Couverture de G2000_301

Article de revue

Mirage technologique versus réalité comportementale : le cas des mails

Pages 101 à 122

Notes

  • [1]
    Source : constructeurs français et revues automobiles.
  • [2]
    Il s’agit bien là de « système d’information » car la logistique implique non seulement des outils technologiques, mais également des hommes et des méthodes organisationnelles.
  • [3]
    Notons ici la concomitance de l’explosion de l’informatique grand public et l’explosion du taux d’équipement des ménages.
  • [4]
    Enterprise Ressource Planning. Tendance surtout apparue au cours des années 90 dans les grandes entreprises, mais aujourd’hui très présente également dans les PME/PMI.
  • [5]
    Société de Services en Ingénierie en Informatique

1L’informatisation est le phénomène marquant de notre époque. Même si, comme le dit Bertrand GILLE (GILLE, 1978) cité par Michel VOLLE (VOLLE, 2006) dans son dernier ouvrage « De l’informatique », « ce n’est pas le plus spectaculaire : il n’explique ni l’explosion démographique de l’espèce humaine, ni le changement climatique ; nos paysages, nos maisons, nos villes, nos voitures, nos équipements ménagers, ont été conçus sous les systèmes techniques antérieurs. » Cependant, l’informatisation amène à une certaine structuration de nos pensées et de nos rapports avec les autres et c’est en quoi elle s’ancre durablement dans nos vies. En particulier, l’information transforme le fonctionnement des entreprises.

2Les systèmes d’information sont, de fait, à la fois vecteur et solution à l’évolution du besoin des entreprises décrit ci-dessus :

  • vecteur car facilitateur du changement : les outils étant disponibles, bien packagés et savamment commercialisés, les entreprises espèrent la solution réparatrice de leurs problèmes, pour la plupart organisationnels ;
  • solution car outils de partage et de traitement de l’information, si nécessaire aujourd’hui au fonctionnement de toute organisation humaine.
Notre propos est ici de montrer que la technologie ne répond pas à tous les besoins. Celle-ci est au service de l’Homme et doit donc être appropriée et domestiquée pour permettre une plus grande efficacité ou performance tant sur le plan individuel que collectif. Les technologies de l’information, le mail en particulier, ne font pas exception à cette règle. Aussi souhaitons-nous montrer que les entreprises ne peuvent créer de la valeur avec ces technologies que sous la condition d’un travail spécifique d’appropriation, c’est-à-dire par un changement de comportements et l’adoption de règles de conduite communes.

3Pour ce faire, notre choix a été une mise en perspective historique visant à montrer qu’à chaque période les spécificités du management et les spécificités des systèmes d’information se font échos. Enfin, nous centrons nos propos sur le cas du mail et illustrons notre démonstration par un exemple remarquable : la pratique partagée du mail chez Schneider Electric France.

L’évolution du besoin des entreprises

Les spécialistes de l’ère industrielle des années 1950-1970, la technicité source de progrès

4Durant les Trente Glorieuses, la demande s’est durablement installée comme supérieure à l’offre. La raison principale en est le contexte économique de reconstruction et de croissance dans lequel la fin des restrictions suscite un fort besoin de consommation. L’entreprise est alors maîtresse du jeu de consommation de masse. Elle applique des logiques de volume devenues opérables grâce à des développements technologiques qui permettent la rationalisation et l’automatisation du travail. La conception des produits est basée sur une définition technique et leur prix établi par la somme des coûts de fabrication et de la marge. Les entreprises développent des organisations hiérarchiques pyramidales, qui favorisent la séparation de la pensée et de l’action par le biais de la simplification des tâches : les ouvriers appliquent à la lettre des tâches élémentaires, obéissant ainsi aux règlements imposés par les dirigeants ingénieurs et managers, dont les tâches et responsabilités professionnelles sont elles-mêmes bien déterminées. Pour ces leaders, la maîtrise technique ou managériale, dont l’accès est limité, participe à l’installation du pouvoir. Forts de ces compétences, les ingénieurs managers conçoivent des produits de qualité répondant à leur représentation des besoins.

5Les caractéristiques de ce modèle managérial sont donc le principe de l’obéissance et l’information en tant qu’outil de pouvoir. A ce titre, celle-ci est distribuée parcimonieusement à chacun en fonction des besoins des tâches qu’il a à exécuter.

6De fait, par souci de rationalisation et de traitement de volumes de plus en plus importants, les années 50 ont vu l’émergence du besoin d’automatisation apparaître dans les entreprises. C’est à ce moment que les premières machines à cartes perforées, bien qu’initialement conçues pour la statistique, ont été utilisées. Mais c’est l’ordinateur, plus puissant et plus adaptable (en termes de place notamment), soutenu par des processus automatisés développés selon les travaux de Von Neumann (Von Neumann, 1945), qui pénètrera fortement les entreprises à cette période, et plus encore dans les années 60. Les métiers, surtout techniques à cette époque, se dotent d’outils leur permettant d’une part de traiter des données de plus en plus nombreuses et d’autre part de répondre à des attentes informationnelles de plus en plus grandes. La technologie est bien la source principale de progrès, mais elle consolide la structure verticale des logiques de pouvoir mises en place dans les organisations.

La phase de changement des années 1980 : le capitalisme et la logique de valeur dans un environnement instable

7Les secousses de la crise économique apparue au cours de la décennie précédente marquent les années 80, par l’effet persistant des chocs pétroliers et de l’inflation (Carsadale, 1998). C’est la crise du mode d’accumulation basée sur les gains de productivité des industries mécaniques, conséquence de l’incapacité des industries à créer de la valeur, engluées qu’elles sont dans la concentration industrielle et la quête de gains de productivité. Le changement de modèle économique dans les pays occidentaux, en partie mis en œuvre par la dérégulation et la mondialisation, renforce la concurrence et donc la nécessaire compétitivité des entreprises. Mais le fait le plus marquant de cette période est l’inversion de rapport entre l’offre et la demande : il devient nécessaire de développer une nouvelle logique de production. La stratégie de volume s’estompe alors au profit d’une stratégie de différenciation tandis que la surproduction amène une pression concurrentielle plus rapide et plus forte. Cela rend indispensable le renforcement des méthodes de veille et de satisfaction des consommateurs. Ces derniers imposent progressivement leurs exigences qui s’ajoutent alors à celles des investisseurs.

