Couverture de G2000_305

Article de revue

Méthodes de créativité et amélioration des projets entrepreneuriaux : présentation d'une expérimentation dans un contexte académique

Pages 93 à 114

Notes

  • [1]
    A l’exception peut-être du brainstorming souvent, et parfois mal, utilisé.
  • [2]
    Idéation est pris ici au sens de formation, de genèse des idées. Les idées générées pouvant s’étager d’une absence totale de créativité… à une très grande créativité. L’objet des méthodes de créativité est donc de rendre plus créatives les idées générées au cours du processus d’idéation.

1Les travaux fondateurs de Venkataraman (1997) et de Shane et Venkataraman (2000) ont largement contribué à faire de la détection de l’opportunité et de son exploitation le paradigme dominant du champ de l’entrepreneuriat. S’inspirant de ces travaux de nombreux auteurs se sont plus intéressés à la deuxième partie du processus entrepreneurial, l’exploitation de l’opportunité, qu’à la première partie, sa découverte.

2La démarche pédagogique la plus largement utilisée, le business plan, correspond tout à fait à cette conception. Partant d’une idée plus ou moins intéressante on apprend aux étudiants comment la mettre en œuvre. En d’autres termes, à bien répondre à une question parfois mal posée. Le plan d’affaires a, certes, joué un rôle fondamental dans la reconnaissance de l’entrepreneuriat comme discipline universitaire. Il n’est pas exagéré de la qualifier d’« entrepreneur institutionnel » du champ. Sa structuration par fonction a permis de faire accepter l’entrepreneuriat à un monde académique formaté par la démarche stratégique. Mais s’il présente un intérêt certain pour la formalisation d’un projet entrepreneurial, on peut par contre être plus critique concernant son utilisation systématique pour valider des idées d’un intérêt limité.

3Cohen (2008) préconise, lui, une démarche en deux temps : d’abord l’élaboration d’un « dossier d’opportunité » répondant aux questions « Quoi ? » et « Pourquoi ? » - et permettant de construire une « bonne » opportunité -, avant celle d’un plan d’affaires répondant à la question « Comment ? ». Il appuie son propos en citant une étude du Babson College (Lange, Mollow, Pearlmutter, Singh, Bygrave, 2007) établissant que l’élaboration d’un plan d’affaires n’augmente en rien les probabilités de succès : il n’y aurait pas de différence, en termes de réussite, entre les start-up ayant démarré avec et celles ayant démarré sans. Si l’étude ne rejette pas systématiquement le plan d’affaires elle amène quand même à s’interroger sérieusement sur son intérêt et sa validité.

4Deux auteurs, Saks et Gaglio (2002) s’interrogent fort à propos dans un article intitulé « Can opportunity identification be taught ? ». Elles considèrent l’identification d’opportunité comme devant constituer un élément central dans la formation de futurs entrepreneurs. Leur étude, menée dans divers établissements de formation, fait clairement ressortir la distinction établie par les enseignants entre « opportunity finding (i.e., the « ideas to potentially pursue ») from opportunity evaluating » (2002 : 326). Et si enseignants et programmes apportent une réponse tout à fait satisfaisante à l’évaluation de l’opportunité, ils semblent plus démunis concernant sa détection.

5Mais qu’il s’agisse de reconnaître, de découvrir ou de créer l’opportunité (Sarasvathy, Dew, Velamuri, Venkataraman, 2003), encore faut-il pour trouver savoir où et comment chercher. Pour trouver la réponse, il faut d’abord trouver la question. Il faut qu’avant l’opportunité existe un stade initial, celui de l’idée. C’est de cette toute première étape du processus entrepreneurial, l’idée, que traite la présente recherche. Il ne s’agira pas ici de l’idée d’entreprendre, de l’idée d’être entrepreneur, mais plus exactement de ce qu’on va entreprendre pour être entrepreneur.

6En d’autres termes avec quel produit ou quel service l’entrepreneur va-t-il s’adresser au marché ? Fiet (2002) s’oppose fermement à ceux qui sous-estiment la découverte de l’idée au bénéfice de son exploitation. Pour lui une mauvaise idée conduit à faire de mauvaises affaires.

7La recherche d’idées relève d’un domaine, la créativité, domaine assez peu étudié dans le champ de l’entrepreneuriat. Seuls quelques rares auteurs, ainsi par exemple Whiting (1988), Ward (2004), Carrier (2008) ou encore Fillis et Rentschler (2010), se sont efforcés de rapprocher ces deux domaines de connaissance. On peut trouver à cela plusieurs explications. La créativité intéresse surtout les psychologues, alors que l’entrepreneuriat intéresse d’abord les économistes et les gestionnaires. Ensuite la créativité est souvent une valeur présupposée à tout engagement entrepreneurial, cela amène le futur entrepreneur à se penser comme ontologiquement créatif et n’ayant donc pas besoin de se former, de développer sa créativité. L’extrême banalité de beaucoup d’idées de création fait ressortir l’impérieuse nécessité de battre en brèche ce présupposé.

8Enfin, pour certains auteurs le champ de l’entrepreneuriat et celui de la créativité sont totalement éloignés. Ainsi, par exemple, Stein (1974 - cité par Gilad 1984 : 151) indique : « entrepreneurial ability should be clearly distinguished from creative ability ».

9Les spécialistes de la créativité ont développé de nombreux outils pour générer des idées, pour développer la créativité. Ces outils sont pourtant assez peu utilisés dans les formations en entrepreneuriat [1]. Plus spécifiquement, leur rôle dans le processus d’idéation entrepreneuriale est rarement évalué et presque jamais comparé. Seuls quelques articles présentent des exemples d’utilisation : Getz, Lubart et Biele (1997), Budd (2004), Carrier (2008), Carrier, Cadieux et Tremblay (2010).

10Partant de ces constatations cette recherche a pour ambition de présenter l’utilisation de plusieurs de ces méthodes, et de voir si elles permettent ou non d’améliorer les projets entrepreneuriaux d’une population étudiante.

