Notes
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[1]
Ce texte est la reprise d’une intervention faite dans le cadre des « Leçons d’introduction à la psychanalyse comme pratique de discours » et vise à donner des repères de lecture dans l’œuvre de Lacan.
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[2]
D. Arasse, Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 2008.
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[3]
J. Lacan, « Position de l’inconscient », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
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[4]
Ibid.
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[5]
S. Freud, « De la psychothérapie », dans La technique analytique, Paris, Puf, 1970.
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[6]
J. Lacan, Séminaire Le savoir du psychanalyste, éditions de l’Association freudienne internationale, séance du 3 février 1972.
-
[7]
J. Lacan, « Propos sur la causalité psychique », dans Écrits, op. cit.
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[8]
J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, op. cit.
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[9]
Ibid.
-
[10]
J. Lacan, « L’étourdit », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001.
-
[11]
Ibid.
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[12]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, éditions de l’Association freudienne internationale, séance du 26 février 1969.
-
[13]
J. Lacan, « Radiophonie », op. cit.
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[14]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, éditions de l’Association freudienne internationale, séance du 6 novembre 1957.
-
[15]
J. Lacan, « Radiophonie », op. cit.
-
[16]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XIX, … ou pire, éditions de l’Association freudienne internationale, séance du 21 juin 1970.
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[17]
J. Lacan, Séminaire Le savoir du psychanalyste, éditions de l’Association freudienne internationale, séance du 4 novembre 1971.
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[18]
J. Lacan, « L’étourdit », op. cit.
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[19]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., séance du 13 novembre 1968.
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[20]
J. Lacan, Séminaire Le savoir du psychanalyste, op. cit., séance du 4 novembre 1971.
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[21]
J. Lacan, « L’étourdit », op. cit.
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[22]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, séance du 18 décembre 1957.
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[23]
Ibid.
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[24]
Ibid., séance du 13 novembre 1957.
1« Un savoir pas sans le dire » désigne ce qui est à l’œuvre dans la cure analytique, un savoir qui n’est pas, sans le dire qui l’énonce. Mais cette formule peut aussi, par-delà la seule expérience singulière de la cure, s’étendre au savoir qui advient lorsqu’avec l’aide du psychanalyste, s’interroge – dans les situations de supervision individuelle, de groupe ou dans les groupes de reprise d’une présentation de malades – une clinique du sujet amenée par des personnes même peu au fait de la psychanalyse. Dans ce cas, l’écoute analytique fait surgir un savoir jusque-là ignoré d’elles et dont leur dire est cependant porteur.
2Ces modalités de formation qui relèvent de ce qu’on pourrait appeler « une psychanalyse en intension » sont l’occasion d’expérimenter un savoir qui, à l’inverse du savoir universitaire, ne constitue pas un corpus mais est un savoir insu, un savoir à venir qui ne s’énonce que dans la singularité du dire qui s’y déploie.
3Nous évoquerons rapidement, en introduction, ce que nous enseignent ces expériences de supervision avant de revenir plus précisément sur cette formule proposée en titre : « un savoir pas sans le dire ».
4Les demandes de supervision de différentes équipes, que ce soit dans le secteur psychiatrique ou médico-social, sont le plus souvent motivées par une souffrance rencontrée dans leur travail qui peut se manifester par des congés de maladie à répétition, des conflits importants entre les personnes ou entre l’équipe et sa direction, comme autant de situations institutionnelles qui mettent à mal les uns et les autres et rendent difficile leur tâche auprès des personnes dont ils ont la charge.
5 Si lors des premières séances de travail, parfois une seule séance, sont interrogés leur demande, leurs plaintes, ce qui motive leur démarche, la situation institutionnelle dans laquelle ils se retrouvent, très rapidement il est proposé de mettre au travail une situation clinique, à laquelle toute la séance sera consacrée. Ni groupe de paroles ni groupe d’analyse des pratiques stricto sensu, ce qui est visé dans cette démarche, ce sont deux choses : la première, c’est de dégager la spécificité d’une situation clinique de tout discours généraliste, pour mieux en cerner toute la particularité, l’exemplarité. C’est cette exemplarité qui aura, dans l’après-coup, valeur d’enseignement, démonstration faite qu’une difficulté – on pourrait déjà dire un symptôme – ne saurait s’appréhender autrement que dans le particularisme de chacun de ses traits, propres à la singularité de chaque cas. Car la deuxième chose qui est visée, c’est la singularité de la situation qu’il nous faut analyser.
6Dégagé de toute contrainte institutionnelle (il ne s’agit ni de synthèse ni de réunion destinée à prendre des décisions ou des orientations), situé dans un lieu neutre, hors institution, ce travail est un travail d’après-coup, d’un temps où il s’agit de faire retour sur ce qui aura eu lieu, ce qui aura été mis en œuvre, ce qui aura été négligé. Dégagé du temps de l’institution, ce travail vise à prendre le temps d’interroger point par point, à la manière de l’analyse de chaque élément d’un rêve, la singularité de chacun des éléments du cas, leur articulation les uns aux autres à partir de ce qui s’en trouve énoncé.
7Ce travail précis, minutieux, met au même niveau, sans prérogative aucune, les éléments cliniques qui nous sont rapportés et la direction que prend le discours pour les dire. En ce sens, les oublis, les souvenirs déformés, les confusions, les lapsus, l’insistance répétitive de certains signifiants comme les points de vue que chacun est amené à formuler dans le groupe participent de la lecture du cas. C’est l’occasion d’apercevoir combien la situation dont il est question génère des effets transférentiels qui vont se répétant, d’abord dans l’institution où se fait la prise en charge du patient et qui a pu être l’occasion d’échecs à répétition, et ensuite dans la manière dont le cas est discuté. Ces effets ne sauraient être référés à la seule subjectivité de la personne qui présente la situation, ce qui, de toute façon, n’a pas sa place dans ce travail collectif, mais ils sont plutôt, comme nous l’indique leur répétition, l’indice de ce que suscite comme enjeux transférentiels la structure même du cas. Cette écoute seconde mise en jeu dans ce travail de supervision n’est pas éloignée de ce que dit Lacan concernant l’expérience du contrôle qui met le contrôlé en place de filtre grâce auquel le discours de son patient se trouve réfracté pour le contrôleur qui n’a plus qu’à lire la partition qui lui est ainsi offerte. Celle-ci s’apparente à la lettre volée, qui passe de main en main, produisant les effets que l’on sait sans pour autant connaître le contenu de celle-ci.
