1La conduite du changement est une préoccupation fondamentale du management des organisations comme l’atteste la très nombreuse littérature traitant de ce sujet. Les établissements de santé n’échappent pas à cette règle. De nombreux auteurs parmi les plus significatifs se sont intéressés à ce secteur pour étudier le changement (Scott & alii, 2000), (Mintzberg, Glouberman, 2001). Ce questionnement s’avère d’autant plus important que les établissements hospitaliers sont soumis à de très fortes injonctions visant à transformer leur organisation alors que leur aptitude dans ce domaine se révèle plutôt limitée. Selon Van de Ven et Poole (2005) les travaux de recherche concernant l’étude du changement peuvent aborder deux approches : le processus de changement ou le contenu du changement. La réflexion développée ici se positionne clairement dans la première. Parmi toutes les thématiques abordées dans la littérature sur le changement, une des principales interrogations concerne la problématique de la dynamique et des différentes étapes de la transformation des organisations. L’objectif de cet article vise à étudier ce questionnement particulier dans le domaine des établissements de santé. Pour cela nous mobilisons une recherche-intervention conduite dans un CHU au sein d’un service de consultations externes d’ophtalmologie. Ces travaux impliquant une très forte interaction avec le terrain de recherche permettent d’étudier en temps réel et in situ les différents évènements qui marquent la conduite du changement afin de contribuer à une meilleure connaissance de la dynamique de changement et des différentes étapes qui la composent.
2Afin de positionner les contributions obtenues à partir de ce cas particulier, la réflexion sur la dynamique et les étapes du changement s’organise en trois parties. Dans un premier temps, une mise en perspective théorique propose une synthèse des principaux courants de la littérature analysant la dynamique et les phases du processus de changement à partir de la posture adoptée par les auteurs. La première privilégie la dimension explicative pour analyser les différents mécanismes et les logiques à l’œuvre dans un processus de changement. La seconde, normative et prescriptive, vise à proposer un cadre de référence permettant de conduire un processus de changement. Une deuxième partie présente le terrain de recherche en détaillant le contexte, à savoir le service de consultations externe objet du changement, puis la méthodologie mise en œuvre pour collecter les données nourrissant la réflexion. Enfin, une troisième partie vise d’une part, à analyser à partir de ce cas la dynamique du changement et les étapes qui ont rythmé la conduite du projet et, d’autre part, à confronter les résultats obtenus aux différentes approches recensées initialement.
Les étapes du changement dans la théorie des organisations
3L’objectif de cette première partie, compte tenu de l’abondance de la littérature sur le changement dans les organisations, comme l’attestent le nombre d’ouvrages publiés et d’articles dans les revues académiques ainsi que les numéros spéciaux, voire les revues dédiées, vise à proposer une représentation synthétique des principales approches développées par les auteurs qui s’intéressent à la dynamique du processus de changement. Parmi les dix écoles de pensées recensées par Champagne (Champagne, 2002), nous retenons les travaux qui ont conduit les auteurs à segmenter le processus de changement pour identifier les différentes phases qui jalonnent la progression d’un projet de transformation organisationnelle. Suivant les objectifs des auteurs, ces phases sont étudiées en fonction de leur prévisibilité (récurrentes ou aléatoire) et de leur impact sur le processus de changement (déterminant ou faible). Deux approches peuvent être identifiées en fonction des objectifs des auteurs. Un premier courant privilégie une démarche explicative pour analyser et comprendre les mécanismes et les logiques à l’œuvre dans un projet de changement à partir de phases significatives. Un second courant adopte plus radicalement une posture normative et prescriptive en préconisant les étapes par lesquelles doit passer un projet pour être mené à bien et les pratiques à mette en œuvre en fonction de ces étapes.