8L’entreprise a définitivement adopté une conduite orientée vers des objectifs de performances économiques et financières : elle devient entreprise-profit au détriment de l’entreprise-procédure. La simplification de la structure organisationnelle et la suppression de niveaux hiérarchiques favorisent la recherche de rationalisation des coûts. Une nouvelle terminologie faisant référence à la flexibilité, aux processus, aux centres de profits, à la qualité et à la gestion de production est importée des Etats-Unis et du Japon (Coriat, B. Weinstein, O. 1995). La réactivité stratégique et la flexibilité industrielle sont largement avantagées par la diffusion technologique de l’information grâce à des systèmes d’information aux performances sans cesse accrues.

9La multiplication des compétences requises conduit à une nouvelle forme de combinaison entre les métiers et les lignes de produits : la matrice. Celle-ci conjugue les fonctions supports et les fonctions produits. Le besoin de fertilisation croisée entre les approches de gestion et de l’ingénieur s’impose comme une évidence : la connaissance des produits et de leur conception doit s’assortir de la maîtrise des processus de maximisation de richesse et de performance. Les dirigeants doivent non seulement être capables d’innover en proposant de nouveaux produits mais également de les inscrire dans une recherche d’optimisation de la performance financière.

10Nous retiendrons que ce modèle managérial privilégie la performance économique. Il s’appuiera donc sur des systèmes d’information spécialisés par fonction ou métier et centrés sur les ratios économiques.

11Au cours des années 80, les premières limites d’une telle optimisation des métiers se font ressentir : vision parcellaire du client, manque de coordination et de communication entre les services. Si l’on couple à cela l’émergence de la concurrence internationale, notamment celle des Etats-Unis et du Japon, l’apparition de méthodes de travail nouvelles (japonaises notamment) comme la qualité (tout du moins en France), l’entreprise a dû adapter son organisation, encore largement héritée de Taylor. L’optimum ne vient plus seulement de la somme des optimums locaux, mais également de la bonne coordination de ces optimums locaux. Or, les outils informatiques à disposition des entreprises démontrent leurs limites :

  1. Une capacité réduite d’échanges entre systèmes et services dû à un développement par métiers et fonctions hérité de notre culture de spécialistes ;
  2. Un manque de convivialité : les systèmes ne s’adaptent pas aux utilisateurs et sont peu intuitifs car ils sont conçus par des experts en informatique dans la logique « techno-push » héritée du taylorisme ;
  3. Une incertitude quant au réel retour sur investissement dans ces technologies, ce qui tend à ne plus justifier de plus amples investissements ;
  4. Une valeur ajoutée insuffisante pour leurs utilisateurs directs et leurs clients finaux.
C’est à ce moment-là que la notion de « système d’information » fait son apparition et essaie de colmater les brèches laissées béantes par l’informatique. L’idée est de dire que l’informatique seule ne peut suffire à répondre aux exigences des entreprises et de leurs usages. Citons la définition de Jean-Louis Lemoigne et Henri Tardieu (in Sfez, 1979) : « Le système d’information, dont la vocation est d’assurer le couplage entre le système d’opération et le système de décision (système de pilotage), [il] instrumente la production des informations génériques (ou primaires) par lesquelles l’entreprise se représente (auto représente) les activités physiques, assurées donc par le système opérant (…). » L’outil informatique seul ne suffit plus : les hommes et leur modes de fonctionnement, l’organisation de l’entreprise et ses spécificités sont indiscutablement nécessaires aussi, mais à condition de changer. L’outil doit plus « coller » à l’entreprise, devenue matricielle, c’est alors qu’apparaît le micro-ordinateur et commence à soutenir les activités de gestion. L’informatique se rapproche de l’utilisateur, l’assiste dans ses tâches courantes et supplante les machines à écrire et à calculer. Il permet la connectivité des utilisateurs, la gestion décentralisée et la consolidation des résultats.

A partir des années 1990s, la société de l’information s’installe et ouvre le monde

12Depuis les années 1990s, l’évolution de l’environnement, qualifié de turbulent et complexe, se manifeste par une forte instabilité et l’apparition de nouvelles contraintes. Les organisations n’échappent pas à cette métamorphose et vont la décliner en interne pour devenir des entreprises-réseaux ou entreprises élargies. La multiplication de zones de déréglementation, telle l’Union Européenne, favorise la simplification des échanges et accélère le changement. L’internationalisation marchande se transforme en un phénomène plus répandu et souvent perçu comme une contrainte : la globalisation.

13Le nombre d’entreprises cherchant à étendre leur champ d’action s’accroit considérablement, tant dans des objectifs de conquête de nouveaux marchés que de recherche de ressources, ou de réduction de coûts.

14La confrontation à de nouvelles cultures constitue un autre facteur de complexification. Parallèlement, et en conséquence, la satisfaction du besoin client devient elle aussi plus pointue. Le marketing de segmentation laisse place à un marketing dit « one to one ». Le consommateur veut être reconnu comme unique et en plus il devient « zappeur ». Les réponses d’adaptation des entreprises se concrétisent dans la réduction de cycles de vie des produits et l’entreprise ne survit plus en tant que suiveur : elle se doit de proposer sans cesse des innovations. Celles-ci sont rendues possibles par l’introduction de nouvelles technologies, des comportements collaboratifs - on parle de coopétition - mais surtout par le développement de services et l’enrichissement de la relation avec chaque client. Cette tendance est illustrée chez les constructeurs automobiles : le temps de développement précédant le lancement d’un nouveau modèle est passé de dix à moins de cinq ans [1], et cela n’empêche pas les constructeurs de présenter de plus en plus d’innovations, toujours plus de technologies, d’automatisation, de confort et d’équipements en séries. De même, des « postes vendeurs » permettent d’entrer dans un nouveau modèle commercial, grâce au mariage heureux entre les nouvelles technologies de l’information et l’adoption de nouveaux comportements relationnels.