8En ce qui concerne le groupe de reprise des présentations de malades, il rassemble un groupe de personnes ayant assisté à une présentation à laquelle je n’ai moi-même pas été présente. Dans cette situation, toutes les personnes du groupe ont eu affaire au même patient et vont devoir à mon intention contribuer à ce qu’on pourrait appeler ici une fabrique du cas, ayant trait aussi bien à la singularité clinique du patient qu’à la manière dont les deux analystes ont mené l’entretien.
9Le travail va consister à affiner les éléments cliniques, parfois contradictoires, rapportés par chacun, à partir du discours du patient, de son contenu comme de sa forme, des éléments de son histoire dont il a fait part, à interroger le déroulé de l’entretien et les interventions des analystes.
10Là encore il s’agit d’un travail dans l’après-coup, à distance du temps de la présentation quand bien même il y a toujours, immédiatement après, une discussion-diagnostic, concernant le patient, faite par les analystes qui ont mené l’entretien et qui se retrouvent à ce moment-là en position d’enseignants.
11Mais le groupe clinique a une tout autre visée. Il est l’occasion pour les participants d’une prise de parole, de dire dans un groupe plus restreint que le grand amphithéâtre de psychiatrie, l’expérience qui a été la leur en assistant à cette présentation de malades. Et l’on sait les émois que cela peut susciter, surtout lorsqu’il s’agit d’une première rencontre avec le discours d’un patient psychotique. Mais il est surtout le lieu où vient se constituer, pour moi qui n’étais pas présente, un savoir clinique qui s’élabore dans le mouvement même de son énonciation. Loin d’être détenteur d’un savoir, l’analyste se retrouve en position d’avoir à le faire advenir. Avec mes questions, mes demandes de précision, mon étonnement, émerge à la manière de la maïeutique socratique, un savoir élaboré à plusieurs, qui au fil des séances se fait de plus en plus nuancé, s’allège de ses a priori, se dépouille d’une certaine doxa.
12Mais contrairement à la position socratique, ce qui est mis en jeu est une attention flottante, celle que recommandait Freud, qui soutenait que l’écoute analytique consiste à donner le même poids à tout ce qui vient dans le discours. De ce fait, le tableau clinique, au départ entrevu, se trouve modifié par la multiplicité des détails, qui relevés peu à peu, en font surgir d’autres, restés jusque-là inaperçus. Comme le développe si brillamment Daniel Arasse [2], dans son ouvrageLe détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, une fois aperçu, « le détail fait acte de présence », et « présuppose un sujet qui taille un objet ». Le sujet ici est tout autant celui qui l’a mis dans le tableau que celui qui le regarde. Pour l’analyste, le détail, ce petit rien, cette formule inattendue, cette distorsion de la langue, etc. qui participe du dire du sujet prend toute son importance, il en oriente l’écoute. Il est le plus souvent ce trait du cas unique, singulier qui s’extrait du flot du discours et a valeur d’enseignement, non pas dans une visée universelle mais au contraire dans un approché extrêmement délicat de ce que nous livrent d’eux les patients.
13Dans ces deux modalités de travail, les personnes qui y participent se retrouvent dans un transfert de travail orienté par l’attention portée aux dires de chacun. Il se passe là quelque chose d’équivalent à ce que Lacan disait concernant une école de psychanalyse, à savoir qu’elle institue une communauté d’expériences.
14Car si la cure analytique, la cure personnelle, est indispensable à la formation du psychanalyste, celle du contrôle de même, si l’enseignement théorique est incontournable, il est également nécessaire d’avoir pu faire à plusieurs, quel que soit le nombre de ces plusieurs (en cartel ou autre) l’expérience d’écouter, au un par un, un sujet qui se risque à parler de sa pratique et en retour du cas que chacun fait du dire engagé par les uns et par les autres.
15Dans sa conférence intitulée « Position de l’inconscient », Lacan rappelait qu’on disait de son séminaire que « c’était là où ça parle ». Mais il réfutait cette affirmation pour préciser les choses de la manière suivante. « Notre séminaire, disait-il, suscitait la place (souligné par lui) d’où ça pouvait parler, ouvrant plus d’une oreille à entendre ce que, faute de le reconnaître elle eût laissé passer comme indifférent [3]. »
16L’ouverture à l’écoute flottante, faut-il dire ici l’initiation, consiste à faire reconnaître une clinique à portée de main qui aurait pu rester dans l’ombre.
17Cette clinique se différencie strictement d’une clinique objectivable, regardée de l’extérieur ; il s’agit d’une clinique qui se serait débarrassée « d’un catéchisme en pagaille qui anesthésie à toute surprise de la vérité [4] ». Cette clinique est une clinique qui se fonde d’un non-savoir ou mieux « d’un savoir en réserve » qui laisse place pour de la surprise, de la nouveauté, de l’inattendu. Mais elle est aussi ce qu’on pourrait appeler une clinique sous transfert, voire une clinique du transfert.
18La structure en jeu dans cette fabrique du cas, qui ne se constitue pas sur un recueil de signes sémiologiques, encore moins sur des échelles comme celles proposées par les DSM, est une structure au sens d’une logique du cas qui s’approche au fur et à mesure qu’on avance dans le repérage des dires du patient au-delà de ce qu’il dit.
19Dans son texte sur la psychothérapie qu’on trouve dans le recueil intitulé « La technique analytique [5] », Freud oppose la méthode analytique à la méthode par suggestion en reprenant une opposition qu’avait faite en son temps Léonard de Vinci à propos de la technique du peintre opposée à celle du sculpteur.
20À l’instar de l’hypnose, le peintre travaille « per via di porre » en appliquant une substance, une suggestion, une parcelle de couleur sur une toile blanche, là où le psychanalyste, à la manière du sculpteur, opère « per via di levare » en enlevant à la pierre tout ce qui recouvre la surface de la statue qu’elle contient.
21On pourrait dire que la fabrique du cas vise à débarrasser ce qui se présente à nous de la gangue imaginaire qui l’entoure, à passer outre le récit fictionnel qui nous est donné. C’est l’occasion d’ailleurs souvent répétée de voir combien le névrosé, le participant névrosé qui assiste à la présentation de malades peine à aborder la psychose autrement qu’avec le prisme de son entendement névrotique et son goût, pour ne pas dire sa passion, pour la fiction.
