Couverture de FP_026

Article de revue

Hystérie ou mélancolie ?

Pages 171 à 183

Notes

  • [1]
    Texte réécrit d’une intervention aux journées d’études d’Espace Analytique, « Ces troubles qu’on appelle bipolaires et la psychanalyse », à Paris en mars 2012.
  • [2]
    Le concept psychiatrique de trouble bipolaire est officiellement apparu en 1980, répertorié pour la première fois dans la troisième édition du manuel de diagnostics, DSM établi par l’American Psychological Association.
  • [3]
    H. Ey, P. Bernard, Ch. Brisset, Manuel de psychiatrie, Paris, Masson, 1994, p. 167-200.
  • [4]
    S. Freud, « Le moi et le ça » (1923), dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque », 1983.
  • [5]
    Ibid., p. 264.
  • [6]
    Ibid., note de bas de page, p. 265.
  • [7]
    Ibid., p. 264.
  • [8]
    Ibid.
  • [9]
    Ibid.

1 Du point de vue de la clinique, qu’entendons-nous par troubles bipolaires ? Avons-nous réellement affaire, au sens du DSM [2], à une pathologie structurale qui relèverait d’une psychose, telle que définie, autrefois par Kraepelin, sous le générique de maniaco-dépression ? Ou s’agit-il d’une fluctuation de l’humeur (marquée par des accès épisodiques), en définitive, repérable dans toutes les structures ?

2 Cet article propose d’apporter quelques points d’éclairage sur ce diagnostic qui, bien trop souvent, prête à confusion ; une confusion qui, d’autant plus, n’est pas sans conséquence quant à la direction à donner dans la cure. Une perturbation thymique se manifestant soudainement chez un sujet, en cours de traitement analytique, peut parfois mettre en difficulté le bien-fondé de la tactique transférentielle sur le point de se réaliser. En effet, lorsque, par exemple, une séquence mélancolique s’impose tout à coup au détour d’une séance, quel rapport noue-t-elle, à ce moment précis de son émergence, avec la structure ? Quelle position l’analyste, pris par surprise, doit-il tenir face à la flambée d’un épisode d’exaltation menaçant de déborder le champ d’une séance ? Il se peut que ce moment clinique inopiné non seulement inquiète l’analyste, mais fasse aussi vaciller ses propres théories jusque-là minutieusement échafaudées ; des théories singulières pourtant conçues en fonction de la clinique présentée et affinées au fur et à mesure de l’avancée du travail de l’analysant.

3 En d’autres termes, les troubles dits bipolaires peuvent-ils tout autant trouver un point d’accroche à partir d’une psychose que d’une névrose ? Car, si de grands épisodes dépressifs font souvent penser à une psychose mélancolique, la dépression du sujet hystérique peut, elle aussi, présenter de grandes phases de mélancolisation. Seulement, du fait de leur caractère spectaculaire, les crises de mélancolie propres à l’hystérie déconcertent parfois, au point de faire douter d’avoir affaire à une névrose. Du point de vue de l’observation clinique, d’une structure à l’autre, nous nous retrouvons subitement confrontés à un symptôme présentant a priori une forme d’expression identique. En revanche, ce symptôme de mélancolisation, selon qu’il est le produit d’une névrose ou celui d’une maniaco-dépression, circule différemment dans le transfert, sollicitant nécessairement un positionnement différent de la part du psychanalyste dans la cure. Cependant, dans bien des cas, nous ne pouvons contester que, face à la crise, l’attitude à adopter ne soit pas toujours évidente à saisir. Elle est, d’ailleurs, d’autant moins facile à saisir que, lorsque la question de la structure nécessite d’être à nouveau réinterrogée, la cure se retrouve toujours, dans ces moments paroxysmiques, mise sur la brèche. Le travail analytique est subitement confronté aux menaces d’une rupture imminente de la part de l’analysant ; lui-même, qui plus est, ne cessant d’arborer un sentiment d’incapacité. De fait, par son discours, la technique psychanalytique se retrouve souvent mise en cause, et la figure transférentielle du psychanalyste, mise en demeure de chuter. Cet épisode de « folie » semble tout mettre en œuvre pour nous échapper ; nous serions presque tentés de détecter comme une sorte de jouissance à nous exposer une souffrance (certes, bien réelle !), tout en nous mettant au défi de pouvoir la guérir. En tout état de cause, le cours de l’analyse est mis en péril. Comment y parer techniquement, mais aussi œuvrer pour, à la fois, concentrer son écoute sur ce qui se joue structuralement à cet instant précis et, en même temps, reprendre les rênes du maniement transférentiel ?

