exergue, informer le Président du Tribunal sur sa situation financière, sociale et patrimoniale.
12Il s’agit, ici, de favoriser la conclusion d’un accord avec les principaux créanciers (article L. 611-7 du code précité) dans le délai très bref de quatre mois et, dans la plus grande confidentialité, de trouver « un accord amiable destiné à mettre fin aux difficultés de l’entreprise ». Partant, la décision incombant au seul dirigeant, la procédure en question est structurée autour de l’hypothèse que le chef d’entreprise préférera opter, dès le début de la défaillance, pour une solution négociée plutôt que d’être confronté à une issue judiciaire.
1.2 – Déclaration des difficultés et déclenchement des procédures
1311. C’est un autre problème qui surgit lorsqu’on examine l’encadrement légal de la déclaration des difficultés par celui que le droit français désigne sous le nom générique de débiteur. Il convient, à ce titre, de souligner la dualité des faits juridiques imposant d’effectuer cette déclaration. Longtemps cantonnés au constat d’une cessation de paiement, ils ont été élargis, depuis la loi du 26 juillet 2015, à la situation de tout débiteur, « qui (…) justifie de difficultés qu’il n’est pas en mesure de surmonter » (article L. 620-1 du code de commerce). A l’époque, les travaux préparatoires de la loi précitée feront ressortir que le législateur souhaitait traiter une situation « préoccupante » avant qu’elle ne devienne désespérée. En tout état de cause, cette réforme, qui a institué une nouvelle procédure dite « de sauvegarde » reposait sur un courant puissant de rénovation des procédures collectives, inspiré du droit européen, d’une part et, d’autre part, tiré de l’exemple supposé vertueux des mécanismes de droit américain du chapitre 11 du Bankruptcy Code. Ainsi, la décision de déclarer les difficultés de l’entreprise peut, désormais, être prise dans deux hypothèses : une cessation de paiement ou des difficultés insurmontables.
1412. La sauvegarde bénéficiera, ainsi, de l’effet principal du droit commun des procédures collectives, savoir la suspension de l’exigibilité des créances antérieures au jugement d’ouverture, avant même que n’intervienne une cessation de paiement. Acte de prévision hautement symbolique, la décision, qui est exclusivement de la compétence du débiteur a été imaginée par le législateur sous couvert de l’idée que, rationnellement, le chef d’entreprise a toujours intérêt à recourir à la sauvegarde car elle présente (notamment) l’avantage de lui conserver un pouvoir de direction alors qu’il en est dessaisi dans les autres procédures.
1513. La déclaration de cessation de paiement se rapporte, elle, au mécanisme originel des anciennes procédures collectives. Elle correspond, depuis la rédaction de loi du 26 juillet 2005, à l’impossibilité, pour le débiteur « de faire face au passif exigible avec son actif disponible » (article L. 631-1 al. 1 du code de commerce), le débiteur devant alors déclarer cette cessation de paiement dans les 45 jours. Il convient ainsi de relever que la solvabilité bilancielle n’est pas le critère de la cessation de paiement de l’entreprise : quand bien même elle disposerait d’actifs immobilisés importants, c’est la seule impossibilité de désintéresser ses créanciers qui est prise en considération. Cette définition de la cessation de paiement, toutefois est relativement plastique car l’article L. 631-1 précité dispose que « Le débiteur qui établit que les réserves de crédit ou les moratoires dont il bénéficie (…) lui permettent de faire face au passif exigible avec son actif disponible n’est pas en cessation des paiements ».
1614. Ce texte offre, donc, au débiteur la faculté de repousser contractuellement la date de cessation de paiement, seules les créances exigibles devant être prises en considération. De la même façon, les créances visées doivent être dues, c’est à dire définitivement fixées et non contestées, ce qui permet, par exemple, de repousser l’exigibilité d’une dette en introduisant un recours juridique. A ce titre, la procédure de conciliation (cf. supra n°11) instaurée par la loi du 26 juillet 2005 accroît cette possibilité de retarder la cessation de paiement. En effet, tant que la conciliation est en cours, aucune autre procédure ne peut être engagée. Dès lors, par le biais d’accords conventionnels, des moratoires peuvent être obtenus afin de faire disparaître (temporairement sans doute) l’état de cessation de paiement. Mieux encore, lorsque le juge homologue le résultat de la conciliation, il ne peut le faire qu’en l’absence de cessation de paiement ou lorsque la conciliation a mis fin à cet état. Le juge valide, de la sorte, cette sortie des difficultés.
1715. Cette approche strictement juridique, cependant, ne prend pas en considération le rapport entre le montant des impayés et le chiffre d’affaires. De lege lata, la cessation de paiement devrait être déclarée dès le premier euro et ne saurait, en principe, être aménagée. Toutefois, on comprend que si le débiteur devait, dans toutes les hypothèses, déclarer ses difficultés – pour des sommes insignifiantes par exemple – il risquerait de subir une procédure collective économiquement injustifiée.
18Le président du tribunal a, donc, un rôle prépondérant pour apprécier la situation ce qu’il fait lors d’une phase précontentieuse. Il peut, dans ce cadre, convoquer le dirigeant lorsqu’il « résulte de tout acte, document ou procédure » que l’entreprise connaît « des difficultés de nature à compromettre la continuité de l’exploitation » (article L. 234-1 du code de commerce). Il est informé, à ce titre, par plusieurs moyens, le plus souvent par le greffe du tribunal, d’autant que les créances publiques du trésor sont inscrites dès lors qu’elles dépassent 12 000 € (article 1929 quarter du code général des impôts). S’y ajoutent, éventuellement, l’alerte du commissaire aux comptes ou la plainte d’un créancier.
