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Article de revue

L'enchevêtrement des causalités

Pages 51 à 60

Notes

  • [1]
    Pour l’ensemble des questions évoquées dans cet article, voir G. Bazalgette, La tentation du biologique et la psychanalyse, Toulouse, érès, 2006.
  • [2]
    Il semblerait que ce dogme soit en passe d’être relativisé dans le DSM ou dans les prochains. Pour des raisons hélas seulement pratiques, on se dirigerait vers des regroupements plus étiologiques.
  • [3]
    R. Nadeau, Vocabulaire technique et analytique de l’épistémologie, article « matérialisme mécaniciste », Paris, Puf, 1999.
  • [4]
    S. Freud, « Esquisse d’une psychologie scientifique » (1895), dans La naissance de la psychanalyse, Paris, Puf, 1973. « Projet d’une psychologie », trad. Fr. dans Lettres à Wilhelm Fliess 1887-1904, Paris, Puf, 2006. Cette traduction fait suite à celle d’Anne Berman intitulée « Esquisse d’une psychologie scientifique », dans La naissance de la psychanalyse, Paris, Puf, 1956.

1 La question posée aujourd’hui, psychotropes et/ou psychanalyse, nous renvoie immédiatement à une question en amont, celle, évidemment, de la cause du fait mental pathologique que la pharmacologie et/ou la psychanalyse allègueront et prétendront traiter avec leurs théories et procédés respectifs.

2 Dans ce cadre, deux sortes de causalités sont en jeu, des causalités mécaniques et en l’occurrence surtout synaptiques, d’une part, et des causalités psychanalytiques, d’autre part, chacune de ces causalités engageant un rapport spécifique au fait. Nous devons examiner ces différentes approches avant de réfléchir à leurs modalités de croisement.

3 Mais, question préliminaire, y a-t-il lieu, de nos jours, de parler encore de causalité ? La question doit être posée car la notion de causalité est aujourd’hui souvent abandonnée par l’épistémologie moderne qui voudrait se contenter, au-delà de Hume mais sans doute dans la ligne de Kant, de n’y voir qu’une relation régulière de succession entre A et B, organisée par une loi ou une fonction. Cette définition se veut prudente, pragmatique et éloignée de toute référence métaphysique. Toutefois, et outre les difficultés majeures auxquelles la science moderne la confronte, elle écarte d’emblée ce qui la mobilise en profondeur, c’est-à-dire la question du « pourquoi ? » et du « pourquoi y a-t-il du pourquoi ? ».

4 Il y a bien de la causalité en effet, et son exploration nous conduit à complexifier toujours davantage la notion de fait, celle du rapport établi entre les faits, et, indissociablement, celle du rapport entre les faits et celui qui les observe. Il y a bien un principe de causalité, et son mouvement s’engage d’emblée avec l’épine irritative que vient représenter un « quelque chose » d’abord hétérogène et indéterminé, mouvement qui ne cesse provisoirement que lorsque l’origine de ce « quelque chose » posé dans et exploré par la théorie permet de l’y intégrer et d’en faire disparaître l’hétérogénéité. Toutefois – et c’est une avancée considérable, pas toujours acquise hélas –, la cause ne sera plus recherchée comme cause ultime, cause réelle, cause en soi, causa sui. À la place, viendra, ou du moins on veut l’espérer, la notion de voie causale. Dans cette perspective, et pour en rester à notre propos, la question n’est pas de savoir, par exemple, si la cause réelle du fait mental pathologique est organique ou psychique, mais d’user de la voie ou surtout des voies causales les plus efficientes pour déterminer et intégrer ce fait.

La causalité des sciences empiriques

5 Venons-en donc à ces voies causales, et, comme le dit mon titre, à leur enchevêtrement, en commençant par celles, mécaniques, qui nous sont proposées par les sciences empiriques. Pourquoi commencer par là ? Parce que la causalité mécanique établie par ces sciences, et bien avant leur formalisation à partir du XVIIe siècle, est sans doute la première à avoir été aperçue.

