Notes
-
[1]
P. Courthion, Soutine, peintre du déchirant, Lausanne, Edita, Paris, Denoël, 1972.
-
[2]
Waldemar-George, « Soutine et la violence dramatique », L’amour de l’art, Paris, 1933.
-
[3]
J. Dimo, « Soutine, le dernier maudit », Paris-Match, n° 539, 1959.
-
[4]
P. Drieu La Rochelle, cité dans D. Klébaner, Soutine, le tourment flamboyant, Paris, Somogy Éditions d’art, 2000.
-
[5]
Citations dans C. Nicoïdski, Soutine ou la profanation, Paris, Jean-Claude Lattès, 1993.
-
[6]
Cit. dans C. Bernardi, « Soutine et sa deuxième postérité », dans Catalogue Chaïm Soutine, Musée d’Orsay, Paris, Hazan, 2012, p. 55.
-
[7]
Ibid.
-
[8]
Cité par J. Leymarie, Soutine, Éditions des Musées Nationaux, 1973, p. 3.
-
[9]
J. Hassoun, La cruauté mélancolique, Paris, Aubier, 1995, p. 11.
-
[10]
R. Guardini, De la mélancolie, Paris, Points, Le Seuil, 1992.
-
[11]
R. Nacenta, Cent tableaux de Soutine, catalogue de la Galerie Charpentier, Paris, 1959.
-
[12]
Cité dans C. Nicoïdski, Soutine ou la profanation, op. cit., p. 128.
-
[13]
G. Agamben, Stanze, Paris, Rivage Poche, 1998.
-
[14]
Cité dans Chaïm Soutine, Paris, Connaissance des Arts, 2007, p. 8
-
[15]
Cité dans P. Courthion, Soutine, peintre du déchirant, op. cit., p. 12.
-
[16]
Cf. C. Bernardi, « Soutine et sa deuxième postérité », op. cit.
-
[17]
Cité dans C. Nicoïdski, Soutine ou la profanation, op. cit., p. 102.
-
[18]
Cité dans Connaissance des Arts, op. cit., p. 24.
-
[19]
Cité dans Chaïm Soutine, catal., 2012, p. 42 et 45.
-
[20]
Cité dans ibid., p. 11 et 12.
-
[21]
É. Faure, dans Soutine, Éditions des Musées Nationaux, op. cit., p. 12.
-
[22]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Paris, Le Seuil, 1986, p.65.
-
[23]
Cité dans Chaïm Soutine, catal. 2012, p. 42.
-
[24]
J. Leymarie, Soutine, op. cit., p. 5.
-
[25]
D. Klébaner, Soutine, le tourment flamboyant, op. cit., p. 46 et 45.
-
[26]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Le Seuil, 1973.
-
[27]
G. Wajcman, L’objet du siècle, Paris, Verdier, 2004, p. 80, 79, 99, 123, 160, 165.
-
[28]
É. Faure, dans Soutine, Éditions des Musées Nationaux, p. 13. C’est nous qui soulignons.
-
[29]
Al. Juranville, Lacan et la philosophie, Paris, Puf, 1984, p. 215-221.
-
[30]
J. Allouch, Érotique du deuil au temps de la mort sèche, Paris, EPEL, 1995.
-
[31]
Courthion, Soutine, peintre du déchirant, op. cit., p. 140.
-
[32]
Cité dans Chaïm Soutine, catal., 2012, p. 34.
-
[33]
P. Courthion, Soutine, peintre du déchirant, op. cit., p. 76.
-
[34]
C. Nicoïdski, Soutine ou la profanation, op. cit., p. 40.
-
[35]
D. Klébaner, op. cit., p.10.
-
[36]
C. Courthion, Soutine, peintre du déchirant, op. cit.
-
[37]
Cité dans C. Nicoïdski, Soutine ou la profanation, op. cit., p. 116.
-
[38]
E. Szittya, Soutine et son temps, Paris, Bibliothèque des Arts, 1955, p. 103.
-
[39]
É. Faure, dans Soutine, Éditions des Musées Nationaux, op. cit., p. 14.
-
[40]
J. Hassoun, La cruauté mélancolique, op. cit., p.56.
« On aurait dit qu’il peignait dans un état d’affolement lyrique…
Une si grande fièvre était en lui qu’elle déformait tout à l’excès.
Les maisons quittaient la terre, les arbres semblaient voler. »
« Créer dans l’extase terrifiée, le déséquilibre » : le paradigme de la duplicité mélancolique
1 « Peintre du déchirant [1] » de la « violence dramatique [2] », marqué par une enfance misérable dans un ghetto de Biélorussie, l’exil, l’héritage de malheurs liés à la judéité, une vie d’errance et de solitude, la maladie, une œuvre longtemps incomprise, une mort douloureuse et prématurée, Soutine a tout pour figurer le prototype même des « artistes maudits ». Il serait même le « dernier maudit [3] ».
2 Au-delà de l’idéologie romantique qui lui est attachée, la qualification de « maudit » appliquée à Soutine se justifierait par sa position subjective « d’emmuré vivant dans la peinture » : « Soutine a reçu le don de peindre à sa naissance, mais ce don a brûlé ses yeux et son cerveau comme un fer rouge. Il aime son tourment, mais c’est un tourment [4]. » Cet homme de l’excès qui dit « créer dans l’extase terrifiée, le déséquilibre » est un hyper émotif, instable, sans concessions, violent contre lui-même et contre son œuvre. Entré très jeune en peinture comme on entre en religion – à 15 ans, pour être admis aux Beaux-arts, « je me roulais au pied des maîtres » –, il est possédé par l’exigence d’une vocation qui vaut tous les sacrifices – « j’ai nié ma famille, ma mère, ma langue… jusqu’où puis-je aller dans cet univers où je permets à toutes mes bases de se dérober ? [5] ».