15L’incertitude croissante, source de changement continu des relations de l’entreprise avec son environnement mais aussi en interne, nécessite une nouvelle forme d’évolution. L’entreprise doit adopter une forme de management dit « agile » (Barrand, 2003), caractérisée, entre autres, par la généralisation du mode de fonctionnement par projets, eux-mêmes marqués par une approche à la fois anticipatrice, coopérative et innovante. Hatchuel (2004) qualifie ces entreprises de néo-compagnies et soulève le paradoxe de l’innovation. Ces entreprises sont ainsi adaptées aux exigences du court-terme tout en développant un système relationnel proche de celui de l’artisanat. La pression court-termiste soulève inévitablement la question de la place des activités supposées assurer la pérénité, et parmi elles, l’innovation.

16Ainsi, selon l’auteur, quand le financement de l’innovation, de la productivité ou de la créativité ne peut se faire, les accélérations dans les actions peuvent constituer des réponses. Le manager de la néo-compagnie assimile les logiques industrielles et capitalistes tout en s’inscrivant dans le développement pérenne de son entreprise.

17La performance est devenue globale et le fonctionnement performant est le véritable vecteur de performance de la performance économique, sociale et sociétale. Ce management exige un système d’information partagé et créateur de valeur pour lequel les Hommes doivent être spécifiquement préparés. Ce sont là les principales conditions d’accès à l’agilité (Barrand, 2006).

18Cependant, les besoins en coordination et communication entre les métiers, induits par ces modifications de l’environnement des entreprises, ne trouveront un début de réponse qu’avec l’émergence des réseaux au début des années 90. Cette mise en réseau a conduit l’informatique à un effort de partage et donc de cohérence dans les données. Bureautique puis bureautique communicante (groupwares, Intranet…) font leur apparition et soutiennent les utilisateurs dans leurs tâches quotidiennes. De plus, les entreprises se voient confrontées à un impératif de réactivité, du fait de l’augmentation de la concurrence et pour répondre aux exigences grandissantes des clients. Ainsi, la prise de décision doit pouvoir s’effectuer au plus près de l’action : l’outil informatique doit pouvoir soutenir l’individu dans ce nouvel impératif.

19Un autre impératif prend corps courant des années 90 : l’approche par processus des organisations. Les exigences de qualité imposent une traçabilité des produits et services de l’entreprise. Or, cette fonctionnalité, pourtant disponible du système d’information [2], n’a pu émerger qu’à cette occasion. Le Workflow (informatisation des processus) a achevé de créer ce lien entre les services.

20L’entreprise agile doit donc proposer une solution globale, au prix d’une offre standard mais avec un haut niveau de différenciation, incluant service et information. Pour réussir ce pari, elle ne peut plus répondre seule. L’équipe qui va répondre est une équipe mixte, pluri-fonctionnelle, interne et externe à l’entreprise. L’entreprise peut ainsi répondre à la demande non seulement en coopérant avec des experts ou des sous-traitants mais également avec un concurrent ou avec un fournisseur.

21Cette coopération ne peut vivre, compte-tenu de la contrainte de vitesse et de la masse exponentielle d’informations à traiter, que grâce à la bonne utilisation des technologies de l’information. Or, comme nous allons le voir, la technologie n’a pas toujours été développée dans une logique client et son adoption a souvent été trop rapide pour que des changements posturiels et culturels nécessaires aient eu lieu complètement.

22En effet, la vitesse est devenue un véritable facteur clé de succès :

  1. elle est source de performance globale,
  2. elle amplifie la puissance d’analyse de l’information,
  3. elle permet une plus large diffusion de l’information tout au long des processus de l’entreprise.
Mais cette vitesse ne doit pas nuire pour autant à la qualité. Elle ne peut s’exprimer pleinement qu’à travers la seule augmentation de la puissance des technologies de l’information. Elle n’apparaît en fait qu’à condition que les comportements des utilisateurs s’harmonisent.

23A la fin des années 90, une rupture s’opère entre les métiers et l’informatique. En effet, les utilisateurs, de plus en plus sensibilisés à ces outils technologiques [3], deviennent prescripteurs dans leur entreprise. Face à des utilisateurs experts dans leurs métiers et connaisseurs en matière de technologie, l’informatique doit désormais se construire autour des métiers, ce qui change la donne et révolutionne les modes de pensée des services informatiques.

24Avec l’accroissement de l’accessibilité de l’information, l’exigence de réactivité des récepteurs et utilisateurs de cette information est corollairement augmentée. Le « stress des technologies avancées » annoncé par Rifkin dès 1995 dans son ouvrage, The end of Work, se concrétise (Askenazy, 2004). Le tri de l’information devient plus difficile. L’évaluation de la crédibilité des sources d’informations réclame autant de capacités intuitives que mémorielles. Ainsi, le décalage entre les volumes et la rapidité de circulation de l’information et les capacités de traitement par l’entreprise s’aggrave. Non seulement, elle ne dispose pas d’outils d’aide mais surtout la capacité de traitement de l’homme, qui reste un élément clé, est limitée.

25Les mails en sont un exemple criant. Quel manager ne se plaint pas de crouler sous les e-mails, l’obligeant à choisir entre un fonctionnement en flux (tout nouveau mail devient une priorité) ou en stock (traitement des e-mails une à deux fois par jour). Cela change le contexte managérial, prive les responsables de temps et augmente le facteur de stress (Rifkin, 1995).

Le rôle des systèmes d’information dans cette transformation

Accroissement de la complexité

26Les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) font partie intégrante de notre quotidien, autant d’un point de vue privé que professionnel. Elles structurent notre rapport au temps (toujours plus rapide), notre rapport à l’information (toujours plus) et aussi notre rapport aux autres (distance, richesse de la communication). D’après l’enquête annuelle de l’Idate (Idate, 2010), les français consacrent en moyenne environ 4% de leur budget mensuel aux TIC (téléphonie, télévision payante et Internet), soit 2% de plus que l’année précédente : « l’accès à Internet, la musique, les emails et la vidéo sont les points essentiels de l’usage quotidien des Français » souligne l’étude. La société de l’information est un fait, la tendance est à l’intégration et nous autres utilisateurs-consommateurs suivront la marche !