22Quand Lacan, dans le séminaire Le savoir du psychanalyste [6] reprend ce que note Léonard de Vinci, dans ces petits carnets sur le travail du peintre et sur le mur qui lui sert de support, avec ses bosses, ses taches, ses craquelures à partir desquelles il va faire naître un visage de madone ou un paysage luxuriant, comme autant d’apparitions sur le mur, il lui emprunte cette métaphore pour parler de ce qu’est le mur du langage, qu’il écrit à ce moment-là l’amur du langage avec tout ce qu’il doit à la fixion de l’amour.
23 Mais c’est pour aussitôt ajouter qu’il y a un au-delà du mur. Derrière ce mur, derrière cet imaginaire symbolisé qu’offre la toile du peintre, porteuse de sens, il y a un au-delà du mur, un hors-sens, à savoir un réel. C’est ce réel auquel a accès le travail du sculpteur qu’est le psychanalyste qui a pour tâche « d’enlever, d’extirper quelque chose », comme le disait Freud ; ce réel est ce qui vaut comme structure pour le psychanalyste.
24Par-delà les signifiants et leur équivocité, par-delà la dimension du sens, il y a quelque chose qui a trait à l’orientation, à la direction que prend un dire, laissé à sa seule liberté, celle de la libre association, en lien avec le transfert et les mouvements de déplacements qu’il occasionne dans le lien qui se noue entre le patient et le psychanalyste.
25Ce travail d’évidement qu’emprunte l’habitat du langage propre à chaque patient, les modalités discursives qu’il utilise sont autant de moyens pour nous orienter sur la question de la structure, pas tant au sens de l’Œdipe et de toutes ses versions psychologisantes qui peuvent en être données (Lacan dit quelque part « que la vérité de l’inconscient est à situer entre les lignes, qu’elle est à lire entre les lignes ») que sur la direction inexorable qu’emprunte la forme du discours.
26Dans un texte de 1946 intitulé « Propos sur la causalité psychique », Lacan dénonce les positions psychiatriques, notamment celle d’Henri Ey concernant la folie. Lacan nous indique que ce qui aiguise son écoute du sujet psychotique a trait à la manière dont celui-ci habite le langage. Beaucoup plus tard dans son œuvre, il en parlera en termes de « stabitat ». Nous ne pouvons qu’encourager les apprentis psychiatres ou psychologues à relire ce texte.
27« Engageons-nous dans cette voie [il s’agit de ce qu’il appelle juste avant “ce qui fait nœud dans le discours”], pour étudier les significations de la folie comme nous y invitent assez les modes originaux qu’y montre le langage : ces allusions verbales, ces relations cabalistiques, ces jeux d’homonymie, ces calembours, et je dirais cet accent de singularité dont il nous faut entendre la résonance dans un mot pour détecter le délire, cette transfiguration du terme dans l’intention ineffable, ce figement de l’idée dans le sémantème (qui précisément ici tend à se dégrader en signe), ces hybrides du vocabulaire, ce cancer verbal du néologisme, cet engluement de la syntaxe, cette duplicité de l’énonciation mais aussi cette cohérence qui équivaut à une logique, cette caractéristique qui, de l’unité d’un style aux stéréotypies marque chaque forme de délire, c’est tout cela par quoi l’aliéné, par la parole ou par la plume, se communique à nous. C’est là où doivent se révéler à nous ces structures de sa connaissance [7]. »
28Entendre dans un mot la résonance, l’ineffable intention, l’engluement syntaxique comme l’inexorable cohérence logique, telle est la tâche de l’analyste qui l’oriente sur les dires du patient. Les sujets psychotiques nous y obligent et l’on sait combien ils ont fait enseignement pour Lacan, au point que l’on ne peut rien comprendre à Lacan si l’on néglige tout ce que sa théorie doit aux patients psychotiques. Mais ces propos de 1946, à propos des sujets psychotiques, rencontrent ce que Lacan dira beaucoup plus tard sur la lalangue et cette attention portée à la langue et à tout ce qui fait nœud dans le discours ne saurait se limiter à la psychose et vaut pour toute structure.
29Un savoir pas sans le dire, comme le propose notre titre, est proprement ce qui vient définir l’inconscient au sens d’un savoir qui n’existe pas sans le dire qui l’énonce. Mais on peut tout aussi bien l’entendre comme un savoir passant le dire (du verbe passer), de faire un pas, une passe, un savoir intrinsèquement lié, noué, tressé au dire qui le fait advenir. Il n’y a pour le psychanalyste nul savoir inconscient qui préexisterait enclos dans on ne sait quelle réserve obscure. Seul le dire du sujet le fait advenir.
30Quand Lacan soulignait que la psychanalyse n’avait d’autre médium pour son art que la parole du patient, très tôt dans son œuvre, dès 1953 dans son rapport de Rome intitulé « Fonction et champ de la parole et du langage [8] », il proposait cependant de différencier ce qu’il désignait à ce moment-là de parole vide et de parole pleine. Il oppose le bla-bla, le moulin à paroles, le monologue accommodant qui anime la jactance d’un sujet et le travail (« Durcharbeitung ») de ce discours sans échappatoire qu’est la libre association dans lequel le sujet s’engage dans une dépossession toujours plus grande de cet être de lui-même. L’art du psychanalyste est d’entendre vers quel terme se dirige le discours. Il lui faut être capable de prendre « une longue prosopopée pour une interjection directe, ou au contraire un simple lapsus pour une déclaration fort complexe, voire le soupir d’un silence pour tout le développement auquel il supplée ». Il lui faut savoir reconnaître la rhétorique de l’inconscient avec ses « ellipses et pléonasme, hyperbate ou syllepse, régression, répétition, apposition tels sont les déplacements syntaxiques, métaphore, catachrèse, antonomase, allégorie, métonymie et synecdoque, les condensations sémantiques, où Freud nous apprend à lire les intentions ostentatoires ou démonstratives, dissimulatrices ou persuasives, rétorsives ou séductrices dont le sujet module son discours […] ». « Car la fonction du langage, dit encore Lacan, n’est pas d’informer mais d’évoquer [9]. »
31Plus tard, à la fin de son œuvre, il proposera de différencier le dit du dire. Pour approcher cette question du dire, nous reprendrons ce que Lacan en développe dans trois textes de la même année 1971, à savoir les deux séminaires tenus en parallèle, Le savoir du psychanalyste, etc… ou pire, et « L’étourdit » qui fut rédigé l’été suivant.
32Dans ces textes, le dire est défini par Lacan à la fin du séminaire… ou pire et repris en ouverture de « L’étourdit » par sa formule fameuse : « qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend [10] ».