11Un premier paragraphe est consacré à une revue de la littérature sur la notion de créativité. Un deuxième paragraphe présente la méthodologie, et le troisième, les résultats obtenus.

La créativité

12Si, comme il a été indiqué précédemment, la créativité relève essentiellement du champ des psychologues, le chercheur en entrepreneuriat peut légitimement s’interroger sur l’intérêt de son étude.

13Et les affirmations péremptoires de Stein (1974) ne peuvent que contribuer à l’en tenir éloigné. A son encontre Whiting dans un article de 1988 clairement intitulé « Creativity and Entrepreneurship : how do they relate ? » montre de façon tout à fait convaincante combien les caractéristiques d’un individu créatif et celles d’un individu entrepreneurial se rejoignent. De même pour Ko et Butler dans un article au titre tout aussi explicite « Creativity : a key link to entrepreneurial behavior » (2007) la proximité des deux champs n’est pas sujette à caution. Ce préalable étant levé il convient maintenant de présenter la créativité.

Définition :

14La créativité est d’abord une aptitude individuelle à créer du neuf, à modifier l’environnement humain. Par extension, la créativité désigne un ensemble de méthodes développant cette attitude. Ce n’est ni un produit, ni un résultat, mais plutôt un processus mental au cours duquel l’individu explore et évalue de nouvelles idées. Le sens commun la définit comme l’acte de créer quelque chose de nouveau. Quant aux trois auteurs qui en sont considérés comme les pères fondateurs Osborn (1988), Koestler (1989) et de Bono (1987), ils la conçoivent comme suit. Pour le premier, la créativité est « un processus intellectuel qui vise à provoquer le plus d’associations possibles afin d’arriver à une nouvelle synthèse, un nouvel arrangement d’où surgiront des nouveautés conceptuelles, des stratégies inattendues, des innovations ». Pour Koestler « L’acte créateur n’est pas un acte de création au sens de l’Ancien Testament. Il ne crée pas quelque chose à partir de rien, il découvre, mélange, combine, synthétise des faits, des idées, des facultés, des techniques, qui existaient déjà. Le tout inventé sera d’autant plus étonnant que les parties sont plus familières ».De Bono, enfin, considère que « Réfléchir créativement est une technique opératoire avec laquelle l’intelligence exploite l’expérience dans un but donné ».

15Magakian (2006) présente la créativité comme à la croisée de trois approches théoriques - le fonctionnalisme, l’enactment et la poétique -, de trois logiques d’action. La première de ces logiques s’appuie sur la notion de rationalité et sur la démarche fonctionnaliste de l’organisation qui prend ses racines théoriques dans la philosophie pragmatiste nord-américaine (cf. Dewey 1938). Selon cette approche la créativité est « la conséquence d’un processus objectif d’extraction et de traitement de données à partir d’une enquête portant sur les ressources et les compatibilités de celles-ci avec les programmes cognitifs détenus par l’individu, comme par l’organisation » (Magakian, 2006 : 157). La deuxième logique - l’enactment - prend ses racines dans un champ combinant psychologie cognitive et processus d’action, la sociologie interactionniste, pour laquelle l’intersubjectivité des relations sociales nourrit la quête de sens pour l’individu. Ici la créativité est appréhendée comme un processus de coévolution des actions collectives entrelacées avec les interprétations des individus (Ford, 1996), comme le résultat d’une dynamique proactive d’interprétation entre l’individu et son environnement. Enfin, la troisième logique, celle de la poétique, s’appuie sur l’imagination poétique de l’individu, associant à la fois une posture de rationalité et une démarche poétique délibérément dynamique grâce à la combinaison des images et des mots.

16Un tableau résume ces trois cadres conceptuels, ces trois conceptions de la créativité :

Tableau 1

Trois démarches de créativité organisationnelle (Magakian, 2006 : 156)

Tableau 1
Démarche méthodologiqu e Fonctionnaliste Interactionniste Poétique Nature de l’acte mental La conception L’enactment L’imagination Processus initiateur L’investigation L’interprétation Langage poétique Propriété de la démarche Satisfaction Signification (sens) Connaissance

Trois démarches de créativité organisationnelle (Magakian, 2006 : 156)

17Cette approche a le mérite de faire le lien entre la dimension cognitive, la dimension psychologique et la dimension sociale de la créativité et de l’approche créative qui permet de passé d’une idée à une opportunité. Cette approche permet de suivre le travail de validation d’une idée qui, en entrepreneuriat (Sarasvathy, Dew, Velamuri, Venkataraman, 2003), s’affirme tout autant par son existence objective sur le marché (dimension cognitive et psychologique) que par sa dimension subjective (dimension psychologique et poétique, au sens de Magakian) qui mobilise l’individu et/ou le groupe (Isaken, Ekvall, 2010).

Les différentes approches de la créativité :

18Guilford et son équipe ont entrepris dans les années 50 des recherches psychologiques visant à expliquer et à mesurer les processus de la pensée créative à l’œuvre chez les individus, une approche qualifiée de « perspective différentielle ». Dans ces travaux la notion de créativité a un double sens. Elle désigne, au sens large, l’ensemble des processus requis pour qu’émerge une création. Et, au sens restreint, les processus particuliers qui jouent un rôle important dans la créativité. Guilford (1967) a élaboré une taxonomie des facteurs cognitifs qualifiée de « structure de l’intellect » dont les classes sont déterminées par le croisement de trois critères relatifs à la nature de l’activité cognitive, à ses objectifs et aux contenus sur lesquels elle opère. Leur combinaison (5 opérations - 4 contenus - 6 produits) donne 120 aptitudes mentales différentes virtuellement indépendantes.

19Les cinq opérations décrites par Guilford sont des processus de prise d’information (cognition) et de stockage (mémoire), des processus de production d’informations nouvelles (pensée convergente et pensée divergente) et des processus d’évaluation. L’apport de Guilford à l’étude de la créativité est considérable. En particulier il distingue la production convergente qui s’oriente vers l’atteinte d’une unique réponse correcte, et la production divergente à l’œuvre dans les situations où une orientation dans diverses directions facilite la production de multiples réponses pertinentes.

