Couverture de FP_031

Article de revue

Le déclin de l’image du père

Pages 185 à 200

Notes

  • [1]
    S. Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, Paris, Puf, 2006, Lettre 112, p. 271-272. Traduction revue : berechnen signifie calculer, mais aussi imputer.
  • [2]
    S. Freud, « La disparition du complexe d’Œdipe » (1924), dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1969. Il faut noter que Der Untergang est employé, en allemand, pour le déclin du soleil ou pour un navire qui sombre, donc pour signifier le passage à un autre état, comme par refoulement, et non disparition pure et simple, contrairement à ce que semble l’indiquer le titre choisi pour la traduction de 1969. Freud signale que ce titre lui a été inspiré par Le déclin de l’Occident d’Oswald Spengler, publié en 1918.
  • [3]
    R. Girard, Les origines de la culture, Paris, Desclée de Brouwer, 2004.
  • [4]
    S. Freud, Lettres à Fliess, lettre 112, op. cit.
  • [5]
    S. Freud, « Les théories sexuelles infantiles » (1908), dans La vie sexuelle, op. cit.. Freud repère trois TSI que s’invente le jeune enfant et qui scandent l’organisation de l’image du corps : théorie de la « femme au pénis », théorie « cloacale » de la naissance, théorie sadique du coït (où l’opposition fort/faible ignore la différence des sexes).
  • [6]
    Je renvoie ici à D. Brun, L’Insidieuse malfaisance du père, Paris, Odile Jacob, 2011.
  • [7]
    T. E. Lawrence, La Matrice (1936), Paris, Gallimard, 1995, p. 94 et 107.
  • [8]
    « Ma parole est indexée sur le noble savoir », affirmait récemment le philosophe maoïste Alain Badiou, se coulant ainsi délibérément dans cette attitude philosophique antique.
  • [9]
    B. Constant, Écrits politiques, Paris, Gallimard, Folio essais, 1997, p. 591-619.
  • [10]
    É. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Éditions de Minuit, 1969.
  • [11]
    S. Freud, L’Homme Moïse et la religion monothéiste (1939), OCPF XX, p. 185.
  • [12]
    Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire (1549, publié à titre posthume en 1576), Garnier-Flammarion, 1983, p. 5.
  • [13]
    E. Morin, Autocritique, Paris, Julliard, 1958, p. 38.
  • [14]
    S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste : la traduction de Triebeinschränkung par « limitation des pulsions » (Gallimard, 1986, p. 219) me paraît préférable à « restriction pulsionnelle », proposée dans les OCPF, xx, Paris, Puf, 2010, p. 197.
  • [15]
    S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, OCPF, XX, op. cit., p. 191 (traduction revue).
  • [16]
    Ibid., p. 188 (traduction revue).
  • [17]
    S. Freud, « Les criminels par conscience de culpabilité » (1916), dans L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 169-171.
  • [18]
    S. Freud, Le malaise dans la culture, OCPF, XVIII, Paris, Puf, 2015, p. 251-252.
  • [19]
    C. Baudelaire, « Mon cœur mis à nu », dans Œuvres complètes, Tome I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1976, p. 676.
  • [20]
    S. Freud, Le malaise dans la culture, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 1995, p. 70.
  • [21]
    Ce qu’il développe dès 1917, dans la 35ème Conférence d’introduction à la psychanalyse : « Sur une vision du monde » (Weltanschauung).
  • [22]
    (Wo Es war, soll Ich werden. Es ist Kulturarbeit etwa wie die Trockenlegung der Zuydersee). (G.W. XV, p. 86.) S. Freud « La décomposition de la personnalité psychique », dans Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (1933), Paris, Gallimard, 1984, p. 110.
  • [23]
    S. Freud La question de l’analyse profane (1926), Paris, Gallimard, p. 62.
  • [24]
    S. Freud, Conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1999, p. 427-428.
  • [25]
    E. Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi. Essai sur la théologie politique au Moyen-Âge, Paris, Gallimard, 1989.

1 « Le besoin d’un maître criait très fort en nous », note T.E. Lawrence dans La Matrice, ce terrible témoignage où il décrit jour après jour son enrôlement volontaire comme simple soldat, dans la RAF, en 1923. Après son action héroïque en Arabie, le colonel Lawrence veut se fondre dans une « unité » anonyme et renoncer à toute identité personnelle.

2 La question de l’identification passe par l’image du père ou d’un maître. C’est une question à laquelle Freud s’est intéressé, bien au-delà de sa réflexion sur le « déclin du complexe d’Œdipe ». Il n’a cessé de s’interroger sur le rôle que joue la figure du père dans ce processus de subjectivation de l’enfant, aussi bien le père réel que la représentation du père originaire, l’Urvater, sous sa forme mythique, dont la toute-puissance est aux racines de la civilisation judéo-chrétienne. En outre, Freud a eu très tôt l’intuition que ce qui est essentiel dans la constitution d’un sujet est étroitement lié à la fonction attribuée à « l’Autre ». Un Autre qui n’a rien à voir avec la notion de « prochain », mais que Freud définit au départ ainsi, dès le 6 décembre 1896, dans une lettre à Fliess : « cet Autre préhistorique et inoubliable, qu’aucun plus tard n’arrivera à égaler [1] ».

3 Ce grand Autre constitue en effet lui aussi une figure du père, mais il s’agit ici de la figure archaïque d’un père tout-puissant, qui est en jeu au plus profond de nos constructions intrapsychiques. Ce grand Autre est antérieur, pour Freud, à toutes les représentations mythologiques de l’Urvater originaire.

4 En reprenant l’image utilisée par Freud pour parler du « déclin du complexe d’Œdipe [2] », on peut dire que la construction du sujet ne peut pas faire l’économie d’un déclin de l’image et de l’investissement du père. Et ce déclin doit s’opérer à trois niveaux, d’importance différente pour le sujet : 1) le niveau qui est lié au rôle du père réel dans l’évolution de tout enfant : c’est en sortant de son emprise que l’enfant peut se faire sa propre place ; 2) un niveau qui touche à une dimension culturelle et religieuse, avec la mise à l’écart d’un père tout-puissant mythique, l’Urvater, que Freud évoque longuement dans Totem et tabou ; 3) la construction du sujet passe aussi exigiblement par le déclin de la figure du « grand Autre » dont chacun doit se défaire pour devenir sujet, ce grand Autre qui est la matrice de nos constructions intrapsychiques. Dans cette figure archaïque et intrapsychique du grand Autre, antérieure à toute identification sur la scène de la réalité, est en jeu, selon Freud, l’indifférenciation entre soi et l’autre, c’est-à-dire l’horreur de toute séparation comme facteur d’individuation.

Le désinvestissement du père réel et le déclin de l’Œdipe

5 Dans ses textes consacrés à la découverte de l’infantile, Freud parle peu du père réel, mais il souligne que ce dernier a à remplir pleinement sa fonction d’élément séparateur des corps et des psychés. Entre l’enfant et le corps maternel qui sont originairement vécus en indivision, comme un seul appareil psychique pour deux corps, le père joue une fonction de tiers, indiquant déjà quelque chose qu’il faudra opérer ensuite, également avec lui. Il nous indique le chemin où l’identification est un processus consistant à se désidentifier de façon permanente de tous les autres : le père, la mère et les autres figures majeures de notre enfance. Il nous montre la voie que nous devrons suivre avec lui, contre lui, ou à côté de lui, pour entrer dans notre propre histoire.

6 L’issue même du « déclin du complexe d’Œdipe », c’est la capacité à ne plus s’identifier à l’un de ses parents en occupant imaginairement sa place, géographique et spatiale, et, par conséquent, l’aptitude à s’identifier à un futur qui n’est pas encore là : « Quand je serai grand, je serai aviateur, infirmière… » Cette identification est donc l’identification à un X, à un futur qui va nous construire et que chacun va construire pour lui-même. Cette ouverture au futur joue un rôle fondamental dans la métapsychologie freudienne, car elle introduit ce qui est de l’ordre d’une séparation, d’une tentative de séparation radicale entre le registre de l’éthique du sujet et le registre d’une vision du monde : je ne vais pas rentrer dans une vision du monde qu’on m’imposerait, mais je vais construire ma propre vision du monde par rapport à un futur qui n’est pas encore là et que j’ai à inventer chaque fois pour moi-même.

7 Ce que Freud met donc nettement en évidence, c’est la nécessité que le père s’efface, que son image s’estompe dans la psyché de l’enfant, pour permettre à celui-ci de s’ouvrir à sa propre place en tant que sujet, place qui est un lieu vide à partir duquel inventer sa propre place (Stelle).

Figure archétypale de l’Urvater

8 Pour Freud, les cultures et les religions ont pour tâche de gérer cette pulsion de désubjectivation qui nous met toujours dans une position sacrificielle. C’est pourquoi il s’intéresse profondément à ce que représente la figure archétypale du père, dans la culture. Pour lui, la construction de l’identité du sujet n’est possible que si on l’arrache à l’archaïque. En tant que recherche de l’archaïque et construction mythique du monde dans sa dimension symbolique, la mythologie est au cœur des préoccupations et de la démarche de Freud, pour penser l’homme dans la culture. C’est d’ailleurs ce qui est aussi au cœur de l’œuvre d’un grand philosophe français, René Girard, qui vient de décéder : il a centré toute son œuvre sur la question du sacrifice symbolique, tel que celui qui est en jeu dans le mythe d’Abraham face à son fils et qui permet d’accéder à la subjectivation, par voie de séparation [3].

9 C’est en 1913, dans Totem et tabou, que Freud va aborder la problématique du père sous forme de mythe, un mythe étiologique, dans la mesure où, à travers celui-ci, Freud donne à entendre ce que sont les conditions de l’humanité et de la culture.

10 Il ne se situe pas dans une visée historique, pour montrer comment les choses se sont produites au départ, mais dans une mythologie, c’est-à-dire dans un discours qui assigne l’homme à sa condition, exactement comme La Genèse qui est hors de l’histoire, mais qui en est la condition. L’origine n’est pas un commencement. Le mythe du parricide, dans Totem et tabou, n’est en aucun cas à entendre comme un événement historique initial, mais comme l’entrée dans la culture, comme un postulat initial qui affirme la nécessaire limitation d’une volonté toute-puissante agissant sur les hommes, volonté qui serait incarnée par la figure d’un père possesseur et jouisseur de toutes les femmes.

L’arrachement à l’Autre préhistorique

11 Dans sa lettre à Fliess du 6 décembre 1896 [4], Freud souligne déjà le risque ou la tentation que rencontre chacun dans sa construction en tant que sujet : tout mettre au compte de l’autre, un « autre préhistorique, inoubliable, que nul n’arrivera à égaler ». Cet Autre appartient pour Freud non pas à une dimension culturelle, mais à une dimension intrapsychique, découlant de la relation mère-enfant. L’élément essentiel au cœur de la rencontre avec l’Autre peut être aussi à la source de la plus grande désubjectivation, de la plus grande aliénation, individuelle ou sociale, quand ce qui nous arrive est mis au compte de cet Autre et que nous restons dans une logique d’imputation. Imputer tout à l’autre, c’est ce que nous retrouvons également dans certaines conduites en société, dans les discours totalitaires et au cœur de tous les fondamentalismes.

12 Sortir d’une logique d’imputation pour entrer dans une logique d’implication permet de créer et d’aménager sa propre place (Stelle) de sujet. L’arrachement à la dimension de cet Autre, toujours présent dans le psychisme, est essentiel pour que puisse se construire une identité dont Freud ne cessera de dire qu’elle s’acquiert à travers des séparations successives : séparation d’avec le corps de la mère, élaboration du corps à travers les « théories sexuelles infantiles [5] » qui scandent la construction de l’image du corps, déclin de la figure du père et du grand Autre qui doivent s’effacer pour permettre à chacun de se construire comme sujet.

13 Dans un certain sens, la révolution freudienne marque non seulement la fin du patriarcat, mais aussi la fin de la dette à l’égard du père et le refus de toute forme mythifiée du père qui mettrait en danger l’autonomisation de l’individu par rapport à la vision du monde qu’il a à se faire [6]. Qu’elle se présente sous la figure antique patriarcale, détentrice de l’autorité et de la toute-puissance ou dans sa mise à jour à travers la tradition judéo-chrétienne, Freud met en garde contre tout ce qui nourrit dangereusement la volonté de ne faire qu’un avec l’objet, de coïncider avec un objet externe, par horreur de l’individuation et par peur de la séparation, pour construire sa propre histoire : « Il n’y a point pour l’homme, livré à sa liberté, de souci plus constant que de chercher un Autre devant qui s’incliner. » Ce que déclare Ivan, dans Les Frères Karamazov (V, 4), illustre avec pertinence ce qui fut l’une des sources permanentes de réflexion pour Freud : la mise à mort métaphorique du père comme condition de subjectivation, le renoncement à la dépendance qui s’exprime toujours dans un aveuglement idéologique ou religieux. Tous ces pas à franchir sont autant de démarches qui peuvent paraître douloureuses et difficiles à mener à bien, mais qui sont indispensables à chacun pour accéder à une position de sujet.

14 C’est ce dont témoigne admirablement T.E. Lawrence, dans La Matrice, lorsqu’il décrit avec une précision saisissante ce que peut être l’horreur de l’individuation : « Nous commençons à vouloir être une unité, non plus des individus. […] Le besoin d’un maître criait très fort en nous [7]. » Nous retrouvons exprimés là les germes de ce qui peut conduire à différentes formes d’extrémisme ou de totalitarisme, dans la mesure où le sujet renonce à se penser pour être pensé par des idées ou des idéaux qui lui ont été inculqués.

Rétrospective sur l’Antiquité

15 L’assujettissement à l’autorité, au père ou à toute autre figure symbolique de cet ordre constitue un enjeu culturel important qui traverse l’ensemble de la philosophie et de la culture, de l’Antiquité à nos jours.

16 En effet, le monde grec est organisé autour d’une vision du monde dans laquelle le sujet (en grec le sujet est simplement le support – hypokeimenon – des Idées incréées) est constitué de traits particuliers qui viennent toujours de la culture, où le sujet n’est qu’un microcosme, reflet du macrocosme, et dans lequel la seule possibilité de liberté, c’est d’accepter l’ordre du monde, de s’y assujettir, par un détachement purificatoire du sensible, qui vise à permettre de coïncider avec les Idées. Telle est la démarche platonicienne : non un processus de connaissance, mais une simple démarche de reconnaissance de ce qui est déjà là [8].

17 La liberté dans le monde grec n’est que le consentement à s’assujettir à ce qui est là, et l’impossibilité d’imaginer ou d’anticiper autre chose. On voit donc l’opposition entre, d’une part, l’assujettissement à un cosmos auquel on ne peut échapper et, d’autre part, la dimension de la temporalité avec le futur qui permet de se séparer du monde, de la terre, de la race. Dans la perspective grecque, on peut dire que la morale – éthikè – se réduit à l’ethos, c’est-à-dire à la coutume. Est éthique ce qui est consentement à l’ordre du monde, à la coutume, sans émergence du sujet par rapport au cosmos, à la loi de la cité, ce qui est assujettissement à l’ordre du cosmos divin. D’où le conflit d’Antigone qui oppose une autre loi, celle de la conscience (suneidesis), à la loi de la cité. Benjamin Constant soulignait cette opposition, en 1819, dans une conférence intitulée « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes [9] ». Nous pouvons en retenir cette expression qui signe sa propre position de moderne : « Permettez-moi d’avoir le soin de mon bonheur. »

18 Dans son remarquable ouvrage, Le Vocabulaire des institutions européennes[10], Émile Benveniste consacre tout un chapitre au concept de paternité.

19 Dans les sociétés traditionnelles et dans l’Antiquité classique, le terme pater ne renvoie pas au sens d’une paternité personnelle telle que nous l’entendons aujourd’hui. Dans toutes les langues indo-européennes, pater renvoie à un terme qui qualifie le dieu. Le nom « Jupiter » vient de diu pater, le père du jour, du ciel et de la lumière, ce qui conduit Benveniste à penser que le terme pater dérive de la figure de Dieu. Pour parler du père personnel, le latin archaïque utilise un autre terme : ata, le père nourricier, celui qui élève un enfant. C’est cette prévalence du père divin par rapport au père nourricier qui nous permet de mieux comprendre un adage du droit latin, qui fut longtemps repris dans le droit civil : pater is est quem nuptiae demonstrant, le père est celui que démontrent les noces. Cette maxime fait prévaloir l’ordre social, le registre du symbolique, sur l’ordre biologique. On observe ainsi un primat du symbolique sur le biologique, une prévalence du vivant (zoé) sur la vie (bios). Il n’y a pas de sacralisation de la vie, comme on le trouvera parfois dans nos cultures contemporaines, mais une émergence du vivant, du sujet vivant. C’est là l’affirmation de la victoire du symbolique sur la vie, le vitalisme, et sur la vie impersonnelle, la vie sacralisée, à laquelle on semble revenir parfois à travers différentes biotechnologies contemporaines qui gèrent le vivant, de la naissance à la mort.

20 Dans la société traditionnelle, le père a une fonction essentiellement sacerdotale par rapport au culte des morts, il est le premier prêtre de la première unité sociale, la famille. Ce qu’on peut constater aussi dans les familles chinoises qui ont chacune un autel pour les ancêtres et où la fonction du père est de veiller à ce que l’ancêtre ne soit pas condamné à la faim : le père est en quelque sorte le support d’une fonction au service du mort. Mais, dans une sorte de renversement, on peut dire que par là-même l’ancêtre devient fragile, puisqu’il dépend du vivant et demande toujours plus de vie aux vivants.

21 Pour évoquer la dette à l’égard du père, Freud emploie le terme Schuld qui, en allemand, a le double sens de « dette » et de « culpabilité ». Interrompre la dette à l’égard du père, selon Freud, peut avoir un enjeu psychique inconscient et peut être vécu comme une forme de parricide. Cesser d’acquitter cette dette à l’égard de celui et de celle qui donnent la vie, c’est s’affranchir d’un sentiment de culpabilité tenace, profondément enfoui, et qui prend des formes différentes selon les situations. S’affranchir de la culpabilité, c’est mettre un terme à l’adage présent dans le droit romain : « Le mort saisit le vif. »

22 Le mythe de la mise à mort du père, tel que Freud le met en scène dans Totem et tabou, est donc à prendre au sens métaphorique. Il s’agit d’une mise à jour d’une représentation par sa réévaluation. Dans ce mythe, Freud fait ressortir la nécessité pour les frères – c’est-à-dire les descendants, les fratries – de se dégager de la toute-puissance des ancêtres et des archaïsmes, et de nouer un pacte entre eux, condition sine qua non pour créer les fondements de la vie en société et pour instaurer le registre de la Loi. Le pacte des frères est en même temps au principe de la prohibition de l’inceste et de la limitation des pulsions.

23 Quant aux représentations qui sont articulées à ce que Freud appelle « l’archaïque régressif » en chacun de nous, elles entretiennent la tentation de s’offrir sacrificiellement au « grand Autre inoubliable, préhistorique », de la lettre 112, et nous induisent à arraisonner l’univers et à le soumettre à une idéologie qui renvoie toujours à cette inscription psychique originaire. Et ces représentations sont d’autant plus actives, dans leur nocivité et leur capacité à museler et soumettre un individu, lorsque ce dernier n’a pas encore accompli le processus, vital pour lui, de prendre ses distances par rapport aux figures paternelle et maternelle de son enfance, afin de construire sa propre place et accéder à sa propre histoire. Le Commandeur dans Don Juan et le Grand Inquisiteur des Frères Karamazov incarnent chacun à leur manière des métaphores d’une forme de tyrannie paternelle, de diktat, qui n’est pas sans parenté avec ce que constitue la soumission aveugle et choisie à une foi, une idéologie, un fondamentalisme, un gourou, un meneur politique. Il en va de même pour la figure du Grand Homme (der grosse Mann) que convoque Freud dans L’homme Moïse et la religion monothéiste[11].

24 Car dans tous ces cas de figure, il s’agit d’une « servitude volontaire », au sens où l’introduit Étienne de la Boétie dans son étonnant Discours de la servitude volontaire, en 1576 [12]. Cette servitude volontaire réside dans le désir d’assujettissement au grand Autre, par horreur de la séparation, par besoin de se réfugier dans une « masse compacte », afin d’éviter tout le travail de subjectivation qui permettrait de devenir soi. C’est ce que reconnaît Edgar Morin lui-même quand il analyse ce que fut son adhésion au communisme, dans son Autocritique, en 1959 : « Finalement, sous la pression d’un désir de communier dans la lutte cosmique, de risquer l’épreuve de vie et de mort, je décidai que, jusque dans la régression barbare où elle avait puisé son énergie, l’URSS portait en elle l’espoir de l’humanité [13]. »

L’éthique, selon Freud

25 La « limitation des pulsions » (Triebeinschränkung[14]) est précisément ce qui définit « l’éthique » pour Freud. Dans L’homme Moïse et la religion monothéiste, c’est l’émergence de la Loi qui efface la toute-puissance du père originaire, l’Urvater. Et l’éthique, selon Freud, porte en elle l’annulation de ce rapport de dette permanente des ascendants envers le père, les ancêtres, ou envers des figures qui, sur la scène de la réalité, occupent une position de toute-puissance, et auxquelles on devrait s’assujettir. Cependant, la fin de l’Urvater correspond à l’entrée dans l’imperfection de l’existence et de l’acceptation angoissante de l’aléatoire de l’histoire du sujet.

26 Pour Freud – et c’est très important –, l’éthique ne relève pas d’une une vision du monde. Elle est liée à un travail psychique sur soi, absolument corrélatif d’un détachement de toute vision du monde. Il insiste particulièrement sur ce point dans L’homme Moïse quand, parmi les prescriptions de la religion de Moïse, figure l’interdiction de se faire une image de Dieu :

27

« Lorsqu’on adopta cette interdiction, elle dut exercer une action en profondeur. Car elle signifiait une mise en retrait de la perception sensorielle au profit d’une représentation qu’il convient de nommer abstraite, un triomphe de la vie de l’esprit sur la vie sensorielle, à strictement parler un renoncement aux pulsions avec ses conséquences nécessaires sur le plan psychologique [15]. »

28 Freud renverse ici la position de la culture classique organisée autour du culte des morts et du père-prêtre au service des morts. Au lieu de cette culture rivée sur le passé, il ouvre la voie à une nouvelle culture, ouverte sur le futur, qui permet de vivre ensemble sous le régime de la Loi. Il veut ainsi mettre fin au culte du père, à cette nostalgie (Sehnsucht) du père qui empêche de faire sa propre place (Stelle). Un père qui n’est pas forcément le père réel ni le géniteur, mais la représentation archaïque d’une figure omnipotente, qui reste toujours enfouie en chacun de nous et à laquelle nous sommes tentés de rester voués et asservis :

29

« Nous savons qu’il existe dans la masse humaine le fort besoin d’une autorité qu’on puisse admirer, devant laquelle on s’incline, par laquelle on est dominé et même éventuellement maltraité. La psychologie de l’individu nous a appris d’où vient ce besoin de la masse. C’est la nostalgie du père (Sehnsucht nach dem Vater) qui habite en chacun de nous depuis son enfance [16]. »

30 La représentation de l’image du père est une forme d’identification à un vœu d’adulte, de grandes personnes, de grands hommes, qui peuvent assigner une place au sujet, lorsqu’il se met à l’écoute de la parole, ou à l’écoute du père, et lorsqu’il est obéissant à la parole de l’autre. À ce moment-là, il s’assigne une place – ou plutôt, il est assigné à une place (Stelle) – qui ne vient pas de lui, mais de l’autre. On voit là aussi que l’identification peut se situer sur un registre régressif ou, au contraire, aléatoire face à un futur qui reste à inventer par chacun de manière singulière. Et la tâche du psychanalyste est d’aider le patient à repérer dans sa temporalité le millésime des identifications auxquelles il s’est assigné ou qui lui ont été assignées, afin de pouvoir s’en dégager dans la cure.

31 Réévaluer en soi les représentations de ce qui pousse à rester assujetti, c’est ce qui permet de sortir de l’indivision avec autrui. Indivision qui est à l’origine de « l’état maniaque » dans lequel nous ne faisons plus de différence entre nos pensées et les pensées de l’autre. N’oublions jamais, ce faisant, que l’état maniaque est aussi celui qui caractérise la scène analytique, où il y a un appareil psychique pour deux corps… Oublier cela, c’est exposer le patient aux risques d’un assujettissement par le psychanalyste et au risque de maltraitance par la psychanalyse, puisqu’elle fonctionne sur un mode maniaque.

Une culpabilité d’origine inconnue

32 La nostalgie de pouvoir investir un père à qui l’on s’assujettit entretient ainsi une relation de dépendance indéfinie, qui correspond au fait de vouloir rester en indivision avec autrui. Et ce faisant, cette aspiration maintient l’individu dans un sentiment de culpabilité, dans un sentiment de dette impayable à l’égard de l’Autre, dont je ne peux me séparer sans risque.

33 Freud aborde aussi la question de la culpabilité dans un texte de 1916, « Les criminels par conscience de culpabilité », en se demandant comment, pour se soulager d’une culpabilité immense et irreprésentable, certains en arrivent à commettre l’acte, c’est-à-dire le meurtre, et ne sont soulagés qu’après celui-ci. Il pose une fois de plus la question de l’acte de naissance, de l’origine de la pensée : « D’où (woher) provient l’obscur sentiment de culpabilité antérieur à l’acte [17] ? », alors que normalement, il aurait dû être postérieur à l’acte. Freud répond : « Il souffrait d’une oppressante conscience de culpabilité d’origine inconnue, et après l’accomplissement du délit, l’oppression était diminuée. »

34 Cette « culpabilité d’origine inconnue » (unbekannter Herkunft) n’a effectivement d’autre source qu’une production du sujet lui-même. Ce sentiment de culpabilité fait appel à l’activité psychique du sujet et à ses représentations. Il renvoie aussi au grand Autre, représenté dans notre enfance par ce besoin que nous avons eu de nos parents, aux premiers temps de notre existence, et par le besoin de fusion avec la mère. C’est ce que la lettre 112 à Fliess exprime, en renvoyant à un temps anhistorique et à l’archaïque : « Tout est mis au compte (berechnen) de l’Autre, mais le plus souvent de cet autre préhistorique et inoubliable, qu’aucun plus tard n’arrivera à égaler. »

35 Le problème que Freud est en train de poser, c’est que l’origine inconnue de ce sentiment de culpabilité extrême n’est en réalité qu’une représentation créée par le sujet lui-même. Son origine n’est pas culturelle, c’est le sujet qui l’a construite et organisée. Elle est antérieure à toutes les modalités culturelles où elle peut s’investir. Elle est donc à rechercher du côté du sujet, et non à l’extérieur, puisque Freud – qui ne se situe pas dans une sociogenèse, mais dans la psychogenèse – part du postulat suivant : l’activité psychique est à interroger à partir de l’intérieur, et non d’après une causalité externe, socioculturelle. Le sujet ne veut pas savoir que la situation où il se trouve est en réalité la situation où il se met : il préfère s’abriter derrière une logique d’imputation où tout vient de l’autre, plutôt que de se laisser guider par une logique d’implication, où nous serions à l’origine de nos pensées. « Tout ce qui nous arrive nous ressemble », écrivait Dostoïevski. Et c’est précisément ce que nous ne voulons pas reconnaître.

La maladie humaine

36 Avec Malaise dans la culture, en 1930, Freud poursuit sa réflexion, en tentant de décrire et comprendre ce qu’il appelle « la maladie humaine » qu’il peut observer autour de lui. Une des premières sources de pathologie, selon Freud, est la difficile délimitation du moi d’avec le monde extérieur :

37

« La pathologie nous apprend à connaître un grand nombre d’états dans lesquels la délimitation du moi d’avec le monde extérieur devient incertaine, ou dans lesquels les frontières sont tracées d’une manière vraiment inexacte ; des cas où des parties du corps propre, voire des éléments de la vie d’âme propre, perceptions, pensées, sentiments, apparaissent comme étrangers, et n’appartenant pas au moi, d’autres cas où l’on impute au monde extérieur ce qui manifestement a pris naissance dans le moi et devrait être reconnu par lui. Ainsi donc, le sentiment du moi est lui-même soumis à des perturbations et les frontières du moi ne sont pas stables [18]. »

38 En effet, par moments, la psyché ne peut reconnaître ce qui vient d’elle et ce qui l’a pénétrée de l’extérieur. Mais cette difficile délimitation du moi s’accompagne d’une autre difficulté : « la reconnaissance d’un dehors, d’un monde extérieur, différencié d’un intérieur ». Tout le travail de la culture, pour Freud, est donc de sortir de ce « sentiment océanique », à la source d’un sentiment religieux purement subjectif, selon Romain Rolland, dans lequel les limites du moi ne permettent pas de différencier l’intérieur et l’extérieur pour le sujet, et de différencier l’autre de lui-même. C’est ce qu’on retrouve évidemment dans l’état amoureux, mais également dans les cas de psychose, où les frontières du moi sont particulièrement fragiles.

39 Baudelaire pressentait cet enjeu en une formule magistrale, dans « Mon cœur mis à nu », en 1861 : « De la vaporisation et de la centralisation du moi. Tout est là [19]. »

40 Le Malaise dans la culture propose donc la genèse psychique du sentiment de culpabilité. Freud commence par signaler que le sentiment de culpabilité n’est rien d’autre initialement que l’angoisse socialisée devant la perte d’amour, la perte d’amour des parents. Ce que Freud appelle la « conscience morale » (Gewissen) apparaît dans un premier temps comme l’intériorisation de l’angoisse de la perte de l’amour, qu’il s’agisse de la perte de l’amour des parents ou de la perte de l’amour des grands personnages admirés.

41 Or, plus le sujet est vertueux, plus il accroît son renoncement pulsionnel, et plus la conscience morale devient sévère. Freud donne ici l’exemple du peuple juif en abordant la notion de l’élection :

42

« Cela devient particulièrement net quand, en un sens strictement religieux, on ne reconnaît dans le destin que l’expression de la volonté divine. Le peuple d’Israël s’était pris pour l’enfant préféré de Dieu, et quand le Père, dans sa grandeur, fit fondre malheur après malheur sur ce peuple qui était le sien, celui-ci ne fut pourtant pas désorienté dans cette relation, ni ne douta pas un instant de la puissance et de la justice de Dieu, mais il engendra les prophètes qui lui reprochèrent son état de péché, et créa à partir de sa conscience de culpabilité les préceptes excessivement sévères de sa religion de prêtres [20]. »

43 Ainsi, ce que Freud appelle la « conscience morale » conduit à interpréter tout ce qui arrive comme une cause, un délire causaliste, c’est-à-dire une causalité absolue du bien comme une causalité absolue du mal, et donc la récusation de tout hasard. Ce qui est très confortable et conduit à accepter d’être maltraité par son patron, sa femme, son mari, voire son analyste… Le sujet atteint de « conscience morale » préfère s’attacher à un sens, à tout prix, plutôt que de penser qu’il peut y avoir de l’aléatoire dans son malheur. Cette genèse de la conscience morale amène donc Freud face au problème suivant : paradoxalement, loin d’atténuer le sentiment de culpabilité, le renoncement pulsionnel accroît ce dernier. L’abstinence n’est plus récompensée par l’assurance de conserver l’amour. On peut même dire qu’avec Job, la conscience morale se renforce dans le malheur. Plus le sujet est bon et docile, plus il est rigoureux de façon exacerbée envers lui-même : la haine de soi s’accroît chez l’homme vertueux.