33Avec cette formule, il s’agit pour Lacan de différencier strictement le dit, l’énoncé, la parole qui s’entend dans sa dimension de vérité, jamais que mi-dite, dans sa dimension de sens aussi, du dire dans sa dimension d’effet, de production d’effets qu’on pourrait dire aussi de jouissance. Lacan parle à cette occasion d’effets de corps.
34Le dire reste oublié derrière le dit. Et comme le rappelle Lacan, quand on emploie l’expression ça ne va pas sans dire, il souligne qu’on formule de fait que ça ne va pas tout seul. Car « le dire, c’est faire couple [11] ».
35Le dire – c’est une autre définition qu’il donne dans ce même texte – c’est « lereligio, l’accrochage social » ; mais il ne faudrait pas l’entendre dans une dimension sociologique sauf à faire référence aux différents discours qu’il a écrits sous la forme de mathême, à savoir le discours de l’hystérique, de l’analyste, du maître, de l’universitaire, sans oublier le discours du capitaliste qui sont autant de modalités de jouissance du lien à l’Autre. Ce qui est en jeu ici dans ce religio, c’est ce qui fait lien, ce qui suppose l’Autre, le lien à l’Autre mais aussi le lien dans la dimension de ce qui noue la parole au corps, le corps comme lieu de la jouissance.
36À cette occasion, Lacan rappelle que ce qui caractérise les entretiens préliminaires, auxquels – nous le savons – il accordait tant d’importance, c’est la confrontation des corps, confrontation de corps entre analyste et analysant. « Ça part de là la psychanalyse, disait-il, de cette rencontre des corps » quand bien même, pourrait-on ajouter, la suite du dispositif analytique vise plutôt à l’oublier.
37En effet la cure avec un patient adulte nous installe souvent pendant longtemps dans un certain confort, une tranquillité paisible, celle du ronronnement des dits du patient, du bla-bla de la parole vide. Ce n’est qu’au bout d’un certain temps que va apparaître l’insistance répétitive de certains signifiants, de certaines attitudes, de certaines réactions thérapeutiques négatives, aurait dit Freud, qui viennent mettre fin à la lune de miel et faire apparaître des enjeux de jouissance autrement plus problématiques.
38Mais dans le travail analytique avec les enfants, les choses se passent autrement. Avec les enfants, pas de risque d’oublier cette rencontre des corps. On peut dire que le travail analytique avec l’enfant nous met à bonne école, à rude école aussi. Le corps de l’enfant manifeste sans cesse sa présence de même que le corps de l’analyste est sans cesse sollicité. On est d’emblée confronté à cette dimension de la jouissance telle qu’elle vient à se manifester dans le corps de l’enfant (avec ses agitations, ou sa passivité, ses cris ou son refus de parler) mais aussi telle qu’elle apparaît dans la distribution des places et toutes leurs variations dans cette ronde des places qui se joue devant nous entre parents et enfants, de même que dans la polyphonie, voire la cacophonie à l’occasion, des uns et des autres.
39Avec l’enfant, la dimension de la jouissance est d’emblée au premier plan car l’enfant, du fait de sa position d’enfant, de sa position infantile, se trouve avoir à endosser, dans ce temps logique de l’enfance, une place d’objet, d’objet d’investissement, d’objet imaginaire, d’objet d’amour aussi.
40Ce qui caractérise l’enfant, c’est qu’il se prête à être objet de la jouissance de l’Autre, de l’Autre parental, de l’Autre social aussi, et, à son insu, se fait caisse de résonance d’un dire qui le traverse.
41Dès sa venue au monde, l’enfant se trouve être le lieu de la jouissance maternelle dans le corps à corps qu’il aura avec elle mais aussi de la langue, la langue maternelle avec laquelle il va se subjectiver. Car bien avant d’être support de signification, support du symbolique, la langue que rencontre l’enfant est une langue réelle, une substance jouissive qui traverse le corps de l’enfant, « qui est comme une passoire », disait Lacan et résonne dans ses symptômes, l’enveloppe de sa mélodie ou l’écorche de ses silences, le trompe ou le ravit de ses équivoques ; lalangue toute empreinte de jouissance de l’Autre maternel, cette musique érotisée sera support du « motérialisme » de l’inconscient.
42 Et pour chacun des parents, l’enfant sera le lieu de jouissances multiples. Parce que l’enfant est le produit d’un non-rapport sexuel, il se retrouve être le lieu d’un entrecroisement, d’un carrefour d’embarras du sexuel qui se joue concomitamment au niveau de la mère, du père et de l’enfant lui-même confronté tout au long de son développement avec le sexuel qui vient effracter son corps.
43La rencontre avec la différence des sexes, la naissance d’un puîné, les émois érotiques, ceux de l’enfant comme ceux des parents, la confrontation à la castration, sont autant d’occasions pour l’enfant de se faire caisse de résonance d’un dire qui vient s’acter devant nous.
44En permettant à ses patientes hystériques d’inventer la psychanalyse, Freud a promu deux choses. La première a été d’avoir su reconnaître le pousse-à-dire qui était à l’œuvre chez ses patientes qui n’ont pas cédé sur ce qu’elles avaient à faire entendre ; et la deuxième chose, le consentement qui a été le sien, consentement à s’abstenir de parler, à s’abstenir de voir et surtout à s’abstenir de savoir.
45Le trait de génie de Freud a consisté à s’effacer comme détenteur d’un savoir et à supposer un savoir qui ne se sait pas chez ses patientes et à se poser la question d’un « qu’est-ce-qu’à dire ça, ça veut ? », comme le formule Lacan dans le séminaire D’un Autre à l’autre [12].
46Avec cette formulation « qu’est-ce qu’à dire ça, ça veut ? » qu’il emploie pour le rêve mais que nous pouvons appliquer plus largement au sujet de l’inconscient, Lacan souligne qu’il ne s’agit pas de ce que « ça veut dire », qui renverrait à une signification, ni même à « qu’est-ce qu’il veut pour dire cela », à savoir ce qu’il en serait du désir en jeu, mais il s’agit de tout à fait autre chose, à savoir ce qui pousse le sujet à dire ceci ou cela, à savoir la jouissance qui a cours derrière la parole énoncée.
47L’inconscient – dit Lacan [13] – « s’articule de ce qui de l’être vient au dire ». Cet être du sujet, le psychanalyste l’appréhende à partir de ce que Freud a très tôt repéré comme axe de son travail, à savoir la répétition. Ce qui nous donne accès au dire, c’est la répétition qui par-delà les dits du sujet insiste à dire.