3 Son œuvre est marquée du même sceau de la démesure : « Il a hissé son sujet de la représentation de la nature à une sensation intime de terreur, de violence [6] ». On caractérise sa peinture violente, instinctive, d’« éruptive », de « convulsive » : des « couleurs éclatantes où l’or écarlate domine avec les images sanglantes ».
4 Comment prendre l’expression de « dernier maudit » ? Au sens où les séismes qui ont marqué la modernité et la post-modernité dans le champ de l’art, disqualifiant l’esthétique traditionnelle, ont notamment balayé tout intérêt pour la subjectivité de l’artiste ? Pourtant il paraît impossible, chez un peintre comme Soutine, de séparer la subjectivité créatrice et l’œuvre.
5 L’expression de dernier maudit se justifie-t-elle de ce que Soutine paraît souvent inclassable, que son œuvre, « orpheline » comme on l’a dit, semble surgir comme un accident dans l’histoire de la peinture moderne ? Splendide isolement du créateur que cultive l‘artiste aimant à se revendiquer lui-même sans identité, sans paternité, sans filiation. Ce qui appelle toutefois des nuances et même des correctifs. Outre la dette de Soutine à l’égard des nombreux maîtres qui l’ont formé (Rembrandt, Chardin, Courbet...), des historiens de l’art voient en lui un précurseur de l’Action Painting et de l’expressionnisme abstrait, notamment de De Kooning, voire de Pollock [7]. Quant à l’esthétique de la laideur, miracle de la « transfiguration » qui anime ses portraits (selon l’expression de De Kooning), elle situe Soutine dans la lignée de ceux qui ont mis à mal les conventions et les codes de la représentation, ce qui le place à la tête du nouveau mouvement expressif et coloriste qui inclut Francis Bacon ou Julian Freud.
6 De sorte que l’image d’Épinal du peintre maudit appliqué à Soutine n’est pas sans équivoques. On peut lui substituer, dans une approche clinique, celui de peintre « mélancolique », terme qui a, lui aussi, pour point d’appel la radicalité du désir : en tant qu’il convoque un principe de démesure qu’avec Lacan on aborde comme une exposition au réel. Au sens où, faisant fi du « service des biens », voire s’affranchissant des cadres symboliques, le désir aspire à l’absolu, là « où grouille ce qui a affaire à das Ding », la Chose. « Soutine cherchait l’inaccessible. Cette exigence le dominait… qui est la tentation suprême des initiés », disait de lui son protecteur et mécène Marcellin Castaing [8].
7 Aristote, c’est bien connu, avait souligné la fréquence de la mélancolie chez les héros et les hommes hors du commun. On voudrait ici étudier le « cas » de Soutine sur la base d’un paradigme existentiel de la mélancolie comme « constitutive de l’être », « moment fondateur du sujet [9] » structuré par la perte. De telle sorte que, jouant sur les extrêmes de la subjectivité, portant sur des états limites, l’état mélancolique présente deux aspects opposés. Dans une perspective philosophique, Romano Guardini [10], commentateur de Kierkegaard, a ainsi explicité une opposition entre la « bonne mélancolie », éthique, et la « mauvaise mélancolie », pathologique, les deux ayant en commun un extrémisme qui maintient le sujet dans le registre de l’absolu, et du non-renoncement à l’absolu : le mélancolique ne cède rien, il « veut tout ». Ainsi « Soutine ne trichera jamais avec son choix. Tous les mouvements de son existence brève évoquent je ne sais quelle idée d’infini, de désir sans mesure, de vie surabondante et folle [11]. »
8 Le marchand Sborowski rapporte de Soutine : « Savez-vous comment il peint ? Il s’en va par la campagne où il vit comme un misérable, dans une sorte d’étable à cochons. Il se lève à trois heures du matin, fait vingt kilomètres à pied chargé de toiles et de couleurs pour trouver un site qui lui plaise et rentre se coucher en oubliant de manger… C’est la lumière d’avant l’aube que cherche Soutine. L’instant où la nuit bascule dans le jour comme basculent les éléments de ses tableaux. Il ne trouve le regard juste, la juste maîtrise de sa main, de son pinceau, qu’au terme d’une immense fatigue physique, comme certains mystiques ne trouvent la révélation et la jouissance qu’au terme d’une souffrance extrême [12]. »
9 « Dans l’art, il faut y mettre sa peau », disait Van Gogh. « Nuit obscure », « sécheresse » rencontrées nécessairement chez les grands mystiques ne brisent pas la quête impérieuse parce que vitale : « Soutine devait peindre. Il ne peignait que sous la contrainte de son destin. Ce besoin se confondait avec son instinct de conservation. »
10 Le désir mélancolique demeure fixé à une tension vers l’impossible. Sans rien céder sur l’absolu, l’éthique mélancolique affronte, sur un mode radical du deuil, ce point de réel. Là où, à l’inverse, c’est un « faux rapport à l’absolu » selon R. Guardini, qui caractérise celui qui ne renonce pas, mais « prétend absorber [la plénitude] directement en soi ». En s’épargnant, sur un mode non moins radical, l’épreuve du vide de l’être. Comme le dit plaisamment Giorgio Agamben, « il veut tout avoir, sans se fatiguer [13] ».
Le moment traumatique d’une déchirure : le lieu de la passion mélancolique de Soutine
L’évocation du traumatisme, foyer brûlant de l’acte de peindre
11 « La seule date dont nous soyons absolument sûrs, c’est la date de sa mort », dit-on. Voilà qui prémunit du piège d’une lecture réductrice des interactions entre l’œuvre et l’homme. Soutine parlait peu, il n’a ni écrit ni entretenu de correspondance. Tout au plus dispose-t-on de quelques témoignages, d’un certain nombre d’anecdotes rapportées par ceux qui l’ont approché.
