Couverture de FP_035

Article de revue

Houria Abdelouahed. Les femmes du prophète

Pages 236 à 240

Notes

  • [1]
    Houria Abdelouahed, Les femmes du prophète, Paris, Le Seuil, 2016.
  • [2]
    S. Rushdie, Les versets sataniques, Paris, Plon, 1988.
  • [3]
    H. Abdelouahed 2012, Figures du féminin en Islam, Paris, Puf, 2016, p. 63.
  • [4]
    Ibid., p. 59.
  • [5]
    M. Safouan, « Pratique analytique dans le monde arabe : incidences et difficultés », « Le monde arabe et la psychanalyse », La célibataire, n° 8, printemps 2004.
  • [6]
    F. Benslama, « D’un renoncement au père », Topique, n° 83, 2003, p. 139-148 . L’auteure mentionne cette idée à travers un dialogue entre Aïsha et Mahomet dans son deuxième livre.
  • [7]
    L’auteure mentionne cette idée à travers un dialogue entre Aïsha et Mahomet dans son deuxième livre.
  • [8]
    F. Benslama, La psychanalyse à l’épreuve de l’islam, Paris, Flammarion, Champs Essais, p. 142.
  • [9]
    Idée abordée par J.-M. Hirt dans « La maladie de l’exil », Annuaire de l’Afrique du Nord, Tome xxvii, 1988.
  • [10]
    S. Qotb, Jalons sur la route de l’islam, Ar-Rissala, 1964.
  • [11]
    G. Chaboudez, Que peut-on savoir sur le sexe ? Un rapport sans univers, Paris, Éditions Hermann, 2017.
  • [12]
    Dans la tradition musulmane, il est admis que les prophètes doivent être enterrés à l’endroit même où ils décèdent.

1 Dans son dernier ouvrage Les femmes du prophète, Houria Abdelouahed fraye un chemin inédit dans la marée des livres qui parlent des femmes ou plutôt des épouses du prophète. Dans le monde arabo-musulman, ces livres sont souvent destinés à louer les mérites des « mères des croyants » et à décrire le contexte de leur mariage avec le Prophète. Dans ce livre, Houria Abdelouahed « ose » attribuer une parole de sujet à ces femmes loin de toute idéalisation fabriquée.

2 L’auteure se lance sur la voie ardue du dévoilement de la dimension obscure de la fondation et l’histoire de l’islam, marquées jusqu’à présent par la subordination des femmes et le surpouvoir des hommes. Elle revient aux origines de la question.

3 Le livre laisse voir en l’auteure une femme de lettres, ainsi qu’une analyste qui n’hésite pas à faire appel au savoir inconscient pour faire parler les femmes du Prophète. Par sa lecture, Houria Abdelouahed nous révèle une histoire non occultée, permettant le meurtre symbolique nécessaire à toute construction subjective.

4 De ce livre, se dégage également la fibre poétique de l’auteure à travers sa capacité de nommer l’innommable. En cela, elle a « su relever le mensonge pour le dénoncer[22] ». Ainsi elle suscite le débat et laisse entrevoir l’espoir d’un nouveau monde musulman où le statut de la femme serait autre.

5 Les femmes du prophète est un récit à situer dans la lignée de son précédent ouvrage, Figures du féminin en Islam[33] qui permettait, en effet, de repérer le fil conducteur du pulsionnel infantile à l’œuvre dans la construction de l’histoire de l’islam telle que Houria Abdelouahed la met en lumière dans Les femmes du prophète. Ce dernier permet d’articuler la question du féminin et de la femme à celle du père et des sources du pulsionnel infantile dont le premier livre rendait compte de manière plus explicite.