6 Il y a là, devant moi, un fait pathologique. C’est l’affirmation première de cette démarche, et ce fait est posé comme n’importe quel autre. Il y a là dans le ciel quelque chose que j’appellerai « soleil » et qui ne deviendra que bien plus tard une soupe de quarks. Le fait relève donc d’abord d’une perception initiale accompagnée d’une phrase d’observation dont la science va opérer la réduction.

7 Ce que l’on constate en premier lieu dans ce mouvement, c’est l’existence d’une séparabilité. Ce que pose en effet d’emblée la perception, c’est l’existence séparée d’un objet ou d’un fait dissociable du sujet qui perçoit, et cet a priori n’est évidemment pas sans importance. Une perception donc, indécise, une projection perceptive, dirais-je, dont la production fomente déjà l’entrée dans un mécanicisme, et, avec cette perception, une phrase qui la connote. D’où vient ce langage symbolique et en quoi est-il en relation avec le fait perçu ? L’épistémologie s’est beaucoup penchée sur ces questions, et, sans entrer dans le détail, il a pu au moins être admis – je pense à Quine – qu’il n’existe pas de pure phrase d’observation. Autrement dit, et cela ruine le projet athéorique des DSM [2] comme toute prétention de pure observation biologique, il n’existe aucune possibilité d’établir des faits d’observation dénués de toute charge théorique, voire idéologique. La question de la validité de l’énoncé d’observation est toujours en suspens et cet énoncé est toujours lié à la théorie qui l’aura dessiné. En définitive, c’est un produit des divers énoncés théoriques qui sera considéré comme valide au regard d’un objet toujours « en état de définition ». Sera considéré comme provisoirement vrai ce que l’accord intersubjectif entre les scientifiques constituera provisoirement comme vrai.

8 C’est sur cette base, celle d’une perception indécise et d’une phrase d’observation en état de construction que se constitue le réductionnisme scientifique, c’est-à-dire la décomposition du fait d’abord observé en des éléments toujours plus « primitifs » qui rendent caduque la première observation. Résumons : le temps préalable du réductionnisme scientifique consiste donc en une séparabilité apparemment naturelle du sujet percevant et de l’objet perçu. Un énoncé général quant à l’objet perçu est corollaire de cette séparabilité première, et c’est à partir de là que pourra se déployer une mécanique réductionniste toujours plus affinée, via l’expérimentation et la démarche hypothético-déductive.

9 Ces considérations sont un peu arides, mais elles sont, je crois, nécessaires, à la fois pour situer les limites de la démarche des sciences empiriques et pour dénoncer leurs excès lorsqu’elles ne sont plus conscientes de ces limites. Ces limites, ce sont celles, bien sûr, de la séparabilité sujet-objet que la psychanalyse, et pas seulement elle, viendra interroger. Ce sont celles aussi du réductionnisme et de son idéal, celui de constituer le tout comme ensemble de parties élémentaires. Si elle est consciente de ces limites, la démarche empirique est évidemment absolument légitime. Elle est un procédé destiné à produire une adéquation suffisante de l’humain dans le réel, procédé instauré par ce que nous appelons le processus secondaire et dont il n’y a pas lieu de discuter ni la légitimité ni l’intérêt. Néanmoins, ce procédé sera toujours hanté par une illusion majeure, celle qui consistera à penser que c’est bien la réalité en tant que telle qu’il donne à voir. Sur cette voie, assez fréquentée aujourd’hui, la science retrouve les idées du matérialisme mécaniciste de la deuxième moitié du XIXe siècle, celles qui imprègneront la pensée de Freud à ses débuts. « La science est alors ce qui permet de découvrir progressivement les lois mécaniques inhérentes aux choses elles-mêmes, c’est-à-dire ces lois qui gouvernent la matière en mouvement et qui se révèlent ainsi constitutives de l’univers ainsi que de toute forme de vie. Cette appréhension se fait directement, sans qu’aucune espèce de médiation conceptuelle ne se révèle nécessaire, sans qu’aucun élément a priori n’intervienne. Pour les matérialistes mécanicistes, il existe un monde objectif, indépendant des sujets connaissants : Il s’agit tout simplement de l’observer et de découvrir sa véritable nature mécaniciste, et ce en respectant la méthodologie ainsi que les procédures propres aux sciences de la nature [3]. »