20La pensée divergente constitue une dimension essentielle de la créativité que Guilford analyse en quatre caractéristiques :

  • La fluidité de la pensée, qui correspond au nombre de réponses produites.
  • La flexibilité, qui traduit la diversité des productions.
  • L’originalité, qui dénote le caractère statistiquement unique ou rare des réponses proposées parmi l’ensemble des réponses recueillies à une question posée.
  • L’élaboration, qui consiste à aller au-delà de l’information donnée, en introduisant des détails ou des conséquences, par exemple en précisant les étapes d’un plan de travail.

21Les travaux de Guilford sont à l’origine de tentatives de mesure de la créativité dont la plus célèbre est la série des tests de Torrance (1974).

22Pour Gundry, Kickul et Prather (1994) les travaux sur la créativité peuvent être regroupés en quatre perspectives :

  • La théorie des attributs (attribute theory) : elle considère la créativité comme une propriété de certains individus ayant des caractéristiques communes, ouverture d’esprit, indépendance, autonomie, intuition, spontanéité. Selon cette conception la créativité est plus liée à l’individu qu’à l’organisation qui l’emploie : « Creative people, however, tend to be right-brain dominant, which makes them skilled in intuition and imagination. Thus, organization that value creativity need to expand their traditional recruitment and assessment inventories to measure rightbrain skills » (1994 : 23).
  • La théorie des habiletés conceptuelles (conceptual-skills theory) : elle lie créativité et cognition. Pour les chercheurs de ce courant la pensée créative consiste en des modes de pensée originaux, à créer de nouveaux paradigmes à partir de données préexistantes : « To these researchers, solving problems through unconventional modes of thinking, as well as visualizing thoughts or whole models and then modifying them, are among the components of creative thought ». (1994 : 23).
  • La théorie comportementale (behavioral theory) : pour les tenants de cette théorie ce sont les actions qui créent du nouveau. Gundry et alii citent Amabile, un auteur essentiel de ce courant, et son ouvrage séminal The Social Psychology of Creativity (1983) : « Teresa Amabile suggests that a product or outcome is creative to the extent that it signifies a novel and useful behavioral response to a problem or situation. Amabile believes that creative tasks are heuristic in nature, rather than algorithmic, meaning that there is typically no clear way to solve the given problem, so the problem - solver must learn a new path that will lead to a solution » (1994 : 24).
  • La théorie processuelle (process theory) : selon cette conception la créativité est un phénomène hautement complexe, présentant de multiples dimensions liées aux talents, habiletés et actions de l’individu et aux conditions organisationnelles. Les auteurs citent un chercheur caractéristique de ce courant, Kao, pour qui « creativity is a result of the interplay among the person, the task, and the organizational context, and each of these elements can be managed » (1989 ; 24).
  • Isaksen et Lauer (2002) soulignent le pouvoir d’encouragement que représente le groupe pour l’exploration de la créativité comme possibilité de s’engager dans un processus infini de transformation d’une idée. Une fois qu’une adhésion collective est apparue autour du projet de transformation de l’idée, ils insistent aussi sur la plus grande capacité du groupe à s’emparer de processus créatifs et à en apprécier l’efficacité. Toutefois, ils observent cela surtout à partir d’une technique – le brainstorming.

Méthodologie

23Notre recherche se concentre sur la façon dont les tenants d’une idée entrepreneuriale parviennent à questionner cette idée pour la valider afin d’en faire une opportunité. Comme le soulignent Guilford (1967) et plus récemment Magakian (2006), notre hypothèse de recherche est que, la créativité peut jouer un rôle déterminant dans la validation de l’idée qui permettra de savoir si l’on peut ou non s’engager. Comme l’entendent Gundry, Kickul et Prather (1994), la créativité correspond à un état de conscience individuel ou collectif où la transformation d’une idée est désirable (Amabile, 1983). La créativité correspond aussi à une certaine habileté à utiliser des processus créatifs pour accélérer le processus de transformation d’une proposition (Guilford, 1967). Comme le soulignent Isaksen et Lauer (2002), le groupe est un lieu qui permet de saisir à la loupe les différents aspects du processus créatif à l’œuvre dans le travail d’une idée. Le groupe fonctionne comme une caisse de résonance.

24Pour bien étudier les interactions entre créativité et idéation [2], nous avons abordé la façon dont les techniques de créativité avaient une influence sur le processus d’idéation en fonction des trois perspectives suivantes : la dimension appréciative, la dimension objective et la dimension subjective. Pour bien saisir le travail de la créativité sur l’idée, il faut en saisir la dimension créative objective et subjective. Il faut savoir si, à l’issue du travail de l’idée avec un certain nombre de techniques, celle-ci est plus ou moins créative (au regard d’offre comparables) et si cette idée a suscité une motivation collective à s’organiser et à faire des propositions, c’est-à-dire à optimiser la créativité du groupe. Selon Isaksen et Ekval (2010) et en partie selon Gundri et ses collègues (1994), cette dimension objective et subjective de la créativité permettra de travailler la dimension objective et subjective de l’idée – la perception qu’en auront les futurs clients et la capacité des futurs créateurs à convaincre leur marché.

25De plus, les deux dimensions objectives et subjectives des techniques de créativité sont importants pour saisir comment se dégagent, à son tour, la dimension objective et subjective de l’opportunité à partir de l’idée. Toutefois, Guilford (1967) souligne combien la créativité est aussi constituée de processus plus restreints que les individus doivent mobiliser s’ils veulent entretenir l’atmosphère créative (Isaksen, Lauer, 2002). Dans cette étude, il nous semble donc important de prendre en compte la façon dont les individus abordent et apprécient les techniques créatives. Selon Isaksen et Lauer (2002), lancés dans un désir plus ou moins fort de transformation de l’idée de départ, les groupes vont exprimer une certaine part de leur motivation transformationnelle dans l’appréciation qu’ils feront de l’efficacité des techniques. Il est donc important de capturer les différents points de vue qu’exprimera un groupe sur ses techniques préférées et, pour aller plus loin qu’Isaksen et Lauer (2002) sur leurs forces et leurs faiblesses. Cette dimension appréciative des techniques permet aussi de mieux comprendre comment les techniques ont permis plus ou moins pertinemment les individus de relier une idée à des contextes (économiques, sociaux etc..).