4 Précisons, cependant, que notre embarras à identifier le type de structure, concerné par ce tourbillon mélancolique, peut être convoqué aussi bien en tout début de cure qu’au cours de celle-ci. Le symptôme dépressif, sous sa forme spectaculaire, peut éclore (ou réapparaître) au cours de l’analyse, ou peut tout autant être déclencheur d’un premier rendez-vous ; ce qui est, d’ailleurs, plutôt courant. Au premier jour d’une analyse, lorsqu’un patient dépose son bagage dépressif (alors qu’il dit n’avoir jamais présenté auparavant d’épisode de ce type), nous ne pouvons nous empêcher de nous poser la question de la structure. Celle-ci se pose, bien que la technique psychanalytique (que le sujet et ses interactions psychiques intéressent avant tout) ne recommande aucunement un diagnostic préalable. Néanmoins, quel psychanalyste pourrait d’emblée se défendre de se poser la question d’une névrose (prise dans une phase de décompensation) ou d’une mélancolie, nous adressant l’une de ses phases mortifères devenue trop encombrante ?

5 Afin d’illustrer cet embarras face à l’irruption d’un débordement mélancolique sur la scène analytique, et dans le but d’apercevoir quelques repères cliniques propres à cerner au plus près le versant structural, mis en jeu dans ce basculement transférentiel, nous proposons quelques séquences de deux présentations cliniques, dont nous avons, par discrétion, travesti certains détails.

6 Une patiente d’une quarantaine d’années, dépressive depuis six mois suite à sa propre décision de quitter le père de ses enfants, se présente à un premier rendez-vous avec un comportement très exalté. Parlant fort, avec discours parfois incohérent ou délié, elle déverse en cascade la liste de ses incapacités, celles de ses déboires et ses symptômes neurologiques. La présentation est d’entrée de jeu très hystérique, très éclatée, accompagnée de ces premiers mots : « Je viens vous voir parce que j’ai la tête qui explose !... Complètement éparpillée dans mes actes, je n’ai aucune mémoire. Je suis sûre d’avoir un problème cérébral : il faut que j’aille faire des tests ». Et, précisément, vient s’ajouter : « Ce sont mes amies qui m’ont poussée à consulter ; moi, je ne crois pas beaucoup à la psychanalyse et pense que vous ne pouvez rien pour moi ! Je relève surement plus de la médecine neurologique ».

7 Cette femme en grande souffrance ne manque pas, aussitôt, de nous interpeller sur un point précis : au lieu de réclamer la guérison, elle oppose à celle-ci, dès la première séance, une résistance. Elle continue à entretenir de bonnes relations avec le père de ses deux fils ; et si les premiers symptômes sont pour elles concomitants avec cette séparation, celle-ci, selon elle, n’aurait rien avoir avec son état actuel. Ce que nous, nous pouvons peut-être entendre c’est que l’événement actuel a pu réactiver un fantasme passé, dont la trace cherche à remonter à la conscience. Mais l’événement ancien (réel ou psychique) très enfoui, dont quelques éléments, depuis six mois, circulent sans aucun doute au niveau préconscient, se fait inavouable, culpabilisant, et en tout cas inadmissible. Alors c’est l’enfer d’une lutte psychique qui s’impose à elle ; une lutte contre cette remontée de motions inconscientes indicibles, se diffusant a fortiori en logorrhée de paroles, mettant en cause sa mémoire (cérébrale), ses compétences intellectuelles et aussi sa capacité à être une bonne mère. Cette patiente est, en somme, en passe d’être trahie par sa mémoire. Sans aucun doute, c’est pour cette raison que celle-ci défaille. Bien entendu, pour la rassurer et aussi pour aider à circonscrire la nature du symptôme, nous l’invitons à vérifier médicalement ses compétences neurologiques. Mais ses explosions de voix, l’emploi de certains mots « chocs » et sa conviction d’être atteinte dans son corps nous obligent déjà à interroger le type d’agencement structurel capable de susciter un tel emportement. Devant autant de résistance, le faux-pas serait d’emblée irréversible. D’ailleurs, même si elle accepte de reprendre un second rendez-vous, elle prévient qu’elle ne reviendra certainement pas.