1916. En toute hypothèse, quelle que soit la source d’information, le président convie le dirigeant afin que soient envisagés, lors d’un entretien, les moyens propres à redresser la situation. Le décret du 12 février 2009 renforce cette confidentialité en modifiant l’article R. 611-11 du code de commerce qui prévoit que l’entretien se réalise hors de la portée du greffier. A l’issue de cet entretien ou si les dirigeants ne se sont pas rendus à sa convocation, le président peut obtenir communication, par les commissaires aux comptes, les membres et représentants du personnel, les administrations publiques, les organismes de sécurité et de prévoyance sociales ainsi que les services chargés de la centralisation des risques bancaires et des incidents de paiement, des renseignements de nature à lui donner une exacte information sur la situation économique et financière du débiteur. Aux termes des articles L. 631-3-1 (redressement) et L. 640-3-1 du code de commerce (liquidation), le président du tribunal informe alors le ministère public qu’il détient des éléments d’information faisant apparaître que le débiteur est en cessation de paiement. Le ministère public saisit alors le tribunal.
2 – Procédures et modèles implicites de décision
2017. Dessiné à grands traits, dans un souci de simplification, l’encadrement juridique des décisions que doivent prendre les acteurs des procédures collectives et amiables peut être analysé comme étant à l’origine de modèles implicites, reposant sur des présupposés du législateur. Ces modèles vont chronologiquement s’inscrire dans deux périodes distinctes, la première se situant avant le déclenchement de la procédure (2.1) et, la seconde, à partir de ce déclenchement (2.2).
2.1 – Les modèles implicites de décision avant le déclenchement de la procédure
2118. Pour le chef d’entreprise, les difficultés ne commencent pas à l’instant où elles sont juridiquement constatées : le déclenchement des procédures qui viennent d’être décrites est le résultat, le plus souvent, d’un long processus de dégradation que le dirigeant (contrairement aux autres acteurs) devrait, s’il était parfaitement rationnel, avoir largement anticipé. Il est donc, en l’espèce, légitime de s’interroger sur le modèle implicite de décision qui structure ces textes. Le législateur, à ce titre, a une position ambiguë car il n’est pas sans savoir que le dirigeant n’est pas toujours celui qui est le plus à même de décider d’anticiper le déclenchement d’une procédure, car son objectivité quant aux possibilités de défaillance est sujette à caution. En attestent plusieurs arguments issus des textes.
2219. D’une part, le dirigeant est considéré comme un sujet passif au regard des mécanismes d’alerte : il est, en quelque sorte, interpellé et, par suite, appréhendé comme étant dépourvu d’initiative. Ainsi, par exemple, dans le cadre de l’alerte diligentée par le commissaire aux comptes, le président du conseil d’administration interrogé (article L. 234-2 al.1 du code de commerce) doit donner des garanties afin que le commissaire aux comptes puisse « être assuré de la continuité de l’exploitation », (même article al. 2 en substance). Rien ne lui impose, de la sorte, de lancer une procédure de sauvegarde. En cas de défaut de réponse ou de réponse insuffisante (même alinéa), le commissaire peut demander au conseil d’administration de délibérer mais, cette fois encore, aucune autre contrainte déclarative ne pèse sur cet organe, sinon de trouver une solution pour maintenir la « continuité de l’exploitation ». Si cette dernière est encore compromise, enfin, après la réunion du conseil, le commissaire convoque une assemblée générale qui ne dispose pas non plus du pouvoir (ni du devoir) d’alerte, sauf à ce que certains actionnaires diligentent une expertise de gestion (cf. supra n° 10). Il en va de même lorsque l’alerte est lancée par le comité d’entreprise.
2320. D’autre part, le dirigeant est, a priori, suspect en cas de déclaration de cessation de paiement, ainsi qu’en atteste l’existence d’un régime destiné à protéger les créanciers, dit régime de la période suspecte (article L. 632-1 à 4 du code de commerce). Ce régime permet de prononcer la nullité, parfois automatiquement, pour certaines catégories d’actes qui pourraient avoir été conclus pour détourner l’actif de l’entreprise (par exemple, les actes à titre gratuit tels que la donation, article L. 621-107 II du code de commerce).
24Il apparaît ainsi que le législateur se fonde sur deux modèles comportementaux concurrents : premièrement, il laisse à l’appréciation subjective du chef d’entreprise l’estimation de la probabilité de la continuité de l’activité et, deuxièmement, si la situation débouche sur une cessation de paiement, une suspicion naît sur ses actes de gestion, en application du régime des nullités de la période suspecte.
2521. Examinons, à présent, les situations d’appréciation et de décision des autres acteurs. Il a déjà été souligné qu’avec l’introduction d’un mécanisme raisonné d’alerte, le commissaire aux comptes avait, en 1985, été placé au centre du dispositif de prévention. La procédure suppose, ainsi, que le commissaire est l’acteur le plus qualifié pour apprécier les risques relatifs à la continuité de l’exploitation (cf. supra, n°6). Au regard de son accès à l’information sur le passif exigible et l’actif disponible, on mesure, toutefois, que le commissaire aux comptes ne dispose que d’informations sur le passé (par ailleurs restreintes à son champ de compétence légal, cf. supra, n° 6). Pourtant, l’appréciation qui semble lui être imposée par les textes ne porte pas sur le passé mais sur la cohérence de l’articulation des flux futurs de trésorerie. Ainsi, il n’est pas rationnellement en mesure d’exercer la mission d’alerte dont il est investi. On observe, donc, une contradiction entre la qualité de l’information implicitement requise et celle dont il dispose, en fait, au moment où il intervient pour certifier les comptes à N – 1. Il y a donc incohérence à l’investir d’un rôle prospectif alors qu’il ne dispose que de données sur la situation antérieure. Au demeurant, la position du commissaire aux comptes paraît si complexe, face au jeu institutionnel qui caractérise le traitement des difficultés des entreprises, que son analyse sous l’angle des biais psychosociaux nous semble impossible à réaliser dans le cadre de cette étude restreinte. Le respect de la déontologie autant que la soumission aux contraintes d’information en matière d’infractions pénales pèsent, par ailleurs, également sur sa décision et ce sont autant d’interactions qui mériteraient une approche spécifique et très approfondie.
2622. La situation du comité d’entreprise est plus critique encore. Ses décisions, en effet, ne peuvent s’appuyer que sur les données du quotidien, généralement transmises par le chef d’entreprise lors de la réunion du comité. Le modèle implicite de décision retenu, ici, est celui de la transparence de l’information communiquée et d’une prise de décision collective rationnelle. Il va de soi que ces présupposés juridiques sont loin de refléter la réalité pour deux raisons essentielles : d’abord, au regard de la qualité (la non-qualité) de l’information mise à la disposition du comité d’entreprise par le dirigeant et, ensuite, en raison d’une capacité d’appréciation collective limitée, plus précisément lorsqu’il est conduit par les textes à évaluer le « caractère préoccupant de la situation économique de l’entreprise ».