44 Freud s’oppose donc à la conscience morale et à cette quête éperdue d’un sens qu’il s’agirait de déchiffrer. Il met à jour le fait que la conscience morale s’identifie au surmoi paternel, qu’elle est la conséquence du renoncement pulsionnel, et aussi conséquence du désinvestissement de la réalité extérieure.

45 La culture judéo-chrétienne à laquelle Freud appartenait, en surimposant à l’amour des parents l’amour d’un dieu, avec cette notion d’élection (qu’il va critiquer), de mise à part, de survalorisation narcissique, socialise un sentiment de dette infinie et donc impayable à l’égard de son créateur. Sentiment qui fait obstacle à la possibilité de l’affirmation d’un désir, dans la mesure où l’affirmation d’un désir est ce qui peut être séparateur.

46 Dans la perspective freudienne, la pratique analytique vise à autonomiser le sujet d’une vision du monde [21], en l’arrachant également au monde de l’inconscient. C’est ce qu’il énonce une fois encore, en 1933, dans une formule parfois mal comprise, où il rappelle que le rôle de la pratique analytique est « de fortifier le moi, de le rendre plus indépendant du surmoi, d’élargir son champ de perception et de consolider son organisation de sorte qu’il puisse s’approprier de nouveaux fragments du ça. Là où était du ça doit advenir du moi. Il s’agit d’un travail de culture un peu comme l’assèchement du Zuyderzee [22] ».

47 La pratique analytique tend à modifier les rapports entre le moi et le ça, et à reconquérir des fragments du ça, de l’inconscient qui est pour Freud le lieu de la sauvagerie, avant que ne survienne la restriction des pulsions. Freud formule déjà une telle préoccupation dans La question de l’analyse profane, en 1926 : « Nous voulons restaurer le moi, le libérer de ses entraves, lui redonner la domination sur le ça [23]. » Il ne fait donc pas de doute que la démarche de la psychanalyse freudienne est un mouvement de reconquête sur la sauvagerie du ça.

48 Tout cela s’inscrit dans l’au-delà de l’Autre dont le père est, à un moment donné, une des figures pour l’enfant, ces figures comprenant la mère et tous ceux desquels l’enfant a connu une totale dépendance, de cette dépendance qu’il tentera souvent de retrouver ensuite sur la scène de la réalité.

49 Il n’y a qu’un moyen de surmonter cette offrande de soi à l’Autre préhistorique auquel nous sommes toujours lié par un sentiment de culpabilité et de dette inscrite dans notre psyché, à cause de la survie qu’il nous a assurée dans une totale dépendance. Et ce moyen passe par le père : il faut que le père puisse surmonter sa position individuelle de père charnel et incarné, en assumant une autre position psychique et en assurant la fonction d’arracher l’enfant à la famille, afin que celui-ci devienne « un membre de la communauté sociale » (soziale Gemeinschaft). Voici ce qu’écrit Freud dans sa Conférence de 1917 sur « L’évolution de la libido » :

50

« Ici se jouent à présent des processus affectifs très intenses en direction du complexe d’Œdipe, ou en réaction à lui, mais qui, parce que leurs présupposés sont devenus intolérables, doivent rester pour une large part loin de la conscience. À partir de ce moment, l’individu humain doit se consacrer à la grande tâche de se déprendre (Ablösung) de ses parents, sa solution seule lui permettant de cesser d’être un enfant pour devenir un membre de la communauté sociale. Pour le fils, la tâche consiste à détacher (lösen) les souhaits libidinaux dirigés vers sa mère, afin de les utiliser pour choisir un objet d’amour réel étranger, et à se réconcilier avec le père, quand il est resté à son égard dans une position d’adversaire, ou à se libérer de sa pression quand, en réaction à la rébellion infantile, il est passé dans une position de soumission à son égard. Ces tâches incombent à chacun ; remarquable est la rareté avec laquelle on réussit à s’acquitter d’elles sur un mode idéal, c’est-à-dire d’une manière psychologiquement comme socialement correcte [24]. »

51 Si le père est là pour favoriser ce détachement des investissements de la mère – et également du père –, on pourrait parler des deux corps du père : le père réel de l’histoire et le père dans une fonction qui peut le dépasser et dont, en aucun cas, il ne peut évaluer ni maîtriser les effets qui lui échapperaient. On sait à quel point, dans une famille, chaque enfant peut décliner un père et une mère différents de ceux de ses frères et sœurs.

52 Dans un livre extrêmement pénétrant, Les deux corps du roi, écrit en 1957 [25], Ernst Kantorowicz tire les conclusions de son analyse de plusieurs monarchies (notamment la famille Tudor et les rois de France). Selon lui, le roi est doté d’un double corps : il possède un corps terrestre et mortel, comme tout être humain, mais il incarne aussi le corps politique, immortel (« Le roi est mort, vive le roi ») de la communauté que constitue le royaume.

