Couverture de FUTUR_420

Article de revue

L’avenir du travail

L’impact des technologies sur l’emploi et sa pénibilité

Pages 5 à 18

Notes

Un exercice de prospective sur les questions de travail et d’emploi et / ou de prévention des risques professionnels

1En matière de prévention des risques professionnels, il est important pour un institut comme l’INRS (Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles), qui intervient aussi bien dans le domaine de la recherche que dans ceux de l’assistance, de l’information ou de la formation, d’avoir une vision des évolutions du travail et de l’emploi susceptibles d’intervenir dans les décennies à venir. L’enjeu est de confronter ces évolutions possibles aux principes de prévention issus du cadre réglementaire européen qui structurent fortement les politiques de prévention, aussi bien au niveau national qu’au niveau des entreprises. Ces derniers visent une intégration de la santé / sécurité au travail au cœur de la production, dès la conception, afin de garantir un haut niveau de protection à l’ensemble des travailleurs, y compris ceux des entreprises extérieures ou des fonctions supports (maintenance, nettoyage). Parmi ces principes, on peut notamment souligner la primauté de la protection collective sur la protection individuelle, ou encore la participation des opérateurs à l’évaluation des risques et à la recherche de solutions de prévention.

2Si on ajoute à ces considérations le fait que le temps nécessaire pour acquérir l’expertise suffisante permettant de mener à bien ces missions est long, l’intérêt de recourir à la prospective pour orienter les différents programmes de travail de l’institut apparaît évident. Mais un institut de moins de 600 personnes, même s’il bénéficie de l’aide du réseau décentralisé des CARSAT [1], ne peut pas développer en son sein l’ensemble des compétences nécessaires pour mener des exercices de prospective sur des sujets aussi complexes à la croisée de différentes disciplines. C’est pourquoi pour l’exercice « Modes et méthodes de production en France en 2040. Conséquences en santé et sécurité au travail », l’INRS a sollicité le partenariat de sept organismes : l’ANACT (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail), l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail), ARAVIS-ARACT Auvergne-Rhône-Alpes (l’Agence Auvergne-Rhône-Alpes pour la valorisation de l’innovation sociale et l’amélioration des conditions de travail ; déclinaison régionale de l’ANACT), la DARES (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du Travail), la Direction des risques professionnels de la CNAMTS (Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés), France Stratégie et Futuribles.

figure im1

3Une centaine d’experts d’horizons très variés — monde de l’entreprise, monde académique, spécialistes de la SST (santé et sécurité au travail), partenaires sociaux, représentants de la société civile, « grands témoins », etc. — ont été également sollicités.

Le contexte : les conséquences possibles de l’automatisation sur la production et l’emploi

4Un spectre hante l’Europe (et même une grande partie de la planète) : celui de la robotisation / automatisation des activités, c’est-à-dire le remplacement de l’homme par des robots autonomes, qu’ils soient physiques ou sous forme d’intelligence artificielle. Combien d’emplois disparaîtront dans les années à venir à cause de cette « logicialisation » de l’organisation de la production, qui touche à la fois l’industrie et les services, les frontières entre l’une et les autres devenant de plus en plus poreuses ? L’automatisation qui vient sera-t-elle un outil de transition technologique ? Révolutionnera-t-elle les modes de production ? Avec quelles conséquences pour l’emploi ? Les études qui traitent de cette question sont encore relativement peu nombreuses, les méthodologies diffèrent, les résultats sont contradictoires et tout cela suscite de nombreux commentaires non moins contradictoires.

5L’hypothèse la plus pessimiste a été émise par Carl Frey et Michael Osborne [2]. Pour 70 métiers sur les 903 [3] enregistrés dans une base de données du département du Travail des États-Unis, choisis pour la représentativité des tâches que les opérateurs doivent effectuer, les auteurs de l’étude ont demandé à des experts en robotique de se prononcer sur l’automatisation possible des tâches qui les caractérisent selon deux types de critères :

6— Telle tâche effectuée dans cet emploi est-elle techniquement susceptible d’être effectuée à terme par un automate ?