6 Dans Figures du féminin en Islam, l’auteure revient sur le récit de la Genèse pour rappeler quelques particularités du père en islam. Il faut noter que la scène de référence concerne une femme, Agar, abandonnée dans le désert avec son fils Ismaël. Cette scène montre comment la paternité est désormais mise à mal, elle marque un échec, une absence, une rupture. Avec l’avènement de la prophétie de Mahomet qui nomme Ismaël comme père des Arabes, l’auteure présente le Père sous forme d’un retour du refoulé. Le glissement de la paternité des Arabes d’Abraham (père des musulmans et des juifs également) vers Ismaël pourrait signifier, selon l’auteure, un meurtre symbolique. Elle en constate une séparation entre la nomination, la filiation et la descendance et un glissement de la sphère religieuse (islam) vers la sphère linguistique (arabe [44]). Elle en conclut que la question est complexe et qu’elle ne fait que la soulever.

7 Sa lecture de la question du père à travers L’Homme Moïse et le monothéisme montre sa complexité notamment quand elle affirme : « En effet, depuis le questionnement d’Abraham jusqu’à la parole de Muhammad, le père se présente comme le lieu d’engendrement de tout système hypothético-déductif. »

8 Il aurait été aussi intéressant d’évoquer d’autres hypothèses sur la question du père en islam. Tel Moustafa Safouan soulignant que Mahomet est vivant dans les esprits des musulmans car il n’est pas un être à égaler[55]. De même Fethi Benslama parle-t-il du renoncement au père originaire en islam[66]. De son côté, le récit coranique montre un Laïos (Abraham) qui a failli « égorger » un Œdipe (Ismaël) quand le divin est intervenu pour substituer au fils un « mouton », permettant au père d’accomplir symboliquement son désir de meurtre tout en évitant l’infanticide.

9 Mais si Dieu en islam intervient en tant que père extérieur, comme le montre le récit de la Genèse rappelé par Houria Abdelouahed, il ne se présente que face à l’échec ou l’absence de la fonction paternelle. À chaque moment critique où le père s’est avéré défaillant, Dieu était venu le soutenir[77].

10 Au regard de ces éléments, la complexité de la question du père en islam et son meurtre serait-elle liée à cette intervention divine qui montre que Dieu est exclu de la logique paternelle, voire généalogique ? L’auteure se contente de rappeler, à travers la parole coranique, qu’Il est Un, impénétrable, il n’a pas engendré et ne fut pas engendré. Il serait de l’ordre de l’impossible dans ce cas, comme le soutient Fethi Benslama[88].

11 Avec la complexité de la question du meurtre symbolique du père en islam, soulignée par Houria Abdelouahed, s’impose celle de savoir si ce meurtre symbolique a eu lieu ? À titre d’hypothèse, il est tentant de lier la réflexion de l’auteure à l’actualité du terrorisme et de la radicalisation dans le monde arabe pour répondre par la négative. Le Dieu de l’islam, étant disjoint de la figure du père, laisse entre lui et le sujet un vide occupé par l’Oumma, la communauté des croyants [99]. C’est ce vide qui donnerait la place à un islam politique régulateur de jouissance qui ne passera pas sans le sacrifice du féminin. Sacrifice des femmes et violence entre les frères au nom du père, comme le souligne l’auteure.

12 L’absence de la notion de clergé en islam, de la médiation entre Dieu et le sujet appuie à mon avis cette hypothèse. En islam, il n’existe aucune institution à l’image de la Synagogue ou de l’Église. La mosquée est uniquement un lieu de prière et son imam est investi de la fonction de diriger la prière après « l’agrément des croyants ». Sa connaissance du texte coranique nécessaire à la direction de la prière, fait qu’il peut avoir un rôle de médiateur social pour les affaires familiales, ou encore être un conseiller conjugal ou économique pour les questions d’héritage. Une fonction renforcée en France à travers la formation des imams auxquels sont proposés des modules portant sur la médiation familiale, le lien éducatif parent-enfant, la gestion de conflits, en sus de leur formation théologique.

