Notes
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[1]
Texte réécrit d’une intervention faite aux Journées d’Espace analytique, Politiques du symptôme, symptômes du politique, le 17 mars 2019.
J. Lacan, Le Séminaire, Livre xviii, D’un discours qui ne serait pas du semblant (1971), Paris, Le Seuil, 2006, p. 123. -
[2]
J. Lacan, « Conférence à Genève sur le symptôme » (1975), Le bloc-notes de la psychanalyse, n° 5, 1985, p. 6.
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[3]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre i, Les écrits techniques de Freud (1953-1954), Paris, Le Seuil, 1975, p. 39.
1Il n’aura échappé à personne, je crois, que le titre de cet article démarque une formule fameuse de Lacan dans laquelle il suggère une certaine articulation de la psychanalyse, du symptôme et de la politique. Dans le livre xviii de son séminaire où il avance cette proposition, il est même beaucoup plus radical, d’énoncer : « Que le symptôme institue l’ordre dont s’avère notre politique, c’est là le pas qu’elle a franchi, implique d’une part que tout ce qui s’articule de cet ordre soit passible d’interprétation. C’est pourquoi on a bien raison de mettre la psychanalyse au chef de la politique. Et cela pourrait n’être pas de tout repos, pour ce qui de la politique a fait figure jusqu’ici, si la psychanalyse s’avérait plus avertie [1]. »
I
2Pour ma part, je partirai plutôt de ce que, entre psychanalyse et politique, il y a un lien problématique, c’est-à‑dire qui va contre les fausses évidences et ce que les passions suggèrent. C’est même ce qui, à mes yeux, lui donne son prix et fait l’intérêt que l’on s’y attarde.
3Mais en quoi ce lien est-il problématique ?
4Problématique, il l’est d’abord en ce que la psychanalyse qui, en tant que praxis, s’intéresse en premier lieu au sujet, au sujet qui souffre et qui demande, ne saurait ignorer ou mépriser ce qui détermine et régit le collectif, la communauté restreinte ou élargie qui fait l’humain et dans laquelle se réalise, pas sans du symptôme, ledit sujet.
5Il est tout à fait évident pour nous qu’il n’y a pas de sujet sans Autre, mais cet Autre n’est pas un Autre sujet puisqu’il va jusqu’à enserrer le discours universel, donc tous les parlants passés et présents. Bref, pas de sujet sans le social. Or, ce social est lui-même inconcevable sans le politique – qui n’est ni la politique, et encore moins l’État –, si le politique est à entendre au sens de ce qui constitue la Cité, au-delà du champ immédiat de la compétition partisane pour la conquête et l’exercice du pouvoir, de l’action gouvernementale au jour le jour ou de la vie ordinaire des institutions.
6Mais le lien entre psychanalyse et politique apparaît problématique, également, dès lors qu’on cherche à mobiliser la psychanalyse dans le champ politique lui-même, par exemple pour lui demander de fonder ou de justifier tel choix politique partisan – national ou international – plutôt que tel autre. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que toutes les opinions politiques aient été représentées dans la psychanalyse au cours de son histoire : de l’extrême gauche à la droite extrême. Je dirais, pour faire court, de Reich à Pichon, ou l’inverse. Aujourd’hui même, le milieu psychanalytique est divisé par le mouvement dit des « Gilets jaunes »…
7Enfin, ce lien entre politique et psychanalyse apparaît encore plus problématique quand on tente de penser la politique à l’intérieur du champ proprement psychanalytique, que ce soit dans la cure ou dans les institutions analytiques. En effet, a priori, on peut, en tant qu’analyste, conduire la cure d’un sujet qui ne partage aucunement nos opinions, nos positions et nos engagements politiques, de même qu’un candidat à l’analyse choisit, en général, son analyste pour des raisons autres que son positionnement dans le champ politique. Et il n’est pas cohérent, avec l’éthique de la psychanalyse, de compter au nombre des visées d’une analyse le changement d’option politique de celui qui se soumet à cette expérience. Je veux dire par là que si ce changement n’est pas impossible – en raison des liens éventuels de cette position politique avec le fantasme et les identifications dudit sujet –, ce n’est ni nécessaire ni programmable comme objectif, comme finalité d’une analyse.