48 Dans la succession des séances et l’insistance de certains dire mais aussi dans ce qui se répète avec le transfert, dans le transfert, se dévoile ce qui noue la parole à la jouissance – au point, nous le savons, qu’il faut souvent une deuxième tranche d’analyse, un deuxième tour pour que s’aperçoive ce qui se jouit dans le dire.
49En inventant la règle fondamentale comme seul outil pour accéder à l’inconscient, Freud a fondé une pratique qui vise à mettre en mouvement un discours qui a vocation à se modifier, à se déplacer, à s’éloigner d’une signification ultime qui aurait le dernier mot. C’est parce que l’inconscient est structuré comme un langage, « parce que quelque chose a été noué à quelque chose de semblable à la parole que le discours peut le dénouer [14] ».
50Ce sont les tours du dit qui visent à faire apparaître « la texture du dire » (j’emprunte ce mot au texte de Lacan dans « Radiophonie), « l’étoffe d’un textile – comme il le dit encore – où les nœuds ne diraient rien que des trous qui s’y trouvent [15] ».
51Cette étoffe d’un textile est ce qui revêt l’objet, cet objet resté oublié et qui n’est rien d’autre que « le fait du dire [16] ». Qu’on dise dans la formule « qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend », c’est l’objet, objet oublié et qui cependant mène la danse. Impossible à atteindre à l’image du mirage qui s’éloigne au fur et à mesure qu’on s’en approche, l’objet se déduit des tours successifs qu’il engendre par son insistance répétitive. L’étoffe du dire en miroite les différentes facettes.
52Mais il est une autre dimension du dire sur laquelle s’arrête Lacan, c’est celle du dire de l’analyste, celui par lequel l’interprétation de l’analyste acte des dits du patient. Il n’y a pas « d’interprétation qui ne concerne le lien de la parole (de ce qui s’entend de la parole) à la jouissance. Qu’on le sache ou pas, qu’on le fasse innocemment ou pas, une interprétation qui vaille comme interprétation analytique a trait à ce lien de la parole à la jouissance [17] ».
53 La coupure, la ponctuation, l’interjection sont autant de moyens pour l’analyste de prendre en compte le dire de l’analysant. Lacan met en garde les analystes sur ce qui guide leur acte. « Les psychanalystes qui se cramponnent au garde-fou de la psychologie générale ne sont même pas capables de lire, dans ces cas éclatants [il parle ici des cas de Freud] que Freud fait aux sujets répéter leurs leçons dans leur grammaire. À ceci près qu’il nous dit que du dit de chacun d’eux nous devons être prêts à réviser les parties du discours que nous avons cru pouvoir obtenir des précédents [18]. »
54En effet l’interprétation psychanalytique n’a pas à figer le patient dans une assignation aux signifiants qu’il énonce, aux dits qui se succèdent mais au contraire à creuser un espace ou quelque chose de ces dits peut à la fois être admis et en même temps possiblement déplacé, transformé.
55Dans D’un Autre à l’autre, Lacan rappelle que « la psychanalyse a instauré un discours dans lequel le sujet est dispensé de soutenir ce qu’il énonce [19] ».
56C’est une remarque extrêmement importante pour nous puisque le sujet se trouve, dans cette expérience de l’analyse, dégagé de toute prestance moïque, d’une injonction à parler en son nom, ou à rester captif d’une parole qui se refermerait sur lui.
57À l’opposé de cela, le psychanalyste intervient pour faire coupure dans les dits, que ce soit par la seule scansion ou par son intervention sur l’équivocité des signifiants qui vise à détourner du sens et à ouvrir de nouvelles voies inédites, ou même par son silence qui est comme une invitation faite au patient à poursuivre au-delà de ses dits.
58L’interprétation analytique porte sur la cause du désir telle qu’elle se détache des tours du dit, tel que le dire ex-siste aux dits, dans la mesure où l’inconscient « a à faire d’abord avec la grammaire et il a aussi un peu à faire, beaucoup à faire, tout à faire avec la répétition [20] ».
59Mais qui dit répétition ne veut pas dire que les choses se répètent à l’identique, que l’on serait dans un système qui tournerait en rond à l’infini autour d’un objet-trou central, inatteignable. On pourrait au contraire figurer le trajet de l’analyse comme une suite de changements de discours, comme un mouvement de spirale qui s’approche de l’objet à chaque tour, en mesure l’attractivité en même temps qu’il permet de faire l’expérience d’un impossible à dire et confère à chacun le style de son être.
60Avec l’expression « Je ne te le fais pas dire » dont Lacan nous rappelle qu’elle est l’expression du minimum de l’intervention analytique, il souligne qu’à la fois le psychanalyste reconnaît ce qui est dit, prend acte de ce qui se dit, quand bien même le patient lui-même n’entend pas ce qu’il dit, et en même temps que ce dire est imputable au seul sujet, qu’il est ce qui le cause.
61Nous évoquerons deux cas exemplaires de cette pratique de discours qu’est la psychanalyse. L’un relève de la névrose ordinaire, l’autre de l’usage de la langue dans la psychose. Ces deux situations cliniques ont trait toutes les deux à des premiers entretiens.
62Lacan nous rappelle que le dire ne procède que du fait que l’inconscient est structuré comme un langage, c’est-à-dire lalangue qu’il habite et que « cette langue n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé persister [21] ».
63Le premier exemple nous fait toucher du doigt le particularisme de la langue qui lie une mère et son adolescent et la difficulté pour un tiers, fût-il analyste, d’y avoir accès, provoquant en série des malentendus. Cette vignette clinique est du même ordre que les exemples de sottises, de naïveté linguistique dont parle Lacan dans Les formations de l’inconscient. Ces exemples sont ceux d’un de ses patients qui lui disait, évoquant sa vie et sans vouloir faire de l’esprit, « qu’il ne faisait que vivre maritablement [22] » où l’on voit le patient en toute méconnaissance, avec le plus grand sérieux, conjoindre en un seul mot maritalement et misérablement.
64L’autre exemple rapporté par Lacan est celui d’un patient à qui une femme avait posé un lapin et concluait son histoire en disant « j’ai bien compris qu’une fois de plus c’était là une femme de non recevoir ». « Il ne faisait pas un mot d’esprit, il croyait l’expression reçue, il disait quelque chose de fort innocent [23]. » On voit là que ce n’est que pour un tiers que cela peut être un Witz.
65 À propos de cette « naïveté linguistique », Lacan fait remarquer qu’« il y a des gens qui se promènent dans l’existence comme cela, qui ont parfois des situations très élevées et qui sortent des mots dans ce genre [24] ».