12 Pourtant, un souvenir incandescent n’en constitue pas moins – avec toute sa surdétermination, qui nous occupera ici – un point de rayonnement psychique qui se diffracte jusque dans l’« expressionnisme » de sa manière de peindre. On postulera qu’il participe de la singularité du traitement qu’a pu faire Soutine de son désir mélancolique.
13 Cet exilé d’un « shtetl », né sans doute en 1894 dans un de ces ghettos « de juifs du tsar assignés à territoire », l’homme du « royaume perdu » de la communauté juive selon Elie Wiesel, qui a voulu se libérer du fardeau des héritages, ce pur individu, s’accroche pourtant à un seul « souvenir », brûlant, dont il fait confidence à son ami Szittya : « Autrefois, j’ai vu le boucher du village trancher le cou d’un oiseau et le vider de son sang. Je voulais crier, mais il avait l’air si joyeux que le cri m’est resté dans la gorge. Ce cri, je le sens toujours là. Quand, enfant, je faisais un portrait grossier de mon professeur, j’essayais de faire sortir ce cri, mais en vain. Quand je peignis la carcasse de bœuf, c’était encore ce cri que je voulais libérer. Je n’ai pas réussi [14]. »
14 Tandis qu’en écho Pierre Courthion rapporte cette scène d’enfance vécue lors des cérémonies rituelles d’abattage sacrificiel d’animaux : « Le petit Chaïm tremblait de peur, lorsque, avant de tuer le coq, le lévite prenait la volaille d’une main et la tetiffah dans l’autre : “Coq, tu es condamné à mort”, disait-il. La terreur envahissait alors les yeux du petit garçon, tandis que le coq picorait candidement les pages du livre. Puis, Chaïm entendait les cris affolés des autres volatiles qu’on attrapait. De leur cou, il voyait couler les filets de sang au point qu’il en perdait connaissance. Revenu à lui, il considérait avec effroi le coq et les poules ensanglantés [15]. »
15 On s’interrogera sur la nature, la fonction et la place de cette scène violente gravée au fer rouge. On fera l’hypothèse qu’il ne s’agit pas tant d’une reviviscence que d’un cadre logique à partir de quoi s’est organisée la structure traumatique (avec ses aléas) qui a présidé à la construction de la vocation de Soutine. Elle offre une trame pour aborder la dynamique psychique ambivalente qui se joue, au-delà de l’écran protecteur du fantasme, selon un régime quasi hallucinatoire, quoique non nécessairement pathologique. Comme si Soutine entretenait secrètement un brûlot qui désigne chez lui le point de fixation d’une mélancolie toujours susceptible de se renverser dans l’une ou l’autre de ses composantes : « Je crée dans le déséquilibre », dit-il. L’acte de peindre portant chez lui l’exigibilité d’« essayer de faire sortir ce cri ». Instant mythique, peut-être, que ce cri, mais qui est partie intégrante d’un trauma dont l’enjeu est de basculer soit en événement créateur, soit en passage à l’acte.
Le traumatisme désiré. Actualiser dans l’acte de peindre le temps inaugural du traumatisme
« L’expressionnisme du geste »
16 De nombreuses anecdotes brossent un portrait de l’artiste à l’œuvre [16]. Les témoins s’accordent à dire qu’il travaillait avec fièvre, dans la puissante exaltation propre à tout ce qui précède la descente dans « les abysses de son imagination et de sa damnation ». L’émotion étreint Soutine dès les préliminaires : la recherche des toiles, leur manipulation, leur préparation jusqu’à ce qu’il en obtienne « une matière semblable à l’ivoire, somptueuse et morte », le rangement des pinceaux, des tubes, de l’huile..., tout cela obéit à un rituel extrêmement précis et contraignant « qui ne permet pas de revirements ou de déviations ». Est rapportée aussi son impressionnante expressivité charnelle : « Il devenait rouge comme une écrevisse, écarquillait les yeux et de ses beaux doigts se palpait la gorge et se caressait le visage. L’émotion semblait stimuler en lui le sens des couleurs et il grommelait des mots incompréhensibles entre ses dents serrées [17]. » Gerda Groth, qui l’a vu peindre, le décrit ainsi : « Il utilisait un grand nombre de pinceaux et, dans la fièvre de la composition, il les jetait les uns après les autres. Il lui arrivait d’étaler la peinture avec ses mains enduites de couleurs et la pâte restait sous ses ongles. »
17 Et, surtout, « Soutine faisait poser ses modèles très longtemps attendant que la fatigue les gagne, que son propre regard s’affine, que tombent les voiles de l’habitude et de la familiarité. Il pouvait alors considérer la personne comme si elle était un objet, elle lui apparaissait dans toute son étrangeté [18]. » Moment de suspens à quoi succédait l’impulsivité irrépressible du geste : « Il s’élançait de loin et pan, pan, pan ! sur la toile » ; « il lançait les couleurs sur la toile comme des papillons empoisonnés [19] ».
Une peinture qui « titube »
18 Les portraits torturés, disloqués des sujets à l’allure gauche, souffreteuse, ingrate (Le Groom, Le Maître d’hôtel, les divers Enfant de chœur, Le petit pâtissier, Le Nain rouge, La Folle...), ces « visages monstrueux, bouillis, bosselés de meurtrissures, ravinés de trous », ces paysages « qui semblent peints au cours d’un tremblement de terre », « ces maisons de travers comme gondolées par l’orage [20] », toutes ces figurations convulsives déployées dans un flamboiement de couleurs témoignent d’une peinture « désaxée », comme on peut le dire, « d’un univers qui titube comme à l’intérieur de lui-même ». Soumis à « des forces contradictoires qui l’écartèlent sans merci », Soutine titube en effet.