8S’agissant des institutions analytiques elles-mêmes, c’est-à‑dire des structures qui ont en charge le lien social entre des analystes, on voit bien, d’une part, qu’elles ne peuvent pas fonctionner selon le régime du discours analytique, et que, d’autre part, la tension structurale entre gradus et hiérarchie, et la dynamique des transferts y font obstacle ou y pervertissent la démocratie. Bref, ce qui est souhaitable et désirable pour la société globale n’est pas nécessairement ajusté à l’association ou à l’École de psychanalyse.
9Aussi, suis-je conduit à me poser, et à vous poser, la question : si la politique n’est pas un modèle pour la psychanalyse, et inversement, comment penser les rapports de la psychanalyse et de la politique ?
10Pour tenter de répondre à cette question, je partirai de l’idée que la psychanalyse, en tant que savoir – et pas seulement pratique ou discours –, est une discipline critique. Dans cette perspective, l’intelligence qu’elle nous propose du politique excède le simple diagnostic, pour autant que ce qu’elle permet de mettre au jour, c’est proprement l’envers inconscient du politique. Cet envers inconscient du politique, effet de son déchiffrement, met au jour ce qu’il convient de considérer comme l’être religieux du politique qui ne fait qu’un avec l’être politique du lien social.
11En effet, ce n’est par hasard que c’est dans Totem et tabou, « Psychologie collective et analyse du moi » ou L’Homme Moïse et la religion monothéiste que se trouve consigné l’essentiel de la pensée politique de Freud, et donc, peu ou prou, celle de la psychanalyse.
12Ne nous y trompons donc guère lorsque nous faisons de la religion et du religieux – et cela va des simples phénomènes de croyance jusques aux questions contemporaines relatives aux fanatismes, aux intégrismes et aux radicalisations – des objets privilégiés des travaux des analystes. C’est qu’au fond, ce que Freud appelle Kultur – et qu’on a traduit indifféremment par « Culture » ou par « Civilisation » – est quasiment une catégorie théologico-politique, une sorte de mixte entre culture – au sens lévi-straussien – et religion, c’est-à‑dire tout uniment, dans un seul et même mouvement : principe de répression du sexuel et principe de liaison, d’unification, d’édification, du lien social.
13Si cette hypothèse est juste, alors il me semble possible de condenser, en quelques thèses, comment s’articulent, à travers le symptôme, la psychanalyse et le/la politique.
14Thèse 1 : le noyau de la politique est religieux (et la religion est un symptôme). Ce qui veut dire non pas que religion et politique soient équivalentes mais que toutes deux s’éclairent à être rapportées aux deux fonctions, au fond homologues, du père et du symptôme. Il ne faut pas en déduire, pour autant, un effacement des autres dimensions du politique et de la politique : la force, le conflit, le lien, le droit, etc.
15Thèse 2 : il y a du politique de la psychanalyse. Et ce, a minima au sens où Lacan disait, dans sa « Conférence à Genève sur le symptôme » : « C’est tout de même démonstratif, que le pouvoir ne repose jamais sur la force pure et simple. Le pouvoir est toujours lié à la parole […]. C’est tout de même un pouvoir très particulier. Ce n’est pas un pouvoir impératif. Je ne donne d’ordre à personne. Mais toute la politique repose sur cela, que tout le monde est trop content d’avoir quelqu’un qui dit “En avant, marche” – vers n’importe où d’ailleurs [2]. »
16Il y a donc ce pouvoir de la parole qui, dans la psychanalyse tout au moins, est un pouvoir non impératif. Par ailleurs, il s’agit d’un pouvoir que confère le transfert et dont l’usage est, par lui, réglé. C’est ce que Freud a très tôt thématisé comme « maniement du transfert ».
17Thèse 3 : Si la psychanalyse est une pratique qui vise la chute des identifications aliénantes du sujet, elle est, par là même, une pratique d’émancipation, et non de maintien dans l’aliénation transférentielle. C’est même, pour ainsi dire, ce qui en fait autre chose qu’une simple psychothérapie.