7— Neuf compétences humaines telles que la dextérité manuelle ou numérique, l’intelligence créative, la capacité de négociation, l’empathie, etc., sont-elles indispensables dans l’accomplissement de telle tâche, ou cette tâche pourrait-elle être effectuée par une machine ?

Graphique 1

Distribution de l’emploi aux États-Unis en fonction de la probabilité de robotisation / automatisation (faible, moyenne ou haute) selon l’enquête 2010 du BLS (Bureau of Labour Statistics)

Graphique 1

Distribution de l’emploi aux États-Unis en fonction de la probabilité de robotisation / automatisation (faible, moyenne ou haute) selon l’enquête 2010 du BLS (Bureau of Labour Statistics)

Lecture : la surface totale à l’intérieur des différentes courbes correspond aux emplois aux États-Unis. Selon l’étude, 33 % de l’ensemble des emplois ont une faible probabilité d’automatisation, 19 % une probabilité moyenne, et 47 % une forte probabilité.
Source : Frey Carl B. et Osborne Michael A., op. cit.

8Des traitements statistiques ont permis ensuite d’extrapoler les résultats obtenus (par interrogation d’experts) pour ces tâches effectuées dans 70 métiers, à l’ensemble des 702 métiers considérés. Les auteurs aboutissent à un chiffre global de 47 % d’emplois substituables, c’est-à-dire l’ensemble des métiers pour lesquels la probabilité est supérieure à 70 %. C’est un chiffre global et, comme on peut le voir sur le graphique 1, cette proportion est très variable en fonction des secteurs d’activité. Lors de l’interrogation des experts en robotique, il ne leur a pas été spécifié d’horizon temporel précis quant aux possibilités de substitution qu’ils étaient amenés à estimer, aussi les auteurs de l’étude indiquent-ils que les résultats doivent être considérés à une échéance comprise entre 10 et 20 ans.

9Une étude de l’OCDE [4], sur la même période de référence que celle de Carl Frey et Michael Osborne, se révèle plus optimiste avec globalement deux à trois fois moins d’emplois substituables, même si elle prévoit que 25 % à 35 % des emplois seront affectés. La France est plutôt dans la fourchette basse, avec environ 9 % d’emplois automatisables et 21 % d’emplois dans lesquels les tâches évolueront significativement. La méthode utilisée dans l’article consiste à appliquer celle développée par Carl Frey et Michael Osborne aux autres pays membres de l’OCDE. On constate cependant une différence significative, à la baisse, dans les ordres de grandeur des emplois concernés ou détruits, en premier lieu pour les États-Unis, par rapport à l’article de référence. Les auteurs de l’article de l’OCDE expliquent ces différences par une meilleure prise en compte de l’hétérogénéité des emplois regroupés dans une même catégorie statistique et donc des tâches qui sont effectuées par les travailleurs. Ils ont donc considéré le contenu des tâches des emplois individuels plutôt que le contenu moyen des tâches de tous les emplois considérés dans une catégorie de métier. L’horizon temporel est le même que celui de l’étude de Carl Frey et Michael Osborne.

Graphique 2

Part (%) de travailleurs occupant un emploi à risque élevé d’automatisation dans plusieurs pays de l’OCDE

Graphique 2

Part (%) de travailleurs occupant un emploi à risque élevé d’automatisation dans plusieurs pays de l’OCDE

N.B. : les données relatives au Royaume-Uni englobent l’Angleterre et l’Irlande du Nord. Les données relatives à la Belgique correspondent à la Communauté flamande.
Source : Arntz Mélanie, Gregory Terry et Zierahn Ulrich, « The Risk of Automation for Jobs in OECD Countries: A Comparative Analysis », OECD Social, Employment and Migration Working Papers, n° 189, 2016. URL : http://www.ifuturo.org/sites/default/files/docs/automation.pdf. Consulté le 10 juillet 2017.

10Sans aucune prétention à l’exhaustivité, on signalera aussi l’étude de McKinsey [5] qui aboutit à des chiffres analogues à l’étude de Carl Frey et Michael Osborne (la destruction d’environ 50 % des emplois), mais à une échéance plus éloignée. En prenant en compte, entre autres, les capacités technologiques réelles de la robotisation, le coût de son développement, de la compétitivité avec l’emploi humain en y incluant les questions de dextérité et d’adaptabilité à des situations plus ou moins complexes, de l’acceptabilité sociale et des éventuelles régulations mises en place par les États, l’étude aboutit à une substitution de la moitié des emplois actuels à l’horizon 2055, avec un intervalle de confiance sur cette date compris entre 2035 et 2075.