2723. S’agissant, enfin, des associés, il convient de relever qu’ils rencontrent les mêmes obstacles que le comité d’entreprise quant à l’information et à la prise de décision collective. Assez paradoxalement, les textes donnent, ainsi, à l’organe de représentation du personnel et aux associés des pouvoirs d’alerte supposant une information parfaite, alors qu’ils n’en disposent pas. En revanche, ils se voient attribuer, ensuite, des pouvoirs d’investigation étendus lorsque la procédure est déclenchée. Ces deux acteurs, en quelque sorte, déclenchent l’alerte sans avoir pu réaliser l’investigation indispensable à l’appréciation du risque de défaillance.
2824. D’ores et déjà, on mesure le pluralisme des situations de décision associés à ces procédures : diversité du nombre des décideurs (le chef d’entreprise, les salariés, les associés, le commissaire aux comptes, etc.), incomplétude de l’information dont ils disposent (sur les cash-flows futurs, l’état de la trésorerie, l’état liquidatif du patrimoine, par exemple). Des asymétries d’information entre ces acteurs s’ajoutent à cet état d’incomplétude, le tout dans un contexte marqué par la complexité de l’articulation entre l’encadrement juridique et les situations de décision qu’il postule.
1.2 – Les modèles implicites de décision de déclenchement des procédures
2925. En matière de sauvegarde, le chef d’entreprise, nous venons de le voir, est supposé être en mesure de choisir de déclencher la procédure, lorsqu’il n’est pas, de facto, en cessation de paiement mais qu’il anticipe une augmentation de la probabilité de défaillance. Dans cette hypothèse, l’incitation à ouvrir la procédure est supposée être constituée par deux points : la valeur que le dirigeant accorde au blocage de l’action des créanciers ainsi que l’évaluation qu’il fait de la conservation de la direction de l’entreprise (cf. n°13).
30Le législateur dessine, de la sorte, le postulat que le chef d’entreprise va pouvoir réaliser un choix rationnel entre deux options :
- recourir de manière certaine et irréversible à la sauvegarde,
- ou conserver un statu quo incertain à cet instant, en dépit d’une probabilité subjective de défaillance croissante mais différée. Il suppose donc, implicitement, que le décideur dispose d’une capacité à opérer des choix temporels cohérents et d’une aptitude à comparer situation risquée et situation sans risque.
31Plus largement, cette réflexion en matière de décision pourrait s’appliquer à tous les acteurs des procédures, lorsqu’ils sont confrontés à une dégradation continue de la situation économique de l’entreprise. Il convient, à ce titre, de distinguer deux modèles implicites de décision.
3226. Il existe, d’une part, un modèle déterministe qui correspond à la définition juridique du fait générateur de la cessation de paiement (date à laquelle le passif exigible ne peut être couvert par l’actif disponible – article L. 631-1 du Code de commerce). C’est, en principe, au chef d’entreprise de l’établir sachant qu’il dispose, dans toutes les procédures, de 45 jours pour déposer ses documents comptables. Le juge, toutefois, est également conduit à déterminer la cessation de paiement (article L. 631.8 du code de commerce), soit parce qu’un des acteurs de la procédure l’a démontrée [4] (la cessation de paiement ne saurait être présumée), soit parce que, pendant la période dite d’observation, il apparaît que la date de cessation de paiement, telle que déclarée, était en réalité antérieure et doit être déplacée [5].
3327. On rencontre, d’autre part, un modèle non déterministe qui ménage la possibilité d’évaluer l’entreprise et ses chances de sauvetage. En effet, lorsque la cessation de paiement est constatée (et que, dans cette hypothèse, une conciliation n’est pas en cours), deux solutions s’offrent au juge. La première est de choisir le redressement judiciaire qui va déboucher sur un plan destiné à garantir la pérennité de l’activité. La seconde est d’opter pour la liquidation, le critère de distinction étant posé par l’article L. 640-1 al. 2 du code de commerce qui réserve cette solution aux situations issues d’une cessation de paiement constatée alors que le « redressement (est) manifestement impossible ».
3428. L’illustration de ce modèle déterministe peut être trouvée dans les choix qu’auront à opérer les différents acteurs de la procédure durant la période d’observation qui suit la déclaration de cessation de paiement. Ils auront, en effet, à apprécier trois valeurs, dont le montant n’est pas certain, afin d’opter pour la nature de l’action à mettre en œuvre : la valeur de l’entreprise (VE, qui repose notamment sur l’anticipation des flux futurs de revenus), la valeur des dettes (VD, qui détermine plus particulièrement les engagements futurs à respecter) et la valeur liquidative (VL).
35La position relative de ces valeurs détermine le modèle de décision suivant :
- si VL>VD>VE ou VD>VL>VE, le juge est dans l’obligation de liquider ;
- si VD>VE>VL le juge doit lancer un plan de redressement judiciaire ;
- si VE>VD>VL l’entreprise présente des perspectives économiques qui « garantissent » la continuité de son exploitation.
36Durant cette période d’observation, le mandataire judicaire aura à apprécier, avec les créanciers, la valeur des dettes (VD). L’administrateur judiciaire aura pour charge de reconstituer et de protéger l’actif de l’entreprise, il s’intéressera donc aux valeurs de l’entreprise et de liquidation.
37On observe, donc, deux caractéristiques ; d’abord, le caractère collectif des décisions et, ensuite, l’apparition d’un problème de variation de ces valeurs pendant la durée de la période d’observation (six mois, en vertu de l’article L.621-3 du code du commerce).
3829. Ainsi, bien qu’il faille rendre raison au pragmatisme et à la sagesse des juges, peu enclins à précipiter les difficultés des entreprises lorsque la situation n’est pas critique, il n’en demeure pas moins que l’application des sciences de la décision à ce type de situation nous apprend que la situation juridique décrite génère d’importants biais cognitifs et de raisonnement.