26Dans cette étude, nous adopterons une approche qualitative exploratoire. Nous nous proposons de mettre en perspective les impacts perçus (approche transcendante de l’idée) et les impacts effectifs (approche immanente de l’idée) de 3 grandes démarches de créativité collectives (sur les 4 existantes selon Jaoui, 1996) sur l’idéation entrepreneuriale de groupes d’étudiants. Nous étudierons aussi les interactions sociales que provoquent les méthodes de créativité employées. Binks, Starkey et Mahon (2006) soulignent qu’au sein d’une population nationale donnée, le segment de population des 18-27 ans est à l’origine d’un éventail d’initiatives entrepreneuriales le plus diversifié allant de l’imitation d’idées déjà très exploitées jusqu’à l’identification d’opportunités radicalement innovantes. De ce fait, ce segment de population nous a semblé le plus pertinent pour mesurer l’impact des méthodes de créativité sur l’idéation entrepreneuriale (passage de l’idée à l’opportunité). Nous avons réalisé une expérimentation sur 9 groupes de 6 à 7 étudiants de deuxième année de Master (59 personnes au total). Chaque groupe a pris connaissance des 5 méthodes de créativité, et les a administrées sur une période de quelques semaines. Il a ensuite rédigé un mémoire où étaient simultanément présentés les progrès de l’idée entrepreneuriale de départ et appréciés et, dans certains cas, explicitement comparés, les mérites de chaque méthode.

27Nous sommes bien conscients des limites d’une telle expérimentation sur une population étudiante et de la capacité des étudiants à « optimiser », c’est-à-dire à renvoyer ce qu’ils pensent qu’on attend d’eux. Face à cette objection nous indiquerons d’une part que compte tenu d’un protocole s’étendant sur plusieurs semaines il était difficile de trouver un échantillon ayant la même disponibilité qu’une population étudiante. D’autre part, il s’agit d’étudiants engagés dans un Master II Entrepreneuriat, très sérieux et extrêmement motivés par la démarche. Cela limite donc -selon nous- les risques de dérive excessive liés à ce biais d’échantillonnage.

28Dans notre étude, nous ne retiendrons que les trois premières démarches de créativité sachant que la démarche onirique est difficilement orchestrable dans les conditions expérimentales qui sont les nôtres. Nous testerons donc une technique relevant de la démarche combinatoire, à savoir le concassage, deux techniques relevant de la démarche associative, à savoir le brainstorming et la carte mentale et deux techniques relevant de la démarche analogique à savoir la synectique et les six chapeaux.

29Dans le cadre de cette expérimentation, les neuf groupes sont partis d’idées situées dans le secteur des services, majoritairement dans le domaine de l’hospitalité. Leur travail s’est étendu sur plusieurs semaines et ils ont été laissés en pleine autonomie pour administrer les différentes méthodes qui leur ont été présentées rapidement lors d’une séance de lancement du projet. Ils avaient pour mission de se rencontrer une fois par semaine et de tester une technique de créativité pour faire évoluer leur idée et d’enregistrer leurs échanges et la façon dont l’idée de départ avait progressé. A l’issue de ce parcours, ils ont rédigé un rapport en deux parties. Ils ont d’abord analysé la concrétisation entrepreneuriale de l’idée qu’ils ont traitée et ont fait part de leurs motivations à entreprendre seul, en groupe restreint ou tous ensemble en précisant les délais. Puis, ils ont évalué les différentes techniques utilisées. Nous leur avions demandé de bien préciser les points forts et faibles de chaque technique et de les classer de la plus efficace à la moins efficace au regard des progrès enregistrés dans l’analyse de leur idée.

Resultats et analyse

L’appréciation des différentes méthodes de créativité :

30Suite à l’évaluation finale des différentes méthodes, les deux méthodes primées par ces neuf groupes sont le brainstorming et le concassage. Pour arriver à un tel résultat, en fonction des retours des 9 groupes, nous avons leur avons demandé d’attribuer des points par ordre décroissant aux 5 méthodes entre 5 (pour la méthode préférée) et 1 (pour la méthode la moins appréciée). Sur ce total de 135 points, voici les résultats :

Tableau 2

Ordre de préférence des méthodes de créativité

Tableau 2
Méthode Points obtenus sur 135 Brainstorming 41 Concassage 33 6 Chapeaux 27 Carte mentale 19 Synectique 15

Ordre de préférence des méthodes de créativité

31Le brainstorming et le concassage sont donc les méthodes les plus plébiscitées, la synectique et le mindmapping les moins appréciées. En classant plus ou moins formellement les méthodes, les étudiants ont été amenés à les évaluer et à rendre compte des apports et des dérives conceptuelles auxquels chaque méthode donnait lieu.

32D’après les étudiants, la vertu première du brainstorming est d’aider à identifier les axes essentiels d’une activité en testant la validité de l’offre. Ils soulignent que le brainstorming permet de ramifier les questions autour de l’offre. Il donne surtout l’occasion de confronter les attentes personnelles et les réalités du marché : grâce au brainstorming, la plupart des groupes a mesuré combien ils ne connaissaient pas le marché et combien ils ne partageaient pas les mêmes avis sur le marché ! Cette méthode a aidé certains groupes à construire une perception objective commune du marché ce qui a permis de dessiner les premières directions opérationnelles significatives. Les jeunes notent toutefois qu’il faut se montrer très rigoureux en classant bien les idées obtenues durant l’administration du brainstorming, sinon, cette méthode risque de laisser une impression de « floutage » de l’idée de départ. Il est de plus conseillé par les étudiants de bien préparer les questions sinon, rien de neuf ne ressort.