11Aux résultats de ces travaux s’opposent les tenants de la théorie de la mutation naturelle des emplois. Toutes les études menées depuis le début du XXe siècle montrent qu’à chaque changement technologique a correspondu une mutation naturelle des caractéristiques des emplois : à des emplois détruits parce que des machines les ont remplacés se sont substitués d’autres emplois, directement ou indirectement liés à des besoins nouveaux créés par ce changement technologique.

12À cet égard, le dernier exemple en date, l’irruption massive depuis quelques dizaines d’années des nouvelles technologies de l’information et de la communication, n’a pas eu d’effet clair. Il n’y a donc pas de raison de penser a priori qu’une automatisation croissante des tâches et des fonctions produise des effets différents de ceux qui ont été observés jusqu’à présent, d’autant qu’elle ne touchera pas tous les secteurs selon la même temporalité, ni avec la même acuité. Nous n’avons pas de meilleure capacité à imaginer les nouveaux métiers qui auront émergé dans 20 ou 25 ans que nous n’appréhendions ceux d’aujourd’hui en 1990 ou en 1995.

13On peut aussi défendre la thèse selon laquelle cette future révolution est d’une autre nature. Jusqu’à présent, les techniques nouvelles ne sont venues qu’en complément ou en aide à des travaux effectués par l’homme (mécanisation, augmentation des capacités de calcul, accélération de la transformation de l’information, etc.). La logique de l’intelligence artificielle serait tout autre et pourrait constituer une véritable nouvelle révolution technologique. De l’aide au travailleur, on passerait à son remplacement. D’autre part, on peut arguer que, jusqu’à présent, lorsque de nouvelles technologies sont apparues, elles ont induit de la croissance économique qui a été créatrice d’emplois. Mais en sera-t-il toujours de même dès lors que l’on prend conscience que cette croissance pourrait être limitée si la finalité de la production évoluait (produits plus durables, consommation partagée, limitation des ressources transformables disponibles, etc.) ?

14On ne peut alors pas complètement exclure que la révolution de l’intelligence artificielle ait in fine un effet destructeur net sur l’emploi, sans que des besoins nouveaux ou de la croissance assurent une compensation intégrale, en termes d’emplois.

15Le débat n’en est qu’à ses débuts. On portera une dernière pièce, un autre article académique, au dossier. Il a la particularité d’utiliser des données réelles plutôt que des sondages ou des questionnaires. Il émane de Daron Acemoglu et Pascual Restrepo [6]. À partir de données recueillies entre 1990 et 2007, et après redressement de variables telles que le niveau des importations, l’externalisation (hors États-Unis) de certaines activités, l’utilisation des technologies de l’information et de la communication (TIC), la démographie de l’emploi et les mutations de l’industrie, il arrive à la synthèse suivante : dans un groupe de mille travailleurs, l’arrivée d’un robot correspond à la disparition de six emplois et à une perte de 0,75 % en salaire. Si on tient compte d’activités créées ailleurs dans d’autres secteurs (en particulier hors industrie), la disparition des emplois est limitée à trois et la baisse de revenus à 0,25 %. Mais la perte reste nette. Cette introduction d’un robot pour mille travailleurs employés dans l’industrie correspond au rythme constaté aux États-Unis entre 1993 et 2007. Ce rythme est plus rapide en Europe, puisque sur la même période, la proportion de nouveaux robots installés est 1,6 fois plus forte.

16La question est bien sûr de savoir ce que seront ces chiffres pour les activités de service, au fur et à mesure qu’elles intégreront davantage de techniques automatisées.

Premier bilan : forte augmentation de la prescription et intensification des rythmes de travail

17La mondialisation de l’économie, l’externalisation des tâches et des fonctions considérées comme ne ressortant pas directement du cœur de métier de l’entreprise ont, entre autres, contribué au développement des politiques qualité dans l’entreprise et, dans le domaine de la SST, à celui des systèmes de management de la sécurité. Cela s’est traduit par une « procédurisation » accrue des modes de fonctionnement des entreprises et une moindre latitude laissée aux travailleurs pour adapter leurs pratiques de travail.