3 – Biais de décision et procédures collectives
3930. La recherche en science de la décision (3.1) offre des perspectives originales quant à l’analyse des modèles comportementaux destinés à permettre de traiter les difficultés des entreprises. Ces modèles nous rappellent que le décideur n’est pas un être abstrait mais un être humain, faillible par essence, et dont les processus mentaux sont altérés par différents biais qui affectent son raisonnement : quand il s’agit d’établir une vraisemblance, un aléa (3.2), quand il faut valoriser les conséquences futures d’une option (3.3), quand intervient la temporalité des effets ou des décisions (3.4), sachant que les distorsions précédentes peuvent être accentuées par des effets de groupe (3.5).
3.1 – L’influence potentielle des biais dans la procédure
4031. Face à la variété des situations emportant décision que le droit de l’entreprise en difficulté ménage aux acteurs de la procédure, trois caractéristiques majeures peuvent être dégagées :
- une dimension collective : tous les participants sont affectés par l’issue de la procédure ;
- une incomplétude : aucun des participants ne dispose d’un modèle complet décrivant la situation, en raison d’asymétries d’information sur les options, les conséquences ou les préférences des participants ;
- un souci d’améliorer la probabilité de survie de l’entreprise car la liquidation judiciaire n’est pas satisfaisante, en principe, pour toutes les parties.
4132. Ces situations et ces modèles renvoient aux résultats d’un programme de recherches qui s’est structuré définitivement dans les années 1970 et 80, notamment, sous l’impulsion de Kahneman et Tverski (1974, 1982, 2002) : le programme de recherche des biais et des heuristiques. On peut résumer, caricaturalement, son apport au constat suivant : placés en situation, les décideurs s’écartent systématiquement et de manière prévisible du meilleur choix (Savage, 1954) [6] en raison de l’usage d’heuristiques [7] qui biaisent systématiquement leur raisonnement. De nombreuses erreurs ont ainsi été observées dans des conditions qui étaient peu exigeantes en termes de calcul, d’attention ou de mémoire.
4233. Ces biais apparaissent parce que l’esprit utilise « naturellement » des raccourcis de pensée, des enchainements intuitifs qui s’écartent systématiquement de tout protocole rationnel. Ils sont dits biais cognitifs et affectent tous les aspects de la prise de décision : le cadrage préalable (c’est à dire la définition de la situation à risque), la recherche d’information, la décision en elle-même et, enfin, le retour d’expérience dont le décideur pourrait éventuellement bénéficier. A l’instar des illusions d’optique, il est très difficile de s’affranchir des biais, car il ne s’agit pas de défauts de perception mais, plus profondément, d’une défaillance du « système de traitement automatique » de la situation.
4334. Il semble, ainsi, indispensable de tenir compte de ces biais pour apprécier la pertinence des procédures du droit des entreprises en difficulté. A cet égard, on ne saurait que déplorer l’absence de réflexion sur ce point, notamment dans les publications de soft law ou à vocation prospective comme, par exemple, le guide des bonnes pratiques de prévention des difficultés publié par la Commission européenne (2002) ou la récente note du Conseil d’Analyse Economique (Plantin, Thesmar, Tirole, 2013).
3.2 – Refus d’accepter l’aléa et déformation des probabilités
4435. A ce titre, le programme de recherche sur les biais et les heuristiques établit des faits qui peuvent se rapporter, en l’espèce, à l’évaluation de la vraisemblance d’une défaillance et à l’évaluation de ses conséquences, ces deux appréciations étant indispensables à la détermination de la probabilité d’une cessation de paiement.
45A un jeu de pile (P) ou face (F) non biaisé, après la série de tirage donnant : FFFFFFFFF, la probabilité de P au coup suivant est jugée (faussement) très majoritairement supérieure à ½. Il y a, ici, confusion – dans l’esprit de l’échantillon de personnes testées – entre le hasard et une série temporelle représentative d’un idéal aléatoire. Ainsi, ces mêmes personnes indiquent à l’expérimentateur que la série FPFPFPFPFP est plus probable (alors que c’est faux) que la série précédente. Ce biais pourrait ainsi conduire un entrepreneur ayant subi une série de revers à surestimer inexactement la vraisemblance de bonnes nouvelles à venir, alors que les événements dommageables dont il a été victime sont indépendants les uns des autres (Tversky, Kahneman, 1974).
4636. Cette absence de compréhension du concept d’indépendance entre les tirages se renforce, au surplus, par la tendance à défendre ex post des raisonnements erronés. Feynman et la commission d’enquête sur l’accident de Challenger (Rogers Presidential Commission, 1986) ont, en effet, établi que certains responsables de la décision de lancement de la navette tenaient le raisonnement suivant : « puisque les 24 précédentes navettes ont parfaitement réussi leurs vols, la 25ème le réussira également ». Raisonner de la sorte serait comparable à estimer que, parce qu’un joueur de roulette russe a eu la vie sauve après avoir réalisé trois tirs, il sera sauf au quatrième. Richard Feynman établit que ce résultat tient à une mauvaise estimation du risque a priori, conduisant à de mauvaises révisions des estimations, alors même qu’une nouvelle information importante devrait modifier l’estimation initiale. Ainsi, en reprenant le même exemple, alors que les ingénieurs de terrain de la Nasa estimaient que la probabilité d’une explosion en vol de la navette avoisinait 1/100, les plus hauts responsables de l’agence l’estimaient, eux, à 1/100 000 [8]. Ces deux évaluations sont naturellement à comparer avec la fréquence historique des explosions d’engins spatiaux observée à l’époque qui était de 1/25 (121 explosions pour 2500 vols).
4737. Ces probabilités a priori déterminent, par voie de conséquence, des erreurs de raisonnement. En effet, si l’estimation initiale a priori est de 1/100, chaque pièce composant la navette spatiale peut être considérée comme une cause de défaillance majeure, alors que ce n’est plus le cas si elle est évaluée à 1/100 000. On peut, donc, affirmer que les calculs élémentaires de raffinement d’une estimation grâce à de nouvelles informations (application de la loi de Bayes) sont presque toujours erronés (Gigerenzer, 2009). L’ampleur de la révision est systématiquement insuffisante. Ce résultat peut être rapporté à l’estimation du risque encouru par l’entreprise en difficulté, comme, par exemple à la révision du risque de défaut de paiement, suite à des informations successives sur la défaillance des clients.