8 Quelques séances plus loin, très irritée, elle déroule une partie de son terrain fantasmatique : la dépréciation. « Je ne m’intéresse à rien ; d’ailleurs, rien ne me fait envie. C’est bien simple, je n’ai pas de désir, pas de passion. Je suis nulle, n’ai aucun savoir, ma tête est vide : je pense à rien ». Incontestablement, ce type de propos, tel que le « je pense à rien », se retrouve aussi bien dans l’hystérie que dans la mélancolie. Aussi, est-il ensuite question de cette suractivité qui la déborde et lui donne le sentiment de perdre toute maîtrise. Elle émet une plainte : « Ma mère veut absolument me voir ! » Impossible de décevoir sa mère, catholique pratiquante, qui ne veut que son bonheur ; c’est un devoir. Donc, elle lui rend visite, mais le fait entre deux rendez-vous de travail, tout en passant par son domicile pour préparer le repas de ses deux fils adolescents qui, pourtant, ne réclament que d’être autonomes. Mais son devoir de mère l’appelle à être irréprochable ; car, dit-elle : « Mes enfants me jugent ! » Ainsi prise dans un discours qui se répète en boucle, elle se proclame « mauvaise mère », « mauvaise fille » : « Je fais souffrir ma mère qui s’inquiète beaucoup pour moi ». Alors, elle se déteste ! À l’évidence, cette personne souffre d’un surmoi surpuissant qui impulse en continu ses sommations et, donc, surplombe ses actes au quotidien. De fait, frappée d’un sentiment permanent d’incapacité, son vrai déficit est de ne pas pouvoir percevoir les limites de ce raz-de-marée d’exigences. Et, une fois atteint le pic d’auto-récriminations, elle craque ! « Je suis complètement folle ! » Même si elle n’en dit mot (parce que, au fond, elle n’en a pas conscience), c’est une culpabilité invalidante qui l’envahit et la pousse au surmenage. Or le degré élevé de ce sentiment d’insuffisance coupable devrait-il davantage nous mettre sur la voie d’une mélancolie de structure ?

9 Un autre versant fantasmatique se présente : l’excès. Sortir tous les soirs, voir ses amies est un désir irrésistible ! Fumer du cannabis, boire jusqu’à l’effondrement et ne plus s’en souvenir sont des données courantes. Une démesure qu’elle se reproche, mais dont elle ne peut se passer. Les rencontres masculines sont multiples ; masochiste dans sa jouissance, c’est le seul versant du fantasme qui lui permet d’atteindre l’orgasme. Emportée par une sorte d’excitation donjuanesque, elle recherche la virilité des hommes pour s’offrir comme objet sexuel à la limite de la maltraitance. Et, bien qu’elle se sente lamentable, ses plaisirs et ses rencontres ne sont jamais suffisants ; son insatiabilité la propulse vers le « toujours plus ». Néanmoins, inquiète par son propre comportement, ne rencontrant jamais de limite, ce « toujours plus » l’angoisse tout autant. Ainsi, nous notons la jouissance de ses excès et donc l’absence d’inhibition. Pourtant, elle se condamne et se flagelle de se comporter à l’inverse des valeurs catholiques transmises par ses parents. Cependant, cette fustigation d’elle-même, répétée à outrance en séance, n’est-elle pas, au fond, une façon de respecter les valeurs parentales tout en les désavouant ? Et, par conséquent, n’est-ce pas une façon de s’extraire de l’objectivation du désir maternel pour accéder (à force de démesure) à une part de subjectivité ? Aussi, est-elle réellement de structure psychotique ? La bipolarité de son comportement témoigne-t-il d’une véritable maniaco-dépression, telle que celle-ci est définie en termes psychiatriques ?

10 Après un certain temps, le surmenage dissipé, elle interrompt brutalement les séances. Mais, six mois plus tard, à nouveau submergée par l’angoisse, elle revient et réclame l’hospitalisation pour se faire désintoxiquer en tant qu’alcoolique. Ce même jour, elle entre dans une crise d’angoisse aiguë et, dans l’urgence, finit par confesser un comportement addictif gardé très secret : « Personne ne s’en est aperçu (même pas mes enfants), mais je suis boulimique et je vomis à chaque repas ». Voilà vingt ans qu’elle est la proie d’un trouble alimentaire. C’est un automatisme ; un automatisme très calculé. Hors de chez elle, partout où elle participe à un repas, sans à peine y réfléchir, une stratégie s’impose systématiquement à elle pour repérer les toilettes sans avoir à le demander. Au cours du repas, elle s’éclipse quelques instants à l’insu de tout le monde, personne ne semblant se préoccuper de sa disparition au moment même où un nouveau plat va être servi. Des mets « délicieux » dont, de cette façon, elle s’autorise à se resservir jusqu’à la dernière bouchée, sans jamais avoir la crainte de grossir. « Je suis terriblement gourmande, avoue-t-elle, quel plaisir de manger toutes ces bonnes choses ! » En fait, concernant la nourriture, ses parents étaient très avares. Les repas étaient peu copieux ; d’autant plus qu’ils ne supportaient pas que quelques déchets puissent rester dans les assiettes. Et justement, en fait de déchet, elle comprend au moment même où elle évoque ces souvenirs, qu’absorber la totalité des plats permet de ne laisser aucun « reste ». « Pas question de mettre de la nourriture à la poubelle chez moi !, dit-elle contrariée par cette association navrante, c’est vrai que j’exige de mes enfants que tout doive être avalé et mangé ! »