18Thèse 4 : qu’il y ait du politique dans la psychanalyse renvoie au fait qu’il y a une politique de la psychanalyse en tant que discours. Cette politique du discours psychanalytique est une politique du symptôme.
19C’est sur cette dernière proposition que j’aimerais centrer le reste de mon propos.
II
20Je l’ai déjà développé à l’occasion, mais il me paraît important de le souligner et de le déployer à nouveaux frais : le symptôme est devenu une – sinon la – catégorie centrale à partir de laquelle, dans l’après-coup de l’enseignement de Lacan, il convient de penser ce qui fait le propre de la psychanalyse en tant que pratique et en tant que discours.
21En effet, le symptôme, contrairement à la quasi-totalité des notions et des concepts dont la psychanalyse fait usage, ou qu’elle produit et promeut, est une catégorie à la fois clinique, épistémique, éthique et politique.
22Catégorie clinique, le symptôme l’est comme phénomène qui traverse l’expérience de part en part. Comme symptôme d’entrée, d’abord, puisqu’il constitue presque toujours, en tant que porteur du rapport problématique du sujet à son corps, à sa pensée, à l’espace, au temps ou aux autres, ce qui conduit ledit sujet à rencontrer un analyste.
23Catégorie clinique, le symptôme l’est aussi, à en croire Lacan, comme ce à quoi, au terme du parcours psychanalytique, le sujet s’identifie, ce dans quoi il finit par se reconnaître, et qui indexe son mode singulier de jouir de son inconscient. Soit le symptôme comme fonction d’ex-sistence de l’inconscient réel.
24Mais entre ces deux bornes, le symptôme s’impose aussi comme la catégorie clinique qui permet de penser le spécifique du travail psychanalytique, que ce soit par l’opération de déchiffrement qu’il appelle, ou, plus radicalement, par ce qui le fait symptôme analytique, soit le fait de devoir être complété par l’analyste.
25Mais, je l’ai dit, le symptôme n’est pas seulement une catégorie clinique. Son intérêt pour la psychanalyse tient également à ce qu’il est une catégorie épistémique, voire heuristique.
26Catégorie épistémique, le symptôme l’est pour autant que son identification, son élucidation, son déchiffrement et sa théorisation ont accompagné et, peut-être, déterminé des élaborations tout à fait décisives dans et pour la psychanalyse.
27Qu’il me suffise, ici, d’évoquer tout ce que la doctrine psychanalytique doit à l’intérêt de Freud pour les symptômes de conversion hystérique, les obsessions, les phobies, voire les délires. Plus remarquable est encore la fonction qu’a jouée le symptôme dans les élaborations de Lacan relatives au signifiant, au signe, à la lettre, à la métaphore, à l’ex-sistence, au nouage, etc. Et tout ce parcours accompli dans un mouvement d’émancipation du discours médical et sur une trajectoire improbable allant de Marx à Joyce !
28Catégorie éthique aussi, le symptôme l’est à sa façon, ne serait-ce parce que l’accueil et le traitement qu’il exige ont toujours constitué la marque du discours psychanalytique. Marque d’un discours psychanalytique qui a, proprement, élevé le symptôme à la dignité d’être de vérité du sujet.
29D’ailleurs, très tôt, dans ses Écrits techniques de Freud, Lacan a souligné cette dimension éthique dans l’abord, par l’analyse, du symptôme : « Si quelque chose fait l’originalité du traitement analytique, c’est bien d’avoir perçu à l’origine, et d’emblée, le rapport problématique du sujet avec lui-même. La trouvaille proprement dite, la découverte, […] est d’avoir mis ce rapport en conjonction avec le sens des symptômes. C’est le refus de ce sens par le sujet qui lui pose problème. Ce sens ne doit pas lui être révélé, il doit être assumé par lui. En cela, la psychanalyse est une technique qui respecte la personne humaine – au sens où nous l’entendons aujourd’hui après nous être aperçus que ça avait un prix – qui non seulement la respecte, mais ne peut fonctionner autrement qu’en la respectant [3]. »
30Enfin, c’est comme catégorie politique que le symptôme a été thématisé et envisagé par la psychanalyse. Sans doute plus explicitement chez Lacan que chez Freud, mais cette dimension, même souterraine, est incontestablement présente chez ce dernier. Toujours est-il que la démédicalisation du symptôme par l’analyse a ouvert la voie à une manière radicalement nouvelle de concevoir ce que terme recouvre. D’où procède, d’ailleurs, le principe – assez contre-intuitif, il faut bien le reconnaître – d’attribuer l’invention du symptôme, non pas à Hippocrate, mais à Marx. Ce que fait Lacan, en 1975, dans r.s.i. Ainsi, le symptôme social vient-il éclairer ce qu’il en est du symptôme individuel.