10 Cette position est celle du neuro-cognitivisme dans sa version radicale, précisons-le, et son réalisme ontologique rend la discussion de la psychanalyse avec lui particulièrement difficile. C’est cette sorte de neuro-cognitivisme, on le sait, qui donne lieu à des applications psychiatriques tout naturellement adaptées à la nomenclature des DSM. Dans cette perspective, il existe en effet, à l’origine, des faits mentaux immédiatement observables sans médiation théorique, et ces faits seront à corréler à un organisme lui-même immédiatement observable. Dans une telle problématique, la reconnaissance objective et consensuelle du réel par un individu quelconque, c’est-à-dire la normalité, sera liée de facto au bon fonctionnement de l’organisme consensuellement observé qui permet cette bonne reconnaissance. Cela constitue le présupposé implicite et, en fait, mécaniciste-organiciste de l’empirisme dit athéorique des DSM. La distorsion du réel que représente le fait mental catalogué y est considérée comme une réalité ontologique, indépendante de l’observateur et de ses théories. Dès lors, ce fait mental ne pourra que prendre une place réservée d’avance dans la mécanique réaliste qui dit la constitution même du réel pour un organisme.

L’« Esquisse d’une psychologie scientifique [4] »

11 Or, en réalité, il nous est assez facile de discuter ces conceptions, et tout simplement parce qu’elles ont été déjà expérimentées par Freud lui-même, en 1895, dans l’« Esquisse d’une psychologie scientifique », essai que l’on peut considérer comme radicalement neuro-cognitiviste. Ce n’est pas pour rien que le neuro-cognitivisme s’en réclame. Souvenons-nous de son projet : « faire entrer la psychologie dans le cadre des sciences de la nature, c’est-à-dire présenter les processus psychiques comme des états quantitativement déterminés de particules matérielles repérables », les neurones.

12 Oui, sauf que Freud a très vite soupçonné puis progressivement vérifié que cette tentative d’intégrer la neurologie et les phénomènes psychiques de l’hystérie était une aberration, une folie (Wahnwitz), comme il l’écrira à Fliess, le 29 novembre 1895. Il n’existe en effet aucune possibilité d’intégrer la symbolisation et le refoulement sexuel dans la neurophysiologie, parce que, en tant que représentation, celle-ci en est elle-même le fruit.

13 Les conséquences de l’expérience de l’« Esquisse » seront majeures, et, au-delà de la critique de tout neuro-cognitivisme radical, elles iront jusqu’à la mise en suspens de la démarche empirique dans son ensemble, fût-elle engagée avec retenue et loin de tout scientisme. Car ce qui vient s’imposer à Freud, c’est la nécessité de définir un nouveau système, un appareil psychique, un appareil de Sens, avec les causalités nouvelles et additionnelles qu’il met en œuvre et les modes d’exploration qu’il nécessite. Cet appareil hypothétique et non observable directement n’est plus articulable avec l’appareil neurologique, ni aucun des appareils qu’il va en fait venir créer, inventer, décrire. On peut peut-être le dire émergent, en gardant présent à l’esprit le fait que cet appareil est celui-là même qui invente l’émergence.

14 Dans ce cadre, l’objet réel sera pour la psychanalyse non pas seulement ce que la science empirique vient déterminer à travers ses opérations, mais ce qui est d’abord le lieu d’une interprétation. Deux sortes de causalités tout à fait nouvelles au regard des causalités mécaniques apparaissent à partir de là, la causalité d’après-coup et la causalité de transfert, causalités qui sont sous-jacentes aux causalités mécaniques.