Tableau 1

Taux de croissance annuel moyen de la productivité horaire du travail (ensemble de l’économie, en %)

Tableau 1
France Zone Alle- Italie Espagne Royaume- États- Japon euro magne Uni Unis 1890-2012 2,46 2,48 2,45 2,70 2,34 1,77 2,18 3,07 1890-1913 1,80 1,87 2,28 1,64 1,15 0,71 1,73 2,03 1913-1950 1,52 1,32 0,98 1,82 0,68 1,25 3,00 1,76 1950-1975 4,70 5,32 5,33 6,30 5,62 2,78 2,25 6,65 1975-1995 2,76 2,68 2,45 2,62 3,72 2,55 1,19 3,17 1995-2007 1,59 1,18 1,58 0,71 0,03 2,30 1,89 1,55 2007-2012 0,27 0,30 0,02 – 0,32 2,13 – 0,35 0,84 0,72

Taux de croissance annuel moyen de la productivité horaire du travail (ensemble de l’économie, en %)

Source : Bergeaud Antonin, Cette Gilbert et Lecat Remy, « Productivity Trends from 1890 to 2012 in Advanced Countries », Paris : Banque de France, Document de travail n° 475, février 2014. URL : http://www.csls.ca/events/cea2014/cea-papers-2014-cette.pdf. Consulté le 10 juillet 2017.

18Dans le même temps, pour des raisons sur lesquelles les spécialistes peinent à se mettre d’accord, les taux de croissance de la productivité horaire du travail [7] se situent actuellement à des niveaux historiquement bas depuis le début de la révolution industrielle (en particulier si on considère la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale) : c’est en particulier vrai pour les pays occidentaux dont les résultats figurent dans le tableau 1.

19Si la crise financière de 2008-2009 a pu avoir une éventuelle influence sur cette moindre progression de la productivité, les auteurs du tableau signalent que le recours croissant et massif aux TIC au cours de la période 1995-2007, qui correspond en particulier à l’automatisation accrue de la production, dans l’industrie comme dans les services, n’a pas eu non plus d’effet notable sur la productivité, à l’exception des États-Unis. Cette moindre progression de la productivité horaire semble donc être une tendance de fond [8]. Dans le cas particulier de la France et pour les années les plus récentes, elle est associée par Christine Erhel et Philippe Askenazy à « une politique de l’emploi centrée sur la baisse du coût du travail et la flexibilisation de l’emploi [9] ».

Graphique 3

Scores de contraintes organisationnelles perçues au travail en fonction de l’âge lors des parcours professionnels de différentes générations (en points)

Graphique 3

Scores de contraintes organisationnelles perçues au travail en fonction de l’âge lors des parcours professionnels de différentes générations (en points)

Champ : France métropolitaine, personnes en emploi à l’âge considéré.
Lecture : pour chaque génération, le score de contraintes organisationnelles reflète les réponses des personnes interrogées de façon rétrospective sur leurs conditions de travail au cours de leur parcours professionnel. La génération née avant 1940 décrit des contraintes peu intenses et stables au fil des années, alors que les générations récentes rapportent des contraintes plus fortes et croissantes avec l’âge jusqu’à 40 ans. Les contraintes décrites sont : le travail « sous pression », le travail de nuit, le manque d’autonomie, le mauvais climat des relations de travail, les difficultés de conciliation entre vie professionnelle et vie familiale.
Sources : DARES, DREES (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques), enquête SIP (Santé et itinéraire professionnel) 2007, in Rouxel Corinne et Virely Bastien, « Les transformations des parcours d’emploi et de travail au fil des générations », Emploi et salaires, Paris : INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques), 2012, p. 39-50. URL : https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/1372573/EMPSAL12d_D2_générat.pdf. Consulté le 10 juillet 2017.