4838. D’autres biais méritent, par ailleurs, d’être relevés, en tant qu’ils peuvent être rapportés directement à l’appréciation des difficultés des entreprises. Des auteurs ont établi, en effet, que les petites probabilités proches de zéro, comme une cessation de paiement par exemple, sont surestimées, alors que les grandes probabilités, proches de 1, à l’instar de difficultés temporaires de trésorerie, sont sous-estimées (cf., pour les données, n °2). La courbe en gras dans le graphique ci-dessous (Tverski & Kahneman, 1979, 1992 ; Gonzalez, Wu, 1999) décrit la déformation de probabilité subjective, à comparer à la bissectrice qui décrit une appréciation subjective conforme aux statistiques.
4939. Un autre fait majeur en matière d’estimation d’une variable incertaine tient à la définition des intervalles de confiance. Les intervalles de confiance autour d’une grandeur inconnue mais qu’il faut prévoir (le passif exigible par exemple) sont systématiquement minorés, par les experts comme par les naïfs. On croit toujours, à tort, en savoir davantage que ce que l’on sait réellement, et on est conduit, par voie de conséquence, à réduire excessivement la plage des valeurs possibles que peut prendre une variable. Ce phénomène est appelé sur-confiance (Alpert, Raïffa (1969), Lichtenstein, Fischoff, Phillips, 1982 ; Gilovitch & alii, 2002) A ce titre, pour résumer ce biais par une illustration simple, les conducteurs de véhicules automobiles estiment systématiquement, et en très grande majorité, que le nombre d’accidents qu’ils vont supporter est inférieur à la moyenne.
5040. En pratique, les « jugements » – au sens psychologique – sur la probabilité d’un événement donné (la liquidation) ignoreront la référence aux fréquences observées et reposeront sur la ressemblance, la similarité (les cas vécus, les précédents mémorisés, en tous cas, ceux qui sont particulièrement saillants pour un chef d’entreprise). Au surplus, la forme sous laquelle l’information incertaine (probabilité, fréquence naturelle, arbres d’évaluation, etc.) sera communiquée influencera les réponses à la situation. Ainsi, nous paraît-il impossible d’émettre l’hypothèse que ces facteurs n’ont pas d’influence sur le déroulement et l’efficacité des procédures, face à autant de biais affectant les prises de décisions. Prenons une référence simple : les défaillances d’entreprise sont de l’ordre de 60 000 par an mais, pour les unités comportant plus de 50 salariés, elles ne sont que de 300 à 500 (cf. n°2). Il n’est pas certain, toutefois, que les créanciers raisonnent en fonction de cette différence de vulnérabilité.
3.3 – Valorisation inconsidérée des conséquences d’une défaillance
5141. En dehors du domaine des probabilités et des biais qui les affectent, les acteurs des procédures vont avoir à apprécier des valeurs, à l’occasion, par exemple, de l’acceptation de moratoires par les créanciers. Or, les sciences de la décision ont mis en évidence l’existence de phénomènes récurrents qui sont transposables à l’encadrement juridique de l’entreprise en difficulté et qui affectent profondément l’appréciation de ces valeurs. Ainsi, le graphique ci-dessous (Kahneman, 2003) caractérise la transformation d’une valeur factuelle (perte ou gain) en une valeur ressentie psychologiquement. Cette transformation d’une valeur (ou score), dénommée ici, utilité, pour des raisons historiques, qualifie simplement un ordre de grandeur psychologique.
5242. Ce graphique nous indique que l’effet d’une perte, lorsque l’observateur est proche de 0, est ressenti environ deux fois plus fortement que l’effet du même montant dans les gains. Si les gains et les pertes ne sont pas ressenties de la même façon, c’est essentiellement parce que cela dépend de la détermination du point de référence initial : le zéro. Ainsi, l’évaluation peut se trouver faussée selon que la présentation de la situation au décideur est réalisée sous forme de gain ou sous forme de perte. En pratique, dans le cas de l’entreprise en difficulté, ce résultat conduit à ne pas apprécier de la même façon une proposition qui aura, pourtant, un effet identique sur le patrimoine. Par exemple, un créancier d’une dette de 100 euros qui sera assuré de recouvrer cette dernière à 70% à l’issue de la procédure, appréciera ce résultat de manière différente en fonction de la référence initiale. Si on lui présente ce résultat (70%) après avoir émis devant lui l’hypothèse d’une perte totale de sa créance (0%), il aura « gagné » 70 % et se situera dans l’espace des gains indiqué dans le graphique. Si, en revanche, on lui présente la même situation sous un autre angle, soit, une perte de 30 euros sur sa dette initiale de 100 euros, il se situera, alors, dans l’espace des pertes du graphique. La représentation visuelle nous aide ici à appréhender que, la valeur psychologique (score) associée à une situation patrimoniale identique dépend de la façon dont on présente cet effet. En l’espèce, notre créancier de 100 euros ressentira son sentiment de perte beaucoup plus fortement dans la deuxième hypothèse que dans la première.
5343. En outre, l’origine de la perte ou du gain, biaise également la prise de décision. En matière de valeur, par exemple, tous les euros ne se valent pas. Thaler (1981, 1999, 2008) a mis ce phénomène en évidence dans ce qu’il a appelé la comptabilité mentale : le gagnant d’une loterie ne décidera pas de l’usage de son gain de la même façon que l’héritier d’une grand-mère bien-aimée. Il en va de même dans la gestion de la trésorerie des particuliers : même si le ménage est à découvert sur le compte courant et subit un coût important associé à ce découvert, les époux ne transfèrent pas l’argent disponible de leur compte d’épargne, alors que ce dernier est beaucoup moins rémunéré.