31Pour conclure, je parodierai le Lacan de « Radiophonie », en disant que le symptôme n’est pas seulement la première affaire et du sujet et de l’analyste ; il sera aussi la dernière. En effet, tout ce qui précède ne veut dire qu’une chose : il n’y a ni de sujet ni de social sans symptôme, parce qu’il est le pendant du refoulement qui supporte le nœud du parlêtre et le réel du lien social. Le discours du maître, comme tous les liens sociaux fondamentaux, est fondé sur la barrière de la jouissance. Dès lors, la psychanalyse s’avère être une expérience qui va d’un réel à un autre, de l’insupportable à l’impossible. Cette expérience est aussi une traversée, celle qui va d’un sens inassumé, d’un sens rejeté, à une ab-sens, celle du rapport sexuel dans l’inconscient. C’est à cette ab-sens qu’il convient de rapporter la nécessité, le « ne cesse pas de s’écrire » du symptôme qui est à entendre au plus simple : nécessité de sa fonction d’ex-sistence de l’inconscient, de nouage et de nomination. C’est même pourquoi, après avoir exploré plusieurs hypothèses ou conceptions, Lacan finira par proposer l’identification au symptôme comme ce qui permet de situer ce qu’il en est, proprement, de la fin de l’analyse ; que ce que ce symptôme qui fut au départ se retrouve aussi à la fin du processus, mais déchiffré, littéralisé et vidé de sa jouissance, ne justifie-t-il pas que l’on parle, à propos de l’analyse, d’une politique du symptôme ?
32On sait, en tout cas, ce à quoi Lacan a été conduit, à rien moins qu’à redéfinir ce qu’est l’analyse – en prenant ses distances par rapport à son optimisme thérapeutique de 1964 –, ce qu’elle vise (une certaine modification de l’économie de jouissance d’un sujet) et ce à quoi elle est organiquement liée (le savoir textuel). Cette redéfinition, Lacan l’accomplit dans la séance du 10 janvier 1978 de son séminaire Le moment de conclure : « L’analyse ne consiste pas à ce qu’on soit libéré de ses “sinthomes” […]. L’analyse consiste à ce qu’on sache pourquoi on en est empêtré ; ça se produit du fait qu’il y a le symbolique. Le symbolique, c’est le langage : on apprend à parler et ça laisse des traces. Ça laisse des traces et, de ce fait, ça laisse des conséquences qui ne sont rien d’autre que le “sinthome” et l’analyse consiste à se rendre compte de pourquoi on a ces “sinthomes”, de sorte que l’analyse est liée au savoir. »
Mots-clés éditeurs : discours, symptôme social, Symptôme, sinthome, politique, psychanalyse
Date de mise en ligne : 25/09/2020
https://doi.org/10.3917/fp.040.0033Notes
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[1]
Texte réécrit d’une intervention faite aux Journées d’Espace analytique, Politiques du symptôme, symptômes du politique, le 17 mars 2019.
J. Lacan, Le Séminaire, Livre xviii, D’un discours qui ne serait pas du semblant (1971), Paris, Le Seuil, 2006, p. 123. -
[2]
J. Lacan, « Conférence à Genève sur le symptôme » (1975), Le bloc-notes de la psychanalyse, n° 5, 1985, p. 6.
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[3]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre i, Les écrits techniques de Freud (1953-1954), Paris, Le Seuil, 1975, p. 39.