20Un autre élément de réflexion a été amené par David Graeber. Il est évidemment abusif de réduire sa vision à une seule citation, mais celle-ci est illustrative de sa pensée : « À partir des années 1970, un grand virage a eu lieu dans l’investissement : il est passé de technologies associées à la possibilité d’avenirs différents à des technologies qui ont renforcé la discipline du travail et le contrôle social [10]. » On peut aussi y associer la punchline célèbre de Peter Thiel (célèbre investisseur très engagé dans les nouvelles technologies), qui porte également un diagnostic sévère sur la capacité d’innovation : « On voulait des voitures volantes et on a eu 140 caractères [11]. » La phrase de David Graeber, qui fait allusion à la discipline du travail et au contrôle social, peut aussi être illustrée par le graphique 3 qui montre l’évolution des contraintes organisationnelles ressenties par les travailleurs dans une période débutant approximativement après la Deuxième Guerre mondiale pour se poursuivre jusqu’au milieu des années 2000.

TMS et RPS

Les troubles musculo-squelettiques (TMS) regroupent des affections de l’appareil locomoteur très diverses, tant par leur localisation anatomique (membres supérieurs, inférieurs et rachis) que par les structures touchées (muscles, tendons, nerfs, bourses séreuses, etc.), la variété de leurs facteurs de risque et des mécanismes physiopathologiques qui en sont à l’origine. Les facteurs de risques présents dans l’activité professionnelle peuvent jouer un rôle dans leur survenue, leur maintien et leur aggravation [1].
Les risques psychosociaux (RPS) sont des « risques pour la santé mentale, physique et sociale, engendrés par les conditions d’emploi et les facteurs organisationnels et relationnels susceptibles d’interagir avec le fonctionnement mental. La notion de fonctionnement mental est relative aussi bien à des phénomènes cognitifs qu’à des phénomènes psychiques d’une autre nature, si tant est que la séparation ait un sens [2]. »
L’accent mis sur l’interaction entre le travail et le fonctionnement mental est contesté par divers auteurs qui arguent que certains facteurs de RPS (comme la durée hebdomadaire de travail) seraient en lien avec une altération de la santé, quelle que soit l’interaction avec le fonctionnement mental [3].
M.H. et C.L.

21Cette augmentation de la prescription et cette intensification des rythmes de travail ne sont pas pour autant mécaniquement synonymes d’une dégradation des conditions de travail et d’une augmentation des risques professionnels. En effet, l’automatisation, qui en est l’un des facteurs contributifs, peut s’accompagner d’une diminution de la charge physique et des tâches répétitives. Elle peut aussi contribuer à enrichir les tâches en introduisant plus de variété dans le travail demandé ou en responsabilisant davantage le travailleur qui peut bénéficier d’un accès amélioré et accéléré à l’information, aux raisons qui motivent ce qui lui est demandé, à l’usage qui en est fait. Cependant, force est de constater, sur la période correspondante, une très forte croissance des pathologies comme les troubles musculo-squelettiques (TMS) ou de celles associées aux risques psychosociaux (RPS), identifiées comme des conséquences de ces modifications qualitatives et quantitatives dans la commande du travail.

Les enjeux liés à l’intensification et au contrôle du travail

22L’intensification du travail décrite dans les pages précédentes est liée à des évolutions macroéconomiques qui vont continuer à constituer des éléments déterminants dans les changements à venir. Parmi celles-ci figure la concurrence exacerbée entre différents acteurs à l’échelle mondiale. Face à des pays ayant des coûts de main-d’œuvre moindres, un certain nombre d’entreprises ont recherché les moyens de diminuer leur coût de revient, et ont donc eu recours à des mesures qui se sont traduites par une intensification du travail. Cela s’est aussi déroulé dans un contexte où les exigences des actionnaires en matière de retour sur investissement n’ont fait qu’augmenter depuis une bonne trentaine d’années. Cela se confirme en particulier si on considère que certains secteurs de service, pourtant peu ou pas soumis à cette compétition mondiale, soit parce qu’ils ne sont pas délocalisables, soit parce qu’ils ne le seraient que dans des conditions dégradées pour le consommateur. Ceux-ci ont adopté la même démarche et s’inspirent très fortement des modes d’organisation déployés initialement dans le secteur industriel (lean management par exemple).