Des approches privilégiant une approche explicative
4Les travaux de Lewin (Lewin, 2005) sont fondateurs pour le premier courant. Ils privilégient la dimension psycho-sociale du fonctionnement de l’organisation en insistant notamment sur les mécanismes d’apprentissages et sur la dimension cognitive des routines organisationnelles pour définir le déroulement d’un processus de changement en trois étapes.
5L’étape de dégel (Unfreezing) : Durant cette phase, l’équilibre organisationnel existant est remis en cause en questionnant les représentations des acteurs.
6La phase de transition (Moving) : Cette phase, par un processus d’apprentissage amène les différents acteurs à évoluer vers un ensemble de comportements acceptables et acceptés déterminant un nouveau mode de fonctionnement pour l’organisation.
7La phase de stabilisation (Refreezing) : Cette troisième phase correspond à l’institutionnalisation des nouvelles routines.
8Ce modèle générique a été repris et approfondi notamment par Vandangeon-Derumez (1998) (1998) qui introduit deux variables, l’intentionnalité du changement (de volontaire à imposé) et le mode de diffusion du changement (progressif ou brutal) pour mieux décrire les phases renommées maturation, déracinement et enracinement. Pour chacune, l’auteure propose un ensemble d’activités intermédiaires décrivant un continuum de possibilités (Tableau 1)
Les étapes du changement définies par Vandageon-Derumez (1998)
Les étapes du changement définies par Vandageon-Derumez (1998)
9Cette décomposition du processus de changement permet à l’auteure de définir deux profils-types de changement :
- Un changement prescrit, impliquant une vision claire de l’avenir et des transformations à opérer où les acteurs-clés prennent les décisions qu’ils mettent en œuvre en mobilisant les autres acteurs dans le cadre d’un changement brutal ;
- Un changement construit, reposant sur une vision floue de l’avenir où la démarche à suivre vise l’émergence de l’organisation future en laissant une grande marge de manœuvre aux acteurs.
10Ces résultats prolongent les travaux de Burgelman (1983) sur les processus induits et autonomes appliqués à la démarche stratégique.
Des approches privilégiant une approche normative
11Pour ces approches, il s’agit clairement de proposer une méthodologie sous forme de bonnes pratiques pour conduire le changement. Les travaux de Bullock et Batten (Bullock & Batten, 1985) sont significatifs de l’approche prescriptive et normative. Ils se situent dans le sillage du courant de l’Organization Development (OD) (French & Bell, 1978) (Beckhard, 1972) dont la priorité s’attache à la définition et la planification des différentes étapes obligées dans un processus de changement. Ces auteurs ont développé un modèle en quatre phases résultant de la synthèse de trente modèles de planification du changement, ce qui permet d’offrir une vision intégrative des approches normatives.
12Ce modèle détaillé dans le tableau 2 propose en premier lieu une phase exploratoire visant à décider de la pertinence du changement en insistant sur un apport externe pour faciliter le changement. Une deuxième phase comprend un diagnostic, la définition du changement et une intervention auprès d’acteurs clés. Ensuite, la phase de mise en œuvre est initiée par la définition puis l’implémentation des actions concrètes pour s’achever par leur évaluation. Enfin, une phase d’intégration a pour objectif de consolider et d’institutionnaliser les routines organisationnelles.
Les étapes du changement définies par Bullock et Batten’s (1985)
Les étapes du changement définies par Bullock et Batten’s (1985)
13Ces travaux représentatifs des réflexions menées par les chercheurs pour développer les connaissances sur l’évolution et la conduite d’un processus de changement permettent de proposer une clé de lecture pour analyser la dimension chronobiologique du changement. Les premières insistant plutôt sur le « pourquoi » et les secondes sur le « comment ».
Présentation du cas
14Pour présenter cette recherche, nous détaillons dans un premier temps les caractéristiques de l’organisation faisant l’objet du changement et le contexte du projet et, dans un deuxième temps la méthodologie de recherche-intervention mobilisée pour pouvoir analyser en profondeur les différents aspects du processus de changement.