5444. Ces biais d’évaluation se renforcent, par ailleurs, si on ajoute une dimension procédurale, à la situation précédente. En pratique, l’évaluation, en matière de procédures collectives ou de conciliation est toujours le fruit de négociations et celle-ci est réalisée par ajustements successifs, par rapport à un cadre initial de référence. Or, les résultats de la recherche en biais et heuristique établissent que ce processus de cadrage et d’ajustement conduit toujours à opérer des ajustements insuffisants (Kahneman, Tverski, 1974). Une expérimentation simple a permis de démontrer que la référence aux deux derniers chiffres du numéro de sécurité sociale d’un assuré influençait sa disposition à payer.
55Le protocole était le suivant :
- écrire les deux derniers chiffres de son numéro de sécurité sociale, puis ;
- définir le prix des biens suivants (une souris d’ordinateur, une bouteille de vin etc.).
56On a pu, à l’issue de l’expérience, constater une corrélation très significative entre le numéro de sécurité sociale (le cadre initial de référence) et les estimations de prix ; plus le premier chiffre était grand, plus l’estimation des prix à payer était élevée (Ariely, 2012, 2008, Ariely & al, 2003).
5745. Un autre facteur temporel est également à prendre en considération dans les biais de décision : la saillance et la récence du point de référence qui jouent un rôle majeur dans l’évaluation des résultats (Kahneman, Tversky, 1972, 1974, 1982 ; Gilovitch et alii, 2002). Suite aux événements du 11 septembre 2001, par exemple, l’appréciation économique des entreprises du secteur aérien a été profondément modifiée. A l’inverse, à mesure que le temps s’écoule, saillance et récence perdent de leur influence sur l’appréciation économique. On observera, à cet égard, l’effet déterminant de la médiatisation des situations sur l’évaluation.
5846. Enfin, la facilité à imaginer un résultat ou à se le remémorer modifie, également, les évaluations. Par exemple, contrairement aux données statistiques, des personnes interrogées estiment, bien que le nombre de décès causés par l’industrie nucléaire soit inférieur aux décès causés par l’automobile, que le risque nucléaire est plus grand (Kahneman, Tversky, 1974 ; Slovic, 1984, 1987, 2002).
5947. Trois caractéristiques principales caractérisent, donc, la façon dont l’évaluation est conduite (Tverski, Kahneman, 1979) :
- le point de référence et l’effet de dotation initiale : toute évaluation est conduite en relation avec un point de référence (souvent le statu quo) et l’évaluation des conséquences en termes de gains et de pertes se rapporte à ce point, et non au calcul de la richesse finale ;
- la sensibilité décroissante par rapport aux grandeurs (de pertes ou de gains) : on observe une tangente verticale au point de référence (0) puis un aplatissement des courbes de score psychologique qui conduit à la concavité de la courbe des estimations psychologiques pour les gains, et sa convexité dans les pertes ;
- l’aversion aux pertes : il existe une asymétrie de l’évaluation entre gains et pertes par rapport au point de référence.
3.4 – Biais de décision et temporalité
6048. La question de la prise en compte du temps dans les décisions des acteurs dans les procédures collectives est, comme nous l’avons vu, très importante lorsqu’elle est en relation avec une évaluation. Le facteur temps joue, toutefois, d’une autre façon, totalement indépendante de l’évaluation, en tant qu’il est susceptible d’influencer, à lui seul, la décision. A ce titre, le modèle économique théorique de base (Samuelson, 1937) formalise une cohérence inter-temporelle qui a pour conséquence un taux d’actualisation qui décroit à un taux constant (actualisation exponentielle).
61Cette axiomatique est toutefois contestée, car elle ne correspond pas aux comportements observés dans les faits. Thaler (1981) le démontre à l’appui de l’expérience suivante : on pose, à un groupe témoin la question, « Pour quelles sommes (X, Y, Z) seriez-vous indifférent entre »
- 15$ aujourd’hui ;
- (X), dans un mois ;
- (Y), dans une année ;
- (Z), dans 10 ans.
62Les réponses médianes qu’il obtient sont, respectivement, de : X = 20$, Y = 50$ et Z= 100$. Cela correspond aux taux d’actualisation suivants : 345%, 120% et 19%. On constate ainsi une décroissance hyperbolique de ce taux d’actualisation. Cela conduit à changer de préférences selon qu’on considère un choix à un horizon lointain, ou le même choix pour demain.
6349. Les conséquences concrètes de cette étude peuvent être illustrées par l’expérience suivante.
64A la première étape d’une expérience, on offre le choix suivant aux sujets d’un protocole, 100$ aujourd’hui ou 110$ demain ; à la seconde étape, on leur demande de choisir entre 100$, dans un mois ou 110 $, dans un mois et un jour.
65Ces deux choix sont identiques, en substance. Ils devraient, donc, être cohérents entre eux, dans le sens où, si on choisit 100$ aujourd’hui, on devrait choisir 100$ en second lieu ou faire le choix (plus rationnel) de 110$ dans les deux cas. Ce n’est pourtant pas ce qui advient car les sujets préfèrent majoritairement attendre un mois et un jour pour obtenir 110$, alors qu’ils souhaitent recevoir 100$ immédiatement. Il s’avère, ainsi, que leurs préférences ne sont pas stables, les personnes interrogées opèrent un choix rationnel pour l’avenir (110 $) mais pas pour le présent : submergées par leur intérêt immédiat, elles préfèrent percevoir immédiatement 100 $, le jour de l’expérience (Thaler, 1981).
6650. Dans le domaine des pertes, la tendance est tout aussi symptomatique comme le traduit le phénomène (actuellement très popularisé) de la procrastination, qui consiste à repousser dans le futur des tâches désagréables que l’on s’était pourtant assignées. L’exemple donné par Elster (Elster, 1979) illustre une situation que chacun d’entre nous a pu rencontrer : il n’est pas rare, en dépit d’un mal de dent tenace, de ressentir de plus en plus d’appréhension à l’idée de se rendre chez le dentiste, au point d’annuler in fine, le matin même, le rendez-vous fixé quelques jours plus tôt. En matière de déclenchement d’une procédure collective, on peut aisément trouver des analogies entre l’exemple précédent – quelque peu anecdotique – et la situation d’un chef d’entreprise raisonnable, en situation de cessation de paiement, qui se donne le délai d’un mois pour déposer ses comptes dans l’espoir d’améliorer sa situation financière. Il sera extrêmement tenté de repousser à nouveau le dépôt, même si la situation ne s’est pas améliorée.