Un premier temps logique : la répétition, d’abord sur un mode fantasmatique, de la scène traumatique d’enfance
19 Dès les premières natures mortes – concernant l’essentiel de ses productions dans les années 1920-1925 –, Soutine privilégie, sous prétexte de motifs « classiques », un thème directement en prise sur l’événement du sacrifice de son enfance. Il décline en maintes variations des « victimes immolées » : « Amas sanglants, poulets morts, lapins étripés, bœufs écorchés, viande crue qu’il paraît peindre avec leurs muscles, leurs os, leur graisse, leur sang malaxés ensemble, leurs aponévroses bleuissantes, ces mille moires qui rampent en s’interpénétrant... [21] »
20 En effet, saumon, harengs « faméliques », raies aux somptueux ocres et blancs irisés et laiteux, lapin décharné enserré par des fourchettes comme des griffes avides, volailles plumées selon une lancinante série (Le poulet plumé, Le dindon, Perdrix rouges, Poulets à la nappe blanche, Deux faisans sur une table...), tous ces misérables gisants écartelés sur des tables ou accrochés par le bec ou les pattes resplendissent comme des joyaux sur des fonds verts, bleutés, incarnats. Le passage de l’horizontalité à la verticalité par la suspension dans les airs (Le lièvre au volet vert, La volaille pendue, La dinde pendue...) maintient quelque chose d’une fascination morbide (Le lapin écorché…) que va magnifier la célèbre série autour du « bœuf » (Bœuf, Pièces de bœuf, Nature morte au morceau de viande crue, Le bœuf écorché...).
21 Il y aurait, dans la mise en scène fantasmatique de ces sujets « vulnérables, victimes de notre pénétration visuelle », une sorte de dictature du motif. Comme si le geste, avant d’être pictural, procédait de l’intérieur des chairs, disséquait, ouvrait et fouillait les ventres, exposait les entrailles. Un acte qui n’est pas sans rappeler aussi l’« expressionnisme du geste » évoqué plus haut à propos de sa façon de peindre, qui culmine dans l’acte de « poignarder » ses toiles, sur lequel on reviendra. Une photo montre Soutine, vêtement taché, tenant au cou un poulet plumé. Lorsqu’il s’attaque à la série des peintures de bœuf, il se fait livrer par les abattoirs d’immenses carcasses sanguinolentes et, pour l’anecdote, les gens du quartier appelaient son atelier « la boucherie de Soutine ».
22 Au-delà de cette incursion dans son univers fantasmatique, revenons à la description qui est faite du comportement de Soutine dans son activité de peintre. S’y dégage une étape décisive : face au modèle traqué avec une sorte d’avidité, au terme de la longue fixation du regard, celle de la suspension du voir qui peut alors déboucher sur des tableaux qui « dégouttent de couleur ».
23 Tentons une décomposition logique du processus créatif, dont le premier moment apparaît comme une rupture, aux limites de la fêlure subjective, un abandon à l’être-objet de son modèle, ou encore à l’inhumanité des choses.
L’ouverture sur la « bonne mélancolie »
Le traumatisme du réel visionnaire : premier temps du processus de la création
La coupure symbolique : le temps mélancolique de séparation
24 Si le principe du traumatisme est partie intégrante du processus entier, ce temps – chronologique et logique – marquerait l’annulation de la prise dans le fantasme. Il correspondrait au passage de la jouissance voyeuriste à un renversement du désir de voir dans un état qu’on peut qualifier de visionnaire. « Se faire voyant », de sorte que la violence du voir naît alors de la levée de l’écran imaginaire qui voilait le réel, et situe le sujet en un point originaire de « tension optima au-dessous de laquelle il n’y a plus ni perception ni effort [22] ». Le dessaisissement subjectif de Soutine, au-delà des représentations communes, ne correspond plus alors à l’évanouissement de l’enfant terrorisé, capté dans la mise en scène d’un fantasme sadique. La désubjectivation ponctuelle du passage qui ouvre sur le geste de peindre est le corrélat de l’instant logique de la séparation, temps traumatique de l’extraction de l’objet que Lacan a formalisé comme objet a dans L’angoisse. Mais on a affaire ici à un acte de coupure symbolique inaugural, saisi et répété, in statu nascendi, selon la temporalité propre à l’originaire – avant qu’au titre de sa nature pulsionnelle, ledit objet a partiel ne se construise, comme il a vocation de le faire, dans l’espace perceptif ordinaire des objets érotisés. Mais tel n’est pas le destin de l’objet perdu dans l’extrémisme propre à l’état mélancolique que traverse alors Soutine. L’« événement de corps » qu’est la coupure signifiante inhérente au fait du langage correspond à une perte structurelle qui dénude l’objet dans sa vacuité – un résidu, un déchet. La pente naturelle de chacun est d’éviter l’angoisse, affect qui accompagne ce surgissement de l’objet dans sa vérité au sein du monde commun. Une vérité qui concerne le fond de réel du pulsionnel comme pulsion de mort, notion qui se trouve réévaluée avec l’invention de l’objet a. On peut faire l’hypothèse qu’est ici absolutisée cette rencontre du réel ; que Soutine y fait arrêt ; et que c’est dans le registre d’un revouloir de ce commencement qu’on peut situer l’extrémisme de sa position.