27Les entreprises, petites ou grandes allouent d’importants budgets aux équipements informatiques (infrastructures et logiciels). Les postes dominants sont d’une part la sécurité du système d’information et d’autre part les outils de travail collaboratif (Gartner, 2008). La réalité de l’organisation des entreprises aujourd’hui induit la distance physique des collaborateurs et, de fait, la multiplication des moyens pour réduire cette distance (téléphonie fixe et mobile, réseaux, outils collaboratifs…). La compétitivité des entreprises exige une gestion de l’information toujours plus rapide et toujours plus riche. Les éditeurs tentent de répondre à cette demande, mais l’efficacité est jugée avec une certaine relativité : les utilisateurs se sentent isolés, surchargés d’informations considérées comme inutiles mais recherchent désespérément des informations pertinentes. Orlikowski, (2003) constate en effet un « paradoxe de la productivité des TIC » puisque l’augmentation des investissements dans ces technologies ne se traduit pas, selon lui, de façon significative sur la compétitivité des entreprises.

28Les TIC permettent à la fois de véhiculer toujours plus d’informations, toujours plus rapidement. Mais le paradoxe est réel dans les entreprises aujourd’hui : les TIC complexifient le travail quotidien des individus par de plus en plus de sophistication, alors que ces derniers n’aspirent qu’à des outils qui leur permettent d’automatiser des tâches répétitives et améliorer la qualité de leurs actions. Or, les TIC sont présentées et vendues sur ces promesses de simplification alors que le vécu des utilisateurs est plutôt contraire.

Vers une adaptation de l’informatique aux entreprises pour une meilleure prise en compte de la complexité ?

29Les dynamiques collaboratives dans l’entreprise sont bouleversées par l’introduction de ces TIC. Si l’introduction du téléphone s’est étalée sur plusieurs décennies, celles du téléphone portable ou de l’Internet se sont développées respectivement en moins de 10 et 15 ans avant de devenir des outils quotidiens de travail ou domestiques. Il faut constater qu’il est difficile pour les Hommes de s’adapter aussi rapidement au changement : l’introduction d’une nouvelle technologie, sa diffusion à grande échelle nécessitent l’apprentissage de pratiques nouvelles tenant compte des analyses de leurs impacts. Pire, plus cette technologie parait simple, plus les impacts organisationnels et comportementaux sont négligés. L’enjeu managérial nouveau est donc d’utiliser ces technologies en connaissance de conséquences, c’est-à-dire en ayant conscience du bouleversement que les TIC apportent dans les dynamiques collaboratives tant à l’intérieur des entreprises qu’entre les entreprises ou vis-à-vis des clients.

30La meilleure preuve de cet enjeu organisationnel et de pouvoir est l’ampleur prise par les projets pour la mise en place d’outils informatiques. Ils deviennent de véritable projet d’entreprise. Les utilisateurs veulent une conformité plus grande entre leurs besoins et la réalité de leur organisation. Ils ne souhaitent plus s’adapter à lui, c’est à lui de s’adapter à eux. Pour cela, l’informatique se rapproche de ses utilisateurs, essaie de mieux comprendre leurs besoins. Désormais tous les niveaux hiérarchiques deviennent plus ou moins décisionnaires et sont donc assistés des TIC : opérationnels front ou back office, managers dans les différents métiers ou top managers. Le SI se fait multiple et tente de fournir les informations pertinentes, mais doit conserver une cohérence interne afin de préserver le capital informationnel de l’entreprise. Or, cette dernière hérite d’un système d’information souvent caractérisé par l’hétérogénéité des applications. C’est pour cela qu’explose le marché des ERP [4] (Lequeux, 1999). Cet outil implique à la fois un travail sur les données et leur cohérence et d’autre part sur les processus : on commence alors à davantage prendre en compte la complexité de l’organisation et son capital humain. C’est une nouveauté : avant de parler logiciel ou solution technique, les SSII [5] examinent les processus et prévoient la formation adéquate pour les utilisateurs. L’outil informatique doit s’adapter à l’organisation alors qu’auparavant c’était à l’organisation et aux hommes de rentrer dans un moule prédéfini. Enoncé comme ci-dessus, tout semble parfait, cependant la réalité est loin d’être aussi claire. En effet, même si les consultants des SSII mettent habilement en avant une telle démarche, dans la pratique, surtout en ce qui concerne les ERP, on peut encore affirmer que le SI tend à formater les organisations. Peut-on aller jusqu’à dire qu’ils standardisent ou uniformisent les processus de back-office (notamment pour les ERP) des entreprises ? On peut se poser la question (Mourlon & Neyer, 2002). On peut aussi rajouter à cela un autre inconvénient de la standardisation qu’est l’inutilité de certaines fonctionnalités (Davenport, 1998). En effet, qui dit standard dit unique : par conséquent certains besoins spécifiques peuvent ne pas trouver réponse, et, à l’inverse, certaines fonctionnalités des logiciels peuvent être surdimensionnées par rapport aux attentes. Un tel luxe inutile pollue les capacités cognitives des utilisateurs et tend à masquer les besoins non ou mal satisfaits. Il est temps d’aller vers une certaine sobriété du SI !

31Complexité accrue et informations parcellaires en nombre de plus en plus important, rapidité de réaction, entreprise étendue aux frontières floues et difficulté d’organisation, les individus sont confrontés à ces thématiques aujourd’hui en entreprise. Face à ces nouveaux défis, le réflexe tend à apporter une réponse encore une fois technologique, à l’image de ce qui s’est passé dans les décennies précédentes. Or, comme nous l’avons vu, la donne a changé, la distribution des pouvoirs est repositionnée et la seule réponse technologique ne suffit plus. En effet, balayons quelques-unes de problématiques concrètes des individus auxquelles les SI ne peuvent pas toujours apporter une réponse :