33Quatre groupes sur neuf (dont deux très actifs dans la transformation de l’idée en opportunité) soulignent combien, grâce à la méthode du concassage, ils sont parvenus à segmenter l’offre qu’ils avaient identifiée. Pour eux, le concassage aide à déterminer les cibles, à préciser leurs attentes et à bâtir la stratégie et la communication marketing. De par le déploiement progressif de la démarche, le concassage permet de définitivement objectiver l’offre en envisageant les conditions de validation auprès de panels de consommateurs. Certains groupes notent, toutefois, la difficulté de mise en œuvre des deux dernières étapes (adaptation, naturalisation) et les remises en cause radicales auxquelles elles peuvent donner lieu.

34La majorité des neuf groupes a souligné que la méthode des 6 chapeaux permettait tout d’abord de structurer l’information sur les concurrents et donc d’explorer l’inconnu, entre autres, de formuler des hypothèses sur une hybridation de l’offre ou sur des schémas de co-branding. Pour les groupes qui ont le plus travaillé l’idée pour en faire une opportunité, la méthode des 6 chapeaux permet d’affirmer certains choix stratégiques voire certaines valeurs (comme des partis pris) au regard de la liste des pratiques directement ou indirectement concurrentes que les participants sont arrivés à mieux situer. En revanche, ils sont tous d’accord pour insister sur le fait que cette méthode requiert de la tolérance, de l’écoute et beaucoup de patience. Comme pour la synectique, les participants s’exposent beaucoup personnellement et risquent de voir leurs interprétations mal comprises et accueillies.

35La carte mentale suscite la controverse dans les neuf groupes. Un seul groupe note que cette méthode permet de prendre en compte les différents liens entre les éléments de la chaîne de valeur caractérisant une offre. Deux groupes soulignent son atout principal, à savoir le pouvoir de visualisation qui favorise une bonne distanciation à l’égard du projet. Toutefois, beaucoup restent sceptiques en n’accordant au mindmapping que l’avantage d’affiner certains axes d’opérationnalisation, en particulier les aspects communicationnels et budgétaires. Pour trois groupes, la carte mentale n’est pas une méthode créative prioritaire : c’est une bonne mise en jambe pour établir le planning opérationnel de la création. Deux groupes pointent que la méthode est moins efficace que Xmind ou Freemind. La méthode synectique a soulevé le plus de commentaires. Au compte des aspects bénéfiques, on peut retenir que cette méthode permet de faire émerger les valeurs associées à l’idée et à l’équipe, mais qu’il faut déjà être très imprégné de l’idée pour réaliser un tel travail. Ce qui a donc gêné la plupart des équipes, c’est le choix du bon moment pour une telle méthode. Un groupe recommande d’utiliser cette méthode pour faire émerger une première idée après avoir été exposé à un secteur jusqu’alors inconnu ou totalement innovant et dans lequel les participants voudraient créer une activité. Une équipe déclare : « C’est une méthode qui s’interroge sur le contexte au sens le plus large du terme et qui ne permet pas une véritable analyse de l’environnement. » La plupart des groupes pointent le fait que la méthode n’aide pas à formuler une problématique. Beaucoup soulignent la difficulté à manipuler les métaphores en les rapportant au projet. Certains concluent qu’il s’agit d’une méthode proche du brainstorming, mais en bien plus rigide.

36Afin de bien saisir l’apport conceptuel de chaque méthode de créativité au traitement de l’idée entrepreneuriale ainsi que ses dérives possibles, nous avons réalisé le tableau 3.

Tableau 3

Forces et faiblesses perçues de 5 méthodes de créativité représentant les 3 démarches majeures de créativité

Tableau 3
Méthode de créativité Les atouts de chaque méthode pour orga Risques de dérives conceptuel niser le questionnement les Brainstorming Confrontation des attentes personnelles et Floutage de l’idée de départ des réalités du marché Concassage Segmentation de l’offre (idée de départ) et Remise en cause radicale de identification des cibles l’idée de départ 6 Chapeaux Structuration de l’information sur la con Forte implication personnelle de currence/Affirmation de partis pris chaque membre du groupe qui risque de surjouer ou sous-jouer son rôle Carte mentale Distanciation et affinement des hypothèses Un processus de formalisation et sur les axes opérationnels non une méthode créative Synectique Emergence des grandes valeurs associées Une méthode qui n’aide pas à à l’idée formuler une problématique

Forces et faiblesses perçues de 5 méthodes de créativité représentant les 3 démarches majeures de créativité

L’apport des techniques créatives à l’effort d’objectivation de l’idée :

37Magakian (2006) démontre que la créativité permet de conceptualiser mais surtout de dessiner les contours objectifs d’une idée. Isaksen et Ekvall (2010) pointent le fait que cette concrétisation va de pair avec le pouvoir de cette idée à proposer du neuf – selon eux, de nouvelles perspectives qui, pour des entrepreneurs, ouvrira la possibilité de tester un nouveau marché, une nouvelle cible. Autrement dit, la créativité a opéré et ses techniques ont bien préparé le terrain lorsque le groupe propose une idée qui cherche à faire rupture sans pour autant assumer tous les aspects d’une innovation radicale (Isaksen, Ekvall, 2010). Selon Gundry et ses collègues (1994) l’habileté conceptuelle est la capacité à proposer une idée qui questionne les paradigmes existants voire propose un nouveau paradigme. Dans ce contexte ces auteurs caractérisent cette capacité en fonction de phases rendant compte de la plus ou moins grande originalité des idées proposées : imitation, amélioration, transposition, hybridation, invention. Les neuf groupes ont d’abord été classés en fonction de leur habileté conceptuelle :

38Les corrélations entre habileté conceptuelle et méthodes de créativité prioritairement employées ont ensuite été étudiées.

39On note tout d’abord qu’en dépit de l’usage de méthodes de créativité, 6 groupes sur 9, soit 2/3 d’une population considérée, ne parvient pas à produire une idée qui dépasse le stade de l’amélioration d’une idée d’affaires déjà existante tel que Sternberg (2004) le définit en contexte entrepreneurial. Isaksen et Ekvall (2010) soulignent combien il est donc important d’examiner très attentivement ce qui a bloqué et accéléré l’amélioration de l’idée.