15 La causalité mécanique est toujours une forme plus ou moins complexe du paradigme « A implique B ». Elle est en fait ce qui est recherché en priorité, et la simple création de la perception, qui n’existe pas dans toutes les espèces vivantes, implique ce postulat mécaniciste qui pousse l’homme à se réaliser en tant que machine. Ferenczi avait donc tout à fait raison lorsqu’il remarquait que la causalité scientifique en général vient finalement se réduire à la constatation de la régularité d’une séquence en effet mécanique. C’est l’échec seulement de ce mécanicisme qui vient révéler l’existence de causalités qui le complexifient et qui mettent en jeu le sujet de l’observation dans son appréhension symbolique du réel.

16 Sur cette voie, les causalités psychanalytiques établissent que si un sujet B s’est trouvé en présence d’un réel traumatique x, la liaison signifiante B-C (causalité de transfert), établira que x aura provisoirement égalé A (causalité d’après-coup). C’est à partir de cette inférence interprétative que viendra s’effectuer ensuite un travail mécanique et hypothético-déductif sur A considéré maintenant comme un quasi- réel. Les causalités mécaniques chercheront à établir une adéquation entre des « expressions bien formées » et des faits, alors que les causalités psychanalytiques, centrées sur le sujet, auront trait à la création même de la représentativité et au travail interne qui l’habite. Toutefois, cette antériorité logique ne crée pas une hiérarchie, mais une complexification et un enchevêtrement. La psychanalyse n’est pas la science des sciences.

L’enchevêtrement des causalités

17 On ne peut pas en effet opposer terme à terme les causalités mécaniques – en l’occurrence synaptiques – et les causalités psychanalytiques. Et il est sans doute plus heuristique de s’intéresser à la notion de travail des causalités, de travail entre les causalités.

18 Ainsi, et à l’intérieur des sciences elles-mêmes, cela fait bien longtemps que le paradigme « A implique B » a été complexifié, et toujours dans le sens d’une indétermination non pas relative, mais plus ou moins fondamentale de la situation initiale A. Ainsi en a-t-il été de la causalité probabiliste et, plus essentiellement, des causalités mises en jeu par la physique quantique. Dans ce cadre, comme nous le disent les physiciens, la situation initiale onde-particule est indéterminée et seule la mesure, c’est-à-dire l’intervention de l’observateur, permet un calcul probabiliste de la position ou de la vitesse de la particule.

19 Mais ce n’est pas tout, et citons encore par exemple la causalité liée au désordre (Atlan), la causalité de hasard, les causalités de réseau, les causalités circulaires, etc. Jean-Paul Valabrega identifiait ainsi une quinzaine de causalités, sans d’ailleurs tout à fait donner à la psychanalyse le privilège de la causalité de transfert ou de la causalité d’après-coup, puisqu’il voyait par exemple dans les mécanismes de transfert, à l’échelle moléculaire, des ancêtres de la causalité de transfert décrite par la psychanalyse. Pour ma part, je ne le suivrai pas tout à fait dans cette voie, car nous ne pouvons pas exclure le fait que ce que nous découvrons dans les molécules soit déterminé par ce que nous projetons en elles et par notre principe de causalité. Il reste qu’il a bien fallu que la causalité psychanalytique apparaisse historiquement, et l’on doit penser que cette naissance s’est produite dans le creux des énigmes rencontrées par la science. La psychanalyse est née en cette place pour ensuite se déployer sui generis, mais en un rapport constant avec les sciences en lesquelles la psyché cherchera toujours des réverbérations de son propre fonctionnement. Il s’ensuivra pour la psychanalyse une utilisation permanente de modèles analogiques ou métaphoriques empruntés aux sciences et à leur logique, modèles qui seront toutefois immédiatement mis en suspens. Ainsi, dans la cure, qui n’est jamais exempte d’observation, de mécanicismes ou de travail hypothético-déductif, l’ensemble des causalités sera en fait mis en jeu, mais il s’agira de les mettre en suspens, de suspendre les significations auxquelles elles aboutissent.