11 Néanmoins, concernant l’enjeu de sa pathologie alimentaire, ce qui va davantage nous troubler, c’est lorsque, très en confiance et sentant combien sa parole la soulage, elle confie aussitôt d’autres révélations beaucoup plus alarmantes. Vomir ne sert pas qu’à maigrir. Le vomissement correspond à une tension des voies orales qui permet de sentir (au sens d’« éprouver ») son estomac : « C’est comme un orgasme ! », s’écrie-t-elle tout d’un coup. « J’éjacule par la bouche… Du coup, les déchets… eh bien, il n’y a qu’à tirer la chasse, et ça disparait ! À vrai dire, je ne pensais pas vous en parler un jour », ajoute-t-elle. Nous ne pouvons que constater un achoppement de la symbolisation de tout l’ensemble de la sphère orale ; mais est-ce, au demeurant, vraiment symbolisable ? Son symptôme alimentaire révèle, à l’évidence, un trouble terriblement mortifère.

12 Pourtant, son travail analytique progresse : elle se remet à penser et ne s’aperçoit pas qu’elle ne parle plus de sa mémoire défaillante. L’inavouable, qui faisait résistance dès la première séance, s’est enfin laissé porter jusqu’à la conscience. Pour se tranquilliser, elle se fait, malgré tout, hospitaliser, mais ressort au bout d’une semaine à peine, afin de poursuivre son analyse ponctuée de fluctuations d’humeur beaucoup plus modérées.

13 De fait, entre le trop plein et le trop vide de son comportement, qu’en est-il de sa structure ? Malgré ses fantasmes d’avilissement et la morbidité de ses conduites alimentaires, pouvons-nous tout de même suggérer une névrose, correspondant à une hystérie totalement désinhibée ? Sinon, avons-nous affaire à un sentiment de vide structuralement mélancolique, que cette femme tenterait de combler, de façon maniaque, par les sorties, le sexe, l’alcool et la boulimie ? L’analyse suivant toujours son cours, nous n’en dirons donc guère davantage.

14 Il y a donc ces débuts de cure, où la nature spectaculaire des symptômes dépressifs nous met au défi d’identifier la structure entre hystérie et mélancolie. Mais il y a aussi ces épisodes en cours de cure où, sous le voile d’un comportement a priori hystérique, des symptômes nettement mélancoliques émergent d’une faille inopinée, emportant le sujet dans une descente régressive, qui tout d’un coup nous échappe. Alors que le mouvement transférentiel conduisait le travail à son rythme, avec l’assurance de son avancée, passant par les étapes propres au circuit frayé par la névrose, subitement nous avons le sentiment de ne plus parvenir à accompagner l’analysant. Un inattendu déconcertant nous confronte (nous, psychanalystes) à un sentiment d’impuissance. Quelque chose a basculé, ça ne répond plus de la même façon ; et ça insiste. S’impose là, tout d’un coup, une résistance folle ! Impossible de dégager l’analysant de sa mélancolie ; il se met à nous inquiéter ; nous sommes comme démunis face à une détresse inextricable, dont nous sommes soudainement pris à témoin.

15 Ce moment de folie, dans le cours d’une analyse, peut être illustré par le cas d’une analysante de 50 ans, qui a débuté un travail en province, un an auparavant. Célibataire, autonome, séductrice avec beaucoup de style, mais un tantinet désuet, elle se présente a priori sur un versant névrotique. L’hystérie a d’ordinaire l’habitude de dévoiler toutes ses insatisfactions, ses limites, ses tracasseries quotidiennes, ses petites jalousies entre amis ; tout un matériel significatif que cette femme nous livre à chaque séance et que nous écoutons. Très dynamique, elle a l’appétit des voyages, part souvent à Paris et à l’étranger. Montrant également une certaine assurance, elle a cette faculté à créer des liens et paraît, somme toute, très sociable.