Le traumatisme originaire de la fusion-séparation
25 C’est après l’étape préliminaire de la mise en condition fébrile et du regard scrutateur que, arc-boutée à une sorte de volonté de traumatisme, semble s’opérer chez Soutine la bascule de la coupure symbolique qui marque l’effondrement de l’ordonnancement perceptif du monde. Moment mélancolique d’un vécu de non-sens, où l’objet scopique est alors dégagé dans sa dimension de pulsion de mort. La déconstruction de l’écran protecteur du fantasme n’offre plus qu’un monde en ruine, vidé de sens, désérotisé, désaffectivé. Une telle rencontre du réel appelle le terme de « terrorisé » qu’emploie Soutine pour qualifier son état quand il crée. Mais la violence destructrice est exercée sur l’Objet absolutisé – la Chose mythique, « Autre absolu du sujet », pure sensorialité où s’incarne la dévotion de Soutine aux sensations, la Chose avec laquelle il se confond, sur le mode de l’incorporation « hallucinée », quand il possède ses modèles. Il est rapporté que Soutine s’absorbait dans ses sujets, qu’il en était « pénétré » au point que « plus rien ne s’interpos[ait] entre l’objet tel qu’il le ressent[ait] et lui-même [23] ». Pas de perspective dans les paysages, aucune distance : le peintre est les paysages « noueux, compacts, troués de lueurs fauves, ou bien coulées de lave en fusion scintillante de gemmes ». Il fait corps avec les paysages de Céret et de Cagnes « qui semblent ébranlés par un séisme qui disloque les structures pour mettre à nu les substances [24] ». Comme si chaque événement de peinture répétait à la fois la collusion traumatique de l’imaginarisation de la scène d’enfance et la fracture ontologique originelle du meurtre symbolique de la Chose. L’explosion du trauma est révélation du réel, au sens paradoxal de donner à « voir » l’impossible, le non-figurable ou encore l’envers des choses.
26 Au-delà de toutes les connotations signifiantes de la mort dans ses tableaux (cadavérisation, décomposition, viande, sang, laideur, monstruosité, folie...), « rendre » le réel pour Soutine passe par la couleur, la texture, la moiteur qui mettent sous les yeux l’immontrable, l’immonde : la chair grouillante, pulsatile, inaccessible, décomposée, souffrante. Le paysage « est une peau plissée, soulevée comme par un séisme ». Le bœuf écorché, ouvert, répandu, s’exhibe comme une énigme somptueuse de la matière corporelle. Chez les sujets vivants, la chair se confond avec la peau « comme un inventaire des nerfs et de ce qui se passe sous la peau... ». Dans les portraits, « chair et habit sont transformés tous deux en membrane pigmentaire superficielle » : le vêtement « commence là où la main et le cou ne sont pas présents et devient ainsi comme une extension ou une analogie de la chair [25] ».
L’éthique mélancolique de l’art : faire arrêt sur la vérité du vide dans l’objet
27 C’est l’instant de fusion et de séparation dans le même mouvement qui justifie l’image récurrente de « séisme » chez les commentateurs. Elle décrit le « désastre » subjectif (Blanchot) qui aboutit à cette modalité de l’objet-regard dont Lacan analyse le « privilège dans la fonction du désir » autour de « quelque chose qui comporte abandon du regard » : « une invite à déposer son regard », « comme on dépose les armes [26] », selon une approche possible de la sublimation. Cela suppose que place soit laissée à la mauvaise rencontre du réel – « ce qui échappe à la visibilité, qu’on nomme ça pure étrangeté, ou indicible, ou horreur ou absence, ou comme on voudra » –, et que ce réel soit fixé comme principe de mort, au titre du vide qu’ouvre et que creuse le tableau. Se tenir dans « l’entre deux morts » comme les héros et comme Antigone : on peut soutenir que se définit là une position mélancolique susceptible d’illustrer la « bonne mélancolie » de Romano Guardini, dans sa dimension à la fois tragique et éthique.
28 Faire arrêt sur de l’impossible, « viser au réel », en « montrant le trou », c’est le propre de l’art et sa vérité. Vérité de l’« absence qu’on met sous les yeux » par quoi Gérard Wajcman évoque l’éthique. Dans ses portraits de pauvres hères et de tous ces personnages tordus, dévastés, grimaçants, Soutine montre, extrait, leur peu d’être – leur poignante inhumanité qui est leur vérité.
29 Toutefois, les tableaux de Soutine n’ont pas pour visée de « montrer le vidage » c’est-à-dire de l’exhiber, comme le font les rdm (ready-made) de Duchamp ou le Carré noir sur fond blanc de Malevitch. Ils n’en ont pas moins cette fonction d’« instrument de vérité », et peuvent revendiquer comme eux d’incarner quelque chose de la conception de « Vanité moderne », avec la connotation mélancolique qu’implique le genre. Ils peuvent revendiquer également, à leur façon, un engagement « du côté des commencements ». Mais si c’est par la radicalisation « éthique » de leur être d’absence que les « objets du siècle » portent la problématique contemporaine du vide, c’est par un autre biais, délibérément subjectif, que se décline la mélancolie créatrice d’un Soutine. En termes d’absolu, de nouveau. Précisément de non-renoncement à l’absolu, ce dont on est parti. En un lieu où l’éthique ne supplante pas l’esthétique comme dans le nouveau paradigme de l’art [27], mais de telle sorte que soit conservée dans la production d’une œuvre l’exigence d’« élever l’objet à la dignité de la Chose ». Ce qui implique de mener le processus de la création jusqu’à son terme, selon un jusqu’auboutisme passionnel incluant dans la subjectivité ce en quoi elle borde la « folie ». Une subjectivité qui prend en compte l’au-delà de l’ordre du monde commun et de l’Œdipe, c’est-à-dire le régime du « pas-tout phallique ».