66Ces deux exemples ont tout à faire non pas avec une insuffisance de l’art de la langue, du bien parler, mais ils sont les traces, les résidus d’une lalangue familiale qui subsiste derrière le vernis social.
67Cette dimension du signifiant, à l’œuvre ici, cette autonomie du signifiant qui vient contaminer toute prise de parole, est susceptible de produire de tels trébuchements. Cette langue qui fourche comme on dit et qui, au lieu de courir vers là où l’autre l’attend, fait une fourche, prend une autre direction provoquant le malentendu, malentendu inhérent à toute interlocution, produit sur celui qui écoute cet effet de déroute au sens fort du terme, cet effet patinoire dont parlait Lacan à propos du Witz.
68Notre premier exemple témoigne d’une telle déroute. Il s’agit d’une mère et de son fils âgé de 12 ans et demi qui vont, tout au long de l’entretien, parler d’un commun accord, l’un enchaînant la phrase de l’autre, dans une sorte de langue commune, langue de connivence, tout ceci avec un très grand sérieux, dont est exclue toute dimension d’humour.
69« Il y a eu un petit souci à l’école le 23 novembre. » Nous sommes fin janvier et il y avait prétendument urgence. « Il y a eu une bagarre dans la classe, il n’aime pas ça, et un prof lui a demandé de raconter ce qui s’est passé, alors il a dû tout expliquer et le copain, qu’il dénonçait, lui a fait… » À ce moment-là, le garçon pour terminer la phrase de sa mère, et sous son regard énamouré, fait le geste de se trancher la gorge.
70« Et depuis le 23 novembre, il a été mis en arrêt maladie ; ils ont cherché un autre collège car il avait l’angoisse d’y retourner. Jusque-là, en primaire, tout allait bien, mais au collège, ça ne va pas. Il est en Segpa et s’est déjà fait voler ses baskets, sa carte de cantine, etc. » (À l’évocation de la Segpa, je dresse l’oreille car évidemment pour moi cela vient contredire l’idée qu’en primaire tout allait bien).
71Quand je les interroge sur les raisons qui ont fait qu’il soit resté si longtemps absent de l’école, la mère me répond : « C’est Diamant Hector… C’est Diamant Hector qui a dit de le mettre en arrêt. »
72 Alors évidemment je demande qui est Diamant Hector : la mère me répond : « C’est le 03 88… », et me donne un numéro de téléphone.
73À partir de ce moment-là, je vais être à la peine car aucune de mes questions n’obtiendra jamais la réponse que j’attends. D’abord parce que je suis en quelque sorte mise hors circuit, comme s’ils n’avaient l’un et l’autre nulle idée que je puisse ne pas participer de leur connivence, et ensuite parce que les réponses qu’ils m’adressent empruntent une voie à laquelle je ne m’attends pas.
74« Diamant Hector ? »- « Il s’occupe de trouver des stages. C’est lui qui en a trouvé un pour l’aîné. »- « L’aîné ? »- « Il fait facteur d’orgues. » Aussitôt ma curiosité s’anime. Facteur d’orgues a suscité mon désir, les tuyaux, les sonorités. Bach, les églises, etc. Quand je demande des précisions, j’apprends qu’il a 18 ans et vient de démarrer un CAP de menuisier et qu’il aimerait un jour être facteur d’orgues.
75« D’autres frères et sœurs ? »- « Un deuxième frère, qui prépare le bac. » Aussitôt, là encore je suppose qu’il est en terminale, et quand je demande dans quelle section il est, j’apprends qu’en fait il est en seconde, que bien sûr il prépare le bac mais que ce n’est pas encore pour tout de suite.
76Et quand, avec plus de prudence cette fois, je demanderai au garçon présent ce qu’il envisage de faire plus tard, il m’expliquera qu’il ne sait pas quoi faire, que parfois il trouve une idée mais qu’il en change vite. Et la mère d’ajouter : « Enfin, quand même, il y a un métier qu’il veut toujours faire, mais enfin c’est le métier que veulent faire tous les garçons, c’est… Coiffeur ! »… Réponse qui m’évoque les histoires de garçon coiffeur de Luchini et provoque chez moi un grand éclat de rire intérieur qu’il ne m’est cependant pas possible à ce moment-là de partager avec eux.
77« Le père a décidé qu’il devait retourner en classe », dit la mère, mais aussitôt le fils d’ajouter que « le père s’est fait tirer les vers du nez par le directeur de l’école, lequel pense que tout ça est un caprice d’enfant ». Mais, ajoute la mère, « on va s’accrocher, on va tenir le coup ».
78« L’angoisse, c’est depuis toujours, comme le pipi au lit. Le pipi au lit, tous les soirs. Quand il est angoissé, c’est pipi au lit. La veille d’un départ en vacances, c’est pipi au lit. » Et le garçon d’ajouter : « Je n’arriverai pas à retourner en classe. Ça me donne des frissons et quand j’ai des frissons je ne peux rien faire. »
79Nulle intervention de ma part ne parvient à interrompre ni l’accord qui les unit, ni la suite de certitudes qu’ils énoncent l’une après l’autre.
80 « C’est toujours mon bébé », me dit la mère. « On se fait beaucoup de câlins. Mais c’est comme ça avec tous les trois, le grand, c’est un grand timide, il a une petite forme d’autisme, c’est un autisme léger, il est suivi par un psychiatre. Le deuxième a toujours été bon élève, jusqu’au jour où brusquement ses notes ont chuté après qu’il a été sur le tracteur avec le père. »
81Nous ne sommes pas très loin des histoires courtes de Félix Fénéon que nous rapporte Lacan dans les Formations de l’inconscient. Même concision, même détachement, et surtout pour celui qui écoute, même effet patinoire, comme le dit Lacan, qui fait que l’on ne sait où trouver « le centre de gravité de la phrase, son point d’équilibre », et que l’on ne parvient pas à s’introduire dans cette chaîne signifiante.
82Mais à l’inverse de Fénéon qui construit ses phrases pour faire rire le lecteur, il n’y a là dans cet échange nulle place pour la Dritte Person, nul sujet supposé pouvoir rire de ce qui est dit là.
83Je finis par comprendre que ce deuxième fils, plusieurs mois après avoir changé de collège, a pu dire que des copains l’avaient vu sur le tracteur de son père, qu’ils s’étaient moqués de lui et l’avaient traité de « sale paysan ».