40Dans la pratique de la méthode, il faut donc voir ce qui a pu faire l’objet de blocages conceptuels voire d’apories au sein des groupes qui n’ont pas dépassé le stade de l’amélioration. Inversement, il faut aussi analyser attentivement la façon dont les groupes qui ont atteint les stades de la transposition et de l’hybridation ont exploité lesdites méthodes. A ce propos, les compte rendus de réunion de créativité nous offrent des informations très intéressantes

41Les groupes circonscrits dans le stade de l’imitation (groupes 1, 8, 3) ont exprimé leur préférence pour le brainstorming et la carte mentale. Dans les faits, le brainstorming n’a pas donné lieu à une confrontation des attentes personnelles et des réalités du marché car les attentes personnelles étaient minimes. Les trois groupes auraient pu initialement faire émerger ce type d’attentes grâce au concassage ou à la synectique – mais ils ont peu exploité ces méthodes. De même, on note que, pour l’ensemble de ce panel, l’analyse de la concurrence est défaillante : la méthode des 6 chapeaux a été assez infructueuse. Il aurait été intéressant de développer un regard extérieur sur l’offre grâce à la méthode de la carte mentale qui a surtout donné l’opportunité de discuter les détails opérationnels. Les trois groupes qui sont restés au stade de l’imitation ont adroitement évité l’objectivation de l’idée parce qu’aucune véritable confrontation n’a eu lieu dans le groupe. Nous analyserons plus loin comment certaines interprétations des méthodes de créativité ont débouché sur des dynamiques de groupe inhibitrices.

Tableau 4

Classement des neuf groupes en fonction de leur habileté conceptuelle

Tableau 4
Degré de créativité de Idée proposée et groupe l’idée proposée au final IMITATION Bar à thème (Groupe 1) Magasin de bijoux fantaisie (Groupe 8) Bar à Champagne (Groupe 3) AMELIORATION Bar à champagne (Groupe 4) Service de cuisine à domicile (Groupe 2) Atelier/magasin de cuisine asiatique (Groupe 7) TRANSPOSITION Studio d’enregistrement et de production musicale pour des débouchés régionaux et inter-régionaux (Groupe 9) Service de livraison d’apéritif à domicile en région Champagne (Groupe 5) HYBRIDATION Cabinet d’expertise en eco-construction (Groupe 6) INVENTION

Classement des neuf groupes en fonction de leur habileté conceptuelle

42Les idées proposées par les Groupes 2, 4 et 7 sont du domaine de l’amélioration car elles proposent quelques aménagements opérationnels astucieux, en particulier en terme de diversification de l’offre, sans pour autant déterminer une véritable segmentation de leurs marchés respectifs. Concernant ce panel, le travail sur le brainstorming a bien débouché sur une confrontation des attentes personnelles et des réalités du marché ; toutefois, à l’issue de l’exercice, les membres des trois groupes ont peiné à faire des choix. Ces trois groupes ont de plus très mal vécu l’expérience du concassage : ils ont trouvé la méthode longue et fastidieuse et ne sont pas parvenus à segmenter l’offre. A travers leur expérience de la méthode des 6 chapeaux, la prise en compte de la concurrence est demeurée superficielle. Durant l’application de la méthode synectique, les membres de ces trois groupes ont cherché à identifier des axes d’opérationnalisation plutôt que de travailler sur les valeurs dont l’idée d’affaires pouvait être porteuse. Dans ces trois groupes, chacun a fait le point sur ses attentes personnelles mais la convergence s’est faite à coup de concessions mutuelles sur lesquelles, par la suite, aucun des membres du groupe n’est revenu, même durant la séance de synectique. L’idée est restée à l’état de proposition qui ne débouchait sur aucune représentation partageable par les membres du groupe.

43Les deux groupes 5 et 9 qui sont parvenus au stade de la transposition d’idées d’affaires déjà existantes ont proposé des esquisses de modèles d’affaires insérés d’une façon très cohérente dans le contexte régional. Dans les deux cas, l’intérêt du groupe pour l’idée prime. C’est en brainstorming que cette objectivation a eu lieu, même si un grand nombre de divergences subsistent quant à la façon d’exploiter l’idée. Les méthodes utilisées ultérieurement au moment de l’objectivation ne permettront que de converger superficiellement quant aux modalités d’implantation de l’idée.

44Dans les deux groupes, la majorité des membres comprend que pour l’opérationnaliser, il faut situer régionalement leur idée pour dégager son avantage compétitif. Avec la synectique, le groupe 5 note que, pour créer un service de livraison d’apéritif à domicile qui fasse la différence, il y a intérêt à revisiter la formule du champagne à l’apéritif pour tester localement certains types de cocktail, industrialiser certaines productions, créer des kits de références amuse- bouche/cocktail au champagne, dessiner une marque et conquérir d’autres régions en France et en Europe. Ces ambitions retombent au moment de lister les ressources au sein de la carte mentale. La méthode des 6 chapeaux repositionne l’offre au cœur des loisirs avec des formules apéritifs + accessoires post-apéritifs (jeux, films) afin de toucher tous les budgets, quitte à faire des partenariats ultérieurs avec les producteurs de Champagne. Au final, les membres du groupe 5 s’accorde sur la transposition de l’idée de départ à destination d’une cible très vaste -- les low budgets (camping, vacances) et les événements en entreprise (middle budget). -- et située dans la région Champagne et le bassin parisien. Toutefois, l’ensemble du groupe s’oppose à la proposition de deux membres du groupe qui veulent hybrider le concept de départ avec une offre de loisir expérientiel à la maison qui permettrait de fidéliser la cible. A partir de là, le travail du groupe n’avance plus.