16 Le motif qui l’a conduite à consulter ne fut pas une dépression, mais une promotion. On lui a offert un poste de responsable à Paris. Or, curieusement, alors que ses séjours dans la capitale ont toujours été des grands moments de plaisir, elle ne veut pas de cette mutation. Cette opportunité l’angoisse ! Elle rejette vigoureusement l’idée de quitter sa région, sa ville, son appartement. À ceux-ci sont associés quinze ans de repères ; la perspective d’un changement la panique totalement. Aussi refuse-t-elle la promotion et le salaire correspondant. Et, de fait, tout rentre dans l’ordre. Nous gardons à l’esprit, cependant, que ce refus n’est qu’un couvercle qui se rabat sur une angoisse profonde.

17 Cette affaire de mutation évacuée, l’analysante poursuit son traitement avec régularité, dénouant au début quelques inhibitions, ouvrant de petites portes. Puis ses paroles se creusent progressivement ; elle s’en tient à son quotidien, qu’elle se met à raconter avec un fond de monotonie. Elle pourrait presque devenir ennuyeuse. Des silences s’insèrent dans son discours comme des vides. Nous-même, nous ne comprenons pas pourquoi nous vient cette pensée-là (d’un vide) quand nous l’écoutons. Est-ce une structure hystérique qui, à l’instar de la patiente précédente, n’a pas encore accès à sa pensée ? Ou est-ce une psychose qui ne s’est pas révélée, et dont le discours est ponctué par une angoisse, dont elle méconnaît peut-être la puissance de l’éprouvé ? Quoi qu’il en soit, quelque chose est là, en suspens.

18 Justement, le déroulement de la cure se gâte. Quatre mois auparavant, au cours d’un voyage, elle a rencontré un homme, un étranger ; puis celui-ci est reparti chez lui, en Italie, et n’a plus donné signe de vie. Être quittée brutalement est un fait qui lui est déjà arrivé. Aussi n’a-t-elle pas éprouvé le besoin de parler davantage de cet homme ; c’était une histoire terminée. Les séances se sont donc poursuivies sur le même rythme. Excepté que, aujourd’hui, il lui a envoyé un SMS lui demandant de ses nouvelles : un SMS ravageur, qui a ouvert un gouffre. Du jour au lendemain, son monde s’écroule et la cure avec lui.

19 La descente est spectaculaire. Complètement submergée par un fort sentiment d’abandon, un manque la happe par le bas. Tout ce qui a commencé à se tisser par l’analyse se défait très vite : « Je ne suis qu’une merde ! », s’assène-t-elle. Puis, en continu, elle poursuit : « Je ne mérite pas qu’on m’aime ; tout le monde va me rejeter. Mais je fais tout pour me faire rejeter, pour me faire maltraiter. D’ailleurs, je ne guérirais jamais… ; je ne veux pas m’en sortir. » Un peu plus tard, elle reprend : « Je veux que vous me preniez en charge, je veux rester avec vous toujours… En fait, je souhaiterais avoir une maladie grave pour être hospitalisée, ainsi on s’occuperait de moi ! » Et, bien entendu, elle rajoute : « La psychanalyse, ça ne sert à rien… » ; puis un « Je veux mourir. » Notons là la similitude des propos avec ceux proférés par la première analysante, à savoir une certaine appétence à l’auto-dévalorisation, la demande d’hospitalisation et la volonté de mettre la psychanalyse en échec.

20 Cette dépréciation spectaculaire d’elle-même se déverse en boucle, ponctuée par ces fameux silences de plus en plus insistants. Plutôt surprise par ce basculement du discours, nous l’écoutons attentivement et tentons, dans un premier temps, de la narcissiser. Essayant de stopper ce flot de mortification, nous cherchons à trouver un point d’accroche pour la rassurer. Mais aucune de nos paroles ne la calme ; c’est un peu comme si elle était devenue quelqu’un d’autre, et qu’elle ne revenait pas à elle. Non seulement elle se dit un « déchet » mais, dans cette plainte, elle semble s’y complaire. Impossible, donc, d’arrêter sa surenchère de paroles mortifères.