23À cette intensification du travail s’ajoute l’automatisation d’une partie des tâches. Celle-ci, dont le développement — on l’a vu précédemment — constitue une hypothèse forte, pourrait avoir comme résultat (c’est une hypothèse explorée dans l’exercice) de permettre la relocalisation de certaines activités industrielles. Si une part importante du coût de revient d’un produit est liée aux investissements plutôt qu’à la main-d’œuvre, l’intérêt de la délocalisation diminue fortement, surtout dans la logique — en plein développement depuis quelques années — d’accélération des cycles de conception-fabrication-commercialisation (fast fashion par exemple). Un certain nombre d’exemples [12] montrent que pour l’instant, ces démarches sont assez peu porteuses d’emplois, et on a vu précédemment [13] que le bilan pourrait être négatif quantitativement. Cependant, dans la logique de l’exercice de l’INRS et de ses partenaires, c’est davantage aux risques professionnels que l’on s’intéresse et la situation est tout sauf tranchée. On peut en effet envisager deux modèles :

24— L’automatisation est mise au service de la productivité, le travailleur étant contraint de s’adapter à un mode de production essentiellement conçu en fonction des performances de la machine et certaines conséquences en matière de SST évoquées précédemment (TMS, RPS) peuvent être délétères.

25— La plus-value dégagée par l’automatisation est, au moins pour partie, socialisée, au bénéfice en particulier de l’amélioration des conditions de travail, et les progrès en matière de prévention des risques professionnels peuvent être spectaculaires. Les progrès de l’intelligence artificielle peuvent aussi concourir à enrichir les travaux les plus gratifiants en les libérant de l’exécution des tâches les plus routinières (documentation, compilation et synthèse des données) au profit de la créativité.

26L’avenir montrera où se situe le curseur entre ces deux modèles extrêmes, la réponse pouvant d’ailleurs varier en fonction des secteurs d’activité et des métiers concernés.

27On peut s’interroger sur les limites de cette tendance à l’intensification et à l’automatisation. La recherche d’une amélioration des conditions de travail présente des bénéfices, différenciés selon les secteurs d’activité et les métiers. Elle ne trouve pas seulement son intérêt dans la logique d’amélioration de la prévention des risques professionnels. De nombreuses études montrent en effet que l’innovation et le progrès technologique ne peuvent être au rendez-vous sans la transgression des règles établies. Pour que la créativité puisse s’épanouir et quels que soient les tâches ou les niveaux de responsabilité, il faut le temps de la réflexion et de l’échange, le droit à l’erreur, l’autonomie. Il en est de même pour l’initiative qui ne peut se développer sous un contrôle tatillon et dans le cadre de l’application de procédures trop cadrées. C’est donc aussi la question du progrès technique et organisationnel qui est sous-jacente à travers la mobilisation possible des compétences des individus. On peut dès lors imaginer que cette donnée soit intégrée à travers la création d’un monde du travail à deux (ou plusieurs vitesses) laissant une place plus grande à l’expression de la créativité pour les métiers les plus qualifiés : en termes de SST, c’est probablement le pire schéma possible puisqu’il revient à alourdir la pression sur les métiers les plus exposants.

28Les politiques d’organisation ont aussi fortement mis l’accent sur l’individualisation et le suivi en continu des tâches, aboutissant à l’effritement du collectif au sein de l’entreprise. Associées à la raréfaction des effectifs, à l’externalisation de certaines tâches auprès d’autres entreprises (parfois présentes dans les mêmes locaux de travail), au développement de la polyvalence (un même travailleur est de plus en plus souvent amené à piloter plusieurs machines, parfois à distance) et à la flexibilisation du travail (en termes de contrats comme en termes d’horaires), les politiques d’intensification du travail ont abouti à un affaiblissement des collectifs de travail.

29En termes de SST, il ne s’agit pas d’une évolution anodine : c’est en effet au niveau du collectif que le soutien social, les tâches réelles, les interactions entre opérateurs, tout ce qui fait le métier et le travail s’expriment le plus efficacement. Cette approche par le réel plutôt que par le prescrit contribue très fortement à la conception d’une politique de prévention des risques professionnels efficace. La remise en cause de facto de ce collectif peut donc amener à repenser complètement la façon dont la SST est pensée.