20 Car il s’agit, bien sûr et surtout, de les mettre en suspens en une attitude résolument non déterministe, et c’est bien cette mise en suspens qui va situer la question de la sorte de complémentarité qui peut exister entre les diverses causalités mécaniques, même dûment complexifiées et la causalité psychanalytique. Et ce sera pour dire que cette complémentarité n’existe pas. Il n’y a pas de complémentarité entre des théories prenant appui sur la séparation sujet-objet, sur la détermination itérative, calculatrice, réductionniste d’un fait dûment symbolisé, et une théorie qui remettra sans cesse en chantier la séparation sujet-objet et la question du symbole lui-même au travers de ses avatars singuliers. Il existe ainsi un gouffre infranchissable entre le somato-psychique décrit par la science neurologique et l’appareil psychique qui fomente cette science. Aussi, et sauf à assimiler l’appareil neurologique et l’appareil psychique, il ne saurait y avoir de neuropsychanalyse.

Conséquences cliniques

21 Il n’y a pas de neuropsychanalyse, et cependant la clinique nous oblige à considérer des convergences. Les neurologues parleront parfois d’une efficience accrue des psychotropes lorsque la prescription est accompagnée d’une psychothérapie. Il est vrai que ce sera souvent en imaginant que si la psychothérapie produit des résultats, cela doit correspondre à un « assouplissement synaptique » lié au fait que la relation interhumaine ne serait finalement qu’une relation de machines synaptiques. Mais les psychanalystes constateront aussi que la prescription de psychotropes vient parfois, et très particulièrement dans le cadre de la psychose, favoriser un travail de parole, sans cela voué à l’échec. Il est évident que l’invention des neuroleptiques et aujourd’hui des nouveaux neuroleptiques est une magnifique découverte.

22 Un tel constat pourrait nous amener à reconduire l’ancien débat et à essayer d’établir les responsabilités respectives de la psyché et du soma, voire à essayer vainement de les articuler. Nous serions alors revenus à la notion de cause réelle critiquée précédemment. Mais n’est-il pas plus simple, à la condition de préciser immédiatement le terme de parler d’une situation psychosomatique, c’est-à-dire non pas d’une situation qui articulerait ou assimilerait psyché et soma, mais d’une situation qui autorise une double lecture, du côté de la science neurologique, d’une part, et du côté de la psychanalyse, d’autre part, soit une double voie causale.

23 La clinique nous oblige d’ailleurs à cette rigueur méthodologique, soit à maintenir la disjonction. J’avais naguère en analyse une dame atteinte, entre autres, d’une hypertension artérielle relativement sévère et nécessitant un traitement. Le travail d’interprétation au long cours de sa névrose put aboutir à un résultat significatif et ce résultat fut corollaire d’une baisse de sa tension artérielle telle que le traitement médicamenteux dut être interrompu d’urgence. L’hypertension allait revenir plus tard, mais d’une façon très modérée. Que faut-il en penser ? Ou bien, en restant dans une lecture biologique, on évoquera une diminution du stress, ou bien on pensera que l’interprétation psychanalytique est en cause, mais alors sans pouvoir établir la moindre connexion, sinon celle, naïve, qui confondrait la tension nerveuse et la tension artérielle.

24 Il y a une disjonction méthodologique à maintenir et pourtant, en même temps, des séries de renvois métaphoriques qui laissent imaginer une sorte de jonction à l’infini, jonction qui tient, bien sûr, au fait que c’est le même corps-psyché qui est après tout en état de traduction, de lecture et de relecture constantes.