Une recherche-intervention dans un service de consultations externes d’un CHU
15Les chercheurs ont été contactés par la direction de la qualité d’un CHU qui souhaitait apporter un soutien méthodologique au service de consultations externes d’ophtalmologie qui rencontrait quelques difficultés. La direction de la qualité était alertée de la situation par les réclamations émises par les patients via la remontée des questionnaires de sortie et par une insatisfaction exprimée par les différentes catégories d’acteurs de ce service. Outre cette situation difficile, deux autres faits doivent être mentionnés pour mieux restituer l’état initial du service lors de la première rencontre avec les chercheurs.
16En premier lieu, soulignons que le chef de service a pris récemment ses fonctions et succède à un prédécesseur à poigne qui a très largement laissé son empreinte sur le fonctionnement de cette unité. Il faut également mentionner que le service a emménagé six mois auparavant dans de nouveaux locaux dans le cadre d’une opération architecturale touchant l’ensemble du site. Pour ce service, le déménagement ne semble pas avoir répondu aux espoirs et aux attentes des différentes catégories d’acteurs concernés. Nombre de problèmes existant sur l’ancien site restent sans solution et de nouveaux problèmes semblent avoir émergé.
17C’est dans ce contexte que la direction du service et les chercheurs, en accord avec la direction de la qualité, ont coopéré dans le cadre d’une recherche-intervention pour faire face aux différents enjeux du service. L’objectif principal visé est l’amélioration de la prestation assurée aux patients en respectant les équilibres économiques et sociaux au sein du service.
18La recherche-intervention (David, Hatchuel et Laufer, 2000), (Hatchuel 1994), (Savall et Zardet, 2005) permet une observation en profondeur et en temps réel des différents évènements et évolutions d’un phénomène organisationnel. Elle respecte quatre principes formalisés par David et al.
19Le principe de double complétude : L’objet de recherche est appréhendé par le chercheur suivant une approche systémique visant une compréhension globale et en profondeur et avec une perspective temporelle prenant en compte la totalité du processus de transformation de l’objet en intégrant les différentes étapes : la définition du problème et des trajectoires possibles, le choix de l’une d’entre elles, la réalisation et l’évaluation des résultats.
20Le principe d’interaction : La conduite de la recherche et la production de connaissances se font en interaction avec le terrain.
21Le principe de multi-positionnement théorique : Le chercheur se place à différents niveaux théoriques au cours de la recherche en fonction des relations développées entre théories existantes et matériaux empiriques collectés.
22Le principe de double normativité : Deux catégories de principes sous-tendent le caractère normatif de l’intervention. Le premier se réfère aux principes scientifiques dont l’objectif est la recherche de la vérité. Le second repose sur les principes démocratiques dans la mesure où les différents acteurs concernés sont intégrés dans les différentes étapes de la recherche et traités avec un égal respect.
23Dans le cas du service des consultations externes d’ophtalmologie, la Recherche-Intervention (RI) a comporté deux étapes.
24La première étape a consisté en un diagnostic dysfonctionnel réalisé en mobilisant la méthodologie socio-économique (Savall et Zardet, 1992). Cinquante entretiens ont été réalisés dont douze dans des unités caractérisée par une forte interface avec le service d’ophtalmologie (Tableau 3).
Entretiens réalisés
Entretiens réalisés
25La seconde étape, à partir du constat initial, s’est traduite par un accompagnement méthodologique visant la définition d’un plan d’actions à partir de groupes de travail mobilisant tous les acteurs du service. La chronologie des différentes étapes de la recherche-intervention est présentée dans la Figure 1.
Les étapes de la recherche intervention
Les étapes de la recherche intervention
26Suite à la restitution du diagnostic, un groupe de pilotage de 10 personnes représentant les différentes catégories d’acteurs internes au service définit les thèmes qui sont pris en charge par les 4 groupes de travail auxquels participent toutes les personnes du service. Afin d’animer ces groupes de travail, les responsables sont formés durant deux séances ayant pour objectifs de présenter la démarche retenue pour l’élaboration du plan d’actions, à savoir la méthode OVAR (Löning, Malleret & Meric, 2008).