  1. gestion de la complexité : les interlocuteurs se multiplient au sein et en-dehors de l’organisation, les collaborations sont de plus en plus éloignées alors que les échanges sont de plus en plus indispensables.
  2. raccourcissement de l’espace temps : les contacts entre interlocuteurs sont de plus en plus fréquents et imposent un délai de réponse rapide (les moyens étant à disposition, l’exigence augmente). De plus, les frontières entre vie professionnelle et vie privée s’atténuent puisque les individus disposent des moyens suffisants pour poursuivre la journée de travail (Idate, 2010).
  3. gestion du stress : les deux points précédents génèrent automatiquement ce troisième. En effet, l’individu confronté à ces deux impératifs voit augmenter de façon drastique la pression au travail. Si l’on additionne à cela la gestion d’informations parfois trop nombreuses mais également parcellaires, l’individu submergé doit trier et juger de la pertinence des informations en temps réel afin de prendre au mieux ses décisions.
  4. relation émetteur/récepteur : pris dans cette spirale informationnelle et cette impériosité de l’échange, les relations entre les émetteurs et récepteurs se schématisent en deux grandes catégories, soit l’émetteur aura tendance à envoyer les informations au plus grand nombre (attitude « Push ») puisque les moyens technologiques sont à disposition (le mail par exemple), soit on va inciter l’individu à aller rechercher l’information pertinente (attitude « Pull »), par l’intermédiaire d’un Intranet par exemple. Ces deux attitudes, largement conditionnées par la technologie ont un impact direct sur l’efficacité individuelle et collective, et, in fine, sur la performance de l’entreprise.
Au total, on peut dire que les SI ont largement été utilisés comme remède à des problématiques organisationnelles et humaines. Voyons à travers un exemple concret, aujourd’hui vécu par tout un chacun, à savoir la question du mail et de nos comportements face à cette technologie, les enjeux d’une plus grande sobriété des SI et d’un retour vers des valeurs plus organisationnelles et humaines dans les organisations.

L’exemple du Mail

32La question de l’appropriation des technologies de l’information et de la communication, et plus particulièrement de la messagerie électronique, n’est plus d’actualité. En effet, elles font partie de notre quotidien… on peut même aller jusqu’à se demander comment on faisait avant sans (cf le téléphone mobile). Cependant, appropriation ne signifie pas expertise. La preuve en est que le téléphone existe depuis plus d’un siècle et pourtant de très nombreux mauvais usages de cette vieille technologie perdurent encore : on stoppera une entrevue en face à face au profit d’une communication téléphonique pourtant moins riche au sens de Daft et al., 1987. Qu’en est-t-il du mail ? Preuve en est le nombre croissant d’ouvrages édités sur le sujet, autant au service des entreprises que des particuliers, certains devenant même des best-sellers (Shipley & Schwalbe, 2007 ; Griffith, 2006).

33Pourtant, notre enquête auprès d’un échantillon de salariés de Schneider Electric tend à aller à l’encontre de cette tendance assez largement partagée, d’un point de vue académique comme professionnel. Qu’est-ce qui rend les salariés de cette entreprise plus à l’aise dans la gestion de leur messagerie que les autres ? Au-delà, qu’est-ce qui fait qu’une entreprise dans son ensemble adopte une pratique spécifique et surtout relativement homogène et efficace du mail ?

Le mail, exemple de la complexité induite par les TIC

34De nombreuses enquêtes le démontrent : « 2005 a été le témoin d’une croissance substantielle du nombre d’e-mails devant être « gérés ». » (Enquête « e-mail culture 2005 » Symantec, 2006). Cette étude démontre que les employés passent de plus en plus de temps sur leur messagerie électronique : 52% d’entre eux passent 2 heures minimum par jour à envoyer et recevoir des messages et 15% y passent quatre heures par jour, soit l’équivalent de plus de 2 journées de travail chaque semaine. Cette étude va même plus loin : « La messagerie électronique semble également avoir rallongé les journées de travail, puisque 54% des employés interrogés consultent leurs e-mails avant 9h00 (certains même à 6h00) et ce, pour la plupart, jusqu’à 19h00 (voire jusqu’à minuit pour certains). » Dans la même lignée, la récente enquête du blog « Demain Le Mail » (DLM, 2012) soutenue par le Ministère Français de l’Economie, de l’Industrie et de l’Emploi démontre que plus de 95% des personnes interrogées jugent la messagerie électronique comme « indispensable » à leur activité professionnelle mais, bien que « pratique, rapide et efficace, l’email n’en est pas moins chronophage, stressant, non-fiable et induisant un surcroît de travail ». L’email serait-il donc un bon outil mais mal utilisé ?

35Du fait de l’omniprésence du mail dans nos vies aussi bien professionnelle que privée, la question de la manipulation ergonomique de la technologie mail ne se pose plus véritablement aujourd’hui. Par contre, l’usage, au sens de construit social comme l’identifie certains chercheurs en Sciences de l’Information et de la Communication (Vitalis, 1994 ; Berard & Rocher, 2002 ; Breton & Proulx, 2002) donne sa valeur à la technologie (Orlikowski, 2003). Or, si l’on se réfère aux écrits d’Herbert Simon, « gérer, c’est décider » et étant donné que les décisions se fondent sur les informations à disposition, la problématique de la qualité de ces informations est, nous semble-t-il, centrale quant à l’usage du mail.

36De ce fait, nous pouvons légitimement nous poser plusieurs questions :

  1. étant donnée son omniprésence, le mail nous submerge-t-il d’informations, rallonge-t-il nos journées et donc provoque-t-il du stress supplémentaire au travail ?
  2. le mail étant une technologie asynchrone (différents lieux, différents moments selon Courbon, 1998) et omni-disponible, passe pour un média facile. Cependant, quid des relations entre émetteur et récepteur ? Le média mail permet-il une véritable dimension relationnelle, une véritable communication ?

Mail et surcharge

37La surcharge informationnelle est certes, un problème ancien, mais toujours d’actualité. En 1980, O’Reilly (O’Reilly, 1980) s’intéresse plus précisément à la surcharge d’informations. Il identifie une impasse dans la littérature. En effet, de nombreuses recherches ont déjà porté sur les dangers de la surcharge au niveau organisationnel, mais rien n’a été fait au niveau individuel. Pourtant, intuitivement, les dangers de la surcharge au niveau individuel semblent évidents. En effet, l’étude d’O’Reilly de 1980, ainsi que celle qu’il a conduite avec Roberts en 1976 (Roberts, 1976), montrent que les individus ne perçoivent pas de façon claire les limites de leur capacité de traitement de l’information. Ils tendent à rechercher plus d’informations qu’ils ne peuvent en traiter, cela les rassure. Cette charge d’informations croissante peut rendre difficile l’assimilation de l’information et réduire, de fait, la performance de la prise de décision et donc la capacité à réagir rapidement. Cependant, l’individu ne perçoit pas ce mécanisme de cette façon. Il ressent plutôt une plus grande confiance et une plus grande satisfaction vis-à-vis de ses jugements pourtant plus pauvres. Par conséquent, la disponibilité d’une grande quantité d’informations peut conduire à un paradoxe grave : des performances moindres, mais une meilleure confiance et satisfaction du point de vue de l’utilisateur.