3.5 – La prise en considération des effets de groupe
6751. Il demeure que, comme nous avons pu le souligner auparavant, l’organisation des procédures collectives débouche sur des prises de décision en groupe, ce qui accroît potentiellement l’apparition de biais. Un préjugé commun consiste, en effet, à croire qu’en réunissant des personnes compétentes dans un groupe de décideurs, cette collectivité constituée prendra une bonne décision. Janis, en 1972 dans son ouvrage « Groupthink » démontre, a contrario, à partir de l’analyse de défaillances décisionnelles du gouvernement des Etats-Unis d’Amérique [9], que cette croyance est erronée. Il relève, ainsi, plusieurs facteurs explicatifs de ce phénomène de pensée de groupe (Groupthink) qui conduit à prendre, à tort, des décisions malavisées :
- une trop forte cohésion, pour des raisons d’harmonie dans le groupe, certains de ses membres s’autocensurant ;
- la situation d’urgence, de stress, et l’importance de la décision qui isole le groupe et l’oblige à trancher en l’absence de réflexion suffisante ;
- un leadership trop accentué, le leader imposant d’emblée ses préférences, suscitant des jeux politiques internes (position de gardien du temple, par exemple) ;
- l’absence de procédure formelle de décision ;
- l’illusion d’invulnérabilité associée à la qualité, l’excellence et la personnalité des membres du groupe.
6852. Par ailleurs, les participants qui délibèrent au sein d’un groupe (commission, club, comité, conseil, etc.) font varier leur position à mesure des débats. Ce point a été mis en évidence par la loi de Cass Sunstein, dite de polarisation des groupes (2002), qui reprend une idée originale de S. Moscovici et W. Doise (1992). La polarisation du groupe a pour conséquence que ses membres vont s’orienter, de façon prévisible, vers une position plus extrême que celle qu’ils avaient arrêtée individuellement en abordant la réunion. La direction adoptée in fine par le groupe dépendra, de facto, de l’orientation dégagée par la majorité de ses membres. Un comité de créanciers, par exemple, tel qu’institué par les articles L. 626-29 et suivants du Code de commerce pourra, selon l’orientation prise par la majorité, se décider globalement, pour une solution radicalisée (plus favorable ou plus défavorable au débiteur), différente de la moyenne des positions individuelles préalables à la réunion. D’autres expériences de la psychologie sociale confirment l’impact de cette pression sociale sur les positions individuelles (S. Ash 1955, Milgram, 1974). Ainsi, selon la façon dont la procédure se déroule (par exemple avec ou sans comité de créanciers), les solutions adoptées collectivement pourront différer de celles qui auraient été prises individuellement.
4 – Plaidoyer pour un diagnostic de la probabilité de défaillance
6953. On mesure, à l’aune de ces quelques exemples, l’importance que peut revêtir l’analyse du droit des entreprises en difficulté sous l’éclairage des sciences de la décision. La mise en évidence des traits saillants des modèles explicites ou implicites de décision contenus dans les textes nous conduit, en définitive, à distinguer deux grandes catégories de situations et de modèles.
7054. Les premiers modèles précédent et anticipent la cessation de paiement (il s’agit des situations de sauvegarde, de conciliation et d’alerte dans certains cas). Les modèles associés de décision sont subjectifs et pluri-acteurs : l’information disponible n’est pas véritablement complète ni certaine. Nous sommes, ici, en situation d’incertitude et de prise de risque, sans que le décideur ne puisse véritablement déterminer quel est le niveau de probabilité de défaillance, non plus que les conséquences du constat juridique de cette défaillance (cette dernière débouchera-t-elle sur un redressement judiciaire ou une liquidation ?).
7155. Les seconds modèles sont plus déterministes, c’est-à-dire que les acteurs sont supposés disposer de toutes les informations certaines sur la situation financière de l’entreprise, notamment son état de cessation de paiement. Ils sont, donc, en mesure d’effectuer une comparaison – à l’issue de la période d’observation de six mois – entre la valeur de l’entreprise, celle de ses dettes et celles de ses actifs en cas de liquidation. En ce cas, la prise de décision est collective et concerne plusieurs acteurs, tous impliqués dans cette évaluation (le chef d’entreprise dans la sauvegarde, le mandataire judiciaire, l’administrateur et les créanciers, parfois à travers la constitution de comités). Cette prise de décision, est toujours le fruit d’une discussion et parfois de négociations. Néanmoins, les textes n’évoquent d’aucune façon les différences d’appréciation et les biais dans les estimations, au regard de la probabilité ou des conséquences d’une défaillance. Il est donc légitime d’émettre l’hypothèse que le législateur considère que les acteurs des procédures sont parfaitement rationnels dans leurs choix.
7256. Les résultats des programmes de recherche sur les biais et les heuristiques dans la décision démontrent toutefois qu’il n’en est rien. On mesure que si, dans des cas simples, tels ceux qui sont reproduits en laboratoire, les biais surgissent systématiquement, ils surviendront avec d’autant plus d’occurrences dans des hypothèses de difficultés des entreprises que la situation est plus complexe et requiert des décisions plus rapides.
7357. On peut, ainsi, expliquer l’inefficience des textes, dénoncée par la doctrine (Terré, 1991). Elle semble trouver principalement son origine dans une appréciation erronée des risques de défaillance. Les biais relevés en matière d’évaluation des décisions de groupe et/ou l’effet de temporalité ne peuvent que conduire à une suite de décisions malavisées qui augmenteront, plutôt qu’ils ne diminueront la probabilité de défaillance. Les indications fournies par les données quantitatives rappelées en amont (cf. n°2) renvoient à un constat unanimement partagé : les déclarations de défaillance sont trop tardives, les mécanismes d’alerte ne remplissent pas suffisamment leur objectif de prévention, la durée des procédures renforce l’incertitude sur l’avenir et la procédure de sauvegarde, enfin, sur laquelle on fondait tant d’espoir lors de la réforme du 26 juillet 2005, a très peu été mise en œuvre.