21 Avons-nous, alors, affaire à une structure mélancolique ? Notre priorité est de toute façon, à cet instant, de faire cesser sa chute. Mais elle se met à parler de suicide et, donc, finit par véritablement nous inquiéter. Sauf qu’elle nous rétorque : « Vous vous en fichez bien que je meurs ! » Autrement dit, le déroulement de la cure nous échappe ; nous sommes confrontée, tout d’un coup, à de l’insaisissable ; ça nous file entre les doigts et ça tourmente. On a peur pour elle : n’est-elle pas en danger ? Toute notre préoccupation est, à présent, de saisir s’il s’agit vraiment d’une mélancolie en phase de décompensation ; et, par conséquent, y a-t-il un risque réel de passage à l’acte ? Les névrosés font davantage appel à la TS (tentative de suicide), dans le but d’alarmer l’entourage sur leur détresse, les mélancoliques, eux, se ratent beaucoup moins souvent.

22 Devant ce bousculement du traitement analytique en cours et en prévention des intentions alarmantes de notre patiente, l’inquiétude qui nous brasse nous renvoie aux repérages nosologiques d’Henry Ey [3]. Nous entreprenons donc un minutieux travail d’identification symptomatologique. Jusqu’où avons-nous affaire à une hystérie ? À partir de quel degré de débordement symptomatique commence la mélancolie ? Nous repérons ici, il est vrai, une caractéristique préoccupante : son « retrait de la réalité ». Elle se pense détestable et, donc, rejetée par tout le monde ; alors que personne, dans la réalité, ne veut la rejeter. Seulement, le même symptôme peut tout aussi bien apparaître dans la névrose ; ce qui nous amène à nous poser la question du fantasme plus que du délire. D’un autre côté, son « humeur » est plate, témoignant a priori d’une absence d’émotion. Son discours s’est particulièrement réduit, ponctué par de grands silences. Nous notons « un repli sur elle-même » spectaculaire : elle désire se faire totalement prendre en charge et est habitée par l’envie de rester confinée au fond de son lit toute la journée. De plus, non seulement l’autre (le semblable) n’existe pas, mais nous lui reconnaissons également « un déni de toutes contraintes matérielles ». Elle, si coquette, n’a plus l’envie de se laver, de s’habiller, de se nourrir. Cependant, nous sommes étonnée d’apprendre, presque incidemment, que régulièrement elle continue à se rendre à la piscine pour conserver la ligne ! Quoi qu’il en soit, sa demande d’amour est démesurée. La demande qu’elle nous adresse est ici régressée jusqu’à son point d’origine. Elle se met, à l’égard de nous, dans une position de passivité totale, jusqu’à réclamer la gratuité des séances ! L’accès au symbolique est, de fait, totalement refusé. Le paiement des séances signe la dette symbolique, celle que l’on doit au père comme tiers promoteur du langage. Par conséquent, quel père pour elle ?

23 Avant de l’évoquer, des vacances sont prévues depuis longtemps à l’étranger. La patiente, toujours en proie à ses certitudes dépréciatrices, décide de partir malgré tout. Mais l’angoisse la reprend. Elle revient deux jours plus tard, en passant par Paris. Et, là, dans la ville même où elle refusa sa mutation, elle se fit elle-même hospitaliser. L’hôpital Saint Anne, dont elle a repéré la réputation, est une institution qui la rassure. Pourquoi donc Saint Anne ? D’ailleurs, elle va mieux : « Enfin on s’occupe de moi », déclare-t-elle tranquillisée. Plus aucune frustration à affronter, plus de contrainte au quotidien. Elle peut sortir toute la journée, se promener à sa guise ; et en profite pour visiter les musées. Aussi, prévoit-elle d’y séjourner un certain temps. L’équipe psychiatrique lui a communiqué un diagnostic de dépression (sans nommer la mélancolie), ne lui prescrivant qu’un seul traitement plutôt léger, et l’informant que son séjour serait finalement de courte durée. Le médecin ajouta qu’elle se sortirait très bien de sa dépression, en terminant ses vacances dans un centre de balnéothérapie… Et il est vrai qu’elle s’en est sortie par cette voie dérivative de prise en charge !

24 Dès lors, ce pronostic peu alarmant, communiqué par l’hôpital, et sa satisfaction (à elle) presque triomphale d’avoir pu bénéficier des soins privilégiés d’une institution médicale nous amènent à réinterroger le versant plutôt hystérique de sa structure (certes, sans en minimiser la gravité probable).