La transmutation comme métaphore : deuxième temps qui marque l’accomplissement de la mélancolie créatrice
Sur le principe d’un trou, la métamorphose du « bestiaire vivant sur fond de pierres précieuses »
30 « L’irrésistible puissance lyrique et souvent tragique de son tempérament coïncide avec la justesse miraculeuse de la touche et le porte aux sommets » : c’est avec le même lyrisme que les commentateurs évoquent « les mystères » de l’une des peintures les plus charnelles et les plus spirituelles qui soient : «... fleuves de rubis, soufre en feu, gouttelettes de turquoises, lacs d’émeraude écrasés avec des saphirs… Une flamme inouïe qui tord les profondeurs de la matière après avoir fondu ses mines de joyaux. Là est l’esprit [28]. »
Une métaphore originaire et l’identification mélancolique à la Chose : le paradigme du bœuf écorché
31 Le bœuf écorché sanguinolent, décliné en divers tableaux, exposé au regard dans son flamboiement de vitrail, imaginarise une immolation en résonance avec la scène d’enfance traumatique. Pourtant, épargnant du cliché visuel dans le registre du sanguinaire, ce tableau s’offre à un décryptage qui met en jeu « l’objet poignant du désir » de Soutine en tant qu’il concerne l’art comme opération qui, pour Lacan, se rapporte à la Chose : « un certain mode d’organisation autour de ce vide ».
32 Le schéma abstrait du quadriparti du désir selon les divers usages qu’en a proposés Lacan a été repris selon la problématique originaire de la déchirure et de l’évidement de la Chose comme son « écartèlement » aux quatre coins de la structure [29]. Ce terme s’impose avec sa puissance expressive face à la représentation du bœuf suspendu, écartelé sur la toile, ou encore « crucifié », selon le terme repris par plusieurs critiques. Se trouve là imaginarisé l’acte de deuil par excellence qui est ouverture ou « composition » du fantasme fondamental [30], tel que le sujet occupe les quatre places de la structure. Cet écartèlement par quoi la Chose « pâtit du signifiant » décrit l’ouverture de l’espace symbolique nouveau produit par l’acte de création. La déchirure de la Chose n’est autre alors que le traumatisme de la coupure que s’inflige le sujet créateur lui-même. Processus de deuil qui correspond à sa propre mise à mort ponctuelle en tant qu’il occupe la position de l’Autre réel comme « décomplété », selon les formulations lacaniennes ultérieures. Dans ce procès de deuil radical où il est en posture d’origine, Soutine, identifié à la Chose trouée, en occupe la place et la fonction féminine (maternelle) au titre de lieu d’énonciation de la métaphore paternelle. Mais ici, en tant que métaphore originaire, en deçà du plan logique de l’organisation phallique.
33 En posture de créateur, Soutine réactualise, sur un mode qui doit être, nietzschéennement, voulu et sans cesse recommencé, le moment mélancolique du désastre où s’opère, sur un mode traumatique, la décomplétude de la Chose, réduite ici à un cadavre sanglant. Se réduire soi-même à son peu d’être constitue un mode singulier du désir dont la dimension éthique – et mélancolique – est inséparable de la démesure héroïque évoquée plus haut.
34 « Créer dans l’extase terrifiée ». La déchéance de la Chose dans l’instant de déchirure est inséparable de « l’extase » de la vision qui conduit à l’impulsion du geste de peindre. La fougue, la fureur « des charges et des attaques de couleur » produisent ces admirables imbroglios de formes organisées selon l’implacable dynamique du mouvement, du rythme, du trait. La matière colorée « respire la lumière » : « des vermillons extraordinaires, des cadmiums et des orangés magnifiques [31] ». Insignifiants, laids, tourmentés, désarticulés, les sujets ne sont pourtant que rutilement de tissus, moirure des chairs et des étoffes. Paul Guillaume découvre Le pâtissier « affligé d’une oreille immense… inouï, fascinant, truculent… un chef d’œuvre [32] ». Ce miracle esthétique (autant qu’éthique) institue la Chose – plutôt qu’il ne la reconstitue – à partir de ce qu’il en reste : l’objet qui en a acquis la « dignité ».
35 Le thème sacrificiel du bœuf occupe bien une place privilégiée (« Quand je peignis la carcasse de bœuf, c’était encore ce cri que je voulais libérer »). Soutine ne se soucie guère de travailler dans des odeurs de chairs putréfiées, au milieu des mouches bleues, arrosant de sang frais les gigantesques carcasses de viande pour qu’elles conservent leur couleur. Convoqués par le voisinage, les services d’hygiène, apitoyés par son désespoir, lui apprendront à stopper la décomposition en piquant la viande avec de l’ammoniaque [33]. Le sang magnifié s’exalte alors dans la splendeur viscérale des pourpres de la chair sur fonds de bleus nocturnes. C’est le faste de la couleur rouge qui autorise à souligner la continuité avec Rembrandt en suggérant que « la Fiancée juive apparaît comme le reflet inversé du bœuf écorché [34] ». Outre la série des Glaïeuls enflammés, le rouge s’impose dans la plupart des portraits et occupe quasiment toute la toile dans la reprise du portrait de Charles VII par Fouquet, réduit à son pourpoint rouge flamboyant. Le rouge comme « manière du sang » est décliné dans toutes ses variations, du luxe des carnations rayonnantes au rougeâtre et au violacé des chairs et des viandes jusque dans « le bleu chargé de la pulsation du sang [35] » du tableau La jeune Anglaise en bleu.
36 Au-delà des émotions et des sensations élevées chez lui à un absolu, on peut envisager le terme d’« extase » qu’emploie Soutine à propos de sa démarche de création comme une modalité de la jouissance « Autre » propre au féminin en tant qu’il « n’existe pas ». Jouissance propre à celui qui occupe – indépendamment de la différence des sexes – la position de Chose originaire trouée, mais d’une liberté inconnue, hors limites. On a tenté de cerner au-delà de l’ordre phallique, inhérent au registre de l’outre-monde, le deuil constitutif de l’être selon le type d’accomplissement que recouvre la « bonne mélancolie » – au fondement des situations limites que cultivent, entre autres, les grands mystiques et certains grands créateurs. C’est évidemment alors une position subjective très exposée, Soutine la paie d’une organisation psychique fragile. Son désir d’artiste le conduit à s’affranchir de la logique phallique et le situe dans un hors-cadre qui inclut peut-être le registre de transgressions (profanations, sacrilèges) qui touchent à la loi symbolique de sa culture – en récoltant des bols de sang frais, Soutine viole le rituel juif du sacrifice ; de même qu’enfant, en charbonnant des visages sur les murs, il a transgressé l’interdit de représenter la figure humaine, ce qui lui a valu un mémorable passage à tabac par le rabbin. Son désir d’artiste porte en lui un principe, un « déséquilibre », avec le risque de basculer sur le versant pathologique de la mélancolie.
37 On peut en repérer des manifestations dans l’acmé de l’ambivalente « extase terrifiée ». Là où la jouissance non régulée par la loi phallique, au lieu d’ouvrir sur l’acte de peindre, se libère dans le passage à l’acte. La problématique mélancolique fondatrice de sa subjectivité créatrice s’inverse sous son autre versant, réarticulée à la scène d’enfance qui réactive la violence d’une jouissance masochiste. C’est là l’équivoque et l’intérêt de la formule selon laquelle il aurait « mis les choses au monde dans une sanglante immolation d’animaux éventrés [36] ». L’accent y est mis à juste titre sur le traitement traumatique qui conjoint défaillance du sujet et jaillissement de jouissance mêlée de fureur. Mais si cette fulgurance est exigible pour qu’advienne la magnification du sang, elle est aussi le lieu d’un échec toujours possible.
La bascule sur un versant de « cruauté mélancolique »
La répétition du traumatisme dans le passage à l’acte
38 « Je n’ai pas réussi » : le risque de l’échec (« Tout ce que vous voyez ici n’est que de la merde... [37] ») préside à la violence destructrice qu’a pu exercer Soutine sur lui-même, mais surtout sur ses toiles. « Son regard devenait féroce, un regard d’assassin. Il courait chercher le couteau de cuisine et l’enfonçait dans chaque toile comme s’il avait voulu frapper un homme en plein cœur. Il regardait ses tableaux “perdre leur sang [38]”, lacérés comme dans des gestes d’automutilation : “Je ne veux pas me noyer dans mon sang”, disait-il, et il se jetait sur ses tableaux qu’il détruisait violemment. »
39 Les thèmes de certains tableaux, on l’a vu, « font songer à quelque crucifixion liturgique pour je ne sais quel holocauste aux appétits sacrés de l’animal humain [39] ». Outre son tempérament cyclothymique, autodestructeur, Soutine a ainsi traversé de façon ponctuelle des moments mélancoliques où il s’est trouvé livré aux débordements de son propre holocauste mental. Dans la charge de violence qui reproduit celle du sacrifice rituel, le sujet, hors de lui, disparaît pour se réduire à son être d’objet a, un déchet dans le réel (une « merde »), soumis masochistement à la toute-puissance sadique d’un Autre – son propre Surmoi. Ce double incorporé, obscène et féroce, a pour seule loi l’impératif d’une jouissance sans mesure, sans limite, affranchie de toute accointance avec l’ordre signifiant. Une « extase terrifiée », de nouveau, au-delà du principe de plaisir, s’y trouve convoquée, marquée par la même structure de démesure que celle d’où procédait la création. Sauf que, dans ce contexte-ci, on se situe à l’autre extrême du fonctionnement psychique limite du peintre. Lacérer ses toiles dans une acmé de jouissance surmoïque, une violence qui fait triompher la pulsion de mort – une autre forme de pur non-sens –, c’est pour Soutine se faire soi-même l’objet offert en sacrifice aux dieux barbares et cruels.
40 On peut s’interroger alors sur la fonction du « souvenir » infantile auquel Soutine s’est attaché. Car si le passage à l’acte fait sortir de la scène, Soutine s’y fait aussi sacrificateur et sacrifié selon le schéma sado-masochiste auquel son fantasme-souvenir d’enfant offre un cadre. Comme si celui-ci avait la fonction de médiatiser le traumatisme structurel en l’inscrivant dans un autre traumatisme, organisé, lui, par du fantasme, comme pour en tempérer défensivement l’aspect d’holocauste.
La répétition du traumatisme dans le cadre de la construction d’un fantasme pervers
« Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue !
Et la victime et le bourreau ! »
Charles Baudelaire
42 Dans la mélancolie pathologique, la voie du deuil de l’objet est radicalement barrée, là où, à l’autre extrême absolu, la « bonne mélancolie » a pu être saisie comme construction de l’objet à l’état naissant. En suivant cette problématique de l’objet, on soutiendra que, si Soutine s’est fixé si passionnément à cette scène d’enfance, c’est parce qu’elle constitue un compromis, le point d’ancrage d’un désir et d’un objet, fût-ce dans un contexte de perversion.
43 La volupté horrifiée de l’enfant face à l’Autre méchant qu’a pu incarner indifféremment le sacrificateur – le boucher, le rabbin – s’inscrit explicitement dans un contexte de violence sado-masochiste. Elle repose, de nouveau, sur un schéma quaternaire : le sacrificateur, l’animal saigné, l’enfant-public voyeur, l’instrument de l’égorgement. Mais le traumatisme de la coupure n’a évidemment plus rien alors de commun avec la déchirure symbolique qu’est l’écartèlement de la Chose correspondant à la composition du fantasme originaire. Ici, le traumatisme réel, sanglant, est occasion de répétition d’une jouissance libidinale, telle qu’elle s’organise dans le cadre de la mise en scène du fantasme commun à partir duquel le sujet a bâti son désir – une variante perverse de l’« enfant battu » de Freud. Mais, dans ce contexte-ci, l’« installation » du sujet dans un tel fantasme peut avoir eu pour enjeu de produire de l’objet pulsionnel et de produire de l’Autre. C’est-à-dire de faire une brèche dans le débordement d’« atroce jouissance » que cultive la sexualisation de la pulsion de mort dans la mélancolie, en produisant de l’objet caractérisé par son « plus-de-jouir », inscrit dans une dialectique de désir. Certes, la position de l’enfant victime à laquelle a pu s’identifier Soutine est une position d’objet masochistement soumis aux exigences d’un Autre cruel idéalisé, mais elle s’articule alors à une figure paternelle. Même s’il s’agit bien d’éluder la castration – la sienne et celle de l’Autre qui se trouve complété au prix du sacrifice de soi. Tâche à quoi Lacan a montré que se voue le masochiste au service du sadique afin de faire exister le rapport sexuel.
44 L’image du sacrificateur (boucher, Rabbin) se situe dans un contexte de croyance au patriarcat et de fascination pour l’idéal phallique et ses leurres. Mais on peut supposer que cette construction de l’illusion est aussi partie prenante de l’échappée hors de la tyrannie surmoïque du Père de la horde. Sachant que celui-ci n’a rien de « paternel », mais qu’il est l’une des figures de la mère toute-puissante [40], l’Autre incastrable, l’idole archaïque qui exige des sacrifices sanglants. L’exact envers, du côté de l’art, de la Chose mortifiée.
45 Les deux aspects de la mélancolie ont ainsi en commun ce « qui grouille avec ce qui a affaire avec das Ding ». Le grand écart entre les deux reste une menace chez beaucoup de créateurs. Au « déséquilibre » vécu par Soutine répond, pour le spectateur, la rencontre dérangeante de sa peinture.
Mots-clés éditeurs : vision, fantasme, création, sado-masochisme, Surmoi, objet, traumatisme, Mélancolie, Chose
Mise en ligne 03/10/2013
https://doi.org/10.3917/fp.026.0253Notes
-
[1]
P. Courthion, Soutine, peintre du déchirant, Lausanne, Edita, Paris, Denoël, 1972.
-
[2]
Waldemar-George, « Soutine et la violence dramatique », L’amour de l’art, Paris, 1933.
-
[3]
J. Dimo, « Soutine, le dernier maudit », Paris-Match, n° 539, 1959.
-
[4]
P. Drieu La Rochelle, cité dans D. Klébaner, Soutine, le tourment flamboyant, Paris, Somogy Éditions d’art, 2000.
-
[5]
Citations dans C. Nicoïdski, Soutine ou la profanation, Paris, Jean-Claude Lattès, 1993.
-
[6]
Cit. dans C. Bernardi, « Soutine et sa deuxième postérité », dans Catalogue Chaïm Soutine, Musée d’Orsay, Paris, Hazan, 2012, p. 55.
-
[7]
Ibid.
-
[8]
Cité par J. Leymarie, Soutine, Éditions des Musées Nationaux, 1973, p. 3.
-
[9]
J. Hassoun, La cruauté mélancolique, Paris, Aubier, 1995, p. 11.
-
[10]
R. Guardini, De la mélancolie, Paris, Points, Le Seuil, 1992.
-
[11]
R. Nacenta, Cent tableaux de Soutine, catalogue de la Galerie Charpentier, Paris, 1959.
-
[12]
Cité dans C. Nicoïdski, Soutine ou la profanation, op. cit., p. 128.
-
[13]
G. Agamben, Stanze, Paris, Rivage Poche, 1998.
-
[14]
Cité dans Chaïm Soutine, Paris, Connaissance des Arts, 2007, p. 8
-
[15]
Cité dans P. Courthion, Soutine, peintre du déchirant, op. cit., p. 12.
-
[16]
Cf. C. Bernardi, « Soutine et sa deuxième postérité », op. cit.
-
[17]
Cité dans C. Nicoïdski, Soutine ou la profanation, op. cit., p. 102.
-
[18]
Cité dans Connaissance des Arts, op. cit., p. 24.
-
[19]
Cité dans Chaïm Soutine, catal., 2012, p. 42 et 45.
-
[20]
Cité dans ibid., p. 11 et 12.
-
[21]
É. Faure, dans Soutine, Éditions des Musées Nationaux, op. cit., p. 12.
-
[22]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Paris, Le Seuil, 1986, p.65.
-
[23]
Cité dans Chaïm Soutine, catal. 2012, p. 42.
-
[24]
J. Leymarie, Soutine, op. cit., p. 5.
-
[25]
D. Klébaner, Soutine, le tourment flamboyant, op. cit., p. 46 et 45.
-
[26]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Le Seuil, 1973.
-
[27]
G. Wajcman, L’objet du siècle, Paris, Verdier, 2004, p. 80, 79, 99, 123, 160, 165.
-
[28]
É. Faure, dans Soutine, Éditions des Musées Nationaux, p. 13. C’est nous qui soulignons.
-
[29]
Al. Juranville, Lacan et la philosophie, Paris, Puf, 1984, p. 215-221.
-
[30]
J. Allouch, Érotique du deuil au temps de la mort sèche, Paris, EPEL, 1995.
-
[31]
Courthion, Soutine, peintre du déchirant, op. cit., p. 140.
-
[32]
Cité dans Chaïm Soutine, catal., 2012, p. 34.
-
[33]
P. Courthion, Soutine, peintre du déchirant, op. cit., p. 76.
-
[34]
C. Nicoïdski, Soutine ou la profanation, op. cit., p. 40.
-
[35]
D. Klébaner, op. cit., p.10.
-
[36]
C. Courthion, Soutine, peintre du déchirant, op. cit.
-
[37]
Cité dans C. Nicoïdski, Soutine ou la profanation, op. cit., p. 116.
-
[38]
E. Szittya, Soutine et son temps, Paris, Bibliothèque des Arts, 1955, p. 103.
-
[39]
É. Faure, dans Soutine, Éditions des Musées Nationaux, op. cit., p. 14.
-
[40]
J. Hassoun, La cruauté mélancolique, op. cit., p.56.