13 Ainsi, les musulmans gèrent leurs affaires d’une certaine manière loin du divin. L’État tout comme des groupes autoproclamés peuvent s’attribuer ce rôle d’institutionnalisation, de politisation du religieux. Ce que fut le projet de Sayed Quotb en Égypte, précurseur de la pensée des frères musulmans [1010] ou Daesh plus récemment. L’islam se trouve ainsi politisé aussi bien par les siens (ce qui est le cas des gouvernants des pays arabes) que par les États qui l’accueillent (on s’en sert comme alibi pour justifier une certaine conception de la laïcité en France) et par des opposants qui continuent à voir en l’islam la seule solution pour une justice sociale.

14 Mais si nous réfutons cette hypothèse, il est dans l’ordre d’une logique psychique que le père en islam maintienne encore sa place et continue à jouir des femmes et des frères. C’est là où se situe essentiellement le lien entre les deux ouvrages d’Houria Abdelouahed. Elle démontre à travers le deuxième que l’islam est une religion de jouissance et donne ainsi forme aux soubassements pulsionnels qu’elle avait décrits à travers les Figures du féminin en Islam. Le lien est aisément établi entre l’homme, Mahomet et l’Urvater, qui jouit de toutes les femmes et qui, dans chaque acte, comme le rappelle Gisèle Chaboudez, jouit de toute la femme[1111]. Mahomet possédait toutes les femmes de sa tribu, y compris celle de son fils.

15 L’auteure propose une fiction reprenant les histoires de ces femmes, en leur donnant une parole subjectivante, notamment les épouses qui ont marqué l’histoire de l’islam par un excès de leur présence ou par un abus de leur absence.

16 Les chapitres du livre sont agencés par l’ordre chronologique de l’apparition de chaque femme dans la vie du prophète. Des onze épouses, deux des figures les plus marquantes de l’inconscient arabo-musulman méritent d’être rappelées. Puis celle d’une concubine au destin des plus tragiques, pour conclure avec un exemple parmi les histoires des filles.

17 Khadija, présente dans les deux livres, laisse voir la figure idéale de l’épouse-mère et amante. L’auteure rappelle que c’est la première épouse, la seule à avoir donné des enfants à Mahomet. Elle a été la première personne à le rassurer face à la folie qui s’est saisie de lui au début de sa rencontre avec Gabriel. Elle lui a confirmé par le biais de sa propre manœuvre de vérification (qui a mis son corps dévoilé en scène) que Gabriel était bien un ange qui lui transmettait le message de son élection. Quelle serait l’Histoire de l’islam si Khadija avait confirmé que Gabriel était un démon et qu’elle avait laissé Mahomet plongé dans le doute de ce qu’il prenait pour des hallucinations qui ont failli le pousser au suicide ?

18 Il apparaît clairement que, tout comme Agar, Khadija a eu un rapport privilégié à Dieu, à la Vérité. Leur participation décisive à la fondation de l’islam, qui a engagé leurs corps respectifs, comme le rappelle l’auteure, expliquerait le refoulement du réel de ces faits par l’islam mettant en avant l’idéal de bonnes mères.

19 Khadija serait-elle la mère absolue qui ne souffre pas le manque, ou encore La Femme ?, me demandais-je. Cela permet de nuancer les raisons qui font du corps de la femme, voire de sa présence, en islam, une source de gêne. Par son lien à la Vérité, elle ne peut que présentifier la menace de castration. Coexister à côté de l’homme ne peut passer que par le biais de son voilement.

20 Aïsha est très présente, également, dans les deux livres de l’auteure. À travers les particularités de l’histoire d’Aïsha dont le mari et le père ont été enterrés dans sa chambre, sous son lit[1212], elle évoque le lien entre « sexe, religion, guerre et mort ». Avec cette formule, l’auteure fait de l’histoire de la petite rouquine un parfait condensé de la dimension de la jouissance et sa régulation en islam.