30Toutes ces évolutions ne sont pas anodines, mais il est paradoxal de constater qu’elles interviennent au moment où plusieurs études montrent toute l’importance que revêt le « bien-être social » des travailleurs dans la performance des organisations. De façon indirecte, cela plaide peut-être pour un phénomène déjà évoqué dans cet article : celui d’un emploi et de conditions de travail à deux (ou plusieurs) vitesses ; avec pour corollaire des entreprises mettant, en fonction de leurs objectifs et de la nature de leur production, plus ou moins l’accent sur des conditions de travail respectueuses des travailleurs.

31Le relatif développement du travail indépendant en France ces dernières années, à la faveur de la création du statut d’autoentrepreneur (même s’il semble actuellement connaître une certaine stagnation), amène aussi à se poser la question de l’intensification du travail : l’indépendant peut être pris dans la double course au contrat et à l’échéance, en étant parfois maintenu dans un certain isolement social. Il apparaît aussi que la notion d’indépendance est parfois toute relative, le travailleur indépendant n’ayant en définitive qu’une latitude très limitée dans l’organisation ou les méthodes de son travail : le niveau de prescription peut être plus fort que pour un salarié classique, avec les conséquences déjà décrites en termes de SST.

Cinq hypothèses prospectives et leurs impacts en santé et sécurité au travail

321. Intensification du travail. L’intensification accrue du travail provoque des accidents et des pathologies (voir plus haut), mais aussi une usure prématurée des travailleurs et une exclusion du monde du travail faute de postes aménagés. Ceci entraîne une société à plusieurs vitesses, entre salariés en bonne santé avec un emploi stable à temps plein, et exclus du monde du travail ou à la marge, vivant plus ou moins difficilement avec des indemnités et des aides minimales. À terme, on peut envisager une insuffisance de population active et qualifiée, ce qui amènera une modification de la conception de l’organisation du travail et un effort de préservation de la santé au travail. Pour y remédier, la deuxième partie de carrière pourrait être envisagée dès le départ, grâce à la formation, sous réserve que cela ne soit pas un frein à une véritable prévention des risques et de l’usure.

332. Robotisation aux bénéfices distribués. La robotisation est accélérée pour alléger les tâches mais aussi éviter le souci de la santé et de la sécurité des populations actives. Les gains de valeur ajoutée sont distribués, et ils servent notamment à financer la protection sociale et la formation. Ils profitent à tous. L’amélioration générale de la santé, des conditions de vie et la prospérité permettent à la population de travailler, de se former régulièrement et de consommer, entretenant le bien-être général.

343. Privatisation des profits de la robotisation. La robotisation est accélérée, mais les gains sont concentrés dans les secteurs et les entreprises qui ont pu profiter pleinement de l’automatisation et ont augmenté leur compétitivité sur des marchés de plus en plus concurrentiels. Le taux d’emploi diminue et les fonds manquent pour financer la protection sociale. Une société à deux vitesses se développe, avec des poches de pauvreté importante. Dans les populations qui vivent de la débrouille, des petits boulots, la précarité s’accompagne de risques professionnels accrus, la santé et la sécurité du travail étant oubliées car considérées comme trop coûteuses.

354. Essor des entreprises libérées. L’organisation du travail trop encadrée et sous pression entraîne de tels effets délétères sur l’économie (perte de compétences, absence d’innovation, récession…) que les entreprises — avec ou sans incitation de l’État — réfléchissent à un changement radical de modèle en faisant appel aux notions de collectif, de collaboratif, de fonctionnalité, de retour au local. Les entreprises dites libérées, qui font l’objet d’une littérature émergente et de reportages dans les médias, se présentent comme une réponse nouvelle en termes d’organisation du travail.

365. Relocalisation. Sous la contrainte forte des conséquences climatiques du réchauffement de la planète, ou de rejet des populations, un mouvement de démondialisation s’amorce. Il relâche la pression concurrentielle, un modèle de développement soutenable est recherché. Augmenter la production et la productivité n’est plus un objectif, la croissance n’apparaît plus comme indispensable au plein emploi. L’humain reprend une place centrale dans les entreprises et dans la société, ainsi que la qualité de vie.

Notes

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