38Dans un second article publié en 1982, O’Reilly (O’Reilly, 1982) a cherché à recenser les facteurs influençant l’utilisation des sources d’information. Selon l’étude menée, la propension du récepteur à utiliser l’information, dont il est censé avoir besoin, dépend de la façon selon laquelle il perçoit la qualité de l’information (pertinence, exactitude, fiabilité, fraîcheur), d’une part, et la facilité d’accès à l’information, d’autre part.

39Le mail pose effectivement la question de la surcharge d’informations :

  • d’abord par sa disponibilité et sa facilité d’utilisation (au moins apparente)
  • et par sa capacité à toucher un nombre important de récepteurs par un seul clic !

Mail et modèles de communication

40En tant que média asynchrone, le mail applique le modèle techniciste de la communication de Shannon et Wiener (1971). Ce modèle repose sur la relation entre un émetteur et un récepteur par l’intermédiaire d’un canal : un message écrit, chargé de contenu informationnel, est envoyé par un émetteur. Cependant, le sens du message peut être bien ou mal interprété par le récepteur, même et malgré la possible présence d’un feed-back en retour. La présence du canal de transmission seul ne permet pas de garantir la bonne compréhension du message. Par conséquent, la communication, c’est-à-dire la mise en relation simultanée des acteurs (Giordano, 1994) est négligée dans le cas du mail, puisqu’il s’agit d’une technologie asynchrone.

41L’émetteur est chronologiquement le premier impliqué dans le processus informationnel. Cela lui confère un certain poids dans ce processus, mais aussi des responsabilités pour que le récepteur puisse traiter l’information afin de passer à l’action. Pour mettre en évidence l’impact de l’émetteur sur le processus informationnel qu’il engage avec le récepteur, certains auteurs ont analysé son comportement. Nous nous intéressons, plus particulièrement ici, aux déterminants, révélés par les auteurs, qui incombent au comportement de l’émetteur dans le processus informationnel.

42Scott et Mitchell (1973) se sont intéressés à la communication dans leur ouvrage sur l’organisation des structures de l’entreprise comme étant un processus composé d’échanges d’informations jouant le rôle d’interfaces, de liens entre les différents autres processus. Ces auteurs ont retenu notre attention dans la mesure où ils repèrent un certain nombre de dysfonctionnements, d’ » états pathologiques », dans ce processus informationnel et qui se situent au niveau des émetteurs et des récepteurs.

43En effet, selon eux, le processus informationnel, impliquant des personnes ainsi que leur bagage psychosociologique, est, par essence même, sujet à des dysfonctionnements : « Une personne qui émet une information le fait avec l’intention de voir ses idées répercutées sur ceux qui sont supposés en avoir besoin. Le récepteur accepte cette information en espérant qu’elle satisfera ses besoins ou ses exigences dans la situation de communication. […] Ce manque de clarté concernant l’environnement amène des états de tension entre émetteurs et récepteurs. Cette tension crée à son tour un besoin de communiquer et un besoin de recevoir la communication. » (Scott & Mitchell, 1973). Le modèle ci-dessous tend à schématiser la relation de communication décrite par Scott et Mitchell :

44Ce modèle met en évidence le fait, que l’on a déjà souligné précédemment notamment avec l’apport du collège invisible de Palo Alto, que la communication va au-delà du simple échange d’informations entre personnes à des fins d’action. Elle inclut également toute une série d’ajustements au cours desquels émetteurs et récepteurs se construisent une base d’échanges en perpétuelle négociation. Cependant, à notre sens, ce modèle semble incomplet. En effet, il sous-tend l’idée que seul l’émetteur serait à l’origine des ajustements nécessaires, or le récepteur aussi peut inciter ce mouvement.

45Le cas du mail conforte effectivement l’importance du rôle de l’émetteur dans l’installation du processus de communication, mais on ressent bien que son seul comportement ne suffit pas à expliquer tous les dysfonctionnements que nous avons déjà décrits.

Choix du media

46Huber, dans son article de 1982, s’est intéressé au délai de transmission d’une information. Son objectif de recherche était, rappelons-le, de trouver les facteurs permettant d’améliorer l’efficience des systèmes d’information.

47Selon lui, le délai de transmission d’une information a trois composantes principales :

  1. le temps nécessaire pour transmettre un message,
  2. le temps perdu lorsque l’unité émettrice a d’autres tâches et
  3. le laps de temps pendant lequel un message est conservé par le récepteur, en attendant que sa pertinence augmente ou qu’il soit confirmé par l’arrivée d’un autre message.
En fait, Huber indique que le délai de transmission de l’information dépend de trois facteurs antérieurs :
  1. l’à-propos de l’information (« timeliness ») tel que perçu par le récepteur,
  2. la charge de travail de l’émetteur,
  3. le nombre d’intermédiaires dans le circuit informationnel entre l›émetteur initial et le récepteur final de l›information.
Daft, Lengel et Klebe Trenivo (1986 et 1987) ont établi, suite à une expérimentation sur le terrain, une typologie des media utilisés en fonction du message transmis. En effet, la transmission d’un message mène au traitement de l’information contenue dans ce message. Or, pour que ce traitement s’effectue dans les meilleures conditions possibles, il faut au préalable que l’information soit pertinente et claire.

48Les hypothèses sur lesquelles se fondent les auteurs sont les suivantes :

  1. L’information acquiert un sens, une valeur au fur et à mesure de sa circulation à travers les réseaux formels et informels de communication.
  2. Les situations ne sont que très rarement claires et précises, d’où la difficulté à quantifier, formaliser, évaluer des informations ambiguës et déstructurées.
  3. Enfin, les rapports sociaux entre les divers membres d’une organisation impliquent des coalitions ou des oppositions sous-jacentes.
Or, selon eux, afin de comprendre la nature du traitement de l’information dans les organisations, il est nécessaire de revenir aux causes basiques des problèmes de l’information : à savoir l’incertitude et l’ambiguïté. En effet, les media sont plus ou moins bien adaptés en fonction de leur capacité à gérer l’ambiguïté. Ils diffèrent de par leur capacité à faciliter la compréhension du récepteur. Ils peuvent être caractérisés comme étant plus ou moins capable à établir un sens partagé, ce qui caractérise encore une fois l’échange informationnel via le mail.