25 Que ce soit une hystérie ou une mélancolie, les symptômes sont de toute évidence en excès : la demande d’amour est immodérée. Toute la difficulté du traitement analytique se situe sur la forme même qu’elle donne à sa demande d’amour. Est-ce une demande sur un mode pervers, c’est-à-dire sur le versant négatif de la névrose ? Au sens où elle pourrait avoir une demande masochiste de se faire maltraiter par un autre (en l’occurrence, par son psychanalyste dans le transfert) ? Et, de ce point de vue, ne pas y répondre suffit à maltraiter (donc à aimer). Ou est-ce davantage une demande d’amour sur un mode mélancolique ? Dans ce cas, il y a risque de suicide si le psychanalyste n’y répond pas. Confronté à cette difficulté structurale, il s’agit de ne pas déraper dans l’acte transférentiel, pour que la cure puisse se poursuivre sans risquer de basculer dans un scénario catastrophique.

26 Dès lors, après nous être référée à la symptomatologie d’Henri Ey, ce questionnement structural nous conduit à nous reporter à un chapitre de Freud de 1923, « Les relations de dépendance du moi [4] ». Partant de cet indice abondamment observé d’autodépréciation (puisqu’il concerne les deux patientes), nous ne négligeons pas que ce symptôme, caractéristique de la mélancolie, peut être entendu tout autant dans certaines névroses. Il est du moins présent dans toutes les névroses graves. Ce symptôme se construit à partir du fantasme de « L’enfant battu », au sens où il prend son encrage dans ce point de fixation libidinal infantile : jouir de la douleur des coups infligés par l’Autre. Il s’agit là de la mise en scène du désir, sur un mode de mortification masochiste. Or tout dépend de la fixité de ce fantasme et de son degré d’investissement. La limite entre les deux structures peut donc s’avérer très mince ! D’autant que « la réaction thérapeutique négative [5] » (à laquelle nous sommes fortement confrontée dans l’analyse de ces deux femmes) peut, elle aussi, concerner les deux structures. Concernant les névroses plus légères, sous l’emprise du transfert, la résistance se travaille très bien et peut devenir un moment crucial qui, certes, peut faire stopper l’analyse, mais, à l’inverse, assure aussi son avancée. Dans les cas qui nous préoccupent, nous nous situons dans un registre beaucoup plus complexe. Voici pourquoi !

27 Concernant la seconde patiente, celle-ci nous apprend, la veille de son départ en vacances (donc deux jours avant de se faire hospitaliser), que, lorsqu’elle était enfant, son père battait. Il battait l’un de ses frères, qui a fini par se pendre. Qui plus est, ce frère s’est pendu à la date anniversaire de sa première séance, dont elle prit le rendez-vous tout juste un an après. Lors de cette évocation, nous avions noté que, étonnamment, elle n’en parla que très brièvement et avec beaucoup de détachement. Forcément, en adhésion avec la structure du fantasme, enfant, elle dut éprouver une satisfaction à regarder son frère être battu par le père. Mais une satisfaction nécessairement accompagnée d’une culpabilité. Une culpabilité qui trouve son pendant de punition dans le second temps du fantasme : celui du déplacement identificatoire. Prenant la place de l’enfant battu (son frère), elle devient elle-même, sous les coups du père, l’objet de sa jouissance. Ce fantasme – et toute la culpabilité dont il se gonfle – reste totalement refoulé.

28 La culpabilité, aujourd’hui insupportable à éprouver, s’est sans doute réveillée lorsque son frère s’est suicidé, pour être à nouveau convoquée par un SMS, lui rappelant « une relation amoureuse abandonnée [6] ». Une relation qui l’attachait jadis, elle, à son père par la voie du fantasme. Cette culpabilité ne peut que se faire muette, et donc s’entendre par le vide de ses paroles, qui s’est initié peu avant son épisode aigu mélancolique.

29 Dans la mélancolie, même si le moi ne sait pas pourquoi il est coupable, il ne se révolte pas contre sa culpabilité ; il se soumet même au châtiment. Car l’objet même (l’Autre) qui pousse à la culpabilité est enclavé par identification dans le moi. Il n’y a pas de monde extérieur, puisque le monde extérieur est dans le moi. Le sujet mélancolique va donc jusqu’à se croire coupable de tous les événements effroyables, voire criminels, qui se passent dans le monde. Ce qui, somme toute, n’est pas le cas de cette patiente, ni de la précédente. Dans l’hystérie, la culpabilité reste inconsciente. Le sujet garde refoulé ce qui est inconcevable et donc insupportable, c’est-à-dire ce qui est insupportable dans le fantasme.