84Tout l’entretien sera de cette veine-là et lorsqu’à la fin je demanderai ce que fait le père, pour savoir comment fixer un rendez-vous où il pourrait venir, la mère me répondra qu’il est musicien. Prête à sous-entendre une fois de plus des horaires de répétition ou de cours de musique, etc., j’apprendrai qu’à ses heures de loisirs il joue dans l’harmonie municipale et que son métier est tout autre.
85Le comique de cet entretien tient au décalage qui existe entre le fait que ma pensée file du côté de la signification commune supposée, alors que le message énoncé emprunte des raccourcis auxquels je ne m’attends pas.
86Mais dans ces raccourcis qui me sont adressés défilent des signifiants familiaux, un idiome familial qui provoquent chez moi un effet de surprise, quelque chose, comme le dit Lacan, à propos de l’effet du Witz, « qui me rend étrangère au contenu de la phrase, qui a sur moi cet effet de non-sens qui fait que je ne comprends pas, je suis déroutée, il n’y a pas de contenu véritable à cette phrase, marquant la rupture de l’assentiment du sujet par rapport à ce qu’il assume ».
87Avec cet effet de surprise se produisent plusieurs choses.
88La première, c’est l’introduction d’un terme qui n’est pas partie prenante de cette connivence mère/fils, et qui fait rupture en quelque sorte dans la clôture du discours familial qui pouvait laisser croire que tout le monde parlait d’une seule voix, ce qui ne manquait pas d’être inquiétant, dans ce premier contact avec ce jeune adolescent.
89Deuxièmement, par le passage par l’écoute d’un Autre, se trouve interrompu le disque cour-courant si bien rodé qui semble se pérenniser dans cette famille, passer de l’un à l’autre, et qui montre que si les grands frères ont eu eux aussi à rencontrer des psychiatres, le moins que l’on puisse dire, c’est que le discours maternel – au sens du discours qui se tient entre une mère et un enfant – n’en a pas été le moins du monde bousculé.
90Troisièmement, en riant de moi-même (rire contenu car justement on n’était pas dans une situation witzig, où on aurait pu partager le plaisir de l’esprit), mais rire quand même, de moi, si lamentablement, si cocassement toujours en train de patiner, j’ouvre cette place pour l’Autre, en me trouvant divisée par cette écoute.
91Loin d’offrir le sérieux d’un savoir constitué, ce qui se trouve là mis en mouvement est un non-savoir suffisamment mobilisé pour que face à cette situation somme toute plutôt désespérante, pointe le désir de l’analyste, qui va permettre que s’engage un transfert auquel je ne m’attendais pas.
92En effet, à la séance suivante, changement de ton. Le fils a rappelé à la mère le rendez-vous et son souhait de me voir quand bien même il avait terminé la première séance en disant qu’il pensait que revenir me voir ne servirait à rien. « Je le sens quand je commence à avoir les frissons, je sais que ça n’ira pas. »
93Changement de ton chez le fils, qui va pouvoir venir seul et me parler de son embarras à recevoir des billets d’amour d’une fille, ce qui donne une tout autre perspective aux frissons qui l’ont fait fuir du collège. Mais aussi changement de ton chez la mère. Finie la connivence, les histoires courtes, l’idiome familial. « Une des questions que je me suis posée – vous m’avez ouvert les yeux, je me suis dit qu’il fallait que je me détache de lui, que je le laisse plus libre. » Et elle enchaîne sur l’angoisse qu’elle a éprouvée à le laisser retourner en classe. Pour ne pas y penser, elle a dû partir toute la journée avec son mari se promener dans la neige. « Je n’ai peut-être pas encore coupé » (elle fait le geste des ciseaux) et puis un peu plus tard elle ajoute en conclusion ceci qui ne manque pas de piquant : « Je crois qu’il joue au con, je crois qu’il joue au con avec nous. » On ne saurait mieux dire !
94Nous ne sommes plus dans la naïveté, mais du côté d’un sujet averti, averti qu’il en dit peut-être plus qu’il n’y paraît, qui en dit plus que ce qu’il dit. Il est possible à ce moment-là à la mère de reconnaître une place différente pour le fils et par là même de faire l’hypothèse de son désir à elle, et au fils de prendre acte des symptômes qu’il habite.
95Le deuxième exemple a trait là encore à une première rencontre qui nous enseigne sur la difficulté à mener des cures avec un sujet psychotique, du fait de l’usage qui est fait du signifiant, tributaire de la grammaire de cette langue à laquelle l’analyste aura à faire.
96Dans ce premier rendez-vous demandé en urgence du fait d’une grande détresse, ce patient me fait part de son long parcours analytique, quinze ans chez un premier psychanalyste, treize ans chez un deuxième. Le troisième psychanalyste chez qui il va actuellement est en passe de perdre sa place et je suis le quatrième, objet d’un transfert qu’on pourrait dire toujours déjà là et qui me fait présente à lui depuis longtemps.
97Si son discours, dans cette première rencontre, est difficile à suivre, cela tient à plusieurs choses : le rythme de sa parole d’abord, mu par une urgence à dire et à me supposer un savoir équivalent au sien sur ce qui lui arrive. La deuxième chose tient aux inventions de sa langue (sa grammaire), la réitération de condensation de mots qui agglomère deux situations, des holophrases, les déformations qu’il fait subir aux noms propres des personnages de son histoire comme de ses analystes et surtout des signifiants qui deviennent pour lui des signes inquiétants.
98Mais son discours ne manque pas de poésie, la langue qui l’habite (et non qu’il habite tant elle vient en parasite) est truffée de ritournelles de son enfance, d’extraits de poèmes, de chansons auxquels il emprunte des blocs sémantiques. Cette langue semble aussi condenser pour lui ce que sa longue expérience de l’analyse lui a appris, comme autant de formules qui composent le texte du livre qu’il écrit sur celle-ci. Soucieux d’écouter mes interventions, il leur porte une attention soutenue, comme suspendu à ma voix, il mesure le poids de ce que je lui dis. Là est la difficulté. À quel moment ma parole va se retourner contre lui et provoquer cet affolement dans lequel il se retrouve actuellement et qui motive cette consultation ?
99Il lui faut par l’écriture rendre compte de ce parcours et surtout se déprendre des paroles de ses analystes auxquelles il reste asservi et qui motivent cette douleur qui, des décennies durant, ne le lâche pas. Mais fort de cette longue expérience de la fréquentation des analystes, ce patient nous enseigne sur les effets persécutants de la parole de l’Autre et sur les précautions à prendre dans le maniement de nos interventions.