Le cas Schneider Electric France

49En janvier 2006, le P-DG de Schneider Electric France (SEF) nous a demandé de mener un diagnostic d’agilité de cette entité. Après deux mois de travail, tant auprès des principaux directeurs que d’un « groupe pilote » à la totale liberté de parole, nous avons donné nos conclusions. En particulier, il est apparu nécessaire d’ » ouvrir » cette organisation sur l’extérieur. Le rôle des SI à ce niveau nous est apparu essentiel. Cette ouverture devait également se porter sur l’organisation : il s’agit là de décloisonner les entités existantes, de mettre en place un management participatif et de développer une culture du changement. Là aussi, les SI peuvent jouer leur rôle. Enfin, cette ouverture doit aussi être celle des Hommes : il faut développer la culture du risque, le sens du partage ou la confiance tout en sachant accepter la différence. Là encore les SI tiennent un rôle clé.

50Le besoin d’agilité de l’entreprise est apparu comme évident, c’est-à-dire qu’il fallait l’aider à développer sa capacité à anticiper et bouger avec justesse (mouvement, temps et moyens) de manière coordonnée (interne et externe). Aussi avons-nous lancé un chantier de travail chez SEF, qui a permis de travailler cette ouverture sur un plan technique et un plan comportemental :

  • Libérer du temps, soit améliorer la maîtrise individuelle technique, améliorer la performance individuelle comportementale et améliorer la performance comportementale collective.
  • Améliorer le climat de confiance relationnel, c’est-à-dire améliorer la connaissance et la transparence réciproque, promouvoir le travail en réseau et développer le raisonnement « en connaissance de conséquences ».
  • Capter et transmettre instantanément les signaux extérieurs, soit capter les informations de l’environnement, les mettre à disposition et nourrir une base de connaissance et analyser ces informations dans une démarche prospective partagée.
  • Transformer rapidement les idées en intentions puis en réalisations, c’est-à-dire développer le devoir d’essayer.
Un des axes de ce chantier portait naturellement sur les SI, et en particulier la messagerie électronique. En effet, celle-ci, compte tenu de l’informatisation généralisée de notre société, était l’instrument numéro un des trois premiers objectifs. La messagerie électronique permet en effet de libérer du temps si elle est bien maîtrisée (46 % des personnes pensent qu’elle leur fait perdre du temps d’après une enquête interne initiale), elle permet également de développer la connaissance réciproque même si elle ne doit pas se substituer aux relations interpersonnelles, et elle est un instrument privilégié pour faire partager des informations.

51L’action principale concernant la messagerie électronique a consisté, début 2006, à lancer une opération appelée « Chronofil » visant à contacter par téléphone la majorité des « gros utilisateurs » de messagerie pour, d’une part leur rappeler les règles simples de base d’utilisation de sa messagerie, d’autre part de leur proposer une aide « hotline » pour optimiser leur utilisation de la messagerie et, enfin de leur demander de bien vouloir répondre à une petite enquête.

52Les trois objectifs qui étaient assignés à cette campagne « Chronofil » :

53Premier objectif : rappel des règles de base d’utilisation de la messagerie électronique :

54Un mail a été envoyé à tous les utilisateurs pour les convier à appliquer des règles simples et peu nombreuses pour « dompter » les e-mails. Ces règles sont au nombre de trois :

  1. « J’attends une action de mon destinataire, j’insère son adresse dans le champ « pour » de mon e-mail »,
  2. « Je souhaite l’informer et n’attends pas d’action, j’insère son adresse dans le champ « CC » de mon e-mail »,
  3. « Je rédige toujours l’objet de mon e-mail au format : « nom du dossier, libeller le résultat attendu de l’action ».
Ces trois règles tout à fait basiques peuvent paraître simplistes, mais pourtant qui d’entre nous ne peste pas dix fois par jour de recevoir des e-mails non explicites qui sont autant de sources de stress ou de perte de temps. D’ailleurs, l’application de ces trois règles simples a permis une diminution du nombre d’e-mails, une réflexion préalable de l’émetteur avant envoi, et, en particulier, une empathie supérieure de l’émetteur vis-à-vis du destinataire. Certes, on aurait pu compléter ces trois règles par bon nombre d’autres. Mais en application de la loi de Pareto, il a semblé plus efficace de n’envoyer que trois règles simples qui allaient sans doute permettre d’optimiser à 80% l’utilisation de la messagerie par les collaborateurs de SEF.

55Deuxième objectif : proposition d’une « hotline » messagerie électronique

56Avec l’aide d’une dizaine d’étudiants de Grenoble Ecole de Management préalablement formés, et durant une semaine (soit 368 heures de phoning), 375 personnes ont été contactées afin de leur proposer une aide en ligne d’amélioration d’utilisation de leur messagerie électronique. En plus, une permanence téléphonique a été assurée par notre équipe sur deux mois, qui offrait une aide à l’utilisation de la messagerie électronique, deux fois par semaine. En parallèle, le top 10 des managers de SEF a été contacté pour organiser un rendez vous, pour eux et leur assistante, afin de les former durant une heure à l’utilisation de la messagerie. Enfin, la base de connaissance a également été amendée et le top 10 des astuces que nous avons relevées grâce à la hotline a été communiqué à tous les utilisateurs de la messagerie.

57Troisième objectif : enquête sur la pratique de la messagerie électronique

58374 personnes, parmi les personnes contactées lors de la campagne « Chronofil » ont répondu à notre questionnaire. Rappelons ici que nous avons interrogé les personnes considérées comme les plus gros utilisateurs de la messagerie électronique. Ceux-ci ont été interrogés quant à leur fonction, ce qui fait qu’on peut faire ressortir des pratiques éventuellement différentes selon la fonction de rattachement (industrie (c’est-à-dire les fonctions opérationnelles relevant de la production, de la logistique), business (pour l’essentiel les fonctions achat, vente et marketing), fonction (toutes les ressources fonctionnelles qu’une entreprise peut avoir).

Les résultats de cette enquête :
1. Le nombre d’heures passées sur le mail :
Le premier constat est que plus de 50% des personnes passent 2 heures et plus par jour sur leur messagerie électronique. Il est remarquable de noter que plus de 7% y passent plus de 5 heures ! Pour ces personnes, le travail consiste donc principalement à être des passeurs d’informations. Or ce sont tous des managers. Est-ce que le métier d’un manager peut se résumer à recevoir et émettre des e-mails ? Nous en doutons et pensons qu’il s’agit d’un biais désolant.
41% des personnes interrogées passent moins de 2 heures par jour sur leur messagerie électronique, ce que nous aurions cru représenter la majorité. Il apparait donc que la messagerie électronique peut être considérée comme relativement trop chronophage dans cette entreprise.
2. Les mails reçus et émis :
Plus de 80% des personnes interrogées reçoivent moins de 40 mails par jour. Quand on sait qu’on a interrogé les personnes les plus utilisatrices de la messagerie, on peut considérer ce nombre comme raisonnable. Il apparait que, plus les personnes reçoivent de mails, plus ces mails sont des messages pour action plutôt que pour information, mais cette tendance n’est pas très fortement marquée. On notera que chez SEF, les mails perturbateurs, autrement dit reçus pour rien, sont en nombre très faible (moins de 10 par jour pour 86% des personnes interrogées). Ceci peut s’interpréter comme le signe d’une certaine qualité dans la communication électronique de cette entreprise.
Il est remarquable de noter que les personnes interrogées émettent sensiblement moins de mails qu’ils n’en reçoivent. Il est notable aussi, et on peut prendre cela pour un signe de sincérité dans les réponses, que le nombre de mails émis pour rien correspond au nombre de mails reçus pour rien.
3. Le management des e-mails :
Si les mails reçus et émis montrent une attitude relativement saine vis-à-vis des mails (en nombre et en qualité) - d’ailleurs la majorité (90% considèrent gérer bien ou plutôt bien sa messagerie électronique - il est remarquable de relever la différence d’attitude dans le management de ces mêmes mails. Il apparait deux populations :
  • 47% des personnes interrogées ont adopté une logique de flux, c’est-à-dire qu’ils gèrent leurs mails dès réception. Cette population tend à se considérer comme de simples passeurs, qui ont le souci de la rapidité des processus auxquels ils appartiennent ;
  • 34% des personnes, au contraire, raisonnent dans une logique de stock, c’est-à-dire qu’ils laissent les mails s’accumuler dans leur messagerie électronique et les traitent une à deux fois par jour. Ils tendent donc à privilégier leur confort personnel et préfèrent se concentrer sur leur travail pour garder des espaces de temps totalement consacrés à la gestion de leurs e-mails.
A notre sens, l’agilité si nécessaire à la vie des entreprises, marquée par la vitesse et l’apparition soudaine de nombreuses ruptures, implique l’adoption généralisée d’une logique de flux. En ce sens, on peut donc considérer que SEF est aujourd’hui insuffisamment agile.
Pour ce qui est du temps passé sur leur messagerie électronique, la population se partage à nouveau en deux : 54% estiment ne pas passer trop de temps sur leur messagerie tandis que 47% estiment au contraire y passer trop de temps. Une forte majorité (75% et 83%) estime que c’est un outil qui stimule la coopération et fait gagner du temps, une majorité relative (55%) que c’est un outil qui favorise l’initiative et, enfin, 74% estiment que ce n’est pas un facteur de stress supplémentaire. Mais un quart quand même, ce qui nous semble important, pense que cet outil génère ce stress supplémentaire. C’est un nombre suffisant pour justifier un effort en ce sens de la part de l’organisation.
Pour ce qui concerne l’attitude face à la recherche de l’information, là encore on trouve deux populations :
  • 44% préfèrent aller chercher l’information qui leur est nécessaire, c’est-à-dire qu’ils préfèrent avoir une attitude active et non dépendante, ce qui génère probablement un allègement de leur messagerie électronique mais nécessite une excellente base de connaissance avec un bon moteur de recherche ;
  • 39% préfèrent recevoir systématiquement toutes les informations, y compris les non pertinentes, et faire leur tri par eux-mêmes.
L’agilité nécessite plutôt une attitude proactive vers l’information – ce qui n’exclut pas de savoir envoyer l’information à qui de droit, c’est-à-dire d’être capable d’aller chercher en permanence ce dont on a besoin. Là encore, SEF semble devoir progresser dans son management des e-mails pour devenir plus agile.

59Au total, le cheminement vers l’appropriation d’une technologie comme le mail, pourtant si familière aujourd’hui et d’apparence si simple et rapide, n’est pas si aisée et automatique que les concepteurs de solutions informatiques veulent bien nous le faire croire. Ce n’est pas parce que le besoin de simplification et de rapidité des échanges est bel et bien présent dans les entreprises que seules des solutions techniques peuvent et doivent être proposées. L’expérience exemplaire de SEF démontre qu’avec un changement de comportement des individus, une prise en charge organisationnelle et une volonté managériale, des améliorations notables peuvent être apportées pour l’efficacité individuelle au travail et une agilité organisationnelle globale. Par ailleurs, notre expérience et nos contacts avec d’autres entreprises de divers secteurs et de tailles différentes tend à démontrer que la bonne appropriation des technologies passe avant tout par un ajustement comportemental et organisationnel. Renversons la tendance : arrêtons d’apporter des réponses techniques là où seules des problématiques comportementales et organisationnelles existent et insistons davantage sur l’agilité des comportements plutôt que sur le sur-outillage des organisations.

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Mots-clés éditeurs : organisation, agilité, mail, technologie, création de valeur

Mise en ligne 22/03/2014

https://doi.org/10.3917/g2000.301.0101

Notes

  • [1]
    Source : constructeurs français et revues automobiles.
  • [2]
    Il s’agit bien là de « système d’information » car la logistique implique non seulement des outils technologiques, mais également des hommes et des méthodes organisationnelles.
  • [3]
    Notons ici la concomitance de l’explosion de l’informatique grand public et l’explosion du taux d’équipement des ménages.
  • [4]
    Enterprise Ressource Planning. Tendance surtout apparue au cours des années 90 dans les grandes entreprises, mais aujourd’hui très présente également dans les PME/PMI.
  • [5]
    Société de Services en Ingénierie en Informatique
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