Les résultats de terrain de la recherche-intervention
27Pour présenter les résultats de terrain obtenus par la recherche-intervention, nous résumons premièrement l’état initial qui permet d’illustrer la réalité du fonctionnement de ce service. Dans un second temps, nous présentons le résultat des groupes de travail pour souligner les options retenues en matière de changement. Cela nous conduit enfin à une analyse globale des résultats de terrain pour appréhender cet exemple de changement dans une perspective plus large que la simple énonciation des transformations organisationnelles entreprises.
L’état des lieux initial
28Le diagnostic obtenu à partir des entretiens fait apparaître trois constats principaux concernant le circuit du patient, les processus internes et la dynamique collective du service.
29Un circuit du patient insatisfaisant : Les différentes étapes du circuit du patient posent de nombreux problèmes. La prise de rendez-vous téléphonique est très difficile. L’accueil physique ne répond ni aux attentes de patients ni à celle des personnels. L’accessibilité et la signalétique sont défaillantes et l’organisation de l’accueil des urgences n’est pas satisfaisante. La gestion des flux de consultants est mal maîtrisée ce qui se traduit par des files d’attentes dues entre autres à un décalage entre horaires de consultations et disponibilités des personnels. Le circuit du patient dans les locaux est très complexe.
30Des processus internes peu coordonnés : La coordination des ressources internes humaines et matérielle est défaillante. Cela concerne le démarrage et la clôture des consultations, l’ajustement de l’utilisation des boxs de consultations des différents acteurs à l’activité de consultation, l’ajustement des ressources à l’activité. Le système d’information est insuffisamment intégré ce qui provoque des difficultés de traitement des dossiers patients et la multiplication des supports et des logiciels. L’ergonomie des postes de travail est insuffisante ce qui est d’autant plus ressenti que les locaux sont neufs.
31Une dynamique collective à construire : Le climat interne est en forte tension. Les différents acteurs déplorent une absence de vison globale et de concertation des activités et constatent le besoin d’une animation à développer par une communication et une concertation, une clarification des rôles et un management de proximité.
Un Plan d’actions à multiples facettes
32Après la formalisation de la vision stratégique du service par le groupe de pilotage, les différents groupes de travail, ont défini plusieurs objectifs à atteindre (la rationalisation du circuit du patient, la continuité de la prestation, ……). Cela a conduit à la formalisation d’un plan d’actions qui concerne plusieurs thèmes (l’organisation des secrétariats, les locaux, la gestion du dossier, l’organisation des urgences …) dont nous détaillons quelques éléments afin d’illustrer la logique de travail mise en œuvre.
33En matière de locaux, des affectations (bureaux, box, autres locaux) ont été redistribuées pour optimiser le circuit du patient et rationaliser les activités des différents professionnels dans le service (ophtalmologistes, orthoptistes, infirmières, secrétaires).
34Les secrétariats ont évolué vers plus de polyvalence notamment par la définition de binômes de secrétaires pour permettre la permanence des tâches administratives. De même, une évolution significative des horaires a permis d’améliorer la cohérence entre l’activité et les ressources utilisées. Le déplacement de poste de travail dans d’autres locaux a permis également de contribuer à faire correspondre la réalisation de certaines tâches et l’activité au sein du service.
35Pour la gestion du dossier un ensemble de dispositions ont été prises pour harmoniser les pratiques des différents intervenants en vue de faciliter le suivi et la gestion des dossiers patients.
36En matière de consultations, et surtout pour les consultations des urgences, une collaboration entre les différents acteurs concernés médecins, secrétaires, orthoptistes et infirmières a permis de définir et de formaliser des protocoles rationalisant les différentes pratiques pour assurer la fiabilité et la stabilité de la prise en charge du patient.