100 Alors que le patient avait passé tout un temps de séance à lui adresser un tombereau d’injures (injures dont je finis par comprendre qu’elles étaient adressées bien au-delà de l’analyste à un certain nombre de personnages de son enfance maltraitée), le premier psychanalyste lui aurait dit pour suspendre la séance : « Alors on s’arrête là. » C’est cet « alors » qui pour lui s’est enkysté quand bien même cela n’a pas interrompu la cure. Il aurait accepté qu’il lui dise qu’il ne voulait plus le recevoir, qu’il l’envoie chez un collègue, mais ce qu’il n’accepte pas c’est cet « alors ». Car cet « alors » signifie pour lui que l’analyste se protège. « Alors » dans sa grammaire personnelle retourne la situation qui de persécuteur le faisait persécuté.
101Le deuxième psychanalyste a perdu sa confiance à la suite d’une intervention-interprétation d’un rêve, qui des années plus tard s’avérera avoir été, dit-il, une erreur, qui avait orienté toute sa vie dans une mauvaise direction. Là encore, c’est une expression de l’analyste qu’il retient de cette cure, qui s’impose à lui dans une sorte d’éternité et sans qu’il puisse s’en distancier. « Nous nous sommes trompés », aurait dit l’analyste. C’est ce « nous » qui associe l’analyste et le patient à la supposée erreur d’interprétation qui le persécute. Ce « nous » venu de l’Autre tout comme le « alors » est un signifiant qui se trouve figé, gélifié, le privant d’une autonomie qu’il revendique sans pouvoir y accéder. Impossible opération de séparation qui l’étrangle dans une aliénation aux signifiants de l’Autre.
102Le troisième psychanalyste est actuellement en délicatesse du fait d’une autre maladresse de même nature. Alors qu’il évoquait une femme pour laquelle il avait des intentions amoureuses et qu’il se plaignait qu’elle ne l’aimait pas, l’analyste est intervenu pour lui dire : « Elle ne vous aime pas, pas encore. » L’a-t-il dit avec une pointe d’humour ou pour le rassurer sur une suite possible ? Ce qu’a retenu ce patient, c’est le « pas encore » qui suppose, comme il le dit si bien, que l’analyste saurait quelque chose de l’avenir. De ce savoir, il ne veut pas.
103On voit avec ces trois exemples (« alors », « nous », « pas encore ») l’extrême attention portée au discours de l’Autre, le poids qu’ont sur lui les mots venus de l’Autre et les ravages que peuvent occasionner chez certains sujets la grammaire de leur langue privée, la violence dont elle est porteuse ce qui nécessite de l’analyste qu’il sache prendre langue dans la langue du patient. Il y a, derrière les dits, une menace sourde qui témoigne des effets ravageurs du dire, du dire du patient comme du dire de l’analyste, celui qui court au-delà, bien au-delà de ce qui est dit.
104Ces deux situations de premier entretien évoquées ici visent à souligner les effets de cette texture du dire dans cette rencontre entre patient et analyste. Si l’avancée dans la cure permettra d’en repérer la dynamique, les premières rencontres nécessitent cependant de l’analyste qu’il soit attentif, au-delà de ce qui est dit, à l’étoffe du dire à partir de laquelle il orientera la direction de la cure.
105Dans la première situation, l’empêchement qu’occasionne pour ce pré-adolescent l’enfermement dans la jouissance maternelle trouve à s’énoncer dans une langue qui met hors circuit l’autre auquel il s’adresse. La coupure qu’opère l’analyste dans cette lalangue close permet que vienne s’énoncer un dit nouveau, un inédit, celui du désarroi du sujet, aussi bien ici chez la mère que chez le jeune, à l’heure de la rencontre avec l’autre sexe.
106Dans la deuxième situation, le patient nous enseigne sur ce qui vient affleurer, dans la chaîne du discours, à certains moments, brefs, qui pourraient passer inaperçus, à savoir des sémantèmes qui ont valeur de parasites et portent par-devers eux « l’intention ineffable » persécutante au cœur du dire de l’Autre. Là où la poésie, les ritournelles enfantines viennent pacifier sa prise de paroles, à l’inverse les prépositions, les adverbes, etc., les outils de la grammaire sont lourds d’une menace, celle incluse dans les commandements de la langue.
107Si, comme pratique de discours, la psychanalyse vise à faire advenir par la parole un savoir insu, elle suppose de l’analyste qu’il sache reconnaître le dire qui le détermine. Car il est porteur pour un sujet de la lalangue qui est la sienne, des trésors qu’il y puise pour exister comme des noirceurs ravageantes qui le détruisent.
Notes
-
[1]
Ce texte est la reprise d’une intervention faite dans le cadre des « Leçons d’introduction à la psychanalyse comme pratique de discours » et vise à donner des repères de lecture dans l’œuvre de Lacan.
-
[2]
D. Arasse, Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 2008.
-
[3]
J. Lacan, « Position de l’inconscient », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
-
[4]
Ibid.
-
[5]
S. Freud, « De la psychothérapie », dans La technique analytique, Paris, Puf, 1970.
-
[6]
J. Lacan, Séminaire Le savoir du psychanalyste, éditions de l’Association freudienne internationale, séance du 3 février 1972.
-
[7]
J. Lacan, « Propos sur la causalité psychique », dans Écrits, op. cit.
-
[8]
J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, op. cit.
-
[9]
Ibid.
-
[10]
J. Lacan, « L’étourdit », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001.
-
[11]
Ibid.
-
[12]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, éditions de l’Association freudienne internationale, séance du 26 février 1969.
-
[13]
J. Lacan, « Radiophonie », op. cit.
-
[14]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, éditions de l’Association freudienne internationale, séance du 6 novembre 1957.
-
[15]
J. Lacan, « Radiophonie », op. cit.
-
[16]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XIX, … ou pire, éditions de l’Association freudienne internationale, séance du 21 juin 1970.
-
[17]
J. Lacan, Séminaire Le savoir du psychanalyste, éditions de l’Association freudienne internationale, séance du 4 novembre 1971.
-
[18]
J. Lacan, « L’étourdit », op. cit.
-
[19]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., séance du 13 novembre 1968.
-
[20]
J. Lacan, Séminaire Le savoir du psychanalyste, op. cit., séance du 4 novembre 1971.
-
[21]
J. Lacan, « L’étourdit », op. cit.
-
[22]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, séance du 18 décembre 1957.
-
[23]
Ibid.
-
[24]
Ibid., séance du 13 novembre 1957.