45Pour le groupe 9 qui vise à créer un studio d’enregistrement, c’est dès le premier exercice créatif, le concassage, que les membres de l’équipe posent la question de la transposition locale de l’idée de départ. Ils cherchent alors à faire ressortir l’identité musicale de la Champagne dans l’hexagone et sa capacité à attirer des compositeurs et interprètes internationaux. Pour le groupe 9, comme pour le groupe 5, l’hybridation de l’idée de départ est possible : ils envisagent la création d’une mini école de musique au sein du studio, mais, lors de l’exercice de synectique reviennent à un projet de transposition, c’est-à-dire un studio d’enregistrement qui reprend les meilleures pratiques des métropoles pour fidéliser des musiciens de dimension régionale et encourager des productions interrégionales. La question de la distribution qui aurait pu faire émerger certaines pistes favorables à une hybridation du modèle d’affaires est rapidement évacuée lors de l’exercice de la carte mentale. On note, d’ailleurs, dans les deux groupes, une bonne capacité à objectiver l’idée mais quelques difficultés à prendre une pleine distance avec le projet, à le comparer à d’autres projets possibles et à l’enrichir significativement c’est-à-dire à l’hybrider. L’idée examinée occupe une position trop centrale au sein du groupe.

46Le groupe 6 veut créer un cabinet d’expertise et de consulting dans le domaine de l’éco-construction. Dès la séance de brainstorming, l’idée est organisée en fonction de deux axes qui posent la question de la création de deux sociétés ou d’une seule : l’élaboration de diagnostics environnementaux et la proposition de solutions clés en main grâce à une mise en relation des clients avec des partenaires (artisans, entreprises BTP…). Ce groupe a plébiscité le concassage et le brainstorming. Le concassage lui a permis de s’interroger sur la cible des diagnostics (doivent-ils se focaliser sur les infrastructures ou bien sur les produits ?), sur le positionnement de l’offre de diagnostic (marché du consulting low cost), sur les besoins et la solvabilité d’un grand panel de clients potentiels (entreprises, administrations, particuliers). La conclusion du brainstorming a permis de recentrer l’activité autour d’un objectif : la fidélisation des clients entreprises recherchant une prestation d’ensemble allant du diagnostic jusqu’à sa mise en œuvre, quitte à créer des accords de maintenance à court terme. Pour faire émerger son modèle d’affaire, lors du brainstorming, le groupe a consciemment croisé deux modèles de consulting l’un issu du domaine patrimonial et l’autre issu du BTP. La méthode des 6 chapeaux a été décisive : le groupe a décidé de resserrer la cible du diagnostic sur les infrastructures afin d’assurer la maintenance, dans certains cas. La carte mentale a aidé le groupe à mettre à plat toutes les implications opérationnelles liées à l’offre et d’identifier des économies de coûts. En termes de prospectives et donc d’hybridation, le rôle de la synectique a été important : cette méthode a permis d’explorer l’engagement de qualité de la future entreprise (les valeurs qui feront la différence avec les compétiteurs et sa réputation). Le groupe a conclu qu’à moyen terme, la firme pourrait devenir un organisme de certification après travaux afin de créer une clientèle en partie captive car soucieuse de qualité et de relation long terme. A l’hybridation des deux modèles de consulting patrimonial et BTP s’ajoutent donc les modèles d’accompagnement empruntés aux organismes de suivi qualité. Cette hybridation a été possible parce que le groupe est parvenu à associer et dissocier régulièrement quatre à cinq grandes hypothèses qui résultaient d’une première question : quels sont les bienfaits du conseil en éco-construction pour les entreprises ?

Tableau 5

L’impact des méthodes de créativité sur l’habileté conceptuelle

Tableau 5
Degré de créativité de l’idée proposée Impact de la méthode de créativité Transposition • Le brainstorming permet de passer du stade de l’amélioration à la transposition • La synectique permet de consolider les hypothèses sur la transposition Hybridation • La méthode des 6 chapeaux a permis la reconfiguration du projet • La synectique a ouvert sur une réflexion prospective

L’impact des méthodes de créativité sur l’habileté conceptuelle

L’effet des techniques de créativité sur la mobilisation des membres du groupe :

47Cette analyse résulte des prises de décision des membres du groupe telles qu’elles ont été consignées à l’issue de la mise en pratique de chaque méthode. Pour analyser les dynamiques de groupes à l’œuvre, nous nous appuierons sur la théorie de la dynamique des groupes retreints (Anzieu, Martin, 1968) et celle des décisions collectives (Moscovici, Doise, 1992) appliquées aux groupes de créativité (Isaksen, Lauer, 2002). Cette analyse s’organisera en fonction des quatre panels identifiés précédemment, à savoir les groupes dont les idées se situent respectivement au stade de l’imitation, de l’amélioration, de la transposition et de l’hybridation. Étant donné que ces étudiants ont pour la plupart déjà travaillé ensemble, ces neuf groupes constituent des groupes primaires où l’action commune est possible, voire souhaitée (Anzieu, Martin, 1968).

48Concernant le panel dont les idées se situent au stade de l’imitation, dans chacun des trois groupes concernés, on observe une absence de polarisation du groupe autour de l’idée : celle-ci est présentée comme une évidence et ne donne lieu à aucun engagement individuel ou interindividuel. Chacun de ces groupes a débuté par une méthode de créativité différente qui ne suscite pas trop de divergence (synectique ou concassage). Dès que ces groupes ont abordé le brainstorming, bien qu’ils aient tous trois plébiscité cette méthode, presque aucun membre ne donne d’avis personnalisé sur l’idée. S’il le fait, le participant est alors invité par un tiers à considérer la difficulté de mise en œuvre de la proposition : la figure de la contrainte inhibe toute participation effective. Ce type d’interaction s’intensifie lors de l’exercice de la carte mentale. Les 3 groupes s’appuient donc sur les démarches associatives (brainstorming et carte mentale) pour faire pression sur les membres qui s’exprimeraient trop personnellement. Le phénomène s’intensifie lors de l’exercice des 6 chapeaux.

49Concernant le panel dont les idées se situent au stade de l’amélioration, les réactions sont assez différentes dans les trois groupes. Toutefois, comme lors de l’exercice du brainstorming, la majorité des membres ont émis des points de vue très personnels, au moment de la convergence, le groupe se scinde en deux sous-groupes :

  • ceux qui proposent une série d’améliorations et ceux qui proposent un statu quo (2 groupes)
  • ceux qui proposent une série d’améliorations et ceux qui proposent une série d’améliorations plus organisées (1 groupe)

50A partir de cette scission du groupe, un des deux groupes l’emportera grâce au leadership de l’un deux qui se révèlera lors de la séance de carte mentale. Là encore, certains parallélismes dans les deux méthodes de type associatif permettent au groupe de revivre certaines tensions interindividuelles et de dépasser les conflits. La synectique qui permet d’explorer des valeurs communes autour de l’idée permet aussi d’apaiser certains conflits ouverts.