21 « Elle demeure la mémoire des musulmans « et la mère qui dévore ses enfants », déclare l’auteure pour qui la mélancolie d’Aïsha est criante. Cependant, il demeure évident que l’acte meurtrier d’Aïsha envers ceux qui s’appelaient ses enfants, laisse voir une Médée qui a tué les siens.

22 À travers l’histoire de la concubine et esclave, Maria la Copte, l’auteure met en lumière le sort d’une femme reconnue exclusivement par le biais de son enfant, de sa maternité. La phrase de Mahomet à son sujet après son accouchement : « Son enfant l’affranchit » et celle des historiens : « Il lui suffit d’avoir été dans la vie du prophète » que Houria Abdelouahed pointe plus d’une fois résumeraient, à mon sens, la place de la femme dans l’inconscient musulman.

23 S’agissant des histoires des filles de Mahomet, l’auteure montre comment elles sont toutes teintées d’un trait mélancolique. Son élaboration permet de repérer le prix à payer d’être la fille de l’Élu. Elle s’arrête, par ailleurs, longuement sur celle de Fatima et nous dévoile une Antigone qui a réclamé son héritage. L’auteure affirme que chez Fatima, en réclamant son héritage, le « désir fut double : se réapproprier la place dans la génération et relancer le fantasme de la petite fille ». On pourrait aussi souligner qu’entre Fatima, Omar et Abou Baker (les deux compagnons qui se sont emparés du pouvoir après le décès de Mahomet), l’enjeu a été celui du phallus qui aurait permis à Fatima, si l’héritage lui avait été restitué, de donner une autre voie à l’histoire de la femme en islam et de permettre de voir autrement cette position sacrificielle qu’elle continue à entretenir.

24 En somme, ce livre est une traversée tragique qui met en lumière l’aspect sacrificiel de la femme musulmane. Par les différentes réalités historiques suffisamment documentées qu’il contient, une relance de « cet appétit de signification appelée pensée » est réalisée au sujet de l’histoire de l’islam, une riche matière de travail est offerte aux analystes, aux théologiens et historiens désireux d’interroger l’héritage arabo-musulman dans son versant sunnite. Le livre ouvre, ainsi, grand la porte au meurtre symbolique du père en islam.


Date de mise en ligne : 25/05/2018

https://doi.org/10.3917/fp.035.0236

Notes

  • [1]
    Houria Abdelouahed, Les femmes du prophète, Paris, Le Seuil, 2016.
  • [2]
    S. Rushdie, Les versets sataniques, Paris, Plon, 1988.
  • [3]
    H. Abdelouahed 2012, Figures du féminin en Islam, Paris, Puf, 2016, p. 63.
  • [4]
    Ibid., p. 59.
  • [5]
    M. Safouan, « Pratique analytique dans le monde arabe : incidences et difficultés », « Le monde arabe et la psychanalyse », La célibataire, n° 8, printemps 2004.
  • [6]
    F. Benslama, « D’un renoncement au père », Topique, n° 83, 2003, p. 139-148 . L’auteure mentionne cette idée à travers un dialogue entre Aïsha et Mahomet dans son deuxième livre.
  • [7]
    L’auteure mentionne cette idée à travers un dialogue entre Aïsha et Mahomet dans son deuxième livre.
  • [8]
    F. Benslama, La psychanalyse à l’épreuve de l’islam, Paris, Flammarion, Champs Essais, p. 142.
  • [9]
    Idée abordée par J.-M. Hirt dans « La maladie de l’exil », Annuaire de l’Afrique du Nord, Tome xxvii, 1988.
  • [10]
    S. Qotb, Jalons sur la route de l’islam, Ar-Rissala, 1964.
  • [11]
    G. Chaboudez, Que peut-on savoir sur le sexe ? Un rapport sans univers, Paris, Éditions Hermann, 2017.
  • [12]
    Dans la tradition musulmane, il est admis que les prophètes doivent être enterrés à l’endroit même où ils décèdent.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.89

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions