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Article de revue

La psychanalyse, inactuelle et contemporaine

Pages 175 à 178

1 Inactuelle. Le mot est de Nietzsche ; il est aussi inhabituel en allemand qu’en français du reste. En 1872, Nietzsche écrit la première des Considérations inactuelles, juste après la guerre de 1870. Nietzsche ne fait pas une théorie de l’inactuel, mais il s’adresse aux Allemands et il leur dit : attention, vous avez gagné la guerre contre la France. Mais si vous avez gagné la guerre contre la France, c’est parce que vous aviez une supériorité militaire. Un point c’est tout. Ça n’est pas une supériorité de culture de l’Allemagne sur les vaincus. Et il cible à partir de là ce qu’il appelle le « philistin allemand », c’est-à-dire le petit-bourgeois chauvin et conscient de soi-même qui se félicitait dans l’enthousiasme de la grande victoire de la nation allemande et de sa culture sur le reste de l’Europe.

2 À signaler au passage que Flaubert conçoit au même moment le projet de son Bouvard et Pécuchet. À ce petit-bourgeois assis dans ses certitudes, dans celles de son chauvinisme gros des guerres mondiales à venir, ils répondent qu’être inactuel, c’est ne céder en rien au sens commun. Il ne s’agit pas d’être « tendance », d’être trendy et politiquement correct par opportunisme et par effet de mode. Or, précisément, ne céder en rien au sens commun, c’est ce qu’a fait Freud en mettant à jour l’inconscient, car l’inconscient est un défi au sens commun. On l’a parfois dit : ce n’est pas tant la détermination sexuelle qui a choqué dans la découverte freudienne, mais le fait qu’il y ait de l’inconscient.

3 Alors, contemporaine maintenant. L’inconscient freudien est, disons, un surgissement de vérité qui à lui seul a fait époque. Or cette façon majeure d’être contemporain qui est de faire vérité dans son époque est exposée précisément à ce que l’époque change : soit que de nouvelles vérités apparaissent qui relèguent la nôtre dans le passé, dans l’histoire des idées, comme on dit ; soit que ce qui faisait événement soit absorbé par la vulgate des certitudes banales et devienne ce que Flaubert, justement lui, appelait des « idées reçues ».

4 Or la psychanalyse, parce qu’elle est engagée dans la clinique, qui est toute pleine d’effets de société, ne peut se soustraire à ces changements. D’où la question : la psychanalyse a-t-elle su rester contemporaine, c’est-à-dire à hauteur de son événement initial ? Et à quelles conditions rester contemporain ? Lorsqu’une grande aventure à la fois pratique et théorique comme la psychanalyse a fait événement et est confrontée aux remaniements de la civilisation, la voie pour persévérer dans sa nouveauté est de remettre au travail ses propres fondements et de les interroger afin de voir s’ils sont en mesure de formuler les questions nouvelles. C’est-à-dire qu’en premier lieu, elle doit être contemporaine à elle-même, à ce qu’il y a de meilleur en elle. Or le constat qui s’impose est que tant que le désir de Freud a été présent, la psychanalyse n’a jamais cessé de se repenser.

5 On sait qu’il y a eu d’entrée l’abandon de la théorie de la séduction et de la découverte du fantasme. Mais restons à ce qui se passe plutôt vers 1914 : il y a la guerre, mais la guerre à l’intérieur de la psychanalyse avant la guerre mondiale. Freud réagit à cette guerre interne de la psychanalyse avec Adler et Jung en remettant au travail la notion de la libido. Il introduit le narcissisme et ce qu’il appelle le prégénital ; il fait la découverte de l’oralité et du phallique, alors qu’au départ c’était l’analité qui était le point de découverte de cette question, Puis, dans un mouvement de radicalité continu pendant une bonne dizaine d’années ou un peu plus, il généralise la théorie de la dualité pulsionnelle. Et cela, jusqu’à la fin des années 1920.

6 En fait, le problème, comme toujours, ce n’est pas tant le maître. Tout hystérique sait qu’il est déboulonnable. Ce sont les disciples, ceux qui, pour que dure la pensée du maître, font du radotage scolaire et des institutions autosuffisantes. C’est par là que l’événement initial devient banalité. On peut suivre après coup cela dans des termes savants, comme Michel Foucault, en termes d’agencements discursifs jouant les uns sur les autres. Reste que dans les années 1930, frappés par la diaspora et la persécution, les disciples de Freud se sont orientés, comme on le sait, soit vers une psychologie du moi, triomphant du Ça et s’adaptant socialement, soit vers l’archaïque comme lieu d’une destructivité primaire, la notion de relation d’objet permettant dans une grande confusion des synthèses diverses et des deux courants.