30 Effectivement, cette femme, vivant en province, ne se sent pas coupable ; en revanche, elle se sent malade. Son « sentiment de culpabilité se manifeste uniquement sous la forme d’une résistance à la guérison [7] ». Une résistance à laquelle il lui est forcément difficile de renoncer, mais une résistance qui pose un réel problème technique, quant à la position à tenir en tant que psychanalyste. Car la guérison représente pour elle un danger. La conscientisation de sa culpabilité serait de reconnaître le plaisir éprouvé à voir son frère se faire battre par son père. Une scène hautement excitante, qui eut comme conséquence, dans le déroulement de son histoire, un suicide. L’histoire de cette patiente s’impose à elle comme un entrechoc « hallucinant » entre imaginaire et réel ! Le retour à la conscience de sa culpabilité consisterait, qui plus est, à reconnaître la jouissance d’un père qui la châtie. Et donc la haine incommensurable dont cette reconnaissance laisserait échapper l’éprouvé. De ce point de vue, il devient nécessairement plus confortable, pour elle, de s’en tenir « à l’explication plus facile que la cure analytique n’est pas le bon moyen de lui venir en aide [8] ». De même que pour la patiente qui se disait alcoolique ou malade d’une amnésie cérébrale, se faire hospitaliser a cet avantage salvateur de valider que la souffrance relève effectivement d’une maladie, et surtout pas d’autre chose. C’est une façon de préserver, en quelque sorte, un semblant d’équilibre psychique en gardant sa culpabilité muette. Mais convenons, avec Freud, que résister à la guérison psychique permet aussi au « sentiment de culpabilité de maintenir sa satisfaction dans l’état de maladie sans renoncer au châtiment, c’est-à-dire à la punition par la souffrance [9] ». Qu’en est-il donc, alors, de la place psychique du père (qui bat) poussant à la culpabilité ? Ce père ne serait-il pas, pour la patiente, enclavé par identification dans son moi ; la maladie devenant, dans ce cas, un bénéfice mélancolique indéracinable… De fait, nous pouvons également comprendre qu’une promotion pouvait être source d’angoisse, surtout accompagnée d’une mutation. Elle aurait rendu le meurtre du père possible et, par conséquent, initié un déplacement identificatoire ; et précisément, était-ce possible pour elle ?

31 Ainsi, la présentation de ces deux cas cliniques démontre combien ces phases subites de mélancolisation, apparaissant en début ou en cours de cure, n’arrêtent pas d’interroger la structure. Nous ne pensons pas qu’un sujet puisse passer d’une structure à une autre, telle une névrose qui basculerait vers une psychotisation ; même si, à l’inverse, une psychose peut grâce au traitement être apaisée par la névrotisation de certains de ses processus. Notre clinique ne nous permet pas, non plus, d’affirmer qu’il y ait une forclusion partielle possible du Nom-du-Père, théorie à laquelle nous n’adhérons pas. Néanmoins, la similitude des symptômes que l’on retrouve d’une structure à l’autre reste, en soi, un point de butée qui peut faire douter de la position adéquate à tenir dans le transfert. Car, au fond, qu’est-ce que ces moments de folie révèlent vraiment du point de vue structural ? Au demeurant, il est loin des prérogatives de la psychanalyse de mettre une étiquette sur une pathologie. Nous insistons donc à soutenir que ces phases bipolaires, répertoriées dans le DSM, qui correspondent à des épisodes de mélancolisation, concernent toutes les structures. L’important, n’est-ce pas de s’en tenir au sujet et à la subjectivité qui naît et s’inscrit dans le transfert ? Pour le reste, n’avons-nous pas affaire, au fond, à un faux problème ?

Notes

  • [1]
    Texte réécrit d’une intervention aux journées d’études d’Espace Analytique, « Ces troubles qu’on appelle bipolaires et la psychanalyse », à Paris en mars 2012.
  • [2]
    Le concept psychiatrique de trouble bipolaire est officiellement apparu en 1980, répertorié pour la première fois dans la troisième édition du manuel de diagnostics, DSM établi par l’American Psychological Association.
  • [3]
    H. Ey, P. Bernard, Ch. Brisset, Manuel de psychiatrie, Paris, Masson, 1994, p. 167-200.
  • [4]
    S. Freud, « Le moi et le ça » (1923), dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque », 1983.
  • [5]
    Ibid., p. 264.
  • [6]
    Ibid., note de bas de page, p. 265.
  • [7]
    Ibid., p. 264.
  • [8]
    Ibid.
  • [9]
    Ibid.
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