53 Si le roi est roi, ce n’est pas au titre de son identité personnelle, mais parce qu’il est le représentant symbolique d’une fonction où il assume de représenter la nation. Il ne s’agit donc pas d’un sujet, mais d’une fonction, au sens de persona en latin ou de prosôpon en grec, c’est-à-dire un « masque », permettant à l’acteur, dans le théâtre antique, de représenter le personnage dont il incarne le rôle. Chateaubriand, allant dans le même sens, écrit : « Lorsqu’on met sa main sur l’épaule du roi, il cesse d’être roi. » Et Napoléon, après la sauvagerie thermidorienne, affirmait : « Je ne tiens mon pouvoir que de l’imagination des Français », différenciant clairement sa personne de ce qu’elle représente pour autrui.

54 De la même manière, pour Freud, quand l’analyste parle, ce devrait être en tant que persona, c’est-à-dire en incarnant chaque fois une fonction différente, d’une séance à l’autre, d’un patient à l’autre. En ce sens, l’analyste ne peut pas et ne doit pas recevoir ce qui est dit par le patient comme un message qui lui serait adressé personnellement. L’analyste assume cette position des deux corps, s’il consent à s’assujettir à la parole du patient, s’il accepte d’être le représentant d’un autre qui, lui, fait partie de l’histoire singulière du patient.


Mots-clés éditeurs : Grand Autre, servitude volontaire, Image du père, identification, sortir de l’indivision avec autrui

Mise en ligne 22/04/2016

https://doi.org/10.3917/fp.031.0185

Notes

  • [1]
    S. Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, Paris, Puf, 2006, Lettre 112, p. 271-272. Traduction revue : berechnen signifie calculer, mais aussi imputer.
  • [2]
    S. Freud, « La disparition du complexe d’Œdipe » (1924), dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1969. Il faut noter que Der Untergang est employé, en allemand, pour le déclin du soleil ou pour un navire qui sombre, donc pour signifier le passage à un autre état, comme par refoulement, et non disparition pure et simple, contrairement à ce que semble l’indiquer le titre choisi pour la traduction de 1969. Freud signale que ce titre lui a été inspiré par Le déclin de l’Occident d’Oswald Spengler, publié en 1918.
  • [3]
    R. Girard, Les origines de la culture, Paris, Desclée de Brouwer, 2004.
  • [4]
    S. Freud, Lettres à Fliess, lettre 112, op. cit.
  • [5]
    S. Freud, « Les théories sexuelles infantiles » (1908), dans La vie sexuelle, op. cit.. Freud repère trois TSI que s’invente le jeune enfant et qui scandent l’organisation de l’image du corps : théorie de la « femme au pénis », théorie « cloacale » de la naissance, théorie sadique du coït (où l’opposition fort/faible ignore la différence des sexes).
  • [6]
    Je renvoie ici à D. Brun, L’Insidieuse malfaisance du père, Paris, Odile Jacob, 2011.
  • [7]
    T. E. Lawrence, La Matrice (1936), Paris, Gallimard, 1995, p. 94 et 107.
  • [8]
    « Ma parole est indexée sur le noble savoir », affirmait récemment le philosophe maoïste Alain Badiou, se coulant ainsi délibérément dans cette attitude philosophique antique.
  • [9]
    B. Constant, Écrits politiques, Paris, Gallimard, Folio essais, 1997, p. 591-619.
  • [10]
    É. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Éditions de Minuit, 1969.
  • [11]
    S. Freud, L’Homme Moïse et la religion monothéiste (1939), OCPF XX, p. 185.
  • [12]
    Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire (1549, publié à titre posthume en 1576), Garnier-Flammarion, 1983, p. 5.
  • [13]
    E. Morin, Autocritique, Paris, Julliard, 1958, p. 38.
  • [14]
    S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste : la traduction de Triebeinschränkung par « limitation des pulsions » (Gallimard, 1986, p. 219) me paraît préférable à « restriction pulsionnelle », proposée dans les OCPF, xx, Paris, Puf, 2010, p. 197.
  • [15]
    S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, OCPF, XX, op. cit., p. 191 (traduction revue).
  • [16]
    Ibid., p. 188 (traduction revue).
  • [17]
    S. Freud, « Les criminels par conscience de culpabilité » (1916), dans L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 169-171.
  • [18]
    S. Freud, Le malaise dans la culture, OCPF, XVIII, Paris, Puf, 2015, p. 251-252.
  • [19]
    C. Baudelaire, « Mon cœur mis à nu », dans Œuvres complètes, Tome I, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1976, p. 676.
  • [20]
    S. Freud, Le malaise dans la culture, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 1995, p. 70.
  • [21]
    Ce qu’il développe dès 1917, dans la 35ème Conférence d’introduction à la psychanalyse : « Sur une vision du monde » (Weltanschauung).
  • [22]
    (Wo Es war, soll Ich werden. Es ist Kulturarbeit etwa wie die Trockenlegung der Zuydersee). (G.W. XV, p. 86.) S. Freud « La décomposition de la personnalité psychique », dans Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (1933), Paris, Gallimard, 1984, p. 110.
  • [23]
    S. Freud La question de l’analyse profane (1926), Paris, Gallimard, p. 62.
  • [24]
    S. Freud, Conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1999, p. 427-428.
  • [25]
    E. Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi. Essai sur la théologie politique au Moyen-Âge, Paris, Gallimard, 1989.
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