25 Parfois, ces renvois nous paraissent très proches, prêts à se confondre. Une patiente faisait souvent le même rêve, un mur tapissé infiltré d’eau entre mur et tapisserie, et des sortes de cloques. Au bout de plusieurs années, cette dame a fini par développer pendant un temps la maladie dermatologique que l’on nomme pemphigus, maladie qui se caractérise par des bulles entre épiderme et derme ou à l’intérieur du derme. Il y a bien un renvoi métaphorique, mais l’on ne peut pas franchir la barre de la métaphore. La lecture sera double, comme le traitement, celui du dermatologue, d’une part, celui du psychanalyste, d’autre part.

26 Et je pense qu’il en est de même pour la psychose, ce qui correspond d’ailleurs à notre pratique courante qui confiera le traitement psychiatrique et le traitement psychanalytique à au moins deux personnes différentes. Mais, là encore, ce n’est pas si simple. J’ai eu parfois à utiliser mes modestes compétences psychiatriques en même temps qu’à essayer de faire de la psychanalyse. Il s’agissait d’une personne persécutée, et j’étais le seul à ne pas faire partie de la clique imaginaire des médecins empoisonneurs. J’ai donc prescrit le neuroleptique adéquat.

Limites et contraintes du double traitement

27 Reste que dans tous les cas, et c’est par là que je conclurai, il y aurait à examiner les limites et les contraintes de ces doubles traitements, même si l’on n’en est pas l’instigateur unique. Il y a là un vaste champ d’investigation et l’on ne saurait explorer cette question en quelques mots. J’en resterai donc à quelques remarques issues de ma clinique. Ces limites et contraintes s’aperçoivent bien dans le cadre névrotique. La prescription de tranquillisants ou de somnifères, même si elle ne peut le plus souvent qu’être tolérée par le psychanalyste, n’est certainement pas de nature à favoriser le travail psychique.

28 Mais cette limite est également perceptible dans le cadre des psychoses. L’anti-hallucinatoire permettra, bien sûr, de parler, mais en laissant souvent ou longtemps intact le « noyau » psychotique qui fera l’objet d’un simple clivage, certes bénéfique. Néanmoins, la présence insistante de qui aura été seulement mis à l’écart ne manquera pas à un moment ou un autre de se manifester et la question de l’arrêt du médicament-drogue sera le plus souvent problématique.

29 Enfin, il y aurait lieu à ce propos d’analyser également l’utilisation transférentielle qui sera faite de la prescription. Ainsi, un patient tenait à distance ses hallucinations avec une dose ridiculement faible de neuroleptiques. Si toutefois on cherchait à la supprimer, il sombrait immédiatement. Tout se passe souvent, en fait, comme si le sujet jouait sur les deux tableaux en une lutte contre l’aliénation et l’aliénant, psychiatre et/ou psychanalyste, lutte qui vient utiliser l’ensemble des transferts en jeu de façon sophistiqué.

30 Je m’arrêterai sur ces points de suspension.


Mots-clés éditeurs : DSM, psychosomatique, causalités psychanalytiques, Causalités synaptiques, neurocognitivisme radical

Date de mise en ligne : 29/09/2014

https://doi.org/10.3917/fp.028.0051

Notes

  • [1]
    Pour l’ensemble des questions évoquées dans cet article, voir G. Bazalgette, La tentation du biologique et la psychanalyse, Toulouse, érès, 2006.
  • [2]
    Il semblerait que ce dogme soit en passe d’être relativisé dans le DSM ou dans les prochains. Pour des raisons hélas seulement pratiques, on se dirigerait vers des regroupements plus étiologiques.
  • [3]
    R. Nadeau, Vocabulaire technique et analytique de l’épistémologie, article « matérialisme mécaniciste », Paris, Puf, 1999.
  • [4]
    S. Freud, « Esquisse d’une psychologie scientifique » (1895), dans La naissance de la psychanalyse, Paris, Puf, 1973. « Projet d’une psychologie », trad. Fr. dans Lettres à Wilhelm Fliess 1887-1904, Paris, Puf, 2006. Cette traduction fait suite à celle d’Anne Berman intitulée « Esquisse d’une psychologie scientifique », dans La naissance de la psychanalyse, Paris, Puf, 1956.

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