37L’ensemble des évolutions définies dans le plan d’actions est issu d’une forte coopération entre les différents acteurs et résulte d’une démarche incrémentale de recherche de solutions trouvant sa dynamique initiale dans la prise de conscience collective déclenchée par le diagnostic, ayant permis de produire une « vision partagée de la situation ». La mise en œuvre effective est planifiée sur une période s’écoulant jusqu’en juin n+1 pour permettre les évolutions des poste de travail (formation, constitution des binômes) ainsi que les transformations des infrastructures (permutation d’affectation de locaux, adaptations ergonomiques).
La double dimension des résultats de terrain
38L’analyse des résultats de terrain nécessite une double lecture. Les résultats formels ont été présentés ci-dessus. Ils se traduisent par un ensemble d’actions concrètes organisationnelles entraînant des transformations visibles. Une deuxième catégorie de résultats doit être mise en exergue. Ce sont les résultats induits dans la mesure où ils ne figuraient pas dans les objectifs formalisés au départ mais découlent directement du processus qui a été mis en œuvre. Ces résultats concernent les pratiques managériales sous trois formes : le comité de pilotage, un tableau de bord et la coordination au sein de l’équipe médicale.
39Le groupe de pilotage s’est transformé en une structure de gestion qui poursuit son activité au-delà de recherche-intervention. Le tableau de bord mis en œuvre pour piloter les différentes actions définies dans le plan d’action sert de modèle pour élaborer le tableau de borde de pilotage du service. Enfin, les différentes étapes des groupes de travail ont permis une coordination de l’équipe médicale, qui a suscité à la fois le besoin et la nécessité de cette instance de coordination.
40En visant un objectif de qualité pour les patients et les personnels, il a été nécessaire de travailler sur l’organisation. Pour transformer l’organisation, le travail sur les pratiques managériales a été une étape indispensable (Figure 2)
Les résultats induits de la recherche-intervention
Les résultats induits de la recherche-intervention
Discussion
41La réflexion sur les étapes de la conduite du changement nous conduit dans un premier temps à caractériser les différentes phases rencontrées lors de cette recherche-intervention pour les confronter par la suite aux résultats des travaux explicatifs et normatifs analysés précédemment.
L’analyse du processus de changement
42L‘analyse du changement observé dans ce service d’ophtalmologie conduit dans un premier temps à identifier les étapes de la co-construction du processus par les différents acteurs impliqués et les chercheurs pour, dans un second temps, souligner les difficultés rencontrées.
Un processus de changement en quatre étapes
43L’analyse rétrospective de la recherche-intervention montre la succession de quatre étapes dans le processus de changement initié au sein du service des consultations externes d’ophtalmologie (Figure 3)
Les étapes de la conduite du changement dans le service de consultations externes d’ophtalmologie
Les étapes de la conduite du changement dans le service de consultations externes d’ophtalmologie
Une prise de conscience de la nécessité du changement
44La première étape résultant du diagnostic organisationnel est marquée par une prise de conscience collective de la nécessité du changement. La formalisation des dysfonctionnements et leur validation par l’ensemble des acteurs permettent l’inscription dans une démarche collective reconnaissant l’impossibilité du statu-quo. Il s’agit bien d’une prise de conscience collective car chacun des acteurs sait que tous les autres acteurs savent. Cela conduit à considérer qu’une phase de la conduite du changement préalable à la recherche-intervention consiste en une prise de conscience individuelle et multiple. Chacun pense être plus ou moins seul à être conscient de la nécessité du changement. Cette dispersion de la prise de conscience ne permet pas, à ce stade, à l’organisation de se mettre en mouvement mais constitue néanmoins une étape incontournable.