51Concernant le panel dont les idées se situent au stade de la transposition, on observe également de profondes tensions. Le moment de convergence du brainstorming qui est abordé, par les deux groupes, après deux exercices de créativité est un moment de mise au point et d’acceptation d’un leadership reconnu à un seul membre du groupe. C’est ce leader qui arbitrera les choix de transposition, par la suite, surtout lors de la phase de clôture de l’exercice des 6 chapeaux.

52Concernant le groupe 6 dont l’idée se situe au stade de l’hybridation, le leader s’affirme lors de l’exercice de synectique : il devient animateur et permet aux autres membres de faire part de leurs peurs mais aussi de leurs croyances concernant le projet. Le leader laisse la place à un co-leadership lors des choix à réaliser en brainstorming, surtout à la personne qui tient à ce que l’entreprise puisse s’affirmer dans le domaine de la qualité. A la différence des groupes du panel précédent, le leadership est ouvert voire temporairement partageable. L’exercice de concassage est le lieu d’échange le plus intense. Ce leadership ouvert favorise l’hybridation.

Tableau 6

Les types d’interactions conceptuelles et sociales dans le cadre de la mise en jeu de 5 méthodes de créativité

Tableau 6
Degré de créativité de Caractéristiques des enjeux Caractéristiques des interactions l’idée proposée conceptuels pour le groupe interindividuelles dans le groupe au final IMITATION Difficulté à favoriser un dialogue Usage des méthodes créatives intersubjectif (démarches associatives) pour inhiber Non-objectivation de l’idée départ les propositions trop personnelles des membres du groupe : création d’un faux consensus AMELIORATION Objectivation superficielle de l’idée Conflit ouvert et polarisation du conflit de départ Segmentation superficielle de l’offre TRANSPOSITION Bonne objectivation de l’idée de Résolution d’un conflit initial grâce à départ, mais difficulté à faire émer-l’émergence d’un leadership ger plusieurs points de vue distants de l’idée considérée HYBRIDATION Bonne capacité à associer et à Émergence d’un leadership ouvert dissocier un nombre important d’hypothèses ; capacité d’emprunts/ de références à un nombre importants de contextes INVENTION

Les types d’interactions conceptuelles et sociales dans le cadre de la mise en jeu de 5 méthodes de créativité

Conclusion

53Nous avons observé que les méthodes de créativité sont des leviers pour faire passer 1/3 des groupes étudiés de l’idée à l’opportunité. En effet, à partir d’une première idée, au terme de leur parcours, les groupes 9, 5 et 6 élaborent sinon des modèles économiques viables, du moins un cadre stratégique d’action pour concrétiser une opportunité d’affaire. Toutefois, nous n’avons là qu’une vision très générale de l’impact des techniques de créativité sur l’idéation entrepreneuriale : une simple amélioration d’une idée de départ (3 groupes) peut aussi déboucher sur la création d’une firme très profitable. Notre propos n’était pas de démontrer l’efficience des techniques de créativité en général. Il s’agissait d’identifier et de comparer qualitativement la façon dont l’idée gagnait en objectivité dans le groupe pour en motiver l’organisation et l’implication. Il ne nous a pas semblé utile d’avoir recours à un échantillon de contrôle – pour comparer populations exposées à la créativité et populations non exposées.

54En revanche, nous avons bien identifié les trois aspects de l’engagement créatif pour voir jusqu’où il évoluait en fonction des techniques utilisées et appréciées. Brainstorming, synectique et méthode des 6 chapeaux favorisent une solide objectivation de l’idée qui permet d’en dégager le potentiel innovant. En revanche, si l’on se réfère aux trois projets les plus aboutis, les méthodes du concassage et de la synectique sont bénéfiques à la dynamique de groupe : le concassage permet d’ouvrir librement l’échange pour faire progresser l’idée tandis que la synectique permet d’explorer les valeurs communes et d’apaiser les conflits. Enfin, il est intéressant de voir que la majorité des participants aient plébiscité les méthodes de brainstorming et de concassage. Si l’on rapporte cette appréciation des techniques créatives aux membres qui ont produit les idées les plus abouties, le concassage et la synectique sont les grands gagnants… Ce sont bien les deux méthodes qui sont mentionnées lorsqu’il s’est agi de soutenir l’effort d’objectivation de l’idée et la dynamique inter-subjective dans les groupes les plus avancés dans le travail de l’idée.

55Il serait intéressant d’étudier plus finement ce qui permet à un groupe de bien articuler l’effort cognitif (l’objectivation de l’idée) et l’engagement collectif. La limitation effective de cette étude réside dans la pratique que les individus ont des techniques de créativité : 80% d’entre eux avaient déjà pratiqué le brainstorming, ce qui en a certainement fait une technique centrale, dans cette expérimentation, parce que les participants s’y sentaient plus à l’aise. Toutefois, aucun n’avait pratiqué la synectique ou la méthode du concassage qui ont constitué des tournants forts pour les groupes à haute habileté conceptuelle et à forte cohésion.

56En dernier ressort, il faudrait juger de la viabilité des types de projets mis ici en perspective. Des recherches longitudinales ultérieures permettraient de vérifier sur quel type de firmes débouchent des idées demeurées au stade de l’amélioration et des idées parvenues au stade de l’hybridation.

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Date de mise en ligne : 18/10/2014

https://doi.org/10.3917/g2000.305.0093

Notes

  • [1]
    A l’exception peut-être du brainstorming souvent, et parfois mal, utilisé.
  • [2]
    Idéation est pris ici au sens de formation, de genèse des idées. Les idées générées pouvant s’étager d’une absence totale de créativité… à une très grande créativité. L’objet des méthodes de créativité est donc de rendre plus créatives les idées générées au cours du processus d’idéation.

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