7 C’est en face de cette double orientation du mouvement freudien que Lacan a recours à sa notion du symbolique. Et je pense que si nous devons poser la question d’une crise du symbolique, il faut aussi comprendre comment cette notion est venue en quelque sorte sur le devant de la scène. Pour réinterroger les fondements de la psychanalyse, sortir la théorie de l’œdipe soit d’une tendance normative, soit d’une tendance archaïsante, Lacan va chercher chez Lévi-Strauss la notion de « fonction symbolique » qui permet à l’anthropologue de penser l’organisation de la société et la façon dont elle se pense elle-même, à savoir les mythes.

8 Je crois que la question du mythe est ici essentielle, car la première moitié du XXe siècle a eu un très grand engouement pour les mythes. La littérature et l’art d’avant-garde, de Wagner à Thomas Mann lui-même en Allemagne, s’en sont passionnés ; les surréalistes en France, et toute l’avant-garde anglo-saxonne : D.H. Lawrence, Ezra Pound et d’autres – malheureusement, jusqu’à Rosenberg, l’idéologue numéro un du nazisme, et son mythe du XXe siècle. L’enjeu était de taille. La théorie de Claude Lévi-Strauss dans les années 1940 et 1950 est celle qui a fait à son tour événement en donnant, comme Freud, du mythe une explication rationnelle, et en en faisant un opérateur structural.

9 C’est ce que Lacan va faire avec le mythe œdipien dans la psychanalyse en insistant sur la fonction structurante du Nom-du-Père. Or le développement de cette prise de position va mettre en crise ce qui est au fond le support de la référence au symbolique.

10 D’abord, Lacan systématise le phallique, découvert par Freud comme phase de développement de la libido, en le développant comme fonction et comme jouissance. Et, d’autre part, l’approfondissement du concept de l’objet le sort des niaiseries de la relation idéaliste sujet/objet. C’est une formule de Lacan : « la relation idéaliste sujet/objet ». Cette promotion du phallique et cet approfondissement du concept paradoxal d’objet dans la psychanalyse portent en eux une mise en crise, non pas du symbolique, mais de ce qui le soutient, à savoir la structure. La réinterrogation par Lacan des fondements de la psychanalyse est une mise en crise, continue dans son œuvre, de la structure, de la notion de « structure », du fait même qu’il l’utilise et de la manière dont il l’utilise.

11 Ce sont les fondements de la psychanalyse qui vacillent : le langage et le sexe. Et c’est en cela que le questionnement de Lacan nous permet d’accéder aux problèmes de notre temps.

12 Du point de vue du sexe, les tableaux dits de la sexuation que l’on trouve vers la fin de son enseignement, par exemple dans le Séminaire Encore, par l’exhaustion de la logique phallique et par l’exposition de ses paradoxes, nous mènent à repenser la dualité des sexes, non pas dans le sens d’une indistinction, mais au contraire par la plus radicale mise en question de la logique phallique, totalitaire et universalisante, avec l’émergence logique du pas-tout.

13 Du point de vue du langage, le concept de lalangue marque la fin du paradigme linguistique pour penser l’inconscient.

14 C’est donc à la condition d’une mise en crise de la « structure » qu’émergent ces grandes notions qui nous permettent sans timidité de nous confronter aux débats contemporains issus de la transformation de la civilisation.

15 Cette possibilité de questionner la notion même de structure s’est ouverte à partir de la mise en position déterminante de la jouissance dans la clinique, car cet élargissement de nos horizons cliniques a réorienté notre pratique sur le réel.

16 La structure est mise en crise car les repères symboliques du sujet, du sexe, et du langage, sont travaillés de l’intérieur par l’instance du réel imposée par la considération de la jouissance. Pas-tout et lalangue sont les concepts qui nous ouvrent ces voies. Le programme d’une clinique soutenant le voisinage des pratiques audacieuses de ce temps dans l’art et la poésie se dessine. S’orientant résolument hors sens, là où les régressions irrationalistes institutionnelles et religieuses ne cessent de réclamer du sens, toujours plus de sens.

17 Pour plagier Sade, je dirais : cliniciens, encore un effort ! Laissons le sens aux religions, et confrontons-nous, avec les artistes, à la folie humaines et au hors sens.

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