Une phase de créativité participative dirigée
45Suite à l’état des lieux et à l’identification des difficultés rencontrées au sein du service, le groupe de pilotage précise les objectifs stratégiques du service. Il confie ensuite aux groupes de travail réunissant toutes les catégories d’acteurs (médecins, administratifs, para-médicaux) la mission de définir une liste d’actions potentielles permettant d’atteindre les objectifs visés en tenant compte des difficultés recensés dans l’état des lieux. Il s’agit dans cette phase de permettre l’expression de tous les acteurs dans une étape propositionnelle afin de tenir compte des différentes représentations et d’améliorer l’acceptabilité des solutions retenues.
Une phase de décision collégiale
46A l’issue de cette phase de créativité, le groupe de pilotage se saisit de l’ensemble des propositions et, dans une démarche collégiale, définit le plan d’actions qui sera retenu et proposé à la fois aux acteurs internes du service et aux instances de l’établissement. Cette démarche collégiale implique les médecins (le chef de service et les chefs d’unités fonctionnelles), le cadre de service, le cadre de pôle et un représentant pour les administratifs et pour les paramédicaux. Une fois le plan d’actions défini et formalisé, celui-ci est détaillé pour définir les modalités de son application en matière de responsabilités, de moyens et de délais.
Une phase de mise en œuvre du changement
47La phase de mise en œuvre est la concrétisation des différentes actions dont la durée s’échelonne sur une période d’une année. Cette phase implique aussi bien les acteurs du service que la direction du CHU pour la mobilisation de moyens notamment des transformations architecturale ou des programmes de formation visant l’accompagnement des personnels (par exemple, pour la polyvalence des secrétariats).
Les difficultés rencontrées lors de la conduite du changement
48Parmi les difficultés rencontrées lors du processus de changement nous souhaitons plus particulièrement souligner celles qui ont fortement marqué l’enchaînement des différentes étapes définies ci-dessus.
L’attente des acteurs de solutions externes clé en mains
49La première difficulté concerne la forte attente de la part des différents acteurs de solutions externes souvent exprimée par « mais quelles solutions vous allez vous nous proposer ? ». Les acteurs et en particulier le chef de service adopte finalement une posture paradoxale. D’une part, ils regrettent de se voir imposer des contraintes de fonctionnement non compatibles avec les caractéristiques de leur activité et, d’autre part, ils souhaiteraient que l’intervenant extérieur leur propose des solutions clés en main. Il a été très difficile dès le début de la recherche-intervention de faire accepter aux acteurs internes le fait que l’objectif de la mission consiste à les mettre en situation de produire eux-mêmes leurs solutions et non de proposer ces dernières à leur place.
L’attente de solutions immédiates et la difficulté de projection dans le moyen et le long terme
50L’insatisfaction des acteurs internes provoque une impatience à l’égard de la mise en œuvre des solutions composant le plan d’actions. Autrement dit, une fois la solution définie, les acteurs pensent qu’elle va se traduire immédiatement dans les faits. Un travail conséquent d’explication, de communication et de diffusion doit être réalisé pour ne pas engendrer une démobilisation remettant en cause la progression du processus. Par exemple, une meilleure prise en charge des patients passe par la possibilité de prendre des rendez-vous et d’organiser l’hospitalisation sans nouvel appel ou nouveau déplacement du patient. Cela nécessite une plus grande polyvalence des personnels administratifs. Cela entraîne des déplacements et aménagements de locaux, une adaptation des applicatifs informatiques et de l’environnement ergonomique, de la formation pour mettre en place des binômes administratifs. Toutes ces transformations pour être complètement mises en œuvre, nécessitent une période au minimum de 9 mois.
Le respect des étapes du processus de changement
51L’impatience mentionnée précédemment a provoqué des comportements d’anticipation de certains acteurs. Dès que des solutions étaient envisagées dans la phase de créativité et, connaissant les temps de réactions de l’institution, certains acteurs anticipaient la phase de recherche de moyens et de ressources auprès des différentes direction du CHU (DRH, DSSI, logistique) avant même que soit acté le plan d’actions. Cette recherche anticipée, désordonnée et non hiérarchisée a provoqué des perturbations qui ont gêné le déroulement de la mission. Ces « bruits » ont nécessité un recadrage pour respecter les différentes étapes du processus de conduite du changement et ne pas remettre en cause la progression du processus et la crédibilité de la dynamique à l’œuvre.