7458. Ainsi, le recours à la sauvegarde est très rare (1620 procédures ouvertes en 2014 pour 62600 défaillances) et ne représente en moyenne que 2,5 % des procédures. Par ailleurs, les derniers indicateurs disponibles (1er trimestre 2016) établissent que le nombre de sauvegardes ouvertes baisse (- 21 %) au regard des autres procédures collectives (- 10 %). On est loin, de la sorte, de la réussite affichée par les mécanismes de protection des entreprises applicables aux Etats-Unis d’Amérique, lesquels auraient permis, selon certains auteurs, d’éviter les liquidations massives (Gilson 2012) lors de la dernière crise financière.
7559. Cela est dû, sans doute, au fait que les textes ne prennent pas suffisamment en considération la distorsion entre la dégradation progressive des comptes de l’entreprise et la persistance de la perception optimiste de la situation de son dirigeant. Matériellement, le Code de commerce prévoit des sanctions pour celui qui n’a pas agi avec suffisamment de diligence (la faute de gestion, dont dispose l’article L 651-2 du code de commerce), mais ces sanctions interviennent ex-post, ce qui ne permet pas d’offrir de solutions satisfaisantes pour garantir la pérennité de l’entreprise. On a vu, de surcroît, que les titulaires du droit d’alerte sont pareillement placés dans des situations qui donnent également naissance à des biais, renforcés, parfois, par la radicalisation que l’on observe dans le cadre de la prise de décision collective (situation du comité d’entreprise, de l’assemblée générale des actionnaires, des comités de créanciers).
7660. Ce qui ressort de ces constats, c’est qu’il conviendrait, prioritairement, de concevoir des mécanismes juridiques prenant en considération l’attitude du chef d’entreprise qui est confronté à des difficultés. Ce dernier, en effet, en raison des biais qui l’affectent, n’est pas l’acteur le plus en mesure d’apprécier avec rigueur le risque de défaillance. Les biais les plus importants qui sont susceptibles d’altérer son appréciation ont déjà été recensés : cadrage et ajustement, surconfiance, sous-estimation des difficultés de trésorerie (probabilités proches de 1), inclinaison à l’augmentation de la prise de risque dans les pertes, aversion pour la perte, biais d’optimisme, etc. Ces facteurs le conduisent à retarder sa prise de conscience de la nécessité de déclarer la défaillance.
7761. Ces différents apports conduisent à s’interroger, non sur l’opportunité d’une nouvelle réforme – il y en a eu bien assez-, mais sur la prise en compte des biais cognitifs qui affectent la probabilité de cessation de l’exploitation. La question se trouve ainsi déplacée, de l’analyse des normes à celle de ses présupposés : est-il nécessaire, en effet, de continuer à raisonner in abstracto, en imaginant que les textes s’appliquent à des sujets de droit idéaux ? On pourrait suggérer, sans ajouter de strate à l’empilement juridique, de chercher à orienter les comportements des acteurs par des « coups de pouce » au bon moment (Sunstein, Thaler 2008).
7862. C’est la raison pour laquelle, il serait envisageable d’imposer, au premier symptôme de difficulté constaté, un diagnostic partagé par les différentes parties prenantes de l’entreprise, à charge pour ces parties de proposer un programme d’action destiné à accroitre la probabilité de continuation de l’entreprise. Reste à identifier celui qui devrait jouer le rôle de lanceur d’alerte (puisque le terme est à la mode) et pourrait décider de diligenter cette expertise collective. Ce décideur doit-il être exclusivement le chef d’entreprise ? La réponse ne saurait être que négative. D’autres acteurs pourraient être investis de cette initiative : le greffier du tribunal de commerce, une agence de notation ad hoc, un créancier principal ou particulièrement intéressé (un créancier public notamment), le comité d’entreprise. C’est, ici, une approche pragmatique permettant de reprendre certaines des préconisations du rapport Sudreau qui soulignait, en son temps, « l’absence de dispositifs cohérents permettant de prendre conscience progressivement des difficultés de l’entreprise » (Sudreau 1975).
7963. Il convient pour conclure de garder à l’esprit qu’il n’existe pas d’indicateur de défaillance fiable. Pour paraphraser Keynes, la pérennité de l’entreprise ne saurait reposer sur un simple calcul de rentabilité : « l’instabilité économique trouve une autre cause, inhérente celle-ci à la nature humaine (…) une manifestation de notre enthousiasme naturel (as the result of animal spirits) (…) et non comme le résultat d’une moyenne pondérée de bénéfices numériques multipliés par des probabilités numériques » (Keynes, 1936, p 175).
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Notes
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[1]
C’est à dire, selon les critères statistiques, employant moins de 10 personnes, et dont le chiffre d’affaires annuel ou le total du bilan n’excèdent pas 2 000 000 d’euros. – référence Insee 2014.
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[2]
Cass. Com., 25 mars 1974 : JCP. 74, II, 17853, note Chartier
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[3]
CA Toulouse, 10 mai 2007 : JCP, éd. E. 2008, n° 20, 1643.
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[4]
Il existe une autre hypothèse, celle dans laquelle le conciliateur, dans son rapport, constate que l’entreprise est en cessation de paiement (article L. 631-5 al. 1 du code de commerce).
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[5]
Le tribunal fixe la date de cessation de paiement. A défaut, elle est réputée intervenue à la date du jugement d’ouverture de la procédure. Le report ou la modification de la date est possible à la demande de l’administrateur, du mandataire judiciaire ou du ministère public mais dans la limite des 18 mois avant le jugement d’ouverture.
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[6]
Le meilleur choix est celui qui se caractérise par la plus haute utilité espérée dans le cadre de la théorie de la décision (Savage, 1954)
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[7]
Une heuristique est un procédé de jugement sans démarche analytique délibérée, ni contrainte de quantification ou de traitement. (en grec : qui sert à découvrir ; même racine qu’eureka).
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[8]
Cette estimation, très proche de 0, est inconcevable, il faudrait lancer chaque jour une navette pendant 300 ans avant d’en perdre une.
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[9]
Tels que l’invasion de la baie de cochons ou la guerre du Vietnam.