La confrontation des résultats de la recherche-intervention à la littérature
52La comparaison du déroulement du processus de changement dans le service étudié avec les approches présentées dans le paragraphe 1 (Tableau 4) conduit à plusieurs constats.
La comparaison des différentes étapes du changement
La comparaison des différentes étapes du changement
53Le premier montre que les phases définies par Lewin et de Bullock et Batten’s ne sont pas strictement superposables. Par exemple le diagnostic qui participe à la remise en cause des représentations des acteurs dans la phase de dégel figure dans la deuxième phase dite de planification et non dans la phase exploratoire chez Bullock et Battens’s. De même la phase de transition de l’approche explicative est détaillée en une étape de planification puis une étape de mise en œuvre dans l’approche normative. Pour finir il faut également souligner que la conception de l’étape de mise en œuvre chez ces derniers est très large puisqu’elle intègre également la définition des actions concrètes.
54Le cas analysé ici montre, que dans le processus de changement, la phase de transition définie globalement par Lewin est ici décomposée en trois étapes. Cette explicitation de la phase de transition est la réponse aux caractéristiques organisationnelles de l’hôpital formalisées par Mintzberg par la configuration de la bureaucratie professionnelle. En effet, la coexistence de hiérarchies parallèles, la forte diversité et complexité des compétences et des savoir-faire et la nature des rapports de pouvoirs ne peuvent pas être sans conséquence sur le processus de conduite du changement.
55L’étape de la prise de conscience collective de la nécessité du changement résulte de la diversité des acteurs en présence et de leurs représentations. Cette phase voit la production d’une vision commune de la situation permettant aux acteurs de mettre l’organisation sous tension.
56La phase de créativité participative dirigée est motivée par le besoin, voire l’obligation, d’intégrer les multiples savoir-faire et compétences présents à l’hôpital pour transformer les processus organisationnels.
57La phase de décision collégiale est la traduction de la complexité des rapports de pouvoir au sein de l’hôpital qui impose d’impliquer les différents acteurs dans la décision afin de garantir une mise en œuvre effective des décisions prises.
58Par rapport à l’approche développée par Bullock et Batten’s la principale différence concerne également la prise en compte du contexte organisationnel et des caractéristiques des acteurs participant aux processus de changement. En particulier, la phase qualifiée de mise en œuvre est initiée chez ces derniers dès le stade de définition des actions alors que dans le cas étudié la phase de mise en œuvre ne peut débuter que lorsque le travail d’acceptation collective a été pleinement réalisé. Aucune instance hiérarchique n’est en mesure d’imposer à elle seule une solution pour une mise en œuvre effective. Cela explique le rôle central de la phase de décision collégiale avant la phase de mise en œuvre.
Conclusion
59Le cas de changement analysé dans cette recherche-intervention confirme les constats de la littérature sur la nature complexe de ce processus organisationnel. En mettant l’accent sur les différentes phases qui composent le déroulement de ce projet l’analyse montre la dimension éminemment socio-politique des mécanismes à l’œuvre. Les phases identifiées dans ce cas, prise de conscience de la nécessité du changement, créativité participative dirigée, décision collégiale et mise en œuvre visent toutes à dépasser les caractéristiques maintes fois soulignées par les divers auteurs s’intéressant au monde hospitalier. Elles participent aux solutions qui devront permettre à l’hôpital de passer d’une organisation conçue comme « l’atelier du médecin » à une organisation constituée par de multiples acteurs en interaction dans le cadre de relations complexes.
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Mots-clés éditeurs : changement organisationnel, conduite du changement, hôpital
Date de mise en ligne : 22/03/2014
https://doi.org/10.